Authéâtre, femme de ménage courtement vêtue. soubrette; Volcan actif célèbre en Guadeloupe. soufrière; Machine du menuisier pour calibrer. raboteuse ; Papier métallique destiné à conserver les aliments. aluminium; Ensemble des os du squelette de la main. métacarpe; Synonyme de progressé, agrandi, augmenté. développé; Projection incandescente
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Authéâtre, femme de ménage courtement vêtue. Le jeu est divisé en plusieurs mondes, groupes de puzzles et des grilles, la solution est proposée dans l’ordre d’apparition des puzzles. L'Assassinat d'Henri IV est un docu fiction français réalisé en 2009 par Jacques Malaterre.Il fait partie de la collection Ce jour-là, tout a changé.. Synopsis. Amateur des jeux d'escape, d
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1Nous reviendrons plus longuement sur les traits des Plaisanciennes actives en relation avec leur si ; 10 Dans un quartier où les femmes représentent 54 % de la population (comme dans le reste de Paris) et l’emportent sur les hommes dans toutes les classes d’âge, sauf les 30-35 ans, il importe d’examiner les niveaux d’activité différenciés selon le sexe.
. Jessica Hughes est une belle jeune femme âgée de 30 ans. Malgré le désaccord de son père, elle a choisi de devenir femme de ménage, mais avec un concept très particulier qui lui permets de très bien gagner sa vie. Elle gagne très bien sa vie, environ 160 euros de l’heure, pour faire le ménage chez de riches clients. Comment peut elle gagner autant en tant que femme de ménage ? Et bien il s’agit d’une femme de ménage un peu particulière. Elle fait le ménage en mini jupe. Et elle ne porte rien d’autre que sa mini jupe. Elle travaille pour la société Topless Maids. Cette société ne recrute que de belles jeunes femmes mais ces dernières doivent aussi savoir faire le et son petit ami ont déménagé à Hollywood il y a 6 semaines et elle à déjà nettoyé 12 maisons depuis. Elle avoue que son père n’approuve pas ce qu’elle a choisi de faire pour gagner sa vie, mais ne compte pas changer de job tellement ce dernier est rentable. Il y a bien quelques hommes qui essaient de la toucher, mais à ce prix là, elle s’en ficheLoading the player …
Journal Les Actualités Françaises - - 0144 - vidéo - Titre "Alice au Pays des Merveilles" surimpressionné sur une jeune femme dormant étendue sur un lit - PP de la jeune femme dormant allongée sur son lit, vêtue d'une robe de chambre légère - TRAVEL sur la jeune femme ouvrant les yeux, semblant rêver, s'asseyant sur son lit, se levant et marchant dans sa chambre, ses cheveux longs dans le dos - La même jeune femme, en robe de chambre légère et cheveux dans le dos, descendant dans la nuit, le grand escalier du Grand Palais, suivie d'un seul rayon de lumière et se dirigeant vers des appareils ménagers - La jeune femme, seule dans la nuit, devant un aspirateur - PP de l'aspirateur fonctionnant seul, balayant un tapis - La jeune femme dans le rayon lumineux, parcourant seule les stands du Salon des Arts Ménagers désert - Au stand LAROUSSE, un dictionnaire s'ouvrant seul devant la jeune femme - La jeune femme lisant le dictionnaire - La jeune femme au stand du Gaz de France - Appareils ménagers au stand du Gaz de France - Cuisinières modernes avec meringues sortant seules d'un four, sur un plateau. Poulet cuisant - La jeune femme, dans le rayon lumineux, au stand de la Compagnie Franco-Suisse - PP du "Refrigor" ouvert, avec denrées à l'intérieur - PP de la jeune femme parcourant le salon dans son rayon lumineux - PP de la jeune femme au milieu des machines à laver le linge - PP d'une machine à laver le linge, en marche - La jeune femme arrivant au stand SOPALIN - La jeune femme devant un rouleau de papier-torchon - Le rouleau de papier-torchon se déroulant seul - La jeune femme au stand Dunlopillo - La jeune femme s'allongeant sur un matelas DUNLOPILLO et s'y endormant - VG de la grande nef intérieure du Grand Palais à Paris, avec les stands du Salon des Arts Ménagers, vue prise en plein jour. S'orienter dans la galaxie INA Vous êtes particulier, professionnel des médias, enseignant, journaliste... ? Découvrez les sites de l'INA conçus pour vous, suivez-nous sur les réseaux sociaux, inscrivez-vous à nos newsletters. Suivre l'INA éclaire actu Chaque jour, la rédaction vous propose une sélection de vidéos et des articles éditorialisés en résonance avec l'actualité sous toutes ses formes.
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MADAME GRAND, PRINCESSE DE TALLEYRAXD Tableau de Madame Vigée-Lebrun CoUeclion Jacques Doucet Frédéric LOLIEE Du Prince de Bénévent au Duc de Morny TALLEYRAND ET LA Société française depuis la fin du règne de Louis XV jusqu'aux approches du Second Empire Ouvrage orné de qniin^e Illustrations BIBLIOTHEQUES HUITIEME EDITION PARIS ^ UBRARtES ♦ EMILE» PAUL, EDITEUR 100, RUE DU FAUBODRG-SAINT-HONORÉ, 100 Place Beau va u I 9 I O D^ ^ 6S '73 i-èZ^ 1 1 1 Ô y. 1 PREFACE L'oinaicolore ïalleyrand fut, après Napoléon, le personnage européen le plus considérable de son temps. A tonte paged'nne période d'histoire nniqne reparaît le nom du grand seigneur diplomate ou s'accusent des signes de l'influence qu'il exerça. Aussi bien son image ondoyante et protéiforme comme pas une autre, quoique figée, d'apparence, sous un masque invariable, s'est-elle réfléchie dans une foule d'esquisses particulières l'éclairant, tour à tour et diversement, sur toutes les faces. Un tableau d'ensemiile restait à composer le re- présentant, un et multiple, à travers les mœurs en continuelle transformation des différentes socié- tés où passa, acteur prépondérant ou témoin privi- légié, cet homme de longue vie. II PHKFACK * * La variété des caractères, qui furent en Talley- rand, a stimulé et inquiété, tout à la fois, bien des curiosités laborieuses. On est revenu souvent avec un intérêt, qui ne s'épuise pas, à des côtés de son esprit, à des fragments de sa personnalité morale, à ses mille manières de penser, d'agir, prises séparément; mais comment tout exprimer d'une physionomie si compliquée par elle-même et par les événements en foule qu'elle refléta? La vie dun tel homme a bien des branches. Les divisions n'en sont pas aisément rendues claires. 11 fallait s'y hasarder, pourtant, du moins impar- faitement qu'il fût possible. Sainte-Beuve l'écrivait, il y a près d'un demi- siècle, à propos d'une analyse pénétrante de Buliver-Lytton Ce ne sont pas des articles, ce n'est pas un Essai qu'il faudrait faire sur Talleyrand, c'est tout un livre, un ouvrage. » Et quand il en appelait ainsi la réalisation, sur un canevas je devrais dire un modèle, tracé de sa PREFACK 111 main, on ne possédait ni les mémoires tronqués en bien des places, douteux sur plus d'un point, révocables en plus d'un témoignage de l'illustre homme d'État, ni les pages d'honneur de son œuvre diplomatique exhumées par des érudits tels que MM. G. Pallain et Pierre Bertrand, ni les révélations survenues dans la suite sur son existence privée, ni la substantielle chronique de la duchesse de Dino, ni tant de documents d'archives, dont la mise en lumière sous la plume d'un Albert Sorel, par exemple, a renouvelé les études historiques modernes. L'étendue du sujet ne nous permettait pas de le restreindre aux proportions d'un seul volume. Il nous a fallu, sans en rompre l'unité de vues ni l'allure narrative, le séparer en deux parties. La coupure s'indiquait, nécessaire, logique, à cette date fortement marquée de la liquidation impériale, dont le prince de Bénévent fut, on le sait, l'agent le plus actif, et juste à la veille de ce fameux Congrès de Vienne, oii s'ouvrit, pour lui, une nouvelle existence publique. Dans le présent volume, formant un tout en soi, se succéderont les fraisdétails de l'éducation, delà IV PREFACK jeunesse, la curieuse période de préparation sacer- dotale et d'épiscopat forcé, parmi le mouvement des affaires et les plaisirs du monde le rôle si considé- rable deïalleyrand, pendant la Révolution; ses mis- sions à Londres son voyage rien moins que volontaire en Amérique son retour en France, dans la pleine turbulence des mœurs directoriales; les actes de son ministère sous le gouvernement des Cinq, puis sous le Consulat; et les principaux événements de l'Empire auxquels il participa d'une façon ouverte ou occulte, pour le soutenir ou pour le combattre. Dans les intervalles, comme des stations reposantes, s'espaceront des tableaux d'époques, répondant en leur vérité intime, aux variations de la Société française, sous les divers régimes, qu'il traversa d'un pied clochant, mais les yeux très ouverts. Enfin, le vis-à-vis extraordinaire des deux natures les plus opposées qu'on pût concevoir, incarnant, l'une le génie dévorant de la guerre et de la con- quête, l'autre le pouvoir de la raison calme et pré- voyante au service d'une ambition méthodique, nous aura servi de texte, pour conclure, sur un parallèle soutenu entre Napoléon et Talleyrand. Au prochain volume appartiendront le spectacle l'KEFACK d'ouverture du Congrès de Vienne, un entr'acte entre deux tragédies les faits, les impressions, l'influence exercée de Talleyrand durant la prenaière et la seconde Restauration ; la dernière de ses évolu- tions en faveur de la maison d'Orléans; son ambas- sade, à Londres, qui fut le couronnement de son vœu le plus cher et le plus persévérant; son temps de retraite seigneuriale à Yalençay, sous le rayon de la duchesse deDino; ses échanges de propos spi- rituels et de souvenirs avec les hôtes de Yalençay ou de Rochecotte quelques traits encore de mon- danité, à la Cour, dans les salons, parsemant tout cela; puis, à son heure, nécessairement, le double épisode suprême la conversion à la dernière minute, la mort presque théâtrale de ce grand acteur; et, pour finir, l'appréciation d'ensemble que réclameront l'homme et son œuvre accomplie, objet l'un et l'autre de tant d'opinions contraires. Telle est l'économie d'un travail dont tout l'es- prit réside dans un désir continu d'exactitude, d'impartialité, d'équilibre, à l'égard d'un person- nage sur lequel se sont confondus terriblement le VI PREFACE pour et le contre de réloge et du blâme, — le blâme si souvent poussé jusqu'à l'invective. La nouveauté, ou si Ton veut, pour user d'un mot dont on abuse, l'inédit » de cette longue étude en deux parties est dans sa présentation même, — permettant de suivre au courant d'un seul et même récit l'existence complète, privée et publique de Talleyrand, sans y perdre de vue les milieux de mondanité sociale où elle eut à se dé- penser, sous buit régimes ou règnes différents. Ainsi par un lien secret mais réel, nous aurons pu en rattacher les derniers développements à nos esquisses d'histoire et de mœurs d'une époque ultérieure, dite le Second Empire. Avec ses travers et ses séductions, son noncha- lant dilettantisme, ses façons grand seigneur, ses froideurs acquises, ses qualités solides et ses la- cunes morales, un Morny ne sera-t-il pas, en des proportions réduites, comme un portrait de famille â la ressemldance do son aïeul... naturel Charles- Maurice de Talleyrand-Périgord? Frédéric Loliée. LE PRINCE DE TALLEYRAND et LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE CHAPITRE PREMIER La jeunesse de Talleyrand. Un préambule nécessaire. — Les Talleyraiid-Périgord et leurs fiertés généalogiques. — Deux traits. — La première enfance de Charles-Mau- rice. — Mélange singulier, dans cette éducation, d'insouciance et d'am- bition de famille. — Par quelles circonstances il fut poussé, malgré lui, dans les voies de l'Eglise. — Au collège d'Harcourt. — Pour le pré- parer à l'amour des grandeurs de l'Eglise une année de résidence à l'archevêché de Reims, chez le cardinal-duc. — Entrée au séminaire de Saint-Sulpice. — Période de contrainte mélancolique; analyse de cet état d'âme. — Une heureuse diversion de jeunesse; premier roman d'amour. — Le séminariste et la comédienne. — M"" Luzy. — En quelles dispositions d'âme et d'esprit Talleyrand est entré dans les ordres. — Abbé de cour ses débuts mondains, à Versailles et à Paris. — Tableau de la société à l'extrême limite du règne de Louis XV. — Chez M""= Du Barry. — A Reims les splendeurs de la cérémonie du sacre. — Période d'études en Sorbonne. — La journée d'un sorbonisteà la fin du xviii' siècle. — Retour aux distractions du monde. Il y eut un homme qui, pendant trois quarts de siècle, avait rempli les conseils de l'Europe de son activité tranquille et souple homme de cour et d'Église, de gouvernement et de chancellerie; grand seigneur en tout temps et en tous lieux; maître accom- pli dans l'art de plaire et de séduire, dont le sort s'ar- rangea si bien qu'il fut triplement heureux en amour, au jeu, et dans la politique; plein de calme en 1 2 PIUNCK DK TA ses passions, et jiii le plus posément du monde mena deux révolutions, enveloppa dans ses réseaux les rois et les empereurs, éleva et renversa, tour à tour, plu- sieurs édifices monarchiques; prononça et désavoua bien des serments, fit accueil à vingt partis sans rester fidèle à aucun, parce que céder aux circonstances c'était, suivant lui, céder à la raison; d'ailleurs, flexible et divers en son esprit comme pas un diplomate, réunissant en lui du Mazarin, du l»etz et du Voltaire; capable de se prêter avec une grâce inimitable aux badinages les plus frivoles et de passer, sans etlort apparent, aux considérations les plus hautes et les plus lumineuses; ayant eu des défauts d"àme autant que de qualités d'intelligence; versatile et vénal, sans illu- sion de principes, hormis l'inclination personnelle et l'intérêt ; ayant trouvé des arguments pour légitimer toutes les causes, pour justifier toutes les façons d'agir mais, logique et constant en ses desseins, et qui }»ut s'attacher au service des ambitions les plus ardentes et se laisser emporter avec elle par la force des événements, sans jamais abandonner son programme de politique extérieure, fait d'équililtre, de modération et d'huma- nité; ministre, dignitaire, ambassadeur de plusieurs régimes, qui se vit accusé de mille trahisons et de mille perfidies; mais qui, par une autorité uni^pie émanant de sa personne ou par le besoin qu'on avait de ses talents, sut retrouver, à point nommé malgré des défaillances indéniables, la confiance des uns ou des autres; qui fut suspect à ses amis comme à ses enne- mis, vilipendé par une foule de plumes, couvert de reproches et d'injures et qui, cejtendant, après tant d'opinions contraires, tant de jugements incertains ou foncièrement hostiles, réalisa ce miracle de terminer sa ENFANCK ET JEUNESSE vie pleine de jours au milieu des témoignages les plus notoires d'illustration, d'honneur et de respect. C'est l'histoire de ce personnage considérable et diversement considéré, que nous allons prendre à ses débuts et suivre sans interruption, à travers la société changeante, parmi les événements extraordinaires aux- quels il l'ut mêlé. Charles-Maurice de Périgord s'annonya dans l'hu- maine existence, un soir d'hiver de l'an 17oi 1. Il était de grande race, et le surnom de Talleyrand, qu'il devait rendre si fameux, avait été porté, dès le com- mencement du XII'' siècle. Issu des comtes de Grignols, princes de Chalais, qui se disaient une branche cadette des comtes souverains du Périgord et revendiquaient, en conséquence, leur cri d'armes orgueilleux Rè que Diou 2, la tige de sa famille anticipait historiquement sur la dynastie des Capétiens. Le futur homme d'État en gardera la fierté jusqu'à son lit de mort, jusqu'à cette heure des adieux suprêmes où, voyant s'approcher de son chevet le roi Louis-Phi- lippe et ressaisissant ses esprits, il lui dira Sire, c'est un grand honneur pour notre maison », ce qui signifiait en propres termes que les anciens comtes de Périgord avant d'être absorbés dans le domaine de la couronne avaient régné en souverains, tout comme les Bourbons. Très à propos s'en était souvenu Louis XYIII, en ili Le 2 février. 2 Rien que iJieii au-dessus île nous. 4 L !• l' u 1 N ; 1 d !• t a l l i- v h a n i » 1814, lorsqu'il rcriit, joiir la première fois, Talleyrand en son cabinet de Compiègne et qu'il lui tint ce petit discours Nos maisons datent de la même époque. Mes an- cêtres ont été. les plus habiles. Si les vôtres l'avaient été plus que les miens, vous me diriez maintenant prenez une chaise, approchez-vous de moi, parlons de nos aflaires; aujourd'hui c'est moi qui vous dis asseyez-vous et causons... » Paroles aussi llatteuses que délicatement tournées. Elle auraient eu plus de prix encore, si l'inconstant Louis XVIII leur avait gardé toujours la même valeur. Dans une occasion différente, mettant en doute une telle et si belle généalogie, il coulera ces mots à l'oreille du voisin Talleyrand n'est pas de Périgord, mais du Périgord. C'est qu'en efl'et des déchiffreurs de parche- mins s'étaient trouvés pour établir que les Chalais n'a- vaient rien de commun avec les comtes de l'ère caro- lingienne et qu'ils n'étaient point admis à fonder leur noblesse en deçà de 1461. Quoi qu'il en fût de ce litige héraldique, les Talley- rand avaient certainement plus de lignage que d'apa- nages. A défaut d'un abondant patrimoine, on y jouis- sait d'une position de cour tranquillante pour soi et fort commode pour l'établissement des enfants. La cour était le grenier et la mère nourrice de la noblesse pauvre. Lorsque s'y présentèrent les Talley- rand, en 1742, leur train était des plus modestes. Ils s'approchèrent autant qu'ils le purent de la source des faveurs. Si lien firent-ils qu'elle se déversa sur eux en émoluments d'emplois, bénéfices épiscopaux, abbayes en commande, produits de charge, assignations sur le domaine, tout ce qui en découlait enfin. ENFANCE ET JEUNESSE 5 La bisaïeule de Gliarles-Maurice, M""' de Ghalais tenait aux Mortemart dont elle avait reçu en héritage, l'esprit, c'est-à-dire cette fine politesse, cette justesse dans le singulier des mots et celte particularité d'ex- pressions vives qui fut, pendant longtemps, comme le langage naturel de la famille. Sa grand'mrre paternelle était dame du palais de la reine; elle demeurait fixement à Versailles, sans attache de résidence parisienne; elle y remplissait ses fonctions dans le calme, considérée du roi, estimée comme il convenait des gens de bien pour la réserve' noble — un peu chargée de dévotion — de ses manières; d'ail- leurs ne plaignant point ses démarches pour ses enfants, qui étaient au nombre de cinq, et donnant à cette re cherche de leur avenir plus de soin qu'aux détails de leur éducation. - ; Son père, Charles-Daniel de Talleyrand-Périgord, né de Daniel-Marie de Talleyrand, comte de Grignols, bri- gadier des armées du roi eut, pour sa part, dans la distribution des offices ou des grades, d'être menin du Dauphin et lieutenant général il s'en tenait content et faisait peu parler de lui. Sa mère, Alexandrine de Damas, fille de Joseph de Damas, marquis d'Antigny, attirait davantage l'atten- tion, sans qu'il en ressortît de signes très éclatants. On la savait assidue à la cour dont elle avait l'instinct d'ha- bileté, empressée auprès des gens en place et leste à monter, autant qu'il lui paraissait bon d'en prendre la peine, socis les combles du palais de Versailles. Il fut noté que, durant la courte apothéose de la comtesse de Mailly, elle s'était employée avec une obligeance parfaite, à tenir la partie de piquet de M"*" JacoJj, la première femme de chambre de cette maîtresse de Louis XV. Le C. l'KlNGF, lK TALLKYI'.AM goût lui en était passr, aussitôt ulissait que d'une l'aboli intermittente et distraite. L'éducation des fils de la noblesse, héritiers du nom et des armes », pour les- quels les âpres sentiers de la vie s'ouvraient comme des avenues larges et faciles, sans qu'ils dussent se don- ner beaucoup de peine ensuite afin de s'y pousser, sup- portait cette insouciance. On en étendit la commodité aussi loin qu'il était possible, à l'égard du jeune Talleyrand. La tendresse paternelle fut avare de caresses à ses premières années, qu'il passa toutes hors de la maison. Comme sa mère, comme la plupart des gens de leur monde, son père avait adopté en manière de sysième éducatif que le devoir des parents était de conserver, vis-à-vis de l'en- fant, la dignité d'une sorte d'indifférence extérieure — qui n'empêchait pas, au reste, l'heure venue, de songer aux intérêts de son rang, de sa fortune. Il fut élevé selon ce principe. A quatre ans, il était encore en pension dans un faubourg de Paris, chez la femme à laquelle on l'avait confié; et plusieurs années s'y ajou- teront avant que le regard du chef de la famille con- sente à s'arrêter sur lui. Au matériel, des négligences furent commises. Il n'avait pas quitté le berceau lorsque lui advint — par la faute d'une servante — un accident, qui le rendit légèrement boiteux. M"" de Talleyrand en fut touchée, mais pas au point de vouloir rapprocher l'enfant d'elle, de ses soins attentifs, de sa sollicitude. Talleyrand vieilli pourra consigner, aux premières pages de ses mémoires, fu'il n'avait jamais couché sous le toit de ses père et mère. 8 LE DK TALLEYHAM Il était donc boiteux, comme le furent le duc du Maine et lord J3yron, et, tels ce prince et ce poète, se consolera-t-il malaisément d'une disgrAce physique incommode, quoique peu prononcée chez lui, pour le rôle à jouer dans la société des femmes. Et que de jeux de mots ilus ou moins heureux, que d'allusions, que d'insolences, à l'occasion, lui vaudra, plus tard, ce pied équivoque, cette vague boiterie dont on comparera l'allure indécise à celle de ses sentiments et de ses actes ! La cause en avait été, disions-nous, une maladresse domestique. Du moins, l'explication donnée fut celle-là, malgré qu'il y ait eu des versions établissant qu'elle provenait, en réalité, d'un vice congénital. S'il fallait en croire les confidences d'un cousin de Maurice de Périgord, un abbé-comte aussi, et qui l'avait côtoyé longuement au séminaire de Saint-Sulpice, à Reims, ailleurs, il aurait été naturellement pied-bot; et, cir- constance non moins singulière que fâcheuse, il y aurait eu toujours un pied-bot dans la famille des Tal- leyrand! Accident ou cas d'infirmité native, les conséquences en furent majeures sur la direction de sa destinée. Jugé impropre à la vie active, c'est-à-dire au service des armes, on le destitua de son droit de primogéni- ture, qui était de porter l'épée. La famille décida qu'il serait voué à l'étal ecclésiastique. Il serait abbé, en dépit qu'il en eût. Cependant, on l'oubliait un peu, dans son faubourg. Lorsqu'on vint l'y prendre pour l'envoyer en Périgord, au château de famille, chez M'"^ de Chalais sa bisaïeule il l'appelait sa grand'mère, qui désirait l'avoir auprès d'elle, il allait avoir cinq ans. iSous la garde d'une ENFANCE ET JEUNESSE 9 femme simple au grand nom M" Charlemagne, il fut mis dans le coche de iJordeaux, ui employa dix-sept jours à le transporter jusqu'à Ghalais. L'enfant plut à l'aïeule; tendrement elle désira l'at- tacher à elle par des liens de caresses auxquelles on ne l'avait pas accoutumé. Elle lui témoignait celte affection attentive et prévoyante, dont les marques lui étaient si nouvelles; elle parlait à son àme, à son esprit naissant et l'instruisait par des exemples aimables. La considération mêlée de gratitude, dont il voyait environnée cette grande dame, sa parente, autour de laquelle se ralliaient toutes les idées de puissance et de protection, accroissait son respect et son amour. Il se sentait naïvement heureux de s'entendre dire par celui-ci ou celui-là, chez les gens d'alentour, que son nom avait toujours ét& en vénération dans le pays; qu'on avait eu de la générosité des siens cette église, cette maison, ce champ, et que, de génération en géné- ration, avait fructifié l'héritage des bons sentiments envers eux. Dans le même temps il s'imprégnait d'ha- bitudes, qui devinrent celles de toute sa vie, nous vou- lons parler des formes d'une politesse digne et sans morgue, dont il avait eu le modèle sous les yeux. Ce fut l'instant de ses années enfantines le plus cher à son cœur. Il ne s'en souviendra jamais sans attendris- sement, lorsque, parvenu au fort de la vie, des retours de sa pensée le ramèneront à ces candeurs lointaines. Hélas! il lui fallut quitter trop tôt des lieux si agréables. On devait le rendre à Paris et le conduire au collège d'Harcourt. Il avait appris à Chalais ce qu'on savait dans le pays, quand on était bien élevé », c'est-à- dire assez pour le bonheur et guère pour la science lire, écrire et parler un peu le périgourdin. Ces notions 1 L E P 11 1 X C !• I I- T A L F. E Y H A M » riidimentaires suflisaient à son âge. 11 n'avait pas plus d; huit ans. Mais l'heure était arrivée d'en apprendre davantage. Le jour du départ lira bien des larmes de ses yeux. Déjà les grelots de la voiture tintaient à la porte du château. Il s'arracha en pleurant aux bras de M""' de Chalais. Sans doute, quelque circonstance impé- rieuse avait dicté l'arrangement brusque, qui l'enlevait à ce tiède abri. Il lui fallut quitter la vieille maison seigneuriale, les coins familiers à ses jeux, l'air pur et la riante campagne, quitter tout cela pour la sévérité d'un mur de collège! Le signal était donné. Le lourd équipage se mit en route. Les claquements de fouet du postillon, les changements de chevaux, aux relais, la succession des auberges et les incidents de la route, le distrayèrent de son chagrin. Le dix-septième jour marqua le terme du voyage. On arrêta, rue d'Enfer, au bureau des coches. Il descendit, impatient de toucher terre et cherchant des yeux son père, sa mère. Mais ils n'étaient pas venus, ayant jugé plus raisonnable de s'épargner des eiï'usions inutiles. Un domestique d'âge, seul, était là, qui l'attendait et avait ordre de le mener tout droit, sans biaiser en route, au vieil établissement scolaire. Charles-Maurice était arrivé à Paris sur le coup de la onzième heure du matin. A midi, il se trouvait installé à une table de réfectoire, ayant à côté de lui un doux écolier de figure avenante, aux yeux clairs, à la parole vive, qui fut son camarade, aussitôt, et resta son ami, toute la vie il se nommait Choiseul, plus tard le comte de Choiseul -Goutîîer. On le conduisit ensuite dans l'appartement de son cousin de La Suze, en le confiant au même précepteur, un abbé Hardy, qui n'avait d'entreprenant quele nom et s'occupait de ses devoirs avec bénignité. Régulièrement, une fois par ENFAXCK KT JK T M] S S K H semaine, ce précepteur ecclésiastique le menait chez ses parents, pour s'asseoir à leur table, à l'heure du diner. On ne s'y dépensait pas beaucoup en paroles ; et, le repas terminé, c'étaient toujours les mêmes mots pro- noncés sur le même ton qu'on adressait à l'enfant, [rèt à regagner son collège Soifcz mr/e, mon fils, et cou teniez nionsienr l'abbé. En vérité, M. l'abbé Hardy, avec son nonchaloir habituel comme, après lui, M. le précepteur Langlais dont la science n'excédait pas de beaucoup une con- naissance passable de son histoire de France » étaient des gens faciles à contenter. Aussi, les progrès de l'écolier, qu'ils avaient à stimuler doucement, n'avan- çaient-ils qu'à pas contenus. On ne l'encourageait guère à en presser l'allure. La famille ne tenait pas à ce que Charles-Maurice révélât trop tôt des dispositions excep- tionnelles, qui l'auraient rendu moins maniable ou qui eussent jeté sur sa jeunesse un éclat trop séduisant. Et puis il était tombé malade, au cours de sa douzième année, dangereusement. Une interruption forcée s'en- suivit. Atteint d'une atîection contagieuse, la variole, il avait dû quitter le collège. Ses parents envoûtèrent audit lieu une chaise à porteurs, pour le transporter non pas dans la maison familiale, mais chez une garde- malade, rue Saint-Jacques. Il eut la double consolation, en son malheur et malgré l'étrangeté des prescriptions hygiéniques usitées alors en pareil cas, d'échapper à la maladie, sans en garder de marques, et au médecin. Sa convalescence fut assez rapide. Sa rentrée au trHar- court suivit de près la guérison. Quand il eut terminé ce premier stage d'études, on lui fit savoir qu'un autre et particulier programme l'attendait au séminaire Saint-Sulpice, la pépinière soi- 12 LK PRINCE DE TALLKYHAND gneusement abritée où se formaient les jeunes clercs. Auparavant, pour lui donner une idée avantageuse et môme tentante de l'état auquel on le destinait on jugea qu'il ne serait pas mauvais de le tenir, un certain nombre de mois, auprès de son oncle paternel Alexandre de Talleyrand, grand personnage ecclésias- tijue, coadjuteur de l'archevèque-duc de Reims, et futur cardinal. On en prit les mesures avec plus d'éclat qu'au temps de son premier voyage; une chaise de poste vint le prendre au collège d'Harcourt et le mener, en deux jours, dans la noble ville de Reims. Il portait déjà la soutane, quoiqu'il n'eût que douze à treize ans; et M""" de Genlis, qui le vit à Sillerj, où l'avait amené M. de La Roche- Aymon, avait été très frappée de sa physionomie il était pâle et silencieux, avec un visage agréable et l'air observateur. On déployait à l'archevêché beaucoup de luxe et de solennité. Tous les signes d'une considération pleine de faste 1 se manifestaient à Fégard de l'illustre prélat, comte de La Roche-Aymon, et de son coadjuteur. L'ima- gination de Charles-Maurice en fut frappée sans en être éblouie. Il avait la probité de la jeunesse, cette hon- nêteté naturelle des sentiments, dont son entourage, précepteurs et professeurs, lui tirent un premier devoir de se débarrasser. Des instructions avaient été données de Paris, à Reims, bien précises. Rien ne devait être négligé afin de lui inculquer profondément en l'esprit qu'un homme de son nom ne pouvait avoir d'autre car- Ci Trop fastueuse, trop prodigue même était celle existence de prélat grand seigneur. Lorsque le cardinal de La Roehe-Aynion, deux années plus tard, succombera aux suites d'un accès de goutte, ce financier de l'Église, qui jouissait d'un revenu de six cent mille livres, laissera des dettes si considérables que la totalité de ses biens ne suffira pas à les payer. ENFANCE ET JEUNESSE 13 rière que l'ecclésiastique, s'il n'avait pas à porter l'épée. L'emploi de son temps et jusqu'au choix de ses lectures y fut soigneusement approprié. Sous ses yeux on faisait passer les mémoires du turbulent cardinal de Retz, ou le récit tracé par Fléchier des grandes actions de cardinal Ximénès, ou la vie de l'archevêque Hincmar, ce prêtre du moyen âge au caractère impérieux, au génie souple et remuant, d'autres belles pages encore capables d'éveiller ses ambitions, en les retenant au sein de l'Église. On lui donnait en exemple encore la grande destinée de l'un des leurs, au xiv'' siècle, le cardinal Hélie de Talleyrand-Périgord, que célébra Pétrarque, et auquel son influence impérieuse dans les conclaves avait valu le surnom de Faiseur de papes ». Un prêtre ténu en religion », sans doute, mais ayant de si haut agi, dominé, dans l'ordre des choses terrestres comme diplomate, conseiller des princes et protecteur des arts! Une année de cette préparation parut suffire. La résistance vague, qu'il essayait d'opposer aux desseins dont il était l'objet, se lassa. Il prit le chemin du sémi- naire, mais à contre-cœur. En franchir le seuil c'était engager l'avenir, c'était passer le vestibule de la carrière sacerdotale. Sa conscience juvénile, qui n'avait pas eu les occasions d'acquérir cette élasticité, dont elle aura les ressources, en l'âge d'expérience humaine, se sentait mal à l'aise dans une voie qu'elle n'avait pas libre- ment choisie. Malgré les nobles exemples dont on l'en- tretenait sans cesse, sa conviction n'était pas faite qu'il dût entrer dans une carrière avec l'intention d'en suivre une autre et passer par le séminaire et la prê- trise pour être plus sûrement, un jour, diplomate, chargé d'allaires, ministre. Dans la pratique des choses, ce pis-aller comportait, 1* LE PHINCK lK A M certes, d'éminents avantages sur lesquels on n'avait pas manqué d'insislei- en les lui rejjrésentanl comme autant d'accès faciles vers la fortune, vers les honneurs. Le regretlable, en sa silualion d'Ame, fut que les siens, enfoncés dans leur égoïsme nobiliaire ou trop occupés de leur personnelle satisfaction, continuaient à le laisser, à Saint -Sulpiee aussi bien qu'auparavant au ojlh'ge d'Harcourt, dans une sorte d'abandon moral. Lorsjue de nombreuses années ani'oiit suivi ces circonstances, Tallevrand croira conqjrendre, eu y l'amenant ses réllcxions, que la vraie cause de réloignement de ses parents provenait de leui* atfection secrète et que s'étant déterminés, selon ce pi'ils regardaient comme uji intérêt de famille, à contraiiidn' les goûts de leui- ri\> aîné, ils s'étaient déliés de leur courage à provoquer ses confidences et ses plaintes. Ils avaient préféré le voir le moins possille pour ne s'exposer point à défaillii' dans l'exécution de leur projet. Pai' une illusion toute filiale, il tendra presque à leur en savoir gré. De même, longtem[»s, très longtenqis après, en vertu de celle dis- position d'esprit, à laquelle on incline volontiers, de ratta- cher les résultats obtenus, au Ixjut de la carrière, à des causes fortuites et qu'on découvre jjIus fard, d'éduca- tion première, d'entourage, il dira tout le bien imagi- nalle des études théologitpies, où l'avaient engagé des raisons parfaitement indépendantes de ses goûts. Il lui siéra de leur attribuer une part essentielle de cette sagacité, de cette mesure de pensée et d'expression, qui lui furent des qualités excellentes dans le monde des grandes affaires 1. Des considérations tardives lui feront 1 Tei, le plus indéterminé des hommes dans les principes d'une phi- losophie sans logique, d'une morale sans règle, d'une religion sans dogmes ni symboles, Ernest Renan dira, se souvenant d'être passé par là, i ENFANCK ET JEUNESSE 15 considérer comme des exercices tout à l'ait précieux cet appren lissage scolaslique surtouL en Sorbonne, ces batailles d'idées où le raisonnement acquiert de la force, de la souplesse, de la ductilité. Avec leurs feintes et leurs déductions captieuses, les arguties des controverses sont-elles si éloignées des détours, des feintes savantes par où se dérobe le oui et le non diplomatique?... Les points de vue changent avec les dates de la vie. Mais alors, mais en sa période attristée de séminaire, Talley- rand n'en jugeait pas d'une manière si complaisante et subissait en frémissant le passe-droit dont l'injustice des siens le forçait à subir Tatfront, lui l'aîné de la famille. Sans en dire mot à personne, il en restait intérieure- ment courroucé; l'étude seule pouvait en dissiper Tim- pression. A cette école forcée s'aiguisait la finesse natu- relle de son esprit. En revanche, de quelle dose de scepticisme allait- il y faire provision à l'égard de tout et de tous religion, famille, société! Il avait cessé d'être sincère, presque à son entrée dans le cercle de l'action humaine, par l'obligation qui lui fut imposée d'y jouer la comédie de ses sentiments ; car, on l'obligeait à jouer un rôle, à exercer un ministère auquel ne le pré- disposait aucune croyance. Une tristesse concentrée, rebelle à se laisser inter- roger comme à se laisser distraire, glaça l'éveil de ses seize ans. Les raisons cachées en échappaient au discer- nement de ses maîtres, dont l'esprit était plutôt large et bon, aussi bien qu'à l'imagination curieuse de ses condisciples. Plus réfléchi qu'on ne l'est ordi- nairement à cet âge, il s'enfonçait dans ses pensées, lui aussi Je dois la clarté de mon esprit, en particulier une certain-e habileté dans l'art de diviser lart capital, une des conditions do l'art d'écrirei aux exercices de la scolastique » [Souvenirs de jeunesse,} 10 Li p H IN CI-; Di talleyiiand ses regrets, ses désirs insatisfaits, sans leur permettre aucune ouverture sur le dehors qui pût les soula^^er. C'était un état d'isolement intérieur et de mélancolie, dont il ne parvenait pas à s'affranchir. Il demeura des semaines, des mois sans parler, — ce rpii le faisait pa- raître orgueilleux, hautain, dissimulé même. On le lui reprochait souvent il n'était que profondément mo- rose. Il se voyait, au monde, sans guide et sans lumière, sans foyer qui lui donnât, le matin, la percep- tion des joies du soir. Cependant la jeunesse en revient inévitablement à réclamer ses droits au plaisir de vivre. Le lesoin d'une alîectivité nerveuse tourmenta son cœur et son cerveau, avant que le désir agité de la passion eût troublé le som- meil de ses sens. Tout à l'improviste, un rayon d'amour perça, éclairant, réchauffant ce printemps assombri. Le trait de lumière avait, par hasard, traversé les vitraux d'une chapelle pour s'arrêter sur son cœur. En cette chapelle de l'église Saint- Sulpice où se sancti- fiaient les élus du Seigneur, son regard, à plusieurs fois, s'était tourné vers une image gracieuse et vivante, qui n'était pas dans son livre d'heures. C'était une jeune personne priant là, d'halitude, et dont l'air simple, la contenance modeste, l'avaient touché singulièrement. Depuis qu'elle se montrait si exacte aux grands offices et qu'il s'en était aperçu, il n'en manquait pas un, jusqu'à ce qu'enfin le désir le poignit de connaître le son de sa voix. Enhardi, certain jour, il était sorti de la maison de Dieu, en même temps qu'elle, la suivant de près. Comme elle mettait le pied hors du saint édi- fice, elle parut inquiète et n'osant avancer davantage. C'est que, pendant vêpres, le temps s'était gâté. La pluie tombait à grosses gouttes. Pouvait- il souhaiter une MADAME DU BARRY {Miniature de Lawreince CollectionlDoistau ENFANCE ET JEUNESSE 17 occasion meilleure de se rendre aimable, empressé? Il le fut. S'étant rapproché d'elle vivement, il tendit an -dessus de sa tète un abri protecteur, en l'invitant à l'accepter. Elle ne s'y refusa pas. On marcha de compa- gnie. Après les hésitations des premiers compliments, on eut bientôt lié connaissance. 11 était un jeune homme malheureux. Elle était une infortunée jeune fille. Les parents le forçaient à embrasser la prêtrise. La famille la contraignait à se vouer au démon du théâtre. IS'était-ce pas une double iniquité du sort? Cette conformité dans leur situation ressera le lien de leur sympathie naissante. Tout en échangeant leurs chagrins, leurs embarras, ils étaient arrivés à la maison de la rue Pérou, où logeait l'intéressante personne. Elle lui permit de monter chez elle, pour ne pas arrêter court une conver- sation si bien commencée et si pure ! Avec une égale candeur, elle lui proposa, quand il partit, de revenir. Il se rendit à l'invitation, diligent, heureux, d'abord tous les trois ou quatre jours, puis à peu près quoti- diennement. Ils mêlaient leurs peines secrètes avec délices. Quel abus pouvait être plus cruel que de main- tenir, malgré lui, au séminaire, un jeune homme si peu fait pour y être emprisonné? Quelle injustice imaginer plus noire que d'obliger à jouer la comédie une ùme de vingt années 1 toute sincère et limpide?... Elle ne se plaindra pas toujours de la dure nécessité où on la mit d'entrer au théâtre, M"'' Dorinville dite M"^ Luzy 2 Talleyrand ne l'a pas nommée, mais elle s'appelait ainsi. Avec le temps elle prendra cœur au métier pour 1 Elle en avait un peu davantage, étant née en 1747. "2i Dorothée Dorinville, au théâtre appelée M"» Luzy, sociétaire de la Comédie française, femme de P. -F. Ouillou, avocat, puis de Maris, avoué, 17i7-1830. iV. Frédéric Louée, la Comédie française, p. 154. 2 18 M'- PRINCK DK TALLKYRAND ce qu'il raiiporte aux jolies femmes de satisfactions à la scène, de succès particuliers dans les coulisses et d'agré- ments de toutes sortes semés par les détours du che- min. Un jour assez prochain on la verra très comé- dienne, très fière d'en arborer la cocarde, parlant hi haut de la voix et n'en faisant pas à deux fois pour s'annoncer et s'exprimer. N'est-ce pas elle qu'on en- tendra s'écrier en plein foyer, quelque soir Eh quoi! n'y aurait-il pas moyen de se passer de ces coquins d'auteurs?... » Ces bélîtres d'auteurs, en effet, jui osaient porter leurs prétentions en ligne de com}»te sur la feuille d'émargement de la Comédie française! Mais elle n'en est ]»as encore là. Pour le quart d'heure, elle se dit sacritiée; elle a besoin des consolations de l'abbé de Périgord, qui sollicite les siennes, et leurs communs soucis se fondent en des heures douces ; Ce fut pour leur douleur un merveilleux dictame. De l'esprit, elle n'en avait qu'à la petite mesure. II lui en découvrit beaucoup, sous les voiles de la beauté. Volontiers restera-t-il sur cette conviction qu'elle en dépensa indéfiniment dans leurs longs entretiens d'alors. Je ne me suis jamais aperçu qu'elle mancjuât d'esprit », confessera-t-il avec un air de candeur, amu- sant à noter chez un Talleyrand. Ravivé dans tout son être par une aventure, jui p'était peut-être pas la première en date de sa jeune expérience 1, il affronta plus allègrement les débats d'école. Ses supérieurs le félicitaient d'un changement dont ils s'abstenaient de scruter les causes, parce qu'ils possédaient aussi bien l'art de se taire ou de parler, de 1 Nous laisserons décote, si l'on veut bien, une certaine anecdote d'une certaine fille de rôtisseur et du trop jeune abbé de Périgord. KNFAXCK ET JKUNKSSK 49 sermonei' avec .sé\'érilc ou de fermer les yeux avec com- plaisance, selon les cas. Ses étiidcs de théologie s'ache- vèrent brillamment, à Saint-Snlpice. Il avait quitté le séminaire. Quatre ou cinq années auparavant, était sorti de la même école l'abbé Sièyès, qui n'avait pas non plus l'àme très ecclésiastique; et, comme Talleyrand, il avait traversé cette sorte de mélan- colie dont nous tracions l'image toutàriieun", contractée dans une situation trop contraire à ses goûts naturels. Mais la date approchait oii Charles-Maurice aurait à se prononcer définitivement. Avant de s'y résoudre, avant de se soumettre à l'irrévocable du sacrement de l'ordre, il traversa une crise pénible, suprême révolte de sa conscience asservie, — la conscience de Talleyrand, cjui s'assouplira de manière à ne s'émouvoir plus de rien ni sur rien ! La veille de la cérémonie, son fidèle Choiseul-Goutïior, étant allé lui rendre une amicale visite dans la soirée, l'avait surpris livré à un état violent de combat intérieur, de larmes et de désespoir. Puisque le sacrifice de son indépendance morale lui était si lourd à consommer, pourquoi, lui demanda Ghoiseul, n'éloignait-il pas le calice de ses lèvres, quand il en était encore temps? Pourquoi ne se dégageait-il pas d'une chaîne, qui n'était pas encore soudée? La réponse fut qu'il était las de lutter contre ses propres défail- lances, contre les redoublements de l'exigence mater- nelle, contre la pression de son entourage, contre les insistances de tout le monde. Un éclat tardif dépasse- rait son courage. Il n'avait plus qu'à se résigner. Lîne dernière fois, il soupira, se plaignit. Enfin, il accepta son sort 1. 1,1 Talleyrand fut ordonné prêtre, le 18 décembi'c, dans la chapelle de rarchevèché de Reims, i Archives départementales de la Marne, tenir l'assistance régulière aux Roberlines. ?sous le voyons mal parmi ces jeunes ecclésiastiques à Tàme ingénue, dont le meilleur con- tentement, après avoir pàb sur les textes saints, était de jouer leur partie de lalle, derrière l'église. 11 se connaissait, ailleurs, des distractions moins écolières. Sa licence de Sorbonne expirée, il prit logement à Bellecliasse, dans une maison petite, commode, bien approvisionnée de livres, où il se sentait heureux de penser, de vivre, sous sa propre, libre et unique direction. De temps en temps il faisait apparition dans sa famille. Des visites, non des séjours. La maison de ses parents avait un mouvement réglé. Il n'entrait point dans leurs habitudes journalières de recevoir beaucoup de personnes, et en particulier de cette espèce brillante, qui paradait sur le grand théâtre. Pour aller chez sa mère, dont il vanta les agréments de société, il choisis- sait l'heure où il s'attendait à la trouver seule afin de se pénétrer mieux du charme de sa conversation. Elle n'y mettait, à ce qu'il en a dit, aucune prétention, mais livrait ses paroles avec une sorte d'abondance délicate- ment nuancée où les mots donnaient à entendre plus qu'ils n'exprimaient. Quand il en avait goûté le filial plaisir, il reprenait ses courses à travers le monde. Nul n'était mieux accueilli dans la société d'une duchesse de Luynes ou d'une vicomtesse de Laval- Montmorency. La grâce naturelle avec laquelle il se prêtait aux fri- ENFANCE ET JEUNESSE 35 voles badinages ne laissait pas encore prévoir la force de cette raison toujours droite et lumineuse », qui lui permettra, lorsque seront venues les heures historiques de s'élever avec une aisance aussi parfaite aux plus sérieuses considérations de la politique d'État. Pour le moment il n'était que jeune, léger d'esprit et discrète- ment amljitieux. CHAPITRE DEUXIÈME La société sous Louis XVL Une période de temps heureuse à vivre. — Tableau des premières années du régne de Louis XVI. — Malgré l'étiquelte. — Portraits et détails de Cour. — L'état d'àme du monde aristocratiiiue, àla veille de la Révolu- tion. — La grande compagnie de Paris. — Des contrastes. — Les maisons préférées où fréquentait Talleyrand. — Chez M-»" de Montesson. — En un logis de la rue de Bellechasse. — A la conquête de la vie, de la fortune et du succès Talleyrand, Narbonne, Choiseul-Gouffier. — Des liaisons de cœur et d'esprit. — Entre la sensible comtesse de Flahaut et l'éloquente M°" de Staël. — L'amour et l'ambition. — De quelle manière remar- quable l'abbé de Périgord avait rempli son agence générale du clergé. — Par contre les longs repos de son collègue, l'abbé de Boisgelin chez M"" de Cavanac. — Pour être cardinal. — Pour être évêque. — Nomination de Talleyrand au siège épiscopal d'Autun. — Après com- bien de résistances royales et dans quelles circonstances. — Vers la fin du règne. — Ce qui décida tout à coup l'évêque d'Autun à quitter Paris pour aller visiter enfin son diocèse. — Les cérémonies de sa réception. — Évêque et député. — Comment Talleyrand sut acquérir les suffrages qui l'envoyèrent aux États généraux. Les temps étaient fort agréables à vivre, aux environs de 1780. On se disait que la France n'en avait pas goûté de pareils depuis les commencements de la monarchie 1. Parmi ceux dont la jeunesse, à cette date, eut le bonheur de se glisser dans la vie, nul n'y fut plus sensible que l'abbé de Talleyrand ». Nul n'en l J'ai vu les magnificences impériales; je vois, chaque jour, depuis la Restauration, de nouvelles fortunes s'établir et s'élever; rien n'a égalé, à mes yeux, les splendeurs de Paris, dans les années qui se sont écoulées depuis la paix de 1783 jusqu'à 1789. » Mémoires du chancelier Pasquier, t. I". ;{8 Li; l'UiNCK iK t.\i-liyi.\M précisa mieux, pour l'avoir ressentie tour à tour, la doulIe impression de joie, quand il s'y laignail avec Irlices, et de regrets, quand il l'eut quittée. Une douceur indulgente conduisait les actes du gou- vernement. De son initiative favorisée par les senti- ments généreux du roi avaient découlé des réformes bienfaisantes. Les communications s'amélioraient par- tout, depuis que la sagesse de Turgot y avait appliqué ses soins. On bâtissait dans les villages, on cons- truisait dans la capitale avec une ardeur qui ne don- nait guère à prévoir qu'un souftle de destruction s'y abattrait si tôt, laissant derrière soi tant de ruines. Il y régnait un faste élégant, où les générations de l'ave- nir iront encore chercher des modèles. Si les yeux se détournaient de certaines misères de campagnes, de certaines famines de paysans, ignorées des salons, et si l'on oubliait de regarder à la pénurie du Trésor 1, tout présentait les dehors d'une situation facile et prospère 2. On voulait bien en convenir le gouvernement n'avait plus d'argent ni guère de crédit mais on en rejetait la faute sur les mauvaises opérations de 1 A son avènement Louis XVl avail trouvé une dette de quarante mil- lions. Il l'avait diminuée de trois millions, durant les deux premières nnnées de son règne. La guerre d'Amérique l'avait reportée à quarante-deux mil- lions; et, depuis lors, le déficit avait été croissant d'exercice en exercice. Mais que ce déficit royal, donts'alarmaient tant les imaginations, paraîtrait modeste à notre France républicaine, où la dette publique s'écliafaude par milliards, sans paraître déranger les ressorts de l'activité générale! 2 C'est en 1775, à Soissons, à la veille du sacre. On lit dans les Mémoires secrets Les malheureux paysans, qui travaillent aux ponts par où doit passer Sa .Majesté, dès qu'ils voient de loin un voyageur, s'agenouillent, lèvent les mains au ciel et les ramèaeal vers leur bouche comme ixur demander du pain. » LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI 39 M. d'Ormesson on comptait sur M. de Galonné, ou sur Necker ou sur ïurgot pour rétablir tout cela; et l'opli- misme général n'en était pas entamé. Dans l'air ïot- taient des tiédeurs exquises où ne se dénonçaient point les signes d'orage. Les journées et les soirs s'écoulaient en l'illusion que les lendemains leur seraient toujours semblables. Des hardiesses singulières perçaient à travers les pro- pos, éclataient dans les livres; elles ne troublaient qu'à la surface la sérénité des institutions traditionnelles. Aux foyers de l'aristocratie, les accoutumances depuis si longtemps maintenues d'une existence sûre et tran- quille semblaient permettre et couvrir toutes les témé- rités. Des fortunes patrimoniales, et de très impor- tantes, comme celle du prince de Guéménée 1, étaient sous le coup d'un terrible renversement. Qui s'en fût douté? Où l'aurait-on appris? Dans les rencontres de bonne compagnie, l'état de fortune, la quantité de richesses, n'étaient pas une question dont on se mît en peine, pourvu qu'on pût paraître convenablement. La pensée seule d'y trahir de la curiosité eût semblé com- mune au dernier point. Le cours variable des rentes, les affaires d'argent que ces mots eussent sonné faux dans les conversations et que vite on aurait renvoyé il La banqueroute du prince de Guéménée fat une immense surprise; tel un coup de foudre tonnant dans un ciel sans nuage. Comme il se mêle presque toujours du plaisant au triste, on a raconté quelque chose d'amu sant, à propos de ce désastre financier, dont les rejaillissements inattendus atteignirent plusieurs centaines de familles. Dn marchand de modes, qui passait pour posséder une soixantaine de mille livres de rente, faillit en perdre la moitié dans cette aventure. Il s'en lamentait sur le ton d'un gentilhomme ruiné, s'étantdonnébeaucoup d'importance, depuis qu'ilavait eu affaire aux grands seigneurs Me voilà, disait-il à ses amis du Palais- Ro^al, me voilà, maintenant, réduit à vivre comme un simple particu- lier ! » 40 LK i>iunK PRINCi 1K TALLKYRAND désirant avec sincérité le hoiilieur de ses amis, se mon- trant capable d'y contrilnier, mais se passant assez aisé- ment de les voir. ïalleyrand sut analyser de trop prés ses qualités moyennes et ses travers pour avoir pu lui consacrer l'une de ces affections intenses, que passionne le sentiment. Mais, en sa jeunesse, il s'ouvrait à lui plus qu'à d'autres; il le voyait doué de tous les genres d'éclat, ainsi qu'un Lauzun-Biron ; il lui confiait ses projets d'avenir, ses idées en formation, par la causerie ou par des lettres 1. Sa liaison avec Louis de Narhonne était une habitude agréable de société plutôt que l'effet d'une naturelle et vive attraction. Bien qu'on eût pu lui en rétorquer le reproche, il n'accordait pas à Narbonne un caractère assez sûr pour inspirer la confiance qu'exigent des rap- ports intimes. On le voit, Talleyrand ne rehaussait }as d'extraordinaire cet étincelant Narbonne, quoiqu'il le vît sans cesse, et pour cela peut-être. A l'occasion, il ne lui déplaisait point de lui détacher quelque trait malicieux, comme pour le contentement d'une secrète revanche... Ce fut plus tard. Enseml>le ils arpentaient la terrasse des Feuillants. Narbonne, qu'avait chatouillé la Muse, au matin, lisait des vers. Quelqu'un passa, bîullant Prends donc garde, Narbonne, conseilla ïalleyrand, tu parles toujours trop haut. » De l'esprit, pourtant, celui-ci n'en manquait pas, quoiqu'il ne fût pas aussi pur d'alliage que l'eût aimé l'abbé de Péri- gord. Leurs qualités n'étaient pas de pareille essence. Talleyrand avait l'avantage du bon ton et de la déli- catesse. A Narbonne réussissait une sorte de grâce par- 1 C'est à ce Choiseul-GoulGer qu'il écrira, pendant une absence dont le terme ne se rapprochait pas assez vite " Comme tu nous manques, ici. toi, noble, élevé, populaire! » LA SOCIÉTÉ SOIS LOUIS XVI 55 ticulière dans la camaraderie, qui gagnait à s'exereer dans une compagnie plus abandonnée. C'était une nuance, que faisait sentir avec beaucoup de malice Tal- leyrand, sous la forme de cette opposition Si l'on citait les hommes qui avaient soupe, tel jour, chez la maréchale de Luxembourg, et qu'il y eût été, les noms de vingt personnes se seraient présentés avant le sien; chez Julie, il eût été nommé le premier 1. » Lui ui parlait ainsi n'avait pas à craindre la compa- raison; et cela il ne l'ignorait point. Le plus sûr de son art consistait en ces demi -silences, appuyés d'un regard observateur et fin, servant de louange indirecte aux mérites de ceux ou de celles qu'il écoutait. Il en raisonnait intérieurement, comme le conseillait si bien la duchesse » de Stendhal à son neveu dont elle rêvait de faire un Mazarin. S'il te vient une raison brillante, une réplique victorieuse, qui change le cours de la conversation, ne cède point à la tentation de Ijril- 1er, garde le silence; les gens verront ton esprit dans tes yeux. Il sera temps d'en avoir, quand tu seras évèque. » L'abbé de Périgord ne s'y limitait pas, néan- moins. Il savait, au bon moment, en relever l'impres- sion par des interventions heureuses, par des traits à la Rivarol, articulés d'une voix profonde et mâle, dont l'accent surprenait sous cette figure, — une phy- sionomie d'ange animée de l'esprit d'un diable, disait-on. De son agrément personnel, de ses mots, de ses trouvailles impromptues ou méditées à loisir, il était si souvent question qu'on ne doutait point qu'il n'eût la plume également déliée et qu'il ne laissât courir le 1 D'une manière bien plus relative, Rivarol disait de son propre frère ' de Golconde. Il eût pu l'être, aussi bien, à en juger seulement d'après des lettres de jeunesse courtes, gaies, aimables, qu'il écrivait à son ami Choiseul-Gouffier, et qui sont d'une vivacité toute charmante. Mais, étant déjà si muni de son propre fonds, on lui prêtait encore du bien d'autrui. A ce genre d'enrichissement ne fut-on pas toujours disposé? Il sera dit que Chamfort lui pro- digua du sien et qu'après ce faiseur de pensées, Maurice de Montrond aurait eu des droits de créance sur plu- sieurs des mots de Talleyrand. Le prince de Beauvau racontera, plus tard, qu'étant à l'Institut, il entendit Talleyrand s'extasier sur la beauté d'une citation, qui LA SOCIKTÉ SOUS LOl'IS XVI 57 venait d'être faite en séance académique. C'est un mot charmant, avait-on déclaré. Et d'où cela vient- il, s'il vous plait? — Mais de M»-'' l'évèque d'Autun », avait répondu le maréchal de Beauvau, supposant qu'il n'en avait pas gardé mémoire, ou peut-être désirait qu'on lui en restituât l'honneur. Alors, lecomtedeSenneterre, qui élait aveugle et ne connaissait pas la voix de Tal- leyrand, de protester Holà! prince, holà! vous manquez de justice; vous deviez dire que le mot est de M. Chamfort. » Le détail n'enlevait rien à la masse. L'apanage spiri- tuel de Talleyrand restera toujours assez abondant pour qu'on ne le soupçonne point d'indigence. Ce n'était pas chose connue qu'il se prodiguât en compliments épis- tolaires. Il avait la plume avare de madrigaux. Cette fine plume, cependant, il la trempait quelquefois dans l'eau de rose. Il se surprenait à faire l'agréable en écrivant. Il mettait là du recherché, de l'affecté; béné- volement il sacrifiait aux grâces minaudières de Crébillon. Mais, nous l'avons insinué, il n'en faisait pas un péché d'habitude, s'arrangeant d'autre manière pour conduire à bien ses entreprises, nous voulons dire de certaines entreprises. La façon lui réussissait. Avant de mener l'Europe, avant de tromper en maître les rois et les gouvernements, il nouait et dé- nouaiten artiste les fils de la diplomatie amoureuse 1. L'une des rencontres salonnières dont il eut les plus intimes raisons de se féliciter fut, certainement, celle 1 Cf. notre ouvrage sur le Duc de Morny, chap. I". o8 LE PRINCK DE TALLEYRAND qui le mit, un soir, en présence de l'aimable comtesse de Flahaut, si pure en ses conceptions romanesques, si réservée dans ses propos, si compatissante en son particulier. Ce soir-là, l'abbé Maurice avait l'humeur vive, la conversation liante. La dame ne put se défendre de lui vouloir du bien, tout aussitôt. Sans doute, elle avait entendu dire, entre femmes, qu'elles devaient se défier d'un tel enjôleur et que ses paroles enveloppantes ne contenaient rien de sur; mais leurs résolutions étaient fragiles en face de l'enchanteur » . Dès les pre- miers abords, séduit à la nature riante de M"* de Fla- haut, à sa mine de douceur, à sa voix, à son parler fort agréable, il lui marqua un air d'attention, de poli- tesse plus prononcé que pour aucune d'alentour. Un visage gracieux sans rien de merveilleux, mais qui plaisait, de l'esprit et du plus orné, une gaîté facile à s'emparer des nouvelles de galanterie, sans y jeter un éclat nuisible, et ne goûtant rien autant que ce qui était délicat, léger, senti et exprimé avec mesure il en eût fallu moins à des s}Tnpathies éveillées déjà. Or, d'autres attraits s'ajoutaient à eeux-là. Les qualités d'instinct ou de particulière éducation qu'il décernait volontiers à toutes les femmes douées d'intelligence, c'est-à-dire leurs facultés divinatoires, leur fécondité d'expédients, leurs aptitudes naturelles à la diplomatie, il s'était plu à les voir réunies chez cette jeune com- tesse avantagée d'un vieux mari, comme pour justifier par devers soi-même une inclination tendre, qui ne tenait pas seulement à ces qualités-là. Au surplus, la maison était fréquentée. Des raisons diverses l'y poussaient. Il y \int, comme on l'en avait prié et n'eut qu'empressement à renouveler les visites. Le cœur de M""' de Flahaut se laissa prendre assez LA SOCIETK SOL'.S LOUIS XVI 59 complaisamnient aux filets bien préparés de M. l'abljé de Périgord, prochain évèque d'Autun. 11 la courtisait, maintenant, à découvert; on en parlait même un peu beaucoup, et spécialement chez la nouvelle baronne de Staël. Car, nous venons de toucher à un point qu'on ne saurait négliger ïalleyrand était un des habitués de la maison Staël. Autour de l'illustre Muse se ras- semblaient tous les sulîrages. Gomment aurait-il man- qué de s'y rendre, ainsi qu'il l'avait fait dans le salon de Necker? Il était assuré d'y voir une femme jeune, spirituelle, éloquente, passionnée, et d'y rencontrer plusieurs de ces hommes supérieurs, dont la conver- sation illumine autour d'eux les esprits capables de réflexion ou d'enthousiasme. File l'avait distingué de sa curiosité attractive. Ce calme aisé, sur de soi, dont il ne se dessaisissait ni dans le sérieux ni dans le plai- sant, cet accord de la grâce et de la ^dignité alter- nant sans se séparer jamais complètement, ces manières de penser et de sentir, qu'elle devinait en lui si diflërentes des siennes toutes de feu, d'élan, de passion, l'avaient acquise au jwint de s'en fier même à la moralité de son caractère. Telle Delphine s'en remettait de son àme et de sa conscience, à l'artificieuse, mais engageante M""^ de Vernon. Dans l'amitié qu'elle lui portait entrait, évidemment, plus de coquetterie que de vraie confiance. Avec cet homme de raison froide et d'ironie souriante, elle au- rait perdu ses paroles à prodiguer, en de lyriques épan- chements, les trésors de son cœur; car, il n'écoutait bien que ce qui pouvait l'intéresser. Attentive aux moyens de lui plaire plus qu'aux moyens de le char- mer, elle éprouvait, en sa présence, une sorte d'inquié- tude, qui n'était point son impression habituelle, quand 60 LK l'RINCK DK TA [J^KY R A ND elle enchaînait tous ses auditeurs à l'éloquence de sa voix. Telle encore Delphine, qui fut la réalité de M'"- de Staël en sa jeunesse comme devait en être l'idéal Corinne, remettait toujours au lendemain de livrer son âme à l'énigmatique M"^ de Vernon, ce contre-type féminin de Talleyrand. Lui venait chez elle, comme au spec- tacle, admirant sa facilité merveilleuse à discourir sur tous les sujets, et sous une forme si vive, si animée, si poétique! Il la considérait, d'un bout à l'autre de la soirée, causant et retenant par une sorte de magie les intelligences d'élite, qui vivaient dans son orbe enflam- mé. Impression singulière entre toutes, lorsqu'elle était nouvelle, de cette conversation animée comme une lutte, impétueuse comme un assaut, ardente comme un combat à outrance!... Puis, ce qui était inévitable était arrivé. Tant de fracas avait étourdi sa raison calme; et il avait pris le plaisir d'aller chercher du repos, aussi souvent que possible, en des causeries plus douces, plus apaisées et teintées davantage du charme féminin. D'être régentés fut toujours moins plaisant aux hommes que d'être attirés par ce charme. Ses intidélités au salon de M™^ de Staël, où les femmes étaient rares 1, se répétaient pour les beaux yeux de M""" de Flahaut. On le voyait, presque chaque soir, dans l'appartement du vieux Louvre, n'y perdant aucune occasion favorable de ramener les sujets de la conversation aux détails recherchés surtout dans le tête- à-tête. Son empressement, disons-nous, se ralentissait à visiter Delphine ». Trop de flamme, trop de génie, 1 M"' de Staël affectionnait peu la société des femmes, celles-ci n'of- frant pas assez de ressources à l'expression de ses idées; elle ne se trou- vait vraiment à l'aise qu'avec des hommes capables d'aviver son imagina- tion, de la comprendre et de la suivre. LA SOCIETE SOUS LOUIS XVI 61 une trop grande richesse de sentiments se dépensaient dans l'atmosphère de cet être inspiré. Volontiers eût-il murmuré comme le personnage du roman Ce qu'on chante en ces lieux est trop beau pour nous. » On res- pirait plus à l'aise, chez M™^ de Flahaut; la monnaie de l'esprit y était plus légère et plus coulante. M""^ de Staël, malgré son immense prestige, avait pris ombrage de cette demi-défection. Pure suscepti- bilité de femme, qui, ayant le malheur de n'être pas belle quoique de ses admirateurs contemporains et posthumes l'aient jugée divine avait Tintelligence de s'en rendre compte et la faiblesse de s'en affliger. A un appréciateur en femmes comme Talleyrand il n'a- vait fallu qu'un prompt coup d'œil, dès la première pré- sentation, pour constater que Germaine Necker ne pos- sédait, en fait de beauté, que le rayonnement du génie; qu'elle avait le nez et le contour de la bouche repro- chables et que l'intérêt de sa physionomie résidait presque uniquement en l'éclat de ses yeux. Par exemple, ces yeux- là étaient superbes, et toutes les pensées élevées ou énergiques, qui se succédaient dans son âme, s'y peignaient souverainement. Ses mains encore étaient belles; et, comme elle tenait à ne rien perdre des avantages qui lui étaient concédés, au physique, elle avait une manière de les porter en évidence, qui n'échappait point à l'attention. M*"^ de Staël avait contracté l'habitude de tourner entre ses doigts une branche de peuplier garnie de deux ou trois feuilles, dont le frémissement, disait-elle, était l'accompagne- ment obligé de ses paroles. Or, c'était la plus enivrante satisfaction de son amour-propre que de captiver les cœurs et les esprits en parlant. Talleyrand se prodiguait moins à l'écouter. Des con- 6li LK l'RINCF, DK TALLKYRANI versations autres, auxquelles il prenait une part plus directe, le retenaient dans rintimed'uneseconde Musel. Toutes deux se connaissaient, se fréquentaient parmi les rencontres d'une même société et recevaient les nnêmes hommes au nombre de leurs fidèles. Tels Ségur, Chaslel- lux, jOvernor-Morris. L'une et Tautre aimaient la com- pagnie privée des grands esprits. Celle-là disputait à celle-ci les préférences de Tallevrand. Mais la feimne de génie perdait du terrain, de jour en jour, en ce genre de compétition avec la femme simplement spirituelle, et s'en apercevait fort bien. Désireuse, une bonne fois, d'en avoir le cœur net, elle en posa la question direc- tement à M. de Périgord. Il fallait qu'il se prononçât entre elles deux. Comme elle ne parvenait pas à le faire s'expliquer, à cause des habiles détours par où se dérobait sa galanterie Avouez, lui dit-elle enfin, que si nous tombions toutes deux ensemble dans la rivière, je ne serais pas la première que vous songeriez à sauver. — Ma foi, madame, c'est possible, vous avez Tair de savoir mieux nager. » On n'embarrassait jamais M. de Tallevrand. Ces. mots dits, il baisa la main de M"'^ de Staël, quitta le salon, monta en voiture et se fit conduire chez M""" de Flahaut. On l'y retrouvera, le lendemain, les jours suivants,, dînant, soupant, conversant 'dvec. une compagnie Ibrt triée. Certaines de ses relations de cœur s'étaient for- l M""" de Flahaut elle aussi pensait, contait, écrivait. Si l'essor de son talent n'atteignait point à la hauteur des livres de M"» de Staël, virils^ par l'ambition des sujets comme par l'empreinte des mots, on lui recon- naissait le naturel, la finesse, la grâce de l'imagination, qui sont qualité;», de femme. LA SOCIKTÉ SOUS XVI 63 mées et Informées avec la rapidité riin désir couru et satisfait. Celle-ci dura davantage. Depuis un temps mar- qué, les glaces de Tàge avaient éloigné le comte de Fia- haut des intimités conjugales. Par les droits réunis de la jeunesse et de l'amour, ïalleyrand en sollicita les douceurs. M"^ de Flahaut courut le péril de les accor- der. Et il en résulta un accident de naissance, dont Févêque » fut considéré comme Fautem'. Xé le 21 avril 1785, Charles- Joseph de Flahaut de La Billar- derie, assurèrent des gens bien informés, était le fruit des assiduités heureuses de M. de Périgord au- près de la comtesse. Governor-Morris n'en doutait point, lui qui postulait en ces lieux. >'i M. d'Angi- viller, surintendant des bâtiments du roi et beau- frère de la dame, encore moins Talleyrand, qui s'at- tacha aux premières années de l'enfant d'une façon discrète, le suivit avec un certain intérêt dans Favan- cement de sa carrière rapide, sans lui avoir jamais voué une all'ection très profonde et décélatrice du sen- timent paternel. On menait, de temps à autre, le jeune Charles de Flahaut chez Talleyrand. comme on y mènera plus tard le jeune Auguste de Morny, né des ten- dresses naturelles » de cet aide de camp de l'empe- reur. Il y eut aussi, dans l'appartement du Louvre, de petits soupers de famille, qui réunissaient la comtesse, Févêque et leur fils. M. d'Autun, comme on l'appelait alors, était tout à fait de la maison. Sa présence paraissait être devenue un élément né- cessaire à la vie quotidienne de M'"*" de Flahaut. Elle l'appelait de ses vœux, s'il tardait à venir. Le voyait - elle, sans qu'elle l'attendît l'air lui en était rendu plus suave et plus léger. Peut-être le lui laissa-t-elle voir trop sensiblement. 11 recherchait l'amour des femmes, 64 LE PRINCK UK TALLKYRAND par goût plus que par tempérament, mais se refusait à leur empire. Ces liens en se resserrant commen- çaient à gêner sa liberté. Il s'en détacha peu à peu. Ses hommages s'espaçaient. Il se faisait oublieux, ab- sent. Encore un laps de temps, il n'aura plus envers la douce romancière V Adèle de Senamjes que des restes d'une estime intellectuelle et de considération sèche, dont elle s'attristera, d'abord, au point d'en verser des pleurs; mais elle en prendra finalement son parti I. On le revoyait plus souvent chez M""^ de Staël, dont l'autorité morale et politique s'était considérablement accrue. Comme d'habitude, il y avait autour d'elle ou venant d'elle bien des paroles agitées et du tourbillon. Mais les gens calmes trouvent encore leur avantage auprès des caractères exaltés, qui leur offrent toujours quelque prise ». Ce n'est pas de la veille que Talleyrand avait appré- cié les profits d'une adresse subtile pour se glisser en la faveur des gens, qu'il savait en mesure de prêter aide à ses désirs ambitieux. L'appétit des honneurs l'avait tôt visité, quoiqu'il eût eu le bon esprit de le contenir. Aussitôt qu'accueilli dans le monde, il s'était pénétré de cette conviction qu'il était destiné aux affaires et qu'il aurait à s'en ménager l'accès. A peine avait il reçu la place, qu'on lui tenait en réserve, d'agent géné- 1 Les sentiments de M"" de Flahaut pour son évêque » avaient aussi perdu de leur force, de leur chaleur, bien avant ce délaissement. Gover- nor Morris le constatait avec une sorte de satisfaction personnelle, à la date du 17 août 1789 Pour la première fois, elle laissa tomber un mot, qui est cousin-ger- main du mépris. Je peux, si je le veux, la détacher de lui complètement. Mais c'est le père de son enfant et ce serait injuste. La raison secrète est qu'il manque de fortiter in re, quoique abondamment pourvu du suaviler in modo. » M. DE TALLEYBAND d'après une miniature d'Isabey LA SOCIETE SOUS LOUIS XVI 6S rai du clergé qu'il en avait senti l'importance pour étendre utilement ses moj'ens d'action. Mais ce point nous ramène de quelques pas en arrière. Ce fut le 10 mai 1780, par la désignation de la pro- vince ecclésiastique de Tours. L'abbé de Périgord avait pour collègue d'agence celui-ci choisi, auparavant, le 4 janvier, par la province d'Aix l'abbé Thomas de Bois- gelin, cousin du cardinal -archevêque 1, et qui lui fut de peu de secours dans le sérieux de leurs communes attributions. Plus occupé de sa passion pour M""' de Gavanac que des intérêts de l'Église, aussi indolent dans le travail qu'était languissante en ses allures journalières cette belle personne toujours étendue sur un canapé, en l'abandon des postures lasses, il laissait, d'ordinaire, et sans jalousie aucune, reposer sur le seul abbé de Périgord la confiance entière du clergé. Pendant que celui-ci portait la lumièrcdans les comptes de gestion des immenses biens de rÉglise, M. de Bois- gelin s'en remettait, d'une pleine confiance, à son esprit d'ordre et de clarté, préférant au mérite de l'y aider le charme des entretiens de M"'^ de Gavanac. Elle avait tant à dire sur l'actuel et l'autrefois ! ?s'avait-elle pas été fameuse, étant M"*' de Romans, à la cour de Louis XV? Toute jeune fille alors, ne faillit-elle pas balancer le crédit de M""' de Pompadour et passer favorite, du droit qu'elle avait eu sur le cœur du roi en lui donnant un fils 2, qu'il reconnut presque et qui fut, à elle, sa lCet abbé de Boisgelin devait être une des victimes des septembriseurs, en 17&2. 2 Il fut baptisé sous le nom de Bjurbon, ce qui n'avait été permis pouraucun desenfants naturels de Louis XV. Plus tard, l'abbé de Bourbon. 66 rj' l'RINCK DK TALLKYRAM joie, son orgueil débordant, au point que, bien des fois, quand elle promenait aux Tuileries son cnianl, leur eufant beau comme le jour, elle ne pouviiil s'em- pêcher de s'écrier devant la loulequi se pressait autour Ahl mesdames et messieurs n'écrasez pas et laissez respirer l'enfant du roi! » Avec une complaisance infinie, M. de Boisgelin écoutait M""" de Cavanac parler de ses amours royales, l'en estimait d'autant plus cap- tivante, d'autant plus belle avec ses longs cheveux noirs, si longs qu'elle pouvait s'en couvrir, et il s'oubliait mol- lement en sa compagnie, pendant que M. de Talleyrand, un épicurien actif à ses heures et à sa manière, compul- sait, déchitîrait, rassemblait les éléments de ses rapports. 11 est vrai qu'on l'y aidait lui-même, quant au maté- riel de la besogne, et qu'il savait se réserver toujours assez de loisirs pour ne nianquer point à ses agréables devoirs d'homme du monde 1. En cette période de début, où il lui importait d'être remarqué, tiré en évidence afin d'être mis en état de faire davantage, il n'avait pas la nonchalance permise aux réputations étailies et qui sera l'un des signes de sa maturité. 11 prenait fort à coeur les affaires particu- lières et générales du clergé, y joignant même des entreprises d'utilité puljlique, qu'il tâchait de faire entrer dans ses devoirs ou ses attributions. 11 y dépen- sait du zèle, lui qui recommandera plus tai'd de ne jamais faire excès de zèle 2. On en appréciait les inten- 1 Tels Cliarles Moniiay, futur évêque de Troyes; rabbc Bourlier, plus tard évêqiic d'Évreux ; Jean-Baptiste Duvoisin, qui fut pronioleur de l'of- fieialité de Paris, grand vicaire de Laon, enfin évêque de Nantes, et l'abbé Des Renaudes surtout, qui deviendra l'homme de confiance de Talleyrand jusqu'au moment où, de son service, il passera à celui du secrétaire d'État Maret, lui rendirent de nombreux et précieux services. r2i Un détail piquant. Agent général du clergé, Talleyrand aura pour l'ua LA SOCIKTÉ SOUS LOUIS XVI 67 lions, PII souriant de son ardeur naissante; on disait C'est de la jeunesse; avec un peu d'usage cela passera. » Mais, à part ses habitudes intimes restées frivoles et qu'il ne tendait pas à modifier, il était estimé, considéré; on lui donnait à comprendre que ces bonnes dispositions ne lui seraient pas inutiles, le jour où il aurait à les exercer sur un plus large théâtre. Enfin le clergé jus- tifia hautement d'une satisfaction dont ses services reçurent à la fois la louange morale et le prix matériel. Du même coup en fut très agrandi le cercle de ses relations. Par une suite de contacts heureux et rapides il était entré en commerce avec des personnages du premier rang, tels que les Maurepas, dont la comète avait beau- coup de satellites, comme le disait M'"*" de Rochefort, Turgot, Lamoignon, Malesherbes, le maréchal de Cas- tries et avec des conseillers d'Etat, en seconde ligne. Les dehors de son esprit insinuant couvraientdes desseins précis et fermes. En attendant la maturité des occasions il en cultivait les germes avec sollicitude. Déjà s'attachait-il à pénétrer diligemment, sous des airs distraits, les aspirations et les besoins de son temps. Des lumières étendues éclairaient son intelligence, lors- ue, avec des amis promis comme lui-même à de grandes destinées politiques, il s'entretenait des moyens d'améliorer les conditions de la vie humaine et les de ses successeurs l'abbé de Montesquiou, futur ministre de Louis XVIIl et de ceux qui l'aidèrent le plus activement à préparer le retour des Bour- bons. Vrai prélat d'ancien régime, teinté légèrement de philosophisme sentimental, mais si légèrement, et qui ne supposait point que l'his- toire des sociétés humaines pût commencer en deçà des temps féodaux. C'est cet abbé de Montesifuiou qui, se trouvant un jour en sa campagne au Val, près de Saint-Germain, disait à ceux qui l'entouraient La vie que nous menons ici n'est pas celle de la nature. L'Iiomme de la nature vivait dans son château entouré de ses vassaux! » 68 LK PKINCK DE TALLKYRAND rapports entre les peuples. 11 entrevoyait des change- ments profonds et souhaitables dans l'administration intérieure du royaume, préconisant la suppression des privilèges et la mise en valeur des assemblées provin- ciales, parce qu'il pensait y entrevoir la source de tous les biens. Au fond de son quartier solitaire de Bellechasse, en la petite maison dont il s'était fait une retraite fort agréable et passablement fréquentée, il avait pris l'ha- bitude de réunir devant des tasses de chocolat, qui devinrent vite célèbres, un groupe fidèle riche de jeu- nesse, d'imagination et d'idées. Chaque matin, c'était un grand fracas de conversation dans sa chambre, où se dressait la table du déjeuner. Entre les habitués, qui se plaisaient à y revenir, comme ils aimaient à se retrouver, les mêmes, au logis du Mont-Parnasse 1, mille propos s'entrecroisaient au hasard les nouvelles volantes, que se renvoyaient Lauzun, Louis de Nar- bonne ou Ghoiseul-GoufTier; les hautes considérations philosophiques et politiques, où se déployaient -Alirabeau et l'académicien Rulhière ; les sujets de finances, d'admi- nistration et de commerce, qui convenaient surtout aux économistes du cercle, tels que Panchaud et Dupont de Nemours, pendant que les demi-savants comme Bailliès, Choiseul et l'abbé de Périgord s'en tenaient aux généralités. Que de fois, par exemple, en automne 1786, aux instants où dominait en ces causeries le ton sérieux, revint à l'ordre du jour la grande question du traité de commerce conclu entre la France et l'Angle- terre 2! Dès lors, partisan de la liberté des transac- 1 Chez le comte de Choiseul. 2 Ce traité, auquel avaient contribué leconitede Vergenncs et Calonne, avait pour objet de détruire la contrebande et de procurer par les LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI 69 tiens commerciales, Talleyrand y prenait un intérêt singulier. Puis, avaient leur tour, en ces beaux entretiens, les lettres, les arts et les mondanités galantes. De temps en temps, il se rappelait qu'il était prêtre, qu'il espérait être évêque, et qu'il avait à en donnej' des signes. Alors, il se livrait aux agréments de la pré- dication mondaine, avec assez de succès pour qu'on ait dit de lui Il s'habille comme un fat, pense à la manière d'un déiste et prêche comme un ange. » On n'en eut que ce témoignage; car, de ses sermons, il n'en recueillit pas un. Entre deux journées alternées par le plaisir et par l'étude, il avait reçu la nouvelle de sa nomination à l'évêché d'Autun, un petit évêché par le chiffre du revenu vingt-deux mille livres, mais un illustre siège par ses traditions, son autorité, et qui menait habi- tuellement à l'archevêché de Lyon. Dès 17Si, il avait visé plus haut; une promesse de pourpre avait brillé en sa faveur, et cela sur la recommandation de la comtesse de Brionne 1, qu'avait douanes aa trésor public un revenu fondé sur des droits assez modérés pour ne laisser à la fraude aucun espoir de profit. » iïalleyrand, Mé- moires, Les mêmes textes de conversation étaient repris, souvent, au logis du Montparnasse, dans les réunions du comte de Choi- seul-Gouffier. 1 Pour ce grand objet la comtesse de Brionne avait écrit au roi du Nord la lettre suivante, à la date du 20 août 1784 a Sire, Votre Majesté m'a fait jouir d'un ijoniicur bien rare, celui d'oser être confiante avec un souverain qu'on admire. 11 vous était réservé, Sire, d'avoir encore le don de faire parler les cœurs, d'avoir celui d'inspirer le désir de vous être attaché aussi par la reconnaissance. Voici le moment où je vais user de la permission que Votre Majesté m'a donnée de récla- mer ses bontés. C'est pour l'abbé de Périgord; sa naissance, ses qualrtés iO l'RIXCi; DK TALLFYRAND appuyée fortement auprès du Saint-Siège le monarque luthérien Gustave 111 de Suède. Il avait presque obtenu le chapeau tant convoité, il croyait le tenir, mais, au dernier moment, l'opposition vive de Marie- Antoinette l'avait éloigné de sa tète. Pour qu'on le fit évoque — quatre années après — l'affaire non plus n'avait mar- ché toute seule. Trop rares et trop douteuses apparais- saient les marques de sa piété. Si attentivement qu'il observât les bienséances, et quelque adroit qu'il fût à se conduire sur ce qu'il fallait dire ou ce qu'il fallait taire, le bruit était public qu'il avait d'un trop large pas dépassé la limite d'indulgence, du moins d'indulgence cléricale, accordée, d'ordinaire, à la naissance et à la jeunesse. On n'ignorait point que, sous le ministère de Galonné, il avait amplement tiré profit du bon état de ses relations personnelles avec cet homme de finances pour se lancer à fond dans l'agiotage et qu'il n'élait pas sorti de ces cavernes sans en rapporter un appréciable butin. A la sanction royale hésitante on avait opposé encore Tamour du jeu, l'impudeur affichée dans ses liaisons, qui avaient empêché précédemment, l'abbé de personnelles, les talents qui lui ont mérité l'estime d-e son corps, voilà. Sire, ce qui me fait oser employer la recommandation de Votre Majesté en sa faveur. Elle seule connaît mon vœu il y aurait les plus grands inconvénients à ce que personne sût ici qu"rl aspire à cette grâce et que vous voulez bien la demander pour lui; il en résulterait de l'envie et toutes les méchancetés qu'elle peut produire. Ce n'est que lorsque je sau- rai positivement de Votre Majesté qu'elle consent à faire connaître au pape qu'elle désire un chapeau pour M. l'abbé de Périgord qu'il se permettra de faire ici près du roi et de la reine qui, tous deux, ont de la bonté pour sa famille, les démarches nécessaires pour obtenir une permission géné- rale de solliciter un chapeau, sans parler des engagements que Votre Majesté a daigné prendre avec moi. .le vous rendrai compte. Sire, sur- le-champ, et ce n'est qu'après avoir obtenu cette permission jue je sup- plierai Votre Majesté décrire à Rome, .le lui demande avec instance jusqu'à ce moment de ne mettre qui que ce soit dans mon secret. » LA SOCTKTÉ SOUS LOUIS XVI 71 Périgord roblenir l'archevêché de Bourges auquel il avait ardemment tendu. Cependant, des sollicitations pressantes continuaient d'agir en sa faveur. Pleins de miséricorde pour des délits de jeunesse et des écarts de conduite privée imputables à la faiblesse humaine et ne se souvenant que des services rendus par l'abbé de Périgord, durant sa période de gérance, des prélats qualifiés insistaient alin u'on ne tardât pas à lui octroyer la récompense habituelle de ces importantes fonctions, c'est-à-dire la dignité épiscopale. Son orthodoxie était pure de soup- ron ils s'en portaient garants. On rappelait, à propos, qu'il avait signé, naguère, u ne lettre collective au pape exprimant les douleurs infligées au co'ur de l'Église par le délaissement de la vie monastique; qu'il s'était associé aux plaintes du clergé contre la pernicieuse influence des écrils antireligieux, et que son Z'4e avait éclaté encore dans une autre requête au Saint-Père, demandant la prompte béatification de la sdnir Marie de l'Incarnation 1, carmélite, et du vénérable évêque de Cahors, Alain de Solminiac. Si chaudes que fussent les recommandations, Louis XVI ne parvenait point à vaincre ses répugnances, à rencontre d'un prêtre sceptique, mondain à l'extrême, adonné païennement aux jeux de l'amour et du hasard. L'intercession paternelle du comte Charles-Daniel de Talleyrand-Périgord, tombé dangereusement malade, et qu'il était allé visiter à son lit de mort, vainquit ses dernières résistances. Et l'Église de France et les popu- lations de l'Autunois furent instruites que le roi, bien 1 Peut-être ne sait-on jias que Marie de l'Incarnalion fut liéatifiée le 6 mars 1791. 7 2 LE PRINCK DK informé des bonnes vie, mœurs, piété, doctrine, grande suflisance et des autres vertueuses et recomrnandables qualités étant en la personne du sieur Charles- Maurice de Talleyrand-Périgord, vicaire général de Reims, lui avait accordé et fait don de l'évèché d'Autun, à la date du deuxième jour du mois de novembre mil sept cent quatre-vingt huit. Il s'était vu porter au nomjjre des prélats du premier rang chargés de l'administration spirituelle d'un diocèse. La crosse, l'anneau, la croix pectorale et la mître seraient désormais ses insignes. On avait pu former l'espérance qu'il serait une des lumières de l'Église. Pour se conformer aux règles établies, l'abbé de Périgord alla s'enfermer, pendant plusieurs jours, dans la solitude du séminaire d'Issy, temps d'épreuve obli- gatoire, temps de méditation et de retraite imposé, à la veille de l'ordination épiscopale. La mission de dis- poser le cœur de Talleyrand à l'exercice de son minis- tère redoutable » échut à l'un des directeurs de Saint- Sulpice, qui l'avait connu, étudiant au séminaire, l'abbé Duclaux; et celui-ci, en la sincérité de sa foi profonde, déclara que jamais il n'avait assumé de tâche spirituelle aussi difficile, aussi poignante. Plus d'une fois, comme il l'exhortait à le suivre par les voies de ses entretiens nourris de sagesse et de doctrine, dont la gravité s'ajoutait aux froideurs de la saison pour le préserver des tentations frivoles, plus d'une fois, il dut inter- rompre de si pieuses leçons, et au meilleur moment. Des amis de Paris, accourus à l'appel du néophyte épis- copal, et comme s'ils se fussent portés à son secours, que dis-je! à sa délivrance, des curieux, des visiteurs l'enlevaient à ces sérieuses pensées sans qu'il en témoi- gnât aucun regret. LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI 73 Le jour de la cérémonie était fixé au 16 janviei'. Dans l'étroite chapelle de ce séminaire dédiée au Saint Sauveur, il fut sacré évêque par Louis-André de Gri- maldi, l'évèque-comte de Noyon, assisté d'Aimard-Claude de Nicolaï, évêque de Béziers et de Louis-Martin de Chaumont de la Galaisière, évoque de Saint-Dié. Aucun de ses proches n'était présent; il n'avait convoqué per- sonne. Le sulpicien, qui lui servit d'acolyte, un abbé Hugon, longtemps après s'en souviendra; il ne pourra se défendre de raconter que la tenue de M. de Périgord y fut des plus inconvenantes, tout au moins sèche et froide, et malgré le secret de rigueur, de trahir ce détail qu'il s'était accusé, le samedi suivant, en confes- sion, d'avoir formé des jugements téméraires sur la piété d'un saint évêque 1. La lettre pastorale que M'' d'Autun envoya, le 26 jan- vier 1789, au clergé régulier, séculier et à tous n'en fut pas moins très édifiante et toute recouverte d'un vernis de sainteté. Maintenant que, par la miséricorde divine et la grâce du Saint-Siège, prélat et grand seigneur il avait le droit d'ajouter à ces titres féodaux les hautes attribu- tions spirituelles, que lui conférait sa récente élévation; maintenant qu'à sa qualité d'évèque d'Autun s'adjoi- gnaient celles de premier sutîragant de l'archevêché de Lyon, de président-né et perpétuel des États de Bour- gogne et qu'étant tout cela il se trouvait encore comte de Saulieu, baron d'Issy-l'Évèque, Luçay, Grosme, Bouillon et autres lieux, il estima qu'il devait s'entou- rer d'un éclat extérieur y correspondant dignement; 1 Ua autre iirètre manqué, Ernest Renan, lorsu'il entra au sémi- naire le Saint-Sulpice, en IS''*^, recueillit ces dépositions des lèvres de M. Hus'on. 74 Li l'RiNci [tE tallkyr and et l*al>ord il commença par s'acheter un superbe carrosse. A vrai dire, il oublia, pendant un assez long temps, de le payer. Ses amis s'amusôrent a l'entendre conter la réponse rpi'il avait faite aux insistances de son carrossier, étrangement désireux de savoii* quand il pourrait obtenir le règlement de son compte; Jlum! vous êtes bien curieux, mon ami ». 11 s'v était décidé, cependant, mais encore moins se pressa-t-il d'utiliser son équipage pour aller visiter ses ouailles. En sa lettre pastorale il leur avait bien dit, répétant la parole de saint Paul aux Romains Je suis impa- tient de vous voir. » Mais, ce n'était qu'une image; les Autunois voyaient toujours reculer la date de la réceition de leur pasteur! Pour aviser au plus urgent il avait chargé un Simon de Grandchamp, revêtu des fonctions de grand-chantre de la cathédrale de procéder, en son lieu et place, à la prise de possession, de l'évêclié; il avait organisé, comme il convenait, les cadres de son administration épiscopale, confirmé dans leurs titres les grands vicaires de son prédécesseur, désigné par la même occasion un secrétaire, un officiai, plusieurs vicaires généraux, et, pour le reste, s'était accommodé parfaitement d'admi- nistrer son diocèse, à distance. Paris, le monde, les affaires, la politique le retenaient par des liens multiples. Son attention était absorbée surtout par les difficultés croissantes de l'ordre intérieur, où son dis- cernement percevait les symptômes d'un prochain et violent changement dans les institutions du pays. Depuis quelques années, les afi'aires du royaume et les rapports du trône avec le peuple s'étaient étran- gement compliqués. En 1787, Louis XVl avait dû con- voquer l'assemblée des Notables parce que toutes les LA SOCIÉTÉ sors LOTIS XVI 75 ressources de TEtat paraissaient atteintes d'épuisement. Le mécontentement avait gagné toutes les classes. Les idées nouvelles s'étaient emparées de la jeunesse du parlement, où la seule intention de défendre l'autorité royale était traitée d'obéissance servile. D'autres indices révélaient combien la France se détachait de ses maîtres et de quelle prompte manière elle en venait à perdre l'habitude du respect. On n'en ressentait pas encore d'inquiétude profonde. Par leur longue accoutumance à se regarder les uns les autres, les gens de cour se croyaient toujours au spec- tacle. Monsieur tortillait des énigmes et des logogrlphes. Le comte son frère volait heureux de sa petite maison de la rue d'Artois à son vide-bouteille de Bel-Air, à moins qu'il ne s'oubliât d'aise en son pavillon de Ba- gatelle, autre théâtre de ses exploits galants... Heureuse étourderie! Le peuple était prêt à courir aux armes, le trône et l'autel vacillaient, la noblesse n'avait plus qu'un faible temps à jouir de ses plus doux privilèges. Et l'on continuait à s'occuper des couplets de l'abbé de Boufllers et du train de dépense des beautés à la mode. Le plus insoucieusement qu'il fût possible, mondains et mon- daines commentaient, discutaient des sjstèmes philoso- phiques éclos dans les nuages de l'utopie et qui, sous leurs semblants humanitaires, brisaient avec empor- tement tous les liens de l'ordre moral et politique. Les femmes de la plus fine essence sociale avaient pris pied hardiment dans les débats d'idées, espérant, sans doute, cju'elles n'auraient pas à y courir les mêmes risques et périls que les hommes. Aux premiers bouillonnements populaires, on avait senti, dans les hautes classes, pas- ser comme le frisson d'un péril inconnu. Puis, on s'était rassuré sur les émois d'une foule, qu'on ne lar- 76 LK PRINCE DE ÏALLEYIIAM derait pas à maîtriser. On avait compté sur Necker pour remettre da Tordre dans les caisses publiques et sur les vieilles habitudes de soumission pour ramener les gens du tiers à une plus sage et plus raisonnable conduite. Les Etats lénéraux allaient être convoqués. Que réclamer davantage des comlaisances du trône? Et quelle serait la raison d'être d'une telle assemblée, à quoi servirait-elle si elle ne trouvait pas bientôt le remède à ces malaises? La confiance et la gaieté per- sistaient dans les âmes aristocratiques. Le roi et la reine n'avaient pas une assurance au'^si tranquille. Leur règne avait déjjuté par la fête et l'union des coîurs. D'abord, ils avaient éprouvé quelque appré- hension de régner si jeunes; mais leur crainte s'était dissipée au bruit des ovations populaires, ces trans- ports d'amour qui si promptement se devaient changer en des cris de colère et de révolte. Qu'on était loin, maintenant, de l'enivrement des premiers jours! La reine surtout voyait monter avec etîroi contre le trône et contre elle-même le flot de Timpopularité. Des excès de faveur, des bontés irréfléchies, des grâces déversées sans mesure sur son entourage, sur ses favorites sur- tout 1, et dont le mécontentement était passé de la cour à la ville et de la ville au peuple; des légèretés de jeune femme grossies par l'imprudence et par la médisance 2; des amitiés dangereuses, comme furent Ij Depuis [uatre ans, écrivait le cumlede Mercy, on estime que toute la famille de Polignac, sans aucun mérite envers l'État et par pure laveur s'est procuré, tant en grandes charges qu'en autres bénéfices, pour près de sept cent mille livres de revenus annuels. » 2 C'est dans les méchancetés et les mensonges répandus de 1785 à 1788 par la cour contre la reine qu'il faut aller chercher les prétextes des accusa tionsdu Tribunal révolutionnaire, en 1793, contre Marie-Antoinette. » La Marck. LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI 77 celles de la princesse de Lamballe et de la duchesse de Polignac; les fautes nombreuses où l'avaient entraînée la maladroite influence du comte d'Artois; des erreurs plus graves, elles que l'aveuglement de sa politique autrichienne et ses interventions malheureuses dans le gouvernement; d'autres causes réelles ou inventées avaient renversé les sentiments, qui accueillirent les débuts de Marie-Antoinette dauphine et reine 1. Elle n'était plus aimée; loin de là, elle était haïe. L'opinion surexcitée en était arrivée à tenir sa condamnation prête pour tous les actes, quels qu'ils fussent, émanant de la reine ou de son inspiration supposée. La fin du règne approchait, attristée par le déficit, la misère, les émeutes. Louis XVI débordé par l'opposition avait dû retirer les arrêts de son conseil, proclamer la liberté de la presse, et convoquer les Élats Généraux pour le 27 avril 1789. Les approches de ces élections ont provoqué dans toute la France un mouvement extraordinaire. Des lettres ont été expédiées, de toutes parts, réglant la convocation des électeurs dans chaque province. ïal- leyrand, dont la consécration épiscopale n'avait guère modifié les façons de vivre, a été tiré de son calme par l'assignation du grand bailli d'épée aux sièges de l'Au- tunois, le comte de Gramont, lui prescrivant d'avoir à comparaître en personne à l'assemblée générale de son ordre. D'entrer dans la vie publique, d'être envoyé aux Étals, comme député, par son diocèse, c'est une 1 a Votre avenir me fait trembler », lui disait dans une de ses lettres l'impératrice Marie-Thérèse, par un avertissement prophétique de son cœur maternel. 78 LV. piJiNCK ni tallkyisa m» chance de fortune [u'il ne voudrait manquer, pour rien au monde. Jusque-là, le séjour de Pai'is, n'aura plus de charmes à ses yeux. 11 active ses préparatifs de départ. Déjà le can'osse épiscopal roule d'une vive allure sur la route d'Autun. Il y parvient, le 12 mars, très annoncé, tout prêt à s'otVrir aux manifestations pieuses de ses fidèles. Dès l'aube du jour dominical, les cloches ont été mises en branle. Les rues déversent une atïluence extrême de peuple, aux abords de la ca- thédrale; on a vu passer le cortège des chanoines allant après midi, avec la croix et l'eau bénite, recevoir au palais épiscopal, M^'"^ de Talleyrand qui les attend, en camail et en rochet, entouré de ses grands vicaires. Tout à l'heure, de sa voix forte, il prononcera la formule des serments et bien des sages promesses, en outre, qu'il aura le temps d'oublier. Ces formalités religieuses remplies, conformément à la coutume, l'évêque n'aura plus qu'une pensée celle de se faire nommer député. Soucieux d'y réussir, il ne négligera rien pour gagner l'estime générale et parti- culière. Admirez-le, déjà, comme il se multiplie en visites pastorales, s'inlbrmant des besoins de chacun, se préoccupant de l'état des paroisses — non sans y glisser, à propos, le détail d'une adroite propagande, — faisant à merveille l'ecclésiastique et le dévot, pour le meilleur bien de sa candidature politique! Et comme en môme temps s'applique aux parties variées de l'ad- ministration diocésaine son zèle, sa ferveur ! Chaque jour, il trouve des instants pour prier dans les églises, et qu'on en ait, le sachant, l'impression salutaire. Il assiste aux otiices ou préside aux cérémonies avec une assi- duité exemplaire. Rien n'est plus édifiant que de le voir, aux heures matinales, dans les jardins de l'arche- LA SOCIÉTÉ SOUS LOUIS XVI 79 vèché, le bréviaire en main, lisant et méditant. Univei- selle est la sympathie, qui Tentoure et le prône; et la reconnaissance est particulièrement vive de ses prêtres auxquels il ollre quotidiennement des dîners dont on se souvient. Enfin, à tous égards et partout, il a fait œuvre de bon évêque et de bon candidat. L'économie de son programme politique, sur lequel nous aurons lieu de revenir, a satisfait pleinement les vœux de ses élec- teurs ecclésiastiques. Le 2 avril, il a été choisi, à une très forte majorité, comme député du clergé de la pro- vince d'Autun. Le résultat qu'il désirait étant obtenu, que tarder davantage en ces lieux? Il se sentit tout aussi- tôt rappelé par une force impérieuse, à Paris. Le 12 avril, le jour même de Pâques, sans avoir présidé aux offices de la fête, et à la veille d'une retraite ecclésiastique, dont il n'avait cure, il monta dans sa voiture, quitta la ville, et plus ne le revit-on à l'évêché d'Autun 1. il; Jl a été raconté, sans garantie d'exactitude, qu'il y réapparu! dans les premiers jours d'août 1790, en des circonstances singulières, et que nous relaterons sous toutes réserves d'aulhonlicité iiistorique. Les détails^ de l'anecdote sont plaisants; pour cela nous leur accorderons riiospitalité d'une longue note en bas d page. Un matin, l'évèque laissait errer ses pensées sur l'avenir incertain de la religion et de la monarchie. ïoutàcoup vint à frapper ses oreilles le bruit d'une rumeur énorme. Les cris discordants d'une foule en délire retentis- saient sur la place, montaient jusqu'à ses fenêtres. Que se passait-il? Il chargea son secrétaire, l'abbé Gouttes, — le même qu'il sacrera évèque de Saone-et-Loire, le 3 avril 1791, afin de le remplacer sur le siège d'Autun, — d'aller prendre connaissance des causes du vacarme. L'abbé Gouttes n'avait pas l'âme héroïque; il craignait à l'extrême les éclats d'une émeute, rejaillissant sur sa sainte et digne personne; il redoutait de s'exposer aux sévices populaires. Enfin il lui fallut se décider, carie tumulte grossissait d'une manière effrayante. Des mains frénétiques secouaient les grilles à les briser. Toutefois, ce peuple tapageant, vociférant, n'avait pas un si mauvais dessein que de renverser les murailles ou de mettre au pillage les appartements de l'évêché. Ce qu'il réclamait à force, c'était l'évèque lui-même, parce que des paysans d'alentour avaient traîné là, au milieu d'eux, un prétendu nialéficler, un i meneur de loups », un pauvre éncr- 80 Li; PRINCK DF, TALLFYRAND gumèiie, qu'ils disaient possédé du démon, etqu'il était urgonl d'exorciser. Ces gens criaient assez pour être entendus, et, dans leur impatience, ils accablaient leur victime inconsciente de coups et de malédietions. M. de Talleyrand se montra et fit entendre qu'il allait procéder aux formules de l'exorcisme. 11 eût souhaité que l'opération sainte se passât loin du bruit, dans son propre oratoire, en deux ou trois paroles latines n''f,'lif,'em- ment jetées. .Mais la foule, en bas, était exigeante. lan afin d'arraclier Louis XVI aux violences populaires. 11 l'avait remis de sa main au comte d'Artois, en le priant de le faire passer sous les yeux du souverain irrésolu, qui prit peur et n'accepta pas 1. C'est alors que Talleyrand, commençant par se dégager de ses obligations envers le trône comme il se dégagera tout à l'heure des liens si faibles qui l'attachent aux autels, dira au frère de Louis, déjà prêt à partir pour l'émigration, cette parole claire Si le roi veut se perdre, je ne me ierdrai pas avec lui 2.» 1 Ainsi, après rarrcstatioii de Vareiiiies, pressentant le 10 août et remplie répouvante pour la famille royale, M"" de Staël rédigera, vers le milieu de 1792, un nouveau plan d'évasion des Tuileries, qu'elle enverra au comte de Montmorin, mais ne sera pas écoutée. 2 Dans la dernière de ces entrevues, où le comte d'Artois avait signifié à Talleyrand l'intention formelle du roi décéder plutôt que de faire verser une goutte du sang en opposant la force des armes aux mouvements popu- ÏALLKYIIAND KT LA HÉVOLITION 83 Il suivait les événements, sous le couvert d'une cir- conspection très attentive, n'avançant d'opinion qu'à mots comptés, se réservant d'y apporter telle ou telle modification qu'exigerait le tour des circonstances, découvrant des préférences pour une monarchie cons- titutionnelle et de bonnes dispositions à en favoriser l'établissement, au reste ne promettant [oint d'y sacri- iier l'essentiel de soi-même, s'il devenait évident qu'elle ne pourrait pas triompher, sous une cocarde ou sous une autre, celle de Louis XVI ou de Philippe-Égalité. Cependant les poussées de l'opinion s'accusaient par de tels actes qu'il comprit la nécessité d'une attitude plus précise. On était aux idées, aux faits de révolution. Aucune force n'aurait été capable, désormais, d'en arrêter la marche ou d'en changer les éléments. Il fallait céder à la pente du flot si l'on aspirait à prendre position dans la conduite des affaires publiques. Bien des plumes le reprocheront à Talleyrand, et non sans aigreur après le retour des périodes calmes. Pour se sauver de ces reproches — à prévoir — devait-il, avant qu'éclatât l'inévitable tempête, rester immolile et sans voix, les bras levés au ciel, dans une attitude d'imploration muette? Il ne le pensa pas ainsi, mais profita de la pre- mière porte ouverte pour y glisser les talents ambitieux, qui rélèveront aux premières places. Puisqu'il n'entre- voyait pas d'autre alternative que de disparaître, sous laires, la conclusion du priiu-e avait été cello-ci Quant à moi, mon parti est pris; je pars, demain matin, et je quitte la France. » — Alors, Monseigneur, il ne reste donc plus à chacun de nous quïi songer à ses propres intérêts, puisque le roi et les princes désertent les leurs et ceu\ de la monarchie. i- — En effet, c'est ce que je vous conseille de faire. Quoi ju'il arrive, je ne povirrai vous blâmer; et comptez toujours sur mon amitié. » 84 LE l'RINCK DK TALLKYRAND la forme d'une silencieuse protestation, ou de hurler avec les loups, il préféra s'arrêter au dernier de ces partis et donner aussi de la voix. Les secousses préliminaires du grand choc se suc- cédaient comme une série d'orages dont il eût été bien dillicile de prévoir et le nombre et le terme. Nous allons avoir une révolution », disait quelqu'un à Du Pange, un homme de sens et d'esprit, quand le doublement du Tiers, ayant été décidé, eut porté à quinze cents les députés aux Etats Généraux. Une révolution ! avait répondu celui-ci, nous en aurons quinze cents! » Tôt capila, lot tem'pestatts ! Eu attendant, les espérances de la nation s'étaient ouvertes aux grandes idées de '17S9, saluées comme l'avènement d'une religion nouvelle. Talleyrand en revendiquera sa part hautement. Les États Généraux s'étaient déjà transformés en Assemblée constituante on l'y connut à ses premiers discours, à ses vœux, à ses rapports. Avec une netteté de vues parfaite, il pré- cisa les réformes, les améliorations selon lui nécessaires au renouvellement politique de la France. Ces améliora- tions, ces réformes, qu'il appartiendra aux gouverne- ments constitutionnels de réaliser dans le sens et la forme qu'il avait établis, il les avait exposées, une pre- mière fois, dans son programme aux électeurs du bail- liage d'Autun, et de manière à n'y laisser aucune ombre, tant l'évidence en était lumineuse. C'est en re- lisant ces pages documentaires de Talleyrand sur les affaires générales de la nation » que longtemps après, l'Anglais Buhver Lylton s'écriera Peut-être serait-il impossible de trouver dans les annales de l'histoire, un TALLKYRAND IT LA RÉVOLUTION 83 exemple plus remarquable de prudence humaine et de jugement droit. » 11 s'était prononcé contre les mandats impératifs 1; il avait fait prévaloir Tidée anglaise d'un pouvoir exercé par des ministres responsables. On l'appela dans le Comité de Constitution et par deux fois. 11 y présenta des rapports dont le sens philosophique et l'élégance d'expression parurent émaner de la plume d'un Chamfort et, pour le fond, des élucubrations discrètes de l'abbé Desrenaudes, son grand-vicaire, quoique Talleyrand eût été parfaitement capable de les rédiger sans aide. Une impatience brouillonne ne troublait point Tor- donnance de ses pensées ni de ses actes. Néanmoins, cette première partie de sa carrière politique avait frappé les esprits attentifs. Des regards clairvoyants s'attachaient à suivre ses progrès. Dans un portrait figuré que traçait de lui Chauderlos de Laclos, il était dit en propres termes Amène arrivera à tout, parce qu'il saisira les occasions, qui s'offrent en foule à celui qui ne violente pas la fortune. » Les augures ne se trom- paient point, dont l'opinion le vouait à un grand avenir. Talleyrand avait franchi le pas de sa trente-cinquième année. Sa raison avait mûri et s'était fortifiée au soleil de la seconde jeunesse. L'esprit en forme et en vigueur pour les desseins suivis et l'àme encore assez sensible pour s'y attacher avec quekue passion, son autorité croissait, de jour en jour, à la Constituante. Il s'y glis- sait sans bruit; il y voilait son entrée. Mais on savait bientôt qu'il était là. Un mot sorti de sa bouche, l'un I Motion de il/s" l'Evcque d'Auliin sur les mandats unjx-rdlijs, in -8° de 20 pages. , 80 LK l'RlNCK IK TALLKYKAND le ces mois trouvt's, comme il excellait à les déta- cher, au lion moment, avait Iraiii sa [n''sence. Ainsi dans telle séance orageuse, où il n'avait pas craint d'en- trer en lutte avec Mirabeau, le personnage dominant de cette assemblée, qui dominait tout... La lice étaif ouverte, où se faisaient face les adversaires, Tuu si tui- bulent et fougueux, l'aulre si flegmatique, Miraleau s'écria — Attendez, je vais vous enfermer, dans un cercle vicieux. » — A'ous voulez donc m'embrasser? » avait répondu l'évêque d'Autun, qui, lui-même était loin de passer pour un exemplaire de vertu. Car, il fut un moment où ces deux homiues supé- rieurs, qui se connaissaient depuis longtemps et que rejoignaient sur tant de points leurs opinions, leurs talents, et leurs vice mêmes, se brouillèrent. Avec toute l'ardeur de son tempérament, Mirabeau s'était emporté en des termes d'une rare violence contre Tal- leyrancl 1. Désaccord passager ils reviendront à une meilleure appréciation d'eux-mêmes; ils se retrou- 1 Voici de quelle douce façon il le traitait, dans une lettre à l'un de ses amis Paris, rue Sainte-Anne, 28 avril 1787. »Ma position assombrie par l'infâme conduite de l'abbé de Périgord est devenue intolérable. Je vous envoie, sous cachet volant, la lettre que je lui répète; jugez-la et envoyez-la-lui ; car j'aime à penser que cet homme vous est inconnu, et je suis Lien sûr, au moins, qu'il devrait l'être à tout liomme honnête de votre temps. Mais l'histoire de mes malheurs m"a jeté entre ses mains, et il me faut encore user de ménagement avec cet être avide, bas et intrigant. C'est de la boue et de l'argent qu"il lui faut. Pour de l'argent il a vendu son honneur et son ami, pour de l'argent il vendrait son àme, et il aurait raison; car il troquerait son fumier contre de l'or. » Comme son terrible p'^rc, dit rAmi des hommes, Mirabeau l'aîné était un grand débrideur d'injures, juand la colère le tenait., TALLKYRAND KT LA RKVOLl'TION 87 veront cl se réconcilieront dans l'entière conmmnaulc de leurs vues sur la politique intérieure et extérieure. Lorsque le puissant orateur se sentira frappé en ]leine lutte, et que la mort voudra se saisir de cette immense proie, c'est Tallevrand qu'il choisira conmie exécuteur testamentaire avec le comte de Lamarck; et c'est encore Tallevrand, qui, le 4 février 1791, donnera lecture du dernier discours préparé par le tribun sur l'éducation publique. Enfin, une note découverte dans les papiers de Mirabeau, après sa disparition, prouvera qu'il avait eu le dessein d'appeler Talleyrand au minis- tère, si ses plans d'alliance avec la cour contre les excès de la Révolution avaient triomphé. On sait comment devait échouer cette tentative de fusion entre la royauté raffermie et la démocratie réfrénée pour le développe- ment progressif des institutions nationales. Le pacte était signé, Fargent versé aux mains prodigues de Mira- beau, et Talleyrand prêt à suivre l'évolution entamée. La résistance maladroite de La Fayette, l'opposition ja- louse de ce personnage de second plan, que le hasard avait, mis au [remier parce qu'il s'était trouvé là, déran- geront l'accord, que ruinera définitivement la mort de Mirabeau. Et la Révolution jacobine, dont l'élan de dévastation pouvait encore être arrêté, ira jusqu'au bout de sa course furieuse... Mais nous n'en sommes pas encore aux mauvais jours, où la démagogie portera à la liberté naissante des atteintes mortelles. Bien des illusions fleurissent les imaginations et les weurs. On n'est pas sorti de la période d'enthousiasme. Dans les salons on ne parle que de liberté à l'anglaise, de constitution nouvelle, des droits du citoyen. Les femmes combinent des systèmes de gouvernement, les hommes font des motions et vont au club. Avec leur 88 LI". PRINCK IF TALLEYRAND imprudence aimable, les spiriluclles se jouent des mots, parce qu'elles les supposent simplement à la mode et ne se doutent guère de Tétrange force qu'ils prendront sur d'autres lèvres que les leurs. L'émigration n'a fait que commencer. Les plus inquiets ou les plus impatients de s'enrôler dans les rangs de l'étranger font diligence. D'autres ne sont retenus à Paris que par la difficulté d'en sortir, avant que le nécessaire, — les allaires d'argent, — soit mis en ordre 1. Beaucoup demeurent, attendent, espè- rent. Des créatures de beauté, d'élégance et de charme regardent et bravent le flot qui monte; presque s'amu- sent-elles à lui tenir tète avec une jolie crànerie, qu'elles ne croient pas dangereuse, parce qu'elles sont femmes et supposent qu'on ménagera toujours les femmes. C'est M'"^ de Simiane sortant de la Comédie fran- ^^ise et disant au crieur Appelez mes jms! » Un passant s'est écrié Il n'y a plus de gens! Tous lés hommes sont égaux. » Elle aussitôt riposte Eh bien ! crieur, appelez mes frères servants, » C'est la duchesse de Biron considérant de sa loge les prestiges de la scène et les turbulences du parterre. Ce soir-là, les dispositions du rez-de-chaussée sont mauvaises à l'égard des habitués du balcon. Des pom- mes sont lancées contre les loges aristocratiques. L'un de ces projectiles s'est introduit sans qu'on l'ait appelé chez M""*" de Biron. Elle l'a recueilli pour le retourner. Il o; La terre ms brûle les pieds à Paris, écrit tout franchement M'"* de Nermont à un ami... Mais, aussitôt que je saurai sur quoi compter, comme je décampe! » .Vrchives nation.. W 274, dossier 59. 4' partie, n" ?8. Elle s'y laissera surprendre, pourtant le 7 venlùse an II, elle fut mise en état d'arrestation, comme ex-noble et pour cause de relations suspectes avec dee émigrés. Incarcérée aux Carmes, elle fut rendue à la liberté, le 12 ven- démiaire an 111. TALLKYRANI KT LA RÉVOUTION 89 le lendeniain, à La Fayette, soigneusement enveloppé, avec ces mots Voici le premier fruit de la Révolution qui soit arrivé jusqu'à moi. » Talleyrand, lui, des deux oreilles écoute, passe et fait son chemin. En peu de temps, il s'est acquis une situation pré- pondérante à l'Assemblée nationale. Le 18 août, il avait été nommé secrétaire, avec Mathieu de Montmo- rency et l'abbé de Barmond. Le 31, sans qu'il eût présenté de candidature, deux cents voix s'étaient réunies sur son nom, pour la présidence. Dans la quinzaine suivante, il s'était vu élire du comité de constitution, le quatrième sur la liste avec Thouret, Siéyès, Target, Desmeuniers, Rabaud Saint-Étienne, ïronchet. Le Chapelier. L'Assemblée lui conférera l'hon- neur de l'appeler à la présidence, avant d'y porter Mirabeau. Enfin elle arrêtera sur lui son choix pour présenter au pays le compte-rendu de la conduite et des travaux de ses membres. Personne ne saura mieux en caractériser l'œuvre accomplie qu'il ne le fera dans son admirable adresse aux Français, lue en séance publique, le 11 février 17Û0. Les soucis de la vie publique ne l'absorbaient pas au point de lui faire oublier les goûts et les faiblesses de sa vie privée. Mêlant l'agréable à l'utile, il continuait à se distraire dans les passe-temps mêlés de la conver- sation lorsqu'il y avait encore une société à Paris, des femmes et du jeu. Le jeu fut à Talleyrand une tentation toujours chère. Quelquefois, dans le monde, il en avait usé comme d'un dérivatif commode pour échapper à l'ennui des 90 l'IUNCF. DK ÏALLKYRAND entretiens qu'il ne lui convenait point de soutenir. Voulait-il s'en épargner l'incommodité ou n'être pas contraint à mettre sur le tapis de la conversation, quand il n'en avait pas envie, ses idées personnelles, il allait à la table de jeu et s'y oubliait, à plaisir. Mais il n'y était pas conduit par cette raison unique. La prodigalité de ses dépenses lui en faisait un besoin, à plus d'un jour de l'année, en l'époque où ne se déversaient pas encore dans ses coffres les munificences des grandes dotations. Il y recourait d'autant plus volontiers qu'il avait la main heureuse. Ainsi, pen- dant l'hiver de 1790, il lui arrivera de gagner, au club des Échecs et dans la société, une tfentaine de mille francs en deux mois. Il en éprouvera, si nous l'en croyons, de la satisfaction et du regret tout à la fois. Des scrupules inattendus tenant à son état nou- veau de législateur lui monteront à la tête, de telle sorte qu'il croira devoir s'en expliquer dans une sorte de confession publique o geste digne des premières simplicités chrétiennes! sous la forme d'une lettre aux journaux. A l'entendre, il n'aimait pas ou avait cessé d'aimer le jeu ; il était tout prêt à l'abhorrer, en réfléchissant aux maux et aux iniquités dont ce vice est la source. 11 se reprochait gravement de n'avoir su résister à ses amorces. Mais, comme le règne de la vertu s'était levé sur le monde, il avait compris que le moyen le plus honnête de réparer ses erreurs était d'avoir la franchise de les reconnaître 1. Aurait-on supposé jamais un Talleyrand aussi exemplaire, aussi pénitent de ses fautes?... Il avouera ses torts, sans 1 Letlre aiileins de la Chroniqne de Paris, 8 fàvrier 1791, publiée dans le Moniteur universel, t. VU, p. 32'i. TALLKYHANI KT LA RÉVOLUTION 91 doute, mais nous n'avons pas appris, d'autre part, qu'il ait voulu rendre à la communauté sociale l'argent dont il s'accusera, en se frappant la poitrine, de l'avoir indi- rectement frustrée. L'envie lui reviendra souvent de pousser des jetons et de mêler des cartes, jusqu'à ce terme de la vieillesse humaine où sans peine se corri^e-t-on de tous les défauts, qui ne nous sont plus d'aucun plaisir ou d'au- cune utilité. l*arvenu là, du haut de son expérience sereine, on l'entendra formuler contre le jeu des enseignements d'oracle Ne jouez pas, recommandera-t-il à l'un de ses pro- tégés, j'ai toujours joué sur des nouvelles certaines et cela m'a coûté tant de millions. » Car il précisera le chiffre de la perte et, pour ne diminuer point la portée de sa leçon, il ne fera qu'ou- blier l'échelle comj^ensatrice de ses gains. Mais nous anticipons sur les dates ; nous nous écar- tons du principal de notre sujet. Revenons un peu sur nos pas et retournons à la Constituante, où s'est ou- verte une délibération d'importance dans l'histoire de la Révolution et de Talleyrand. L etonnement n'y fut pas mince, lorsque, en la séance du 10 octobre, se ralliant sur ce point aux idées de Necker, l'évêque d'Autun proposa d'une voix ferme l'aliénation des biens du clergé et qu'il présenta lui, dignitaire de l'Église, les éléments d'un projet qui livrait aux créanciers de l'État le patrimoine de son ordre. Déjà, au milieu de l'effervescence, qui suivit la nuit du 4 août, quand, au milieu des acclamations et des 92 PRINCE DE TALLEYRAND larmes, la noblesse avait fait spontanément à la nation le sacrifice de ses privilèges, l'Assemblée nationale avait entendu le député du bailliage de Charolles, un manpiis de La Goste lui exposer conriisément une motion identique I. On l'avait laissé tomber, ladite motion, parce que les esprits n'y étaient pas encore assez préparés. A son tour, Talleyrand s'était emparé de celte idée, qu il eût aussi bien combattue, la veille, s'il l'avait jugée non viable et prématurée. Mais elle était mûre; elle devait inévitablement triompher sons une forme ou sous une autre. Habilement il la prit à son compte et en récolta le succès, à la grande stupeur de ceux qui l'avaient envoj'é à l'Assemblée pour y défendre les droits et les intérêts ecclésiastiques. Par cette initiative, qu'on n'aurait pas attendue de l'ancien agent du clergé, Talleyrand préludait au système poli- tique de toute sa vie consistant à faire bon marché de la moralité des actes personnels, devant le but ou le prétexte de l'utilité générale. Dès les premières assemblées du clergé auxquelles il lui avait été donné de prendre part, en 17~o, il avait pu se former une appréciation complète de la persistance de l'Église à ne se relâcher en rien de l'immunité de ses possessions, considérée comme un principe intangible. Étant agent général de son ordre et constatant que le clergé, très attaqué par les philosophes, malmené par l'opinion, envié dans ses richesses, perdait, chaque jour, de sa considération, Talleyrand avait exprimé le vœu qu'il se prêtât à des sacrifices proportionnels, 1 Séance du 8 août. Deux jours auparavant, Buzot avait lancé cette phrase, qui se perdit dans le bruit Je soutiens que les biens ecclésias- tiques appartiennent à la nation.. TALLEYRAND Iï LA RÉVOLUTION 93 susceptibles de lui ramener les sympathies 1. Sur ce terrain, il avait rencontré des oppositions inébranla- bles. Les gros décimateurs n'en cédèrent pas un décime. L'esprit de détachement évangélique pouvait sen'ir de thème éloquent dans les livres de piété, dans les man- dements et les sermons de cathédrale ; il n'allait pas jusqu'à se donner en exemple, sinon dans le bas clergé, — qui se plaignait de n'avoir pas de quoi vivre, — du moins de la part des évêques et des abbés commandi- taires 2. Quand le ministre des finances, Jean-Baptisle de Machault, fort embarrassé dans ses comptes, voulut imposer les biens des ecclésiastiques comme ceux des autres sujets, le haut clergé s'y était opposé d'une seule voix, arguant de cette bonne raison que les biens donnés à l'Église ne sont plus reprenables, parce qu'ils sont consacrés à Dieu. Les temps avaient poursuivi leur évolution logique; l'esprit de réforme et de nouveauté s'était affirmé avec une évidence, avec une force redoutables. On en était resté, cependant, aux obstinations de 172o où le corps 1 Je voulais que le clergé proposât crocheter au gouvernement la loterie royale pour la supprimer, etc. » {Mémoires, t. l'% p. 52. Ce qu'on oublie trop souvent de rappeler, à propos de sa motion de la remise des biens du clergé à la nation, c'est qu'il avait exprimé, le même jour, un vœu d'amélioration du sort des prêtres de campagne. 2 A diU'érentes époques, le gouvernement était intervenu pour amélio- rer le sort des prolétaires de l'Église Un édit de 1768 assurait un mini- mum de 500 livres au curé et de 200 au vicaire. En 1778, le premier reçut 700 livres et le second 250, puis 350 livres 1785. C'était la portion con- grue; en regard, il convient de citer le chilîre de rente de certains gros décimateurs, qui souvent retenaient pour eux la moitié, parfois même les trois quarts du produit des dimes. L'abbé de Clairvaux toudiait ainsi livres par an; le cardinal de Rohan, un million; les Bénédictins de Cluny, les Rénédictiiis de Saint-Maur, 8 millions, et ce ne sont pas là des exceptions. » Note des Mc'iiio'res de Talleyrand, p. 53. 94 l'IUNCK DK de rÉfilise en tiimiille refusait au gouvernement de se soumettre à Tiinpot du cinquantième. >ii les alaj'mes grandissantes du Trésor, ni le cri de la détresse géné- rale n'amollissaient ces résistances d'une caste privilé- giée défendant opiniâtrement Timmutahilité de ses intérêts. Tels de ses membres prétendaient qu'il était de leur devoir impérieux de sauvegarder, entre leurs mains, le patrimoine des pauvres. Tels autres, les hauts prélats, soutenaient qu'ils avaient à maintenir en leurs personnes, sans y soufl'rir d'amoindrissement, le prestige du principal corps de l'État. Pour ne pas être à charge au royaume, ils devaient rester les maîtres exclusifs des biens dont la piété des aïeux avait enrichi l'Église. Précédemment, des discussions infinies s'étaient pro- duites sur le chapitre des dîmes, des alleus, des franches aumônes. En l'assemblée des Notables, il avait été question de supprimer les dîmes. L'archevêque d'Aix, M. de Boisgelin, s'était levé pour les défendre. Comme il disait d'un ton pénétré La dîme, cette offrande volontaire de la piété des fidèles », une voix l'interrompit, celle du duc de La Rochefoucauld, qui simplement, ajoutait La dîme, cette offrande volon- taire de la piété des fidèles sur laquelle existent, main- tenant, quarante mille procès dans le roj^aume. » Puis, on s'était plaint amèrement, au sein du clergé, des sentiments injustes et de la conduite inexplicable, qui poussaient l'esprit du siècle à provoquer l'anéantisse- ment de ses privilèges, à conspirer contre ses biens. Et des raisons et des textes en abondance avaient été fournis pour justifier leurs possesseurs d'une exonéra- tion complète des charges du pays. Dans une convocation récente d'hommes d'Église, TALLKYRAND KT LA RÉVOLUTION 95 chez l'un d'entre eux et non des moindres, le cardinal de La Rochefoucauld, pendant que des voix s'échauf- faient sur l'idée de contribuer par des sacrifices per- sonnels au ratTermissement du crédit public, un archevêque, Jean-Marie Dalou, avait proposé sérieuse- ment de profiter d'une occasion aussi favorable pour faire payer les dettes du clergé par la nation. Talleyrand, qui l'avait entendu, ne pouvait en croire ses oreilles. Tant de confiance et d'imprudence, à la fois, quand les événements, comme ils se poussaient et se précipi- taient, étaient si loin de travailler pour ces illusions tenaces ! On n'avait pas su se résoudre à des concessions opportunes et nécessaires. La bourrasque viendra, qui tout emportera d'un seul coup. La vague populaire balaiera d'une seule rafale ces droits, ces privilèges, que le clergé de France faisait remonter aux capitulaires de Gharlemagne. Un évoque avait osé porter le premier coup au colosse sacré ». L'ertet que produisit sur les députés ecclésiastiques la lecture du projet fut inouï. Tandis que se prolongeaient les applaudissements des révolu- iionnaires et des capitalistes, l'abbé Maurj ne trouvait pas de termes assez rudes pour flétrir une pareille défection. Il ne nous reste plus, s'écria douloureu- sement l'abbé de Montesquiou, qu'à pleurer sur le sort de la religion. » Une eff'ro^'^able tempête s'était élevée des bancs de la droite contre la trahison de l'évoque d'Au- tun; car on oubliait, à dessein, les nombreux orateurs de la gauche, tels que Barnave, Pétion, Treilliard, Mirabeau, qui, tour à tour, soutinrent, développèrent en l'amplifiant et l'exagérant môme sa proposition. Il Les Curés de Saône-et-Loire. » TALLEYRAND ET LA RÉVOLUTION 101 anxieuse, car il entrevoyait bien prochaine l'heure où il sortirait tout à fait de la vie sacerdotale. Il saisit la première occasion qui s'offrit à lui de con- sommer un premier acte d'affranchissement; nommé, entre le 11 et le 17 janvier, avec La Rochefoucauld, d'OrmessoU; Mirabeau, membre du département de la Seine, il profita de l'occurrence afin d'annoncer sa démission d'évêque de Saône-et-Loire 1. La douleur était profonde dans le cœur des prêtres fidèles de FAutunois. En des instructions fréquentes à leurs paroissiens ils versaient leurs tristesses, ils tra- duisent leurs pieux gémissements; c'en était fait ils n'avaient plus de pasteur, plus de guide spirituel pour les conduire parmi ces voies de ténèbres Le pire de nos maux, celui qui ne nous laisse aucune consolation, c'est que nous-mêmes nous sommes sans pasteur qui nous guide, nous dirige et nous éclaire. Hélas! nous l'avons perdu, il n'est plus du nombre des enfants d'Aaron. » Tallevrand leur était enlevé par ses propres égare- ments » 2. Ils ne gagnèrent pas beaucoup au change, 1 Il l'avait fait connaître en ces termes aux administrateurs du diocèse d'Autun ï 20 janvier 1791. 0 Messieurs, j'ai été choisi, il y a quelques jours, par MM. les électeurs de Paris, pour être un des administrateurs du département; il m'a été impossible de ne pas accepter un témoignage de confiance aussi flatteur donné par une ville dans laquelle je suis né, où j'ai passé ma vie presque entière et où ma famille demeure. Cette place exigeant une résidence habituelle aurait été, aux termes des décrets de l'Assemblée nationale, incompatible avec celle d'évêque de Saône-et-Loire ; en conséquence j'ai donné ma démission pour cette dernière, et j'ai. Messieurs, l'honneur de vous en prévenir ; je l'ai remise entre les mains du roi en le suppliant de donner les ordres et de prendre les mesures nécessaires pour l'élection de mon successeur. » Archives départementales de Saône-et-Loire, série L. Dis- trict d'Autun. 2 Rome en avait prononcé 11 ne peut rien se produire de plus dési- 102 LK l' DK TALLKYRANT lorsque l'élection faite à Màcon leur valut, pour le rem- placer, en leur amour, en leur confiance, l'abbé Gouttes, ancien dragon et député révolutionnaire. Maurice de Talleyrand était entré l'un des premiers dans les voies de ce schisme nouveau; et, malgré les expresses inhibitions du pape, il avait accepté d'être le consécrateur des prochains évoques constitutionnels. Le scandale fut grand à Kome. Un bref du Saint-Siège, quelque temps retardé, le bref Quod aliquantnm, daté du 10 mars 1791, le fraipa d'excommunication, lui et tous les prêtres jureurs. Il en reçut le choc sans trop d'émotion, si l'on s'en rapporte au ton de ce billet, dont le destinataire aurait été le duc de Lauzun Vous savez la nouvelle de l'excommunication ; venez me consoler et souper avec moi. Tout le monde va me refuser le pain et Teau, aussi nous n'aurons, ce soir, que des viandes glacées et nous ne boirons que du vin frappé, » 1 Il s'était senti moins à l'aise, le jour où la besogne lui fut commise formellement de sacrer en public, dans l'église de l'Oratoire, plusieurs évêques élus par le peuple. On lui avait adjoint deux de ses collègues pour l'assis- ter dans la cérémonie. Une commune inquiétude tenait en suspens l'âme des intronisateurs. Talleyrand, pour son compte personnel, avait jugé la partie dangereuse, aussi bien du côté de la populace que du côté du clergé dissident, dont il s'imaginait voir les saintes et furieuses vengeances amassées sur sa tête, rable que de le voir renuncer de lui-même à son Église, lui qui, à tant de titres, a mérité d'en être dépouillé. » Epistola E. S. R. E. cardinalis de Zelada, prœcipui Summi Poulificis nwiistri, ad vicarios générales episcopi Augustoduneiisis. 4 des noues d'avril 1791 . 1 On a contesté rauthenticité de cette lettre. C'est dommage pour roriginalité de la pièce. TALLKYUAXI KT \\ RÉVOLUTION 103 A telle enseigne qu'il avait pris la précaution de rédi- ger un testament et de l'envoyer à M'"'= de Flahaiit. Le 23 février, étant rentrée chez elle, assez tard, le soir, elle avait remarqué sur sa table une large enveloppe blanche et l'avait décachetée d'une main rapide. Le document était là, où l'évèque d'Autun son évèqne », l'instituait comme légataire universelle. Le cœur sen- sible de la comtesse, à cette lecture, battit douloureuse- ment. Elle passa le reste de la nuit dans l'agitation et dans les pleurs. Dès quatre heures du matin, elle vou- lut qu'on allât réveiller M. de Sainte-Foix pour qu'il courût aux nouvelles. L'évèque n'avait pas dormi chez lui, des menaces de mort lui étant parvenues, qui lui donnèrent à craindre qu'on ne l'y fît assassiner; il s'était retiré dans un gîte secret de la rue Saint-Ho- noré. Ses coopérateurs n'étaient guère plus rassurés, en la circonstance. Gobel, évèque de Lydda, avait averti l'évèque d'Autun qu'un troisième évèque, de Babylone celui-ci, battait en retraite. Déguisant ses propres appré- hensions, Talleyrand s'était rendu, au matin, sans tarder, chez ce prélat in partibus il avait nom Mirou- dot, Dubourg-Miroudot, lui dénonçant par une feinte adroite que leur confrère Gobel allait leur manquer de parole; que, pour lui, il savait trop les suites qu'entraî- nerait une pareille reculade; qu'il n'hésiterait pas une minute sur la résolution à prendre; et que si le mauvais sort voulait qu'il fût abandonné par l'un de ses collègues, il n'irait pas s'offrir aux coups de la populace et préférerait se tuer lui-même. Parlant de la sorte, il tournait autour de ses doigts un petit pistolet, qu'il avait tiré de sa poche et dont la vue impressionna fortement le courage ébranlé de l'évèque Miroudot. Ses 104 LE PIUNCK IK esprits se raffermirent par la crainte d'un péril plus grand. Chacun des trois prélats fut exact à se rendre en lu chapelle des Oratoriens, dont le supérieur 1 était acquis à la cause constitutionnelle; et rien ne se passa qui justifiât leurs précédentes alarmes. Les affaires de l'Église de PVance empiraient d'heure en heure. Naguère l'archevêché de Paris avait été rendu vacant par le départ de M. de Juigné, qui, malgré son esprit de conciliation et de bonté 2, s'était refusé au serment ; et l'on avait aussitôt pensé au personnage le plus en vue des ecclésiastiques assermentés, à Talley- rand, pour lui offrir le siège métropolitain le plus important du royaume. Il s'était défendu vivement de l'accepter, protestant qu'un tel pontificat devait aller à des mains moins indignes; mais, au fond du cœur, ne demandant qu'à se soustraire à des responsabilités trop lourdes, trop directes, en ce temps de guerre ouverte contre la religion et ses ministres. A tous égards, il n'aspirait qu'à se décharger complètement des embar- ras d'une carrière, où il n'était entré que par force, et que ne parviendra pas à lui rendre désirable l'offre du chapeau de cardinal, aux signatures du Concordat. On le verra, pour la dernière fois, porter le violet, lors de la célébration dans la cathédrale du deuxième anniversaire de la prise de la Bastille. Contraint de se rappeler qu'il avait été le répondant de Gobel, évêque de la Seine, il se prêtera à cette bizarre cérémonie, où \ Le l'ère Poiret. 2 C'est de M. de Juigné, vénérable prélat, qu'on avait surnommé le Père des Pauvres que, le lendeiuain de son sacre, Talleyrand avait reçu le pallmm, distinction attachée parles souverains pontifes au siège épis- copal d'Autun. TALLEYRAND KT LA RÉVOLUTION 105 les cantiques auront un faux air de carmagnole. Un député du nom de Gasparin fera gémir les orgues sacrées... Quelques mois après, il n'y aura plus d'évêque ni de cérémonie; l'église même, la vieille basilique aura été mise en vente! Sans attendre le monitoire suprême du pape, qui l'atteindra, à Londres, en 1792, il rentra décidément dans la vie séculière, au mépris de ceux qui faisaient de son nom une pierre de scandale. Car les royalistes et les orthodoxes n'établissaient guère de distinction entre l'abbé Grégoire, l'oratorien Foucher de Nantes, le franciscain Chabot et l'ancien évèque d'Autun, mais les rangeait tous dans la catégorie des apostats. Talley- rand les abandonna à leur opinion, d'un cœur léger. Aucune sorte d'animosité de principes ne le poussait contre le culte, dont on l'avait obligé d'être un des ministres. Il estimait salutaire, pour ceux qui en avaient reçu les enseignements, de les conserver au fond de leur âme; mais il ne les jugeait pas d'une applica- tion utile à l'avancement dans le monde; et, sans haine ni provocation, il s'était allégé d'un costume entravant la liberté de sa démarche. On ne détache pas aisément de son être, parce qu'on en a rejeté les signes extérieurs, le caractère de la prê- trise. Bien des personnes de sa connaissance continue- ront à l'appeler l'évêque », par habitude de conversa- tion ou par une familiarité d'amis. Parle à l'évêque... annonce à l'évêque... », écrivait Biron à Narbonne et respectivement. Ou bien c'était avec une vague intention de dénigrement pour le plaisir de faire ressortir par le contraste entre le mot et la chose ce qu'avaient de peu épiscopal les comportements de sa vie privée. Tel l'Amé- ricain Governor-Morris notant, en son mémorial, que 100 LK P II IN CI". IK l'évèque avait rendu, pour ainsi dire, quotidiennes^ ses intimités de table et d'alcôve chez la future M'"*" de Souza. Quoi qu'il en lïiL de cette manière de parler, Talley- rand et l'Église n'entretenaient plus que des rapports distants. Jeté comme tant d'autres témoins passés acteurs dans le chaos d'une monarchie qui s'écroulait et d'une révolution prèle à surgir, grosse de menaces et de violences, il mettait à s'orienter une adresse infinie 1. Observant avec sa perspicacité rare l'avènement des hommes nouveaux portés par le jeu des circons- tances dans le tourbillon de la politique et les menées de la diplomatie; s'égarant, parfois, sur l'étendue de leurs moyens avant de les avoir vus à l'œuvre 2, il attendait, tout en prodiguant les lumineux rapports sur les finances ou l'éducation, qu'on lui fournît à lui- même des moyens d'agir, et de préférence hors des frontières. Il en était grandement question dans l'entourage de Mirabeau. Cet homme de passion et de raison, à la fois, n'avait pas oublié que, sur la proposition de Talley- rand, en 1786, lui-même avait été envoyé à Berlin en qualité d'agent secret, d'observateur, quand les registres de la diplomatie occulte étaient parsemés de noms 1- 1 ir Maintenir le lien de la France avec l'unité catholique, insinuer à tous que ce lien n'est pas rompu et ne peut pas l'être; rassurer le roi, le disposer à la patience et à l'attente, le mettre plus à Taise dans cette cons- titution civile, qui l'oppresse, protéger les prêtres qui ont refusé le serment, appeler à leur secours la liberté que la Déclaration des droits de l'homme dont il fut un des rédacteurs accorde à tous les citoyens, en un mot faire de l'ordre ave; du désordre et servir la royauté en caressant la Révolution. c'est le jeu extraordinaire auquel Talleyrand prétend se livrer et auquel on aurait peine à croire si les pièces authentiques n'étaient pas là pour l'attester. » iB. de Lacombe, Talleyrand, évèque d'Autun, 281, 282. 2 Par exemple, dans ses appréciations portées sur Barthélémy. TALLEYRANU KT I-A IIKVOLUTION 107 illustres » ou destinés à le devenir. A son tour il estima que, devant les menaces de la coalition, l'intérêt de la France serait de déléguer Talleyrand à Londres, afin de s'assurer de la neutralité anglaise. N'y serait-il pas le mieux désigné? Dès sa jeunesse, lorsqu'il fréquentait, avec Mirabeau, Dupont de Nemours, Ponchaud, les réu- nions d'un groupe formé sous les auspices d'une science nouvelle l'Économique, sa conviction était que l'accord de l'Angleterre et de la France commanderait la paix à toute l'Europe. Hier encore Mirabeau, déjà couché sur son lit de mort, avait recommandé à Talleyrand, [u'il savait de tous points acquis à son idée l'illusion môme, le rêve edors de la France, le plan d'une alliance entre les deux nations. Les complications extérieures se sont fort aggravées. Les amis douteux ou chancelants sont tout près de se faire des ennemis déclarés. C'est un point essentiel que de choisir sûrement entre ceux qui aspirent à porter, à l'étranger, la parole du pays. Talleyrand n'a pas ménagé les bons conseils. Il est avocat consultant en la matière. Jarry, qui vient de monter en voiture, emporte pour la Prusse indécise des instructions, que l'évêque » a presque dictées. La réponse qu'appelle, d'urgence, Toflice de l'Empereur, il en a suggéré la notification positive Il faut de lui une explication, qui finisse tout. » Mais surtout il redouble d'insistance sur le besoin d'envoyer en Angleterre quelqu'un de confiance, avec une mission secrète, qui soit peu de chose aux ouvertures, mais cjui assure des arrière -pensées. Et il a proposé Biron, pendant que celui-ci n'a pas encore de commandement d'armée. Là-dessus des objections, qu'il avait peut-être prévues, se sont élevées. Pour- quoi n'iriez-vous pas en Angleterre?... » Cette question, 108 LK PRINCE DK TALLEYRAND il l'avait vu venir. Il feint de décliner l'offre par modé- ration, par humilité. M. de Biron y serait beaucoup mieux en place que lui. Ses qualités sont à une énorme distance de celles de M. de Biron. Le ministre de Lessart, qui tient à son premier choix, a répliqué que c'était justement parce qu'on trouverait extraordinaire que lui Talleyrand allât à Londres, en ces conditions difficiles, qu'on l'y jugerait très bon. De cette manière force serait -il de s'apercevoir, par contre-coup, à Vienne et à Berlin, qu'on avait des intentions sérieuses, à Paris. Talleyrand a remis sa réponse, au soir, par avance décidé à ce qu'elle soit une acceptation. Son ami de Narbonne est au département de la guerre et l'influence dont il dispose s'étend aux autres parties du Gouvernement; il a les sympathies de la cour, et la majorité de l'Assemblée lui est acquise; ses qualités de clairvoyance et d'intuition, de bonne grâce en toutes choses i, inspirent, malgré sa légèreté naturelle, de grands espoirs; on le dit et le répète, pour le meilleur contentement de ses amis et pour la plus vive satisfac- tion de M™^ de Staël, son Égérie, dont le bonheur serait au comble si elle pouvait faire de lui un premier mi- nistre, afin d'être avec lui maîtresse aux affaires 2. Tout concorde à encourager Talleyrand. 1 Le 16 décembre 179J, Narbonne écrivait à Biron, par une jolie façon de dire a Je te demande pardon de t'avoir à peine répondu un seul mot, depuis que je suis ministre, mais tu imagines bien l'impossibilité où je suis de donner un moment à mes plaisirs. » De son côté, Biron chantait ainsi la louange de Narbonne. dans sa lettre à Talleyrand, du 25 décembre ' Narbonne est véritablement d'une perfection inconcevable, il voit tout et il est bien pour tout le monde. Son voyage a fait un prodigieux et excel- lent effet sur l'armée. » 2 Que n'avait-elle rêvé pour Narbonne, dans les élans de sa tendre et mâle imagination? 11 n'était que brillant, actif et brave. Elle avait voulu TALLEYRAND ET LA RÉVOLUTION 109 L'occasion s'offrait exceptionnelle de tenter hors de France une action éminemment utile il aurait eu grand tort de ne point la saisir. Une ambassade, lui insinuait récemment Governor-Morris, ne serait-ce pas le vrai moyen de faire sa fortune et de se tenir en évidence sans trop se compromettre? A défaut d'ambassade réelle, il irait en Angleterre, comme à titre privé, observant sur place les tendances, les opinions, les indices des événe- ments ; et, sur les rapports qu'il enverrait au ministère français, on aviserait à combiner des éléments de négo- ciations. Il se déclara prêt à partir, espérant bien — sur- tout si on lui adjoignait Biron, qui possédait, à Londres, des amitiés fortes et remuantes, — monter contre Pitt, le protagoniste de la coalition, de formidables cabales. Une alliance anglaise, resserrée par un traité de com- merce, c'était l'objet primordial de ses vues, c'était le plan à longue portée auquel il restera toujours fidèle, à travers les bouleversements de la guerre générale, par-delà la Révolution et l'Empire, en 1792, en 1814, en 1830. L'importance de son voyage, tout démuni qu'il fût d'aucun caractère officiel, n'avait pas échappé aux sou- verains et aux hommes d'État engagés dans la lutte contre la France. Rien ne pourrait arriver de plus nuisible à nos desseins que le succès d'une telle alliance », écrivait, le 1" février 1792, le roi de Sar- daigne Victor- Amédée III, qui s'était retourné vers la Prusse et l'Empire, dans l'inquiétude où l'enfermait qu'il étendît beaucoup plus loin les perspectives de sa pensée, qu'il fût sagace en ses vues, persévérant en ses desseins, énergique et fort. Elle était parvenue à grandir son rùle jusqu'à faire naître l'espoir qu'il pùtétre l'arbitre du trône et du peuple. Mais rien, dans cette tourmente révolu- tionnaire, ne demeurait en place ni les institutions ni les hommes. 410 Li l'RlNCK Di ral>stention de la Grande-Breta^iiK^ L'Auti'iche et rErii- pereur s'étaient émus. Valdec de Lessart avait dû prendre les devants et rassurer leurs doutes. Le voyage de l'évêque d'Autun, naande-t-il à l'ambassadeur de Noailles, n'a d'autre raison d'être que de calmer l'opinion. » Telle était la situation générale, au moment où se rendait à Londres l'ancien collègue de Mirabeau au Comité diplomatique et le futur négociateur des traités de Vienne. Ses premières passes diplomatiques eurent l'intérêt d'une savante école. Sur ce terrain il rencon- trait William Pilt. — le fils du grand Chatam, le contraste vivant des principes de son père — William Pitt, le per- sonnage à la double conscience, si plein de vertus en son existence privée et si dénué de morale en sa vie politique ; si souple avec tant de raideur, si tenace avec si peu de franchise Pitt dont lord Grey a dit ce mot terrible 11 n'a jamais proposé une mesure que dans l'inten- tion de tromper la Chambre. Dès le délut, il fut apos- tat complet, déclaré. » Au surplus, l'ennemi acharné de la France. Lord Grenville, cousin de Pitt, secrétaire d'État aux affaires étrangères, venait d'être prévenu ofïi ci eu sèment par son ambassadeur à Paris, lordGower, de la mission particulière de Tailleyrand. Ce comte Gower, premier duc de Sutherland, en avait été lui-même instruit, le 19 janvier, et comme d'une manière toute fortuite, dan^i un diner, par le ministre de Lessart, qui lui avait fait savoir, avec cela et puisqu'on en causait, que sans doute, monsieur l'évêcjue », aurait à prendre le plus long de la route. C'est qu'en effet Talleyrand devait se détourner du chemin direct, toucher Yalenciennes, s'y TALLKYRAND KT LA REVOLITION JH rencontrer avec le duc de lîiron, celui-ci ayant un ordre écrit de l'accompagner en Angleterre. Biron, •comme Talleyrand, s'était attaché, depuis longtemps, à l'idée du rapprochement entre les deux pays. Il se savait, à Londres, des amis capables d'être utiles diversement à i'évêque d'Autun. On avait donc au mieux assorti les convenances de personnes en cette affaire. Du ministre •de la guerre Louis de Narbonne en était venue la pensée ; car, il l'annonçait de la manière suivante à son cher Lauzun J'ai imaginé, mon ami, que le petit tour en Angle- terre serait excellent pour ta jaunisse et j'espère bien que je ne me suis pas trompé. » D'un cœur satisfait Talle^Tand et Biron accomplirent le reste du voyage. Avant de touclier terre, ils étaient déjà dans les papiers publics. On avait commencé par écrire de Talleyrand, à Londres, qu'il y perdrait sa peine, qu'il avait eu des conférences avec Pitt et n'en avait rien obtenu. Nouvelle au moins prématurée, quand leur première entrevue n'avait pas encore eu lieu! Il avait en main une lettre de présentation destinée à lord Grenville, assez vague en l'espèce, et ne pouvant !ui servir de lettre de créance puisque, aux termes de la Constitution 1, défense lui était faite d'exercer aucun rôle public autrement... qu'en apparence. Étrange situa- ili L'interdicliun était formelle. Le soupçonneux Robespierre avait bien jpris ses précautions, en inscrivant, dans ces termes, au cliapitre 11 article 2, -section IV de la Constitutioa de 1791, la motion, qu'il lit voter dans la séance du 7 avril ïLes membres de TAssemblée nationale. actuelle et des législatuves sui- vantes, les membres du tribunal de cassation et ceux qui serviront dans le haut jury ne pourront être promus au ministère ni recevoir aucunes places, dons, pensions, tniitements ou commissions du Pouvoir exécutif •ou de ses agents, pendant la durée de leurs fonctions ni pendant deux ans après en avoir cessé l'exercice. » 112 LK l' DE TALLKVKANI tion que celle-là! avait à néj^ocier des intérêts d'une importance capitale pour le maintien de la paix. 11 était chargé d'en exposer les raisons à des ministres étrangers mal disposés à les entendre, hostiles presque de parti pris; il devait s'en aquilter auprès d'eux avec tact, souplesse, autorité; et, cependant, force lui était de leur apprendre qu'il était là sans caractère, sans qua- lification officielle et réelle. De sorte que, parlàt-il le mieux du monde, il était privé des moyens d'inspirer aucune confiance solide 1. Cette lettre, écrivait de Lessart, à lord Grenvilie, sera remise à Votre Excellence par M. de Talleyrand- Périgord, ancien évêque d'Autun, qui se rend en Angleterre pour différents objets, qui l'intéressent per- sonnellement. » Et des considérations suivaient, à la louange de sa réputation d'esprit, de ses qualités personnelles, de la distinction de ses talents M. de Talleyrand, en qualité de membre de l'As- semblée constituante, n'est susceptible d'aucun caractère diplomatique. Mais comme il a été à portée d'étudier nos rapports politiques, surtout ceux que nous avons avec l'Angleterre, je désire que Votre Excellence s'en entretienne avec lui, et je suis assuré, d'avance, qu'il la convaincra de notre désir de maintenir et de forti- fier la bonne intelligence, qui subsiste entre les deux royaumes. » S'y employer par tous les moyens permis à une adresse persévérante était le plus ferme désir de Talleyrand. Ce n'était pas une mince entreprise. Il pul s'en former 1 La première observation de Pitt à Talleyrand, pour son audience de début, avait été justement celle-ci qu'il n'avait point de caractère déflni dans sa mission. I I I MADAME MARIE-ADÉLAIDK DE UUURBON, DUCHESSE d'ORLKANS 1753-1821 par Madame Vigée-Lebruii TALLEYRAND ET LA RÉVOLUTION 113 l'opinion, dès sa première visite à la cour. Le roi, ennemi personnel de la Révolution française, l'avait accueilli avec une froideur mar[uée. La reine avait témoigné plus d'éloignement encore en ne sortant point de la résolution qu'elle avait prise de ne pas lui adresser un seul mot. Si l'opinion du peuple était bien voulante à l'égard de la nation française, s'il avait pu s'en convaincre en lisant sur les murs de la cité ces mots charbonnés en gros caractères NowarwilhFrench, par contre, il n'avait pas eu à se méprendre sur les pré- dispositions du cabinet de Saint-James. Très clairement percevait-il que le ministère anglais envisageait avec une intime satisfaction les embarras où se débattait le gou- vernement intérieur d'un pays rival de ses intérêts de commerce et que l'Angleterre elle-même avait le plus grand avantage à voir se perpétuer cet état de crise anar- chique, dont les embarras ajoutaient à la sécurité du voisinage 1. Quant à la société angla ise, elle avait eu quelque étonnement, dès les premières apparitions de Talley- rand, chez elle, à l'examiner, à l'entendre, avec sa poli- tesse froide, son air d'examen, sa tenue de langage réservée, sentencieuse et si différente de la vivacité halntuelle du caractère français. Ces dehors eussent du lui concilier, là, des sympathies, si les terribles événe- ments qui se passaient en France n'y avaient pas eu une répercussion trop fâcheuse. Il s'ingéniait à détruire la prévention établie sinon contre sa personne, du moins contre le rôle dont il était investi. Cette préven- tion demeurait la plus forte. On y jugeait sans indul- 1. V. Lettre de Talleijrand au ininislre des Affaires étrangères, 23 sep- tembre 1792. 114 LL l'KINCi DE gence le parti auquel on le croyait attaché et par lequel il y était le plm cdidiu. Ses affaires n'allaient guère mieux du côté de son gouvernement. Le ministère, cjui avait adopté le projet de mission, maintenant faisait le mort, tout prêt à l'abandonner, chaque fois que se dénonçaient des dissen- timents, des résistances. Le parti Lameth et Barnave battait ouvertement en brèche l'entreprise. De cou- pables indiscrétions traversaient les desseins du repré- sentant de la France. Quant à ceux qui partageaient en principe ses idées sur l'importance extrême, en cas de guerre continentale, d'une neutralité prononcée de l'An- gleterre, il n'obtenait de leur concours que des intentions sans efficace, des demi-volontés soumises aux fluctua- tions du découragement ou du regret. Il n'en était qu'à ses premières démarches, et déjà le bruit circulait qu'on avait délégué quelqu'un à Londres Governor-Morris, pré- tendait-on expressément dans le but de contrarier ses négociations particulières avec les ministres anglais. Et ce n'était pas son coadjuteur Biron, qui pouvait lui être d'un secours quelconque, en pareille encombre, se trouvant, pour son compte, dans une situation fort désobligeante et qui tenait à des raisons individuelles. Narbonne l'avait engagé en de certains marchés de chevaux pour les troupes, qui avaient très mal tourné pour lui. De faux billets mis en circulation sous son nom, des créances justifiées ou non auxquelles il n'avait pu faire honneur dans le délai prescrit, une plainte déposée contre lui sur une somme de quatre mille cinq cents livres ster- ling, jointe au reste avaient été cause que ce noble per- sonnage, chargé d'une négociation en Angleterre pour le roi de France et la nation française, avait été arrêté, mis en prison comme le plus simple des citoyens et que, mal- I ta[jjvr.\xd kt la révolution 115 gré les requêtes portées devant niiJord Kennyon, prési- dent du Banc du roi, il attendait, sans l'obtenir, son élargissement. Beaucoup de bruit s'était fait autour de l'incident, avec un peu de ridicule jeté sur les circons- tances qui l'avaient produit et sur les marches et con- tre-marches, que ses fâcheuses suites avaient imposées à M. de Talleyrand 1. Les épines, dont la mission de l'évêque était héris- sée, le peu d'aide qu'il avait à espérer de ceux qui avaient le meilleur intérêt à le seconder, ne l'empê- chaient point d'avancer avec suite ses travaux d'appro- ches, et sans laisser s'amoindrir en lui celte contenance de force et de volonté, qui seule est capable d'en imposer. Le non-caractère » , qui était son attribut bizarre, il s'en réclamait par prévoyance, comme pour être en mesure de pouvoir dire, un jour, au cas où n'auraient pas abouti ses etîorts, que son insuccès personnel n'était pas une Biron s'en plaignit amèrement à Narbonne Boulogne, 21 février 1792. La désastreuse et inutile course, que tu m'as fait faire en Angleterre, est enfin terminée, mon cher Narbonne. Je ne te reproche aucun des mal- heurs qui en résultent, ni la longue et insupportable suite qu'ils auront pour moi; je t'observerai seulement que si je connaissais moins ta loyauté et ton amitié, que si je n'avais enfin à juger que la conduite d'un ministre dangereusement livré à mes ennemis, je pourrais soupçonner la plus atroce des perfidies et j'aurais le droit de rendre mes soupçons publics; je suis heureux de n'avoir à me plaindre que de ta légèreté, mais il faut que u saches non ce que tu as fait, mais ce que l'on t'a fait faire. » On alléguait d'autres raisons que cette malechance unique des marchés de chevaux, — le duc de Biron, pendant son séjour à Londres, ayant beau- coup fréquenté les maisons de jeu. D'illustres souscripteurs, le prince de fialles, lord Stermond, s'étaient entremis en sa faveur, mais sans atteindre le quantum de quatre millions passé dont il était redevable. Le comte de Courchamps, un jeune et généreux Français, qu'il n'avait jamais vu, et lord Ravvdon, l'un de ses amis, versèrent loutle cautionnement nécessaire à sa libération. Tel le maréchal de Biron, son père, avait tiré des prisons de Paris, en de pareilles circonstances, l'amiral anglais Rodney. IIG Li l'RINCK DK réponse pour la France. 11 n'avait pas ce titre d'ambas- sadeur 1, dont il lui semblait si pressant qu'on honorât et fortifiât quelqu'un d'autre à défaut de lui- même; cependant, son autorité j^ropre en remplissait l'office. Il parlait, écrivait, entrait en affaires, comme le fondé de pouvoirs le plus agissant. Malgré tant de gênes embarrassant ses démarches, ses pas, ses visites, les tractations prudentes de Talleyrand ne s'étaient pas dépensées en des soins inutiles. Avec une habileté supé- rieure contournant les obstacles amoncelés devant lui, il était parvenu à arracher au gouvernement britan- nique unepromesse positive, cellede rester neutre, même si la France envahissait la Belgique, pourvu qu'elle res- pectât le territoire de la Hollande. En outre, il était arrivé à obtenir des ministres de Georges III la recon- naissance du gouvernement issu de la Constitution de 1791. C'est ce double résultat, qu'il allait rapporter en France, au mois de juillet 1792, quand les fureurs révo- lutionnaires n'avaient pas encore rendu vaine l'œuvre des négociateurs. On pouvait espérer davantage, à cet instant précis où l'Angleterre, pour ses intérêts présents, était conduite à chercher, à désirer le repos. Des difficultés surve- nues dans l'administration de l'Inde, des réformes iinaneières promises sinon entamées et les rapports troublés de la couronne avec les communes, char- geaient assez le gouvernement, Pitt se sentait assez d'affaires sur les bras sans y ajouter les embarras d'une guerre. Il se montrait pacifique, presque ami de la il Ambitieusement et inconstitutionnellement parlant, je vous atteste que je ne voudrais qu'un titre et du temps pour faire et établir ici les rapports les plus utiles pour la France. » Talleyrand, Lettre au minisire les relations extcrieuns. I TALLKYIIAND KT LA RKVOLUTION 117 France, et à ceux qui s'en étonnaient, il avait répondu Peut-on haïr toujours? » Néanmoins, Tallcyrand ne revenait pas de son voyage aussi satisfait qu'il l'eût souhaité. Trop de soupçons, le mesures dilatoires, de compromis s'étaient interpo- sés entre son gouvernement et lui-même, commissaire sans titre de la nation française. D'autre part, il avait eu à faire état, dans les derniers jours, d'un refroidis- sement sensible, à son égard, des ministres anglais qu'il commençait à gagner et qui le voyaient avec déplaisir fréquenter les chefs de l'opposition. L'évêque » ne s'était pas décidé, de prime saut, à venir donner des explications à Paris. Il avait eu la fan- taisie d'une excursion reposante en Ecosse et s'apprêtait à la contenter. Puis, il s'était ravisé; le 10 mars 1792, il annonçait en ces termes à Valdec de Lessart son dessein de repasser en France J'arrive, Monsieur, et j'attends avec impatience le moment où je pourrai avoir l'honneur de vous voir. Je vous renouvelle tous mes hommages. » Il ne vit pas le moment, que réclamait son impatience. Car, le jour même où sa dépêche fut écrite, Brissot avait fait voter un décret d'accusation contre de Lessart, aussitôt arrêté. Le changement était de tous les jours, en ces heures de turbulence. Un nouveau remue-ménage s'était opéré dans la direction des affaires. Son ami de Narbonne n'était plus au ministère. Les scellés avaient été apposés sur les papiers du malheureux de Les- sart 1. On était dans une extrême agitation. Talleyrand 1 L'on s'égaie sur le jugement d'accusation prononcé contre M. de Lessart, on le prétend inique, et deux députés, que j'ai vus, hier, en gémissent et conviennent que jamais l'Assemblée ne se lavera de cette iniquité. » Lettre du morquis de Rome à M. de Salabernj, 14 mars 1792. 118 LK l'KlNCK DK ne s'attarda pas à pleurer les vaincus, mais vit à s'orien- ter difl'éremmenl. De j^rands événements avaient eu lieu pour la France et l'Europe, tels que la mort de l'em- pereur Léopold, dont l'humeur conciliante et pacifique retenait les belliqueuses ardeurs de son entourage. Était-ce la guerre, pour le lendemain? Le rôle à tenir s'indiquait. Talleyrand formulait en peu de mots un système complet de politique générale Beaucoup intriguer en Allemagne, parler d'une manière très haute à l'Espagne et à la Sardaigne et négocier amicalement avec l'Angleterre. » Voilà le plan qu'il conseillait de suivre. Il se ménagea des arrangements du côté de la Gironde et de son ministre Dumouriez, transigea sous le man- teau, avec la Montagne et s'arrangea de sorte qu'il fut désigné pour reprendre la dernière partie de son pro- gramme 1. Le décret de la dernière Assemblée, ce malencontreux décret, ne permettait toujours point qu'il fût le titulaire de la fonction, qu'il avait à remplir. On nomma, pour sauver la forme, un ministre plénipo- tentiaire, c'est-à-dire le jeune marquis de Ghauvelin, l'un des maîtres de la garde-robe du roi, ami de Louis Tout le tapage arrivé dans le ministère a été ourdi par M"' de Staël et M"" de Condorcet, qui menaient l'Assemblée nationale à leur volonté. La veille du décret de M. de Lessart, elles avaient soupe avec douze députés des meilleures poitrines. Chacun avait son rùle à jouer et a parfaitement réussi. Mais la trame a été découverte, et M. de Narbonne renvoyé. 11 voulait être ministre des Affaires étrangères et il remue encore ciel et terre pour y parvenir. Mais je ne crois pas que cela reprenne. » Id., ibid., ap. Pierre de Vaissière, Lettres d'aristocrates. 1 Je propose de faire partir sur le champ pour Londres M. de Talley- rand, qui a déjà entamé une négociation fort bien conduite, dont je rendi ai compte au roi par extraits. Comme, d'après les décrets, il ne peut avoir de titre pour sa mission en Angleterre, je propose au roi de lui donner un adjoint avec le titre de ministre plénipotentiaire. » Dumouriez, Bap- pert au roi du 28 mars. ET LA RÉVOLUTION 119 de Narbonne et de Talleyrand. Mais, d'avance, il avait été convenu que ce ministre serait entièrement dans sa main, qu'il ne pourrait rien faire seul et de lui-même et qu'il ne serait autre que le prête-nom de M. de Périgord. Ghauvelin n'avait pas eu à s'y tromper; même avait-il hésité, voyant qu'on lui donnait un grand titre en lui enlevant la réalité du pouvoir, à se rendre en Angleterre dans ces conditions subordonnées. Il s'y était résigné par discipline civile et par raison. Le 23 avril, Ghauvelin quitta Paris pour aller à son poste. Talleyrand ne se mit en route que peu de jours après; il tenait à emporter lui-même la missive importante, qu'il avait conseillé d'écrire la lettre du roi Louis XVI au roi Georges IIL Bien que Dumouriez se fût flatté d'ouvrir une négo- ciation d'un genre nouveau 1 et qu'il en attendît les meilleurs effets, ceux qu'il en avait chargé n'eurent point la partie facile. Gette seconde mission à Londres, telle que l'avait com- binée Talleyrand, pouvait écarter bien des obstacles et rompre le concert des souverains coalisés, au moment où il se formait. Elle n'en eut pas le succès. La Révolution française provoquait trop d'inquiétudes par sa marche précipitée, allait trop vite aux partis extrêmes. Son esprit de propagandisme élargissait trop violemment le cercle de la méfiance. Les hommes d'État anglais haussèrent le ton. On parvint malaisément à s'entendre. Et puis, comment construire sur un sol qui tremble? Gomment traiter avec un trône qui s'écroule? 1 Œ Je renvoie l'évêque d'Autuii à Londres avec le jeune Ghauvelin; les décrets m'y obligent. Ils iront fort bien ensemble. J'ouvre quelque négociation d'un genre nouveau. » Dumouriez, Lettre à Biron, Paris, 3 avril noa. J20 LE PRIXCF, DF TALLEYRANIJ Tandis qu'il s'appliquait à conjurer tant d'éléments rivaux, son zèle patriotique était fortement mis en suspicion. Des agents secrets rôdaient dans son ombre, interprétant à faux ses rapports avec les membres du gouvernement anglais, s'altachant à ses pas, sans qu'il en eût connaissance, notant et présentant sous de fâcheuses couleurs ses attaches personnelles avec des émigrés, captant tous les symptômes susceptibles de se retourner contre lui en sujets de défiance et chargeant d'insinuations perfides leurs rapports expédiés de Londres à Paris. Le fait de s'être mêlé à la Révolution n'avait pas empêché qu'il gardât en soi le fond inalié- nable des idées et des goûts aristocratiques. Il n'avait pas perdu le contact avec des gens de son monde tels que le comte de Vaudreuil et M""" de Flahaut qui n'était évidemment pas celui d^ Jacobins. On avait su, particulièrement, que sa mémoire d'ancien abbé de cour avait eu de brusques réveils à l'égard de la célèbre favorite, qui protégea ses premières ambitions. On l'avait vu chez M'"" Du Barry nouvellement arrivée à Londres, afin d'y suivre un procès qui l'occupait depuis plusieurs années, et dont la cause était le vol de ses diamants. Elle s'était installée avec la duchesse de Brancas, dans une maison garnie de Burton Street au Berkeley Square, que leur avait cédée M"'^ de La Suze. La duchesse de Mortemart, fille du duc de Brissac — un ami qui lui fut cher d'une amitié très intime 1 — l'y avait rejointe et c'était tout un foyer, à Burton Street, d'anciens familiers de la cour l'abbé de Saint-Phar, le comte de Breteuil, Ber- 1 Malheureusement pour elle, son dévouement aux intérêts de M. de Brissac et de M°= de Mortemart sa fille la ramènera bientôt en France, où l'auront précédée les dénonciations de Greive et de Blaehc, — de sinistres personnages obstinés à sa perte. TALLEYRAND KT LA REVOLUTION 1-21 Iniiul de MoUeville, la princesse d'Héniii y logeaient également. Alors âgée de près de quarante-sept ans, ayant conservé assez de traces de ses charmes 1 pour laisser concevoir l'ettet qu'avaient pu produire, à son aurore, la douce expression de ses yeux bleus bien ouverts, l'éclat de sa chevelure blonde, la joliesse de sa bouche et l'air de volupté, qui respirait en toute sa per- sonne, elle tenait salon de ci-devant seigneurs. On se rendait, volontiers, chez elle, où l'on jouait gros jeu, comme aux anciens jours. La société anglaise l'avait accueillie non seulement avec indulgence, mais avec une sorte de curiosité sympathique. Elle allait à Windsor pour être présentée à Georges III par le duc de Queensberry. L'aristocratie britannique s'était, en sa faveur, défaite de son habituelle sévérité. Enfin, elle fréquentait chez Narbonne, où l'amitié conduisait souvent Talleyrand. Ce genre de relations avait des inconvénients pour le bon renom d'un serviteur de la République; on les représentait comme des intelligences suspectes appelant les regards de l'inquisition policière. Le 16 octobre 1792, l'un de ses argus écrivait au ministre des Affaires étrangères Noël soutient, et je ne suis pas éloigné de le croire, que Reinhart considérait Chauvelin comme un homme léger et changeant dix fois de manière de voir dans peu de temps. Un fait positif est que le prélat dîne sou- vent avecNarbonne et Mathieu de Montmorency et soupe ensuite avec Chauvelin; ces messieurs se transvasent; c'est à nous à voir si nous avons encore à louvoyer. » 1 V. Souvenirs du marquis de Bouille, publiûs par M. de Kormaingaiit, t. II, 1908. 122 LF, PRINCK IK TALLKYUAND On l'accusait nettement d'intriguer à Londres, pour le compte du duc d'Orléans. A grand'peine avait-il obtenu de lord Grenville une note portant que le cabinet anglais se désintéresserait de ce qui se passait en France, pourvu que la France elle-même respectât les droits des puissances alliées de l'Angleterre. 11 y avait lieu de s'estimer satisfait d'avoir emporté cela, tout au moins si ce n'était pas l'alliance c'était la sécurité promise, pour les côtes françaises, qu'elles ne seraient point dévastées par la flotte britan- nique, tandis que les ennemis du continent inondaient la frontière. Le ministre, l'Assemblée, les journaux décernèrent des éloges mérités à la sagesse et à la dex- térité des négociateurs. Hélas! leur œuvre à peine com- mencée était déjà compromise et le succès espéré plus qu'à moitié perdu. Lorsque Talleyrand, ayant obtenu un congé de quinze jours, vint pour s'expliquer de vive voix avec le successeur de Dumouriez, Scipion de Cham- bonas, il tomba, dans Paris, en pleine fermentation populaire. Et c'était, en haut, l'anarchie gouvernemen- tale. Ghambonas avait cédé la place à Du Bouchage, qui la devait repasser à Sainte-Croix. Le Conseil cons- titutionnel du département de la Seine, dont Talley- rand fut un des membres, est tombé sous les coups des Jacobins. Il se sent lui-même suspect. On l'ap- pelle, maintenant, pour caractériser la couleur indécise de ses opinions le métis patriote ». Les gens de sa connaissance se gardent de lui comme d'une relation dangereuse. Le terrain se fait brûlant sous ses pieds. A Londres, l'émeute du 20 juin et la révolution du 10 août ont eu un retentissement énorme et fâcheux. Tout a été remis en question. Les violences de la Révolution française, à l'intérieur, TALLKYRAND ET LA RÉVOLUTION 123 rendaient la situation de ses agents, intenable à l'exté- rieur. De plus des afiiliations jacobines couvraient le sol britannique ne parlant de rien moins que de jeter bas William Pitt et de renverser la royauté anglaise. Tal- leyrand et Chauvelin durent se défaire de leur dernière illusion; ils annoncèrent à leurs amis politiques que la neutralité de l'Angleterre n'était plus à espérer et que, bien au contraire, son cabinet se mettrait à la tête de la coalition pour mener la guerre à outrance. Talleyrand ne se laissa pas surprendre, à Paris, par la Terreur. Au moment critique où s'embrasait l'at- mosphère, il s'était souvenu de l'homme qu'on appela le Mirabeau de la populace. Danton et lui, ils avaient été élus à peu de jours de distance, administrateurs du département de la Seine. Ils s'étaient plusieurs fois rencontrés, avaient échangé des idées et des vues, et Danton, tout à l'heure, lui redemandera des conseils sur des points de la politique étrangère. En considération de tous ces rappels à ses sympathies, ne lui rendrait- il pas un urgent service, ne lui délivrerait-il pas un passe-port, qui lui permît de repartir pour Londres? Danton ne résista pas à lui en faire la promesse 1. Il l'avait chargé de préparer la circulaire destinée à noti- fier et à faire accepter, s'il était possible, aux cabinet^ de l'Europe l'établissement du gouvernement provisoire. Talleyrand devrait, en outre, redoubler de démarches 1 Les ennemis de Danton n'oublieront pas de lui rappeler, devant le tribunal révolutionnaire, les visites fréquentes de l'évêque d'Autun, d'en tirer parti contre lui, avec tant d'autres imputations dont Saint-Justavait rempli son monstrueux rapport Malouct et l'évêque d'Autun étaient souvent chez toi tu les favorisas. » 124 LK l'RINCK ]K TALLKYRAND et d'efforts pour maintenir Ja neutralité anglaise. Il lriilait de s'y em[loyer. Mais il n'avait toujours point son passe-port. Le Conseil exécutif le lui avait d'abord refusé nettement et sèchement. La crainte et l'impa- tience, à la fois, le tenaient en fièvre, tant il avait hâte de se dérober au péril des factions en fureur. A chacun de ceux qu'il avait occasion de voir et dont le sort l'intéressait, il ne cessait de répéter Éloi- gnez-vous de Paris. » Lui, n'attendait que son papier, pour fuir aussitôt, sous un prétexte légal. Il pressait Danlon d'intervenir, de ne pas l'abandonner, de lui donner les moyens prompts de servir la France, — à distance et en sûreté. Il aurait tant à dire, tant à faire, là-bas, ne serait-ce que pour négocier l'établissement d'un système uniforme de poids et mesures! Il mul- tipliait ses démarches, au ministère de la Justice; et c'est à l'occasion d'une de celles-là que Barère prit en note, pour ses mémoires, qu'il avait rencontré, le 31 août, à 11 heures du soir, place Vendôme, M. l'é- vêque ïalleyrand en culotte de peau, avec des bottes, un chapeau rond, un petit frac et une petite queue, — et tout prêt à sauter dans une chaise de poste. Enfin, il eut, le 7 septembre, le précieux laisser-passer et n'attendit pas une minute de plus à le mettre en usage. Un passeport... Rien n'était moins commode à obtenir, en ces jours de suspicion universelle, que ces permis de circulation hors des frontières, que ce droit de changer de place et de pays, selon le besoin qu'on en avait. Le 28 juillet 1792, l'Assemblée décrétera qu'aucun passeport pour sortir du royaume ne sera distribué aux citoyens français, sauf à ceux ayant une mission du gouvernement, aux négociants et aux gens de mer. Un peu plus tôt, un peu plus TALLEYRAND KT LA RÉVOLUTION 1-23 tard, Talleyrand eût émigré, quoiqu'il se soit défendu d'en avoir eu le dessein; mais il avait agi d'adresse et trouvé la manière heureuse de quitter la France, en mandataire du gouvernement. Bien mieux il s'était fait donner des ordres positifs pour ce départ. Il était temps, en vérité, qu'il touchât au port d'asile. Les ci-devant évêques n'étaient pas plus en odeur de vertu, dans les jacobinières, que les ci-devant seigneurs. Or, il était des uns et des autres. Le voyons-nous bien ce patricien, se rencontrant avec des hommes de l'espèce d'Hébert, qui jugeait les porteurs d'eau de Paris trop aristocrates! S'il fût demeuré, quelques jours de plus, on l'eût enveloppé, sans aucun doute, dans la destruc- tion des constitutionnels, qui commencèrent bientôt à tomber sous la hache des Jacobins. Tout habile qu'il pût être il n'eût pas échappé à la loi des suspects », qui retenait dans ses mailles un chacun et tout le monde, à volonté, sur la foi d'une dénonciation. De fait le rôle diplomatique de Talleyrand avait pris fin, au 10 août, malgré qu'il eût marqué le désir sin- cère de la continuer 1. Il ne lui restait plus à entre- tenir dans la capitale de l'Angleterre que des intérêts €t des relations de société. Les maisons du marquis de Hastings, le fameux gouverneur général des Indes, de l'illustre philosophe Pries tley, de George Gan- iiing, de Samuel Romilly, de Bentham, de Gharles Fox, furent de celles où, pendant l'effroyable année 1793, des sympathies supérieures s'attachèrent à lui rendre agréable le séjour de Londres. Son couvert /l Cf. DuMOxNT, Souvenirs sur Mirabeau. 12G Li; l'KINCK IK TALLKYHAND était souvent mis chez le marquis de Lansdowne, l'ancien principal secrétaire d'Etat hostile à la poli- tique de Pitt, ami de la France, sinon de la Révolu- tion, et dont l'intelligence élevée, la conversation vive et abondante le consolaient de n'entendre plus causer, à Paris. Le marquis de Lansdowne avait cette délicate attention de l'avertir, chaque fois que se trouvait chez lui quelque personnage distingué, dont la connaissance était susceptible d'intéresser Talleyrand. Encore dînait-il chez Stone, à Hackney. Tji poète de grande fortune et de beaucoup de talent — deux qualités qui vont rare- ment ensemble — Samuel Rogers se souvint de s'être rencontré à la talle de ce dernier avec Fox, Sheridan, M"'^ de Genlis et Talleyrand. On goûtait infiniment, en société, Charles Fox, parce qu'il joignait à la supériorité de l'esprit, à la généreuse passion du bien, le charme du naturel, et, comme l'exprimait Grattan, une gran- deur négligente. Ce soir-là, il se mêlait peu à la conversation, mais s'occupait beaucou] d'un enfant, qui était là, son tils naturel et le portrait vivant du père; il l'enveloppait d'un regard baigné de ten- dresse, mais ne s'entretenait avec lui que par signes. N'est-ce pas étrange, fit observer Tallevrand à Samuel Rogers, de dîner avec le plus grand orateur de l'Eu- rope et de le voir parler exclusivement avec ses doigts ! » Le révérend Sydney Smith 1, qu'on a surnommé le [l] Ce révérend Sydney Smilli, dont nous rappelons les passagères relations avec Talleyrnnd — iu"il tâcha de rafraîchir, lors de son pas- sage à Paris, en 1826, — ne fut pas toujours des mieux disposés à son sujet. 11 voulait bien confessci' que M. de Périgord avait de l'esprit et que plu- sieurs de ses mots ont soutenu la pierre de touche du temps. Cependant, il entendait en avoir lui-même un peu davantage. 11 était assez fréquent que l'arrivée de Talleyrand, dans un salon anglais, fût le signal de son départ à lui; et, se fondant avec beaucoup d'exagération sur une manière de dire, du diplomate, une élocution qui n'était pas toujours très claire,. TALLEYUAiM LA RÉVOLUTION 127 Talleyrand des essayistes et des membres du clergé anglais, avait connu aussi, dans la môme année, le cé- lèljre diplomate. C'est ainsi qu'il avait pu se rendre compte, un jour, du peu d'illusions que l'évêque d'Autun nourrissait en son àme sur la moralité ecclésiastique. En sa présence Sydney Smith se jouait de propos humoristiques avec son frère Bobus, qui commençait alors sa carrière d'avocat — Souvenez-vous, Bobus, lui disait-il, que, lorsque vous serez lord chancelier, vous me confierez un des meilleurs bénéfices, à votre nomination. — Oui, mon ami, répondit l'autre; mais d'abord je vous ferai connaître toutes les bassesses dont les prêtres sont capables. » A ces mots, levant les mains et les yeux au ciel, Talleyrand s'était écrié Mais quelle latitude énorme! » Ainsi passait-d le temps, à Londres, en la terrible année 1793. Dans l'intervalle il avait réalisé un agréable voyage dans le comté de Surrey, à Mickleham, où il avait eu la joie de retrouver toute une colonie d'émi- grés, de son monde et de sa compagnie. M"*" de Staël, arrivée de France, venait de s'y installer, dans une propriété vaste et belle, dont le maître M. Locke, riche, accueillant, lui avait otïért la jouissance pour elle et ceux qui lui étaient chers. Narbonne et son ami d'Ar- au moins pour des oreilles étrangères, il tenait, là-dessus, un soir, cet étrange propos à lord HoUand En vérité, mon cher Holland, n'est-ce pas un abus de termes d'appeler des paroles ce qu'interjetait Tallejrand? Il n'avait ni dents, ni, je crois, un palais dans la bouche, point d'amygdales, point de larynx, point de tra- diée, point d'épiglotte, rien. » Evidemment le révérend avait mal écouté, Talleyrand, ayant, au con- traire, quand il voulait qu'on l'entendit, la voix grave et profonde. A cette bizarre opinion, nous opposerons le mot de M™» de Staél, qui passa tou- jours pour s'y connaître Si la conversation de M. de Talleyrand pou- vait s'acheter, je m'y ruinerais. » 128 Lv. l'i'.iNCK iK tali,iyrand blay, Mathieu » de Staël, le Directoire et Barras. — Démarches successives de M'"^ Staël auprès du jeune Directeur », pour obtenir de son influence la nomination de Talleyrand au ministère des Relations extérieures. — Triple et différente version d'un même fait. — Selon Barras; suivant Talleyrand ; d'après M"' de Staël; le vrai de l'histoire. — Talleyrand ministre du Directoire; son rôle, moins indépendant qu'il l'eût voulu ; ses vues personnelles, ses desseins de pacification générale de l'Europe, et comment il fut empêché de les faire aboutir. — De premiers rapports avec Bonaparte; la fête donnée à l'hôtel Galliffet, en l'honneur du signataire du traité de Campo-Formio. — Un détail saillant de celte fête célèbre. — Les lendemains politiques. — Origines de la campagne d'Egypte. — Initiative et complicité de Talleyrand; son entente secrète avec Bonaparte. — Une entrevue matinale, avant le départ en Egypte. — Rentrée de Talleyrand dans ses bureaux. — Les loisirs du ministre. — Des fréquentations nécessaires dans le monde directorial. — Au Luxembourg. — En la Chaumière » de M"" Tallien. — Rue Chante- reine, en l'hôtel de Joséphine. — Chez les dames constitutionnelles ». — Par quelle suite de circonstances Talleyrand, ayant cessé d'être mi- nistre, se mit en œuvre pour le redevenir, au service d'un nouveau pouvoir. — Retour opportun de Bonaparte. — Les intrigues pré- liminaires du coup d'État. — Renversement du Directoire; avènement de Bonaparte; la part qu'y avait prise Talleyrand et ce qu'il en pen- sait, au fond de l'àme. Avant d'y reprendre pied, il dut s'apercevoir que bien du changement s'était opéré dans la société fran- çaise, depuis qu'il avait quitté Paris pour l'Angleterre et l'Angleterre pour l'Amérique. Telle et plus forte 154 LE l'RINCK 1>K sera la surprise de l'arrière-ban des émigrés de 181'j, lorsque, au retour d'un si long pèlerinage, ils auront l'ébahissement de ne retrouver jtlus rien en place, ni les gens ni les choses. Si enclin qu'il lïil, par nature et jar raisonnement, à ne s'étonner jamais, le spectacle était fait pour déroulei* d'abord son regard et sa pensée. Toule bonne comagniL* avait-elle disparu, d'un seul cou}», comme par l'elVet d'un soudain et unique naufrage? Le revenant d'Amé- rique avait pu se j>oser cette question, les épaves qui en surnageaient étanl si loin »erdues, si rares! Des renversements inouïs de conditions avaient porté au comble de la richesse les gens les moins aptes à s'en servir. Était-ce [Xssible? Des princesses de la finance, sortant on ne savait d'où, se llatlaient d'avoir à leur ser- vice des duchesses à tabouret. La bascule de la hausse et de la baisse avait improvisé, du jour au lendemain, de monstrueuses fortunes. Tout une plèbe dorée, sur- venue sans crier gare, projetait les éclaboussures de son luxe comme un outrage violent à la misère commune. C'était un pôle- mêle, un chaos sans nom des individus, des situations, des rangs... De pareils mélanges, des heurts aussi incommodes, des coudoie- ments journaliers avec de telles parvenues sautées des halles sous les lambris dorés », c'était pour mar- tyriser un goût délicat autant que le sien. Sans doute, mais devait- il user les heures à soupirer sur ce qui n'était plus? Puisque le train de Texistence sociale était celui-là. maintenant; puisque Barras était le maître et sa maî- tresse M"'^ Tallien Tidole; que M"" Lange 1 régnait en ili C'était le bon temps de sa cai riéro d'artiste bientôt close, quand tout Paris raffolait d'elle, quand les bouqiiets et les offres s'amoncelaient à sa LA SOCIÉTÉ sors hV. D I RKCTOI H F. ISo second sur les mœurs et les modes ; que M'"* de Bussy, Hamelin, de Vaulendon étaient, après celles-là, les grandes dames du moment ; que les salons du nouveau genre ouvraient leurs portes sur la rue; qu'on ne se visi- tait plus dans les palais royaux dans les vieilles demeures aristocratiques, mais au Ranelagh, chez les glaciers, ou sous les bosquets d'Idalie; puisque, aussi bien, toutes ces choses étaient précaires et provisoires ; que la Révo- lution s'émiettait par morceaux, qu'elle s'en allait à la dérive et qu'il y aurait du nouveau, sans beaucoup tarder Talleyrand considéra que c'était affaire à lui de s'en arranger du moins mal, de prendre le temps comme il venait, d'en tirer le meilleur parti possible, de s'en contenter, entin, jusqu'à ce que la vraie distinc- tion voulût bien reprendre sa place dans le monde. Les trente mois passés en Amérique lui avaient été profitables en considérations sérieuses, "en études sociales et méditations instructives. Par contre avaient pâti, dans l'exil, les cotés légers de son existence. Force lui avait été de réfréner sous ce vertueux climat de parti- culières curiosités et de certains entraînements chers à sa faiblesse tout humaine. L'évèque » rapportait d'outre-mer comme un arriéré de désirs insatisfaits. Sous ce rapport, il arrivait à propos. Les mœurs avaient un délibéré extraordinaire... Les viveurs du Directoire et les citoyennes de l'an IV liaient partie si aisément! De religion, il n'en restait guère, sauf le souvenir d'un état ar les amis de la bonne chère; car, la boisson chinoise stimulatrice des fins pro- pos y arrosait des repas très substantiels, où la frian- dise n'arrivait qu'à la fin. Terezia Tallien, la belle Hamelin, l'intéressante Élise Moranges ce trio s'otl'rait souvent à sa vue, dans les cercles où la mauvaise éducation du jour l'obligeait à fréquenter. Elles étaient fort goûtées, assurément. Aussitôt qu'elles avaient pris place, accouraient, flat- teurs, complaisants, animés de mille intentions ai- mables, ceux qu'on appelait leurs écuyers, pour ne dire pas leurs soupirants. Nommer la première, l'ex-Thérèse Cabarus, l'ex- madame de Fontenay, la future princesse de Ghimay, à présent la citoyenne Tallien, c'est prononcer ce nom que tout Paris répète, sur la promenade, aux tables de thé, dans les réunions et les journaux. Sans doute, les femmes de Feydeau voudraient bien rabaisser la per- fection des lignes de son corps, de ses bras, de ses épaules. Les libellistes du même bord aihchent, autant qu'ils le peuvent, les nouvelles changeantes de son alcôve, ses intrigues sur mille points entamées, ses ca- prices d'un jour ou d'une nuit, coupés de vagues retours à la foi conjugale, et l'impudeur de sa bruyante liai- LA SOCIÉTÉ SOIS LK Jl l KCTOI I? K 139 son avec Barras. Les jalousies, les médisances naissent, se renouvellent, tombent et meurent à ses pieds, — ses pieds nus cerclés de carlins d'or. Que lui importe! Elle n'est plus la Terezia, la femme du conventionnel, que Bordeaux avait vue debout sur un char, le bonnet rouge sur la tête, une pique à la main. Se souvient- elle seulement de ces tristes emblèmes, quand elle voit sur la peau mate de sa gorge ruisseler les dia- mants en cascade? Elle règne. Elle est bien la Cléo- pàtre de la république directoriale. Elle est bien, comme on l'appelle encore, la fée du Luxembourg, de son sceptre léger dispensant les grâces désirées et gouvernant les roitelets, qui pensent gouverner Paris et la France. Lui disputer une part de cette souveraineté de mode i' d'iniluence, c'est la chère ambition de sa rivale Caroline Hamelin. Sensible comme une créole 1, sen- timentale, à ses moments perdus et avec une vivacité qui la surprend elle-même, romanesque par boutades, inlrigante par goût, il ne lui suttit point d'être le charme de tous les yeus. avec ses grâces de danseuse, sa tournure enchanteresse, son minois provocant et ses dents menues auxquelles seraient permises, pour leur blancheur et leur finesse, toutes les gourmandises imaginables. Elle en attend davantage. Ce n'est que la monnaie du rôle qu'elle aspire à jouer. Son entourage à lui seul en dénoncerait les signes très évidents elle ne se plaît qu'auprès des hommes en situation. Sa conte- nance n'est pas toujours sûre dans les coulisses de la politique. On dit que si elle prête une oreille attentive 1 Une créole de couleur, originaire de Saint-Domingue, un reste de la mulâtresse se mêlait à ses i.'râces lascives. IGO LK PRINCI- lK TALLKYIIAMJ aux uns, c'est à dessein de renseigner secrètement les autres par amour ou par intérêt. Elle a, pourtant, des visiteurs empressés et considérajjles, comme le finan- cier Ouvrard, comme Chateaubriand môme, grand défenseur du trône et de l'autel... Et Talleyrand eût regretté de ne pas en être. Quant à Élise Moranges, la moindre en importance de ces trois merveilleuses », il l'avait rencontrée, autrefois, dans un moment propice où son cœur était libre, mais il avait manqué l'occasion rare. Des regrets lui en reviennent, lorsqu'il la considère si parée, si pimpante et de propos si engageante. D'agréables minutes lui furent acquises en ces réu- nions », les soirs où, de sa place, commodément assis, il contemplait les évolutions de la belle Hamelin dansant la gavotte, s'il n'était pas chez M""" Tallien, voisinant à table entre la sensible Élise Moranges et la décevante Juliette Bernard, — la plus virginale des coquettes, an- géliquement élevée au couvent du Précieux Sang et mariée, pour la forme, au banquier Récamier, en la fleur de ses dix-sept ans. A des heures plus tardives, la causerie réclamait ses droits dans le coin des hommes d'esprit. Montrond, le Luttrel de Paris, comme l'appela Sydney Smith, lançait un sarcasme, Dorinville glissait un madrigal, Narbonne une pointe hardie, Talleyrand une insinuation pleine de sens ou l'imprévu d'une riposte. On faisait, un instant, silence pour entendre Garât, l'enfant gâté du succès chantant les couplets en vogue satiriques ou frivoles. Puis, les propos repre- naient plus alerles, plus audacieux surtout entre les couples plus rapprochés. Lors, Talleyrand avait de quarante-deux à quarante- trois ans, — la figure froide, les yeux inanimés, la LA SOCIÉTÉ SOUS LE DIRECTOIRE 161 parole aisée ou rare, selon qu'il lui plaisait de s'en servir, mais, dans ce mélange ambigu, un air parfait de distinction, un port plein de dignité, un singulier attrait. L'atteinte des années lui avait été indulgente et légère. Pas une ride en formation ne sillonnait son visage frais et arrondi. Ses yeux d'un gris bleu nuancé avaient gardé toute leur vivacité pénétrante. Des personnes non suspectes de complaisance à son égard allaient jusqu'à louanger sa démarche traînante, son pied boiteux lui donnant, selon ce qu'elles pensaient y voir, quelque chose de plus grave, de plus accentué. Il portait, à la manière de certains merveilleux du temps, dont il avait fait ses compagnons, ses amis, tels que Montrond et André d'Ar- belles, le costume fantaisiste du Directoire. On le jugeait fort à son avantage, l'ancien abbé Maurice, avec la per- ruque poudrée, la cravate haute, les boucles d'oreilles, l'habit et la culotte courte de 17S7. En ces milieux sans gravité il révélait un art de faire la cour et des manières d'ancien régime, que n'avaient pas appris, à pareille école, les galants de la Révolution. Les belles souriaient à l'expression caractéristique de sa physionomie, mêlée de noncha- lance et de malignité, à cet air d'autrefois, que lui don- nait une tète élégante et fine, parfumée, poudrée, à ce qu'avait de hardi, d'impertinent et d'engageant à la fois sa conversation. Que dis-je! Il y réussissait, parfois, plus qu'il ne l'aurait souhaité. Des aventures se jetaient à sa tête, qu'il n'avait pas cherchées, des succès qu'il ne tenait pas à poursuivre, encore moins à conserver. Un soir, en sortant d'un salon, qui était peut-être celui de M"'' de Staël, la femme d'un fournisseur des armées, une M'"'' Dumoulin, encore sous le charme, s'était écriée qu'elle ne saurait rien refuser à un homme 11 102 I^K PI'.INCK IK TALLKYRANb aussi séduisant et cela sans qu'il eût besoin de l'en sol- liciter beaucoup, iéuéreuse, elle fit comme elle l'avait dit; mais la reconnaissance en fut courte, si nous en prenons pour mesure un uiot du berger à la bergère. 11 recevait chez lui I . L'assistance était belle et choisie, comme à l'accoutumée. Garât venait de chanter avec tout le feu dont il était capable l'une des romances en AOgue. Les femmes en avaient les cils mouillés, et la Dumoulin plus qu'aucune autre se pâmait d'un voluptueux atten- drissement. Arrêtant de la main le maître de la mai- son, qui passait entre les groupes Mon vieil ami, soupira-t-elle, quel chanteur que ce Garât ! » L'épithète parut familière à Talleyrand Votre vieil ami, soit, mais votre jeune adorateur; car, nos sentiments, je crois, n'ont pas dépassé la huitaine. » Il avait répondu mezza voce ; cependant, Narbonne et Montrond l'entendirent, et ce fut assez pour que tout le monde en fût instruit le lendemain. De cercles choisis il n'en subsistait guère; encore se connaissait -on des maisons ouvertes au plaisir de se retrouver entre soi et de causer. Elle n'élait pas entiè- rement perdue cette tleur de politesse, dont on pleurait l'absence. Aussi bien un peu d'ordre commençait à se refaire dans la cohue des classes. Ghacun tendait à 3' reprendre sa place. 11 était visible que M"'*' Angot ne tenait plus le haut du pavé. Une certaine reprise de luxe mieux ordonné faisait présager des transformations prochaines. Des égarées de l'ancienne aristocratie un peu déchues, un peu compromises pour cause d'aven- tures liées avec des Jacobins, parce qu'elles n'avaient pu s'y soustraire, parce qu'il leur avait fallu sauver Il Ce fut pendant son ministère. LA SOCIÉTÉ SOUS LK DIUECTOIHK 1'.3 leur tête et vivre, mais ayant gardé les qualités de leur éducation, la grâce, l'élégance, traversent les réceptions cju Luxembourg; elles y ont apporté la dis- tinction et la tenue. Le Directoire, en un mot, se raffine sans cesser d'être ce qu'il fut, d'un point à l'autre de sa brève et étrange destinée une époque bénie pour les femmes. Elles n'ont pas quitté le premier plan de la scène. Jamais, sinon du temps de la Fronde, elles ne disposèrent d'une telle et si manifeste influence. Elles avaient raison d'en user et même d'en abuser. Car, le temps était proche où la volonté d'un soldat de fortune supprimerait d'un geste brusque cet aimable état de choses. En attendant, elles respiraient, elles vi- vaient sous un régime de tolérance, où le charme de leur voix séduisait les puissants... étonnés de l'être. C'est par elles qu'on espère acquérir des places, des comman- dements, des parts de bénéfices. C'est à elles que les émigrés font parvenir leurs demandes de radiation sur les listes ou de restitution d'une partie de leurs patri- moines. Tant de négociations et d'affaires les mettent en mouvement que le meilleur de leur temps s'y dépense, qu'elles en gardent juste assez pour la toi- lette et les amours. Qu'on se fasse écouter de Joséphine, dont Barras fut un des fournisseurs généreux de vivres et d'argent, quand elle coulait les jours en sa maison de campagne de Croissy, ou qu'on passe par le bou- doir de la belle thermidorienne Terezia Cabarrus, c'est le plus sur chemin à prendre pour qu'il vous soil fait grâce ou justice. Barras, qui les eut à son vouloir toutes les deux, jusqu'à ce qu'il eût repassé celle- ci, la plus belle et la plus coûteuse, au hnancier Ou- vrard sous la réserve de retours facultatifs et qu'il eût poussé celle-là, la moins passionnée et la plus élour- 164 LE PRINCK DE TALEE YRAND die, entre les bras du général Bonaparte, Barras eut beaucoup de requêtes à entendre de la première et de la seconde, pour elles et leurs amis. Les obligeantes sol- liciteuses furent légion, au petit lever du Directeur. Hardi, tapageur, sans mœurs, un peu souteneur », vénal et prodigue, mercenaire, quelquefois, en ses pro- tections, au reste foncièrement bon, insouciant jusqu'à l'imprudence dans le placement de ses attentions, serviable autant qu'il le pouvait être, complaisant à remettre en selle les gens tombés par maladresse ou par disgrâce, et connu des unes et des autres comme étant tout cela, il en était journellement assailli. Il y ré- sistait mal, soit qu'il cédât à l'attrait d'un désir fémi- nin s'exprimant avec vivacité, soit qu'il caressât l'espoir que la douceur de la récompense ne serait pas en reste sur le prix du service rendu. A l'intercession d'une ancienne religieuse, M""^ de Chastenay, il accordera la nomination de Real en qualité de commissaire du gou- vernement pour le département de la Seine. A la grâce priante de Joséphine de Beauharnais il donnera ce retour de satisfaction l'imprudent ! d'appeler Bonaparte au commandement de l'armée d'Italie. Aux chaleu- reuses instances de M""*" de Staël il rendra cette justice de remettre entre les mains de ïalleyrand le portefeuille des Aflaires étrangères. Car, il fut dans la destinée de Barras de grandir et d'élever contre lui-même ces bour- reaux d'ambition Bonaparte et Talleyrand, qui s'uni- ront pour le renverser. * * Depuis qu'il était rentré en France, l'ancien évêque d'Autun n'avait pas consommé son temps et ses soins en pure perte, ayant su les faire concourir à l'agré- LA SOCIÉTÉ SOUS LK DIRECTOIRF 1G5 ment de sa vie; mais la manière sans gloire et sans autorité dont il s'y était dépensé, — sauf des intervalles d'élucubralions sérieuses, en vue de l'Académie des Sciences morales, qui lui avait ouvert ses portes, — n'était pas de nature à rassasier une intelligence comme la sienne, éprise à la fois d'épicurisme voluptueux et de puissance. Ses talents, son amour des grandes affaires et ses besoins d'argent languissaient dans l'attente, M""" de Staël, qui n'était jamais en repos sur le bien qu'elle pouvait procurer à ses amis, eut l'impatience généreuse de hâter l'occasion. Comme nous le savons et l'avons dit, elle avait contribué par d'activés démarches à l'obtention de son rappel en France. Désireuse, main- tenant, que les éminentes qualités de Talleyrand fussent haussées à une situation digne de lui, elle se mit en campagne afin de leur en faciliter les voies. Telle était bien l'intention précise qui, dans la seconde semaine de juillet 1797, l'avait portée chez le général Barras. Mais, en passant, nous venons de souligner un point d'importance en la vie politique de M™* de Staël et qu'il convient de rappeler ici la fille de Necker n'avait d'ami que Barras dans le gouvernement des Cinq, presque aussi dépourvu de bonnes intentions à son égard que l'avait été le Comité des Douze. Elle revenait tout fraîchement de l'exil où l'avait envoyée le Directoire pour y méditer à son aise sur l'influence des passions 1. Ses infortunes — que ^1 Nous voulons parler de l'ouvrage célèbre dont elle avait alors l'es- prit et la plume occupés De Vinfluence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Elle avait fondé beaucoup d'espoir sur ce livre pour fléchir les rigueurs du Directoire. C'était, à son dire, le testament de sa pensée; elle le léguait à la postérité, afin qu'il y portât son nom. Je veux lâcher de l'avoir faitavant trenteans, pour mourir, à cet âge, connue et regrettée. » Le 20 août 1196, elle on avait annoncé l'envoi prochain à 406 LE PRINCE DE TALLEYHANb Napoléon entretiendra, f»endant quinze années, avec un acharnemeni inouï — dataient môme d'un peu plus haut. La Convention s'étail occuiée d'elle et de ses allées et venues en faveur des émigrés, de manière à lui faire comprendre que le séjour de Paris lui serait une résidence malsaine. A la suite d'une attaque fu- rieuse dirigée contre elle, en pleine Assendlée, par le député Legendre, puis d'un ordre formel de quitter le territoire français, que les protestations de l'ambas- sadeur de Suède, son mari, avait pu faire rapporter du Comité de Salut public, sans en rendre la menace moins imminente, elle avait dû se résigner au déjtart. Dès la constitution du régime nouveau, elle s'était attendue à regagner son hôtel de la rue de Grenelle avec les honneurs de la guerre. Mais un certain ministre de la Police générale, que tourmentait un zèle étrange et qui, jour et nuit, eût inventé des conspirations pour la seule joie d'avoir à les dénoncer, Cochon de Lapparent, s'était trouvé là comme à dessein de lui en enlever aussitôt l'illusion. D'accord avec un jurisconsulte retorsautant que lui-même — Merlin de Douai, c'était tout dire — l'un de ses premiers soucis avait été de lui faire interdire le sol de France, en arguant de sa qualité d'étrangère. Et comme elle s'était indignée, révoltée, contre cette clause injuste, comme on avait appris qu'elle s'agitait beaucoup et parlait de passer la frontière, comme il avait été déclaré que sa résidence de Goppet était une véritable agence d'informations au service des ennemis du Direc- toire, la baronne de Staël, fiUo JVecker, avait été prévenue qu'un décret d'arrestation était suspendu sur sa tètel. Roederer, dans les termes suivants i Vous recevrez sous peu un ouvrage de moi pour lequel je vous demande votre appui. » ^1 22 avril 179G 3 floréal an IV. » Le Directoire exécutif, informé que LA SOCIÉTÉ SOUS 107 De plus on avait lancé contre elle un agent secret — l'agent Rousselet, dont la mission d'espionnage fut vaine, d'ailleurs, — à charge de s'assurer de ses ]>apiers et, au besoin, de sa personne 1. Enfin, elle avait pris sur elle de se tenir au calme, de se montrer plus circons- pecte, tout en n'arrêtant point ses actives démarches afin qu'on lui permît de rentrer en France. Et les surveil- lances policières s'étaient relâchées et ce qu'elle désirait tant lui avait été accordé. Elle avait pu reprendre, à Paris, son gouvernement mondain, rappeler ses fidèles, et goûter, à nouveau, dans la compagnie de son cher Benjamin Constant, dont l'absence et des projets de ma- riage TaAaient rendue inquiète, la douceur d'aimer et de vivre ». C'était aux alentours du 29 janvier 1797. Ce 10 pluviôse an V, elle avait écrit d'une ]lume encore fiévreuse à Roederer M. de Talleyrand vous amènera et vous verrez ce qu'on appelle une exilée. La persécution est, au reste, si commune en tem[»s de révolution, qu'il ne reste que la peine et pas du tout l'honneur. » Elle s'était rejetée, naturellement, avec sa turbulence la baronne de Staël, préviMuie d'être en correspundanre avec des émigrés et des conspirateurs et les plus grands ennemis de la République et d'avoir participé à toutes les trames, qui ont lumpromis la tranquillité de l'Etat, est sur le point de rentrer en France, pour continner d'v fomenter i\r nouveaux troubles, décrète que la baronne sera arrêtée si elle franchit la frontière et conduite par-devant le ministre de la Police générale, qui l'interrogera et transmettra son rapport au Directoire. Le présent arrêté ne sera pas imprimé. » Archives nationales, F > il II s'en était fallu de peu qu'elle ne tournât fort mal pour l'ex-ambas- sadrice, si l'on en juge par cette lettre écrite sous le coup de la plus vive émotion Que je suis lasse! J'en réchappe cVune belle! Je ressemble à nos Mes- sieurs du Direrloire. Mes chevaux ont couru plus qu'à l'ordinaire. J'ai eu peur. Quoi qu'il en soit, me voilà, et vous, que nous direz-vous de nou- veau? » Archives natiomios, AF. 111. 351. 108 LK 1>R1NCK I»F- TALLKYRAM habituelle, sa fougue et sa passion de nature, dans la mêlée des partis. On n'avait ias rapporté l'arrêté du l> floréal la visant à litre d'étrangère. C'était encore une vague menace tenue en l'air. Elle pou- vait en garder de l'inquiétude. Mais elle se sentait plus protégée, maintenant qu'elle était une amie de Barras ou se croyait telle; et c'est dans le cabinet de Barras que nous l'avons laissée, tout à l'heure, plai- dant la cause des premières ambitions ministérielles de Talleyrand. Elle y dépensait beaucoup de feu, l'ardente M""" de Staël; cependant elle ne parvenait pas à enfoncer les traits de la conviction dans l'esprit de celui qui l'écoutait. Ici s'interjette, avec ses inexactitudes flagrantes, avec ses retours de colère et de ressentiment tardit contre l'un des fauteurs du 18 brumaire, la version qu'a présentée Barras des successives démarches tentées auprès de lui par M™^ de Staël, et qui nous la montre s'évertuant de discours en faveur de Talleyrand, soit au nom de son amitié personnelle, soit pour le bien espéré de son parti. Tout à l'heure aura son tour l'exposition très raccourcie et bien différente de Talleyrand lui-même. L'éloquente M""" de Staël poursuit son plaidoyer, oubliant qu'elle n'est pas en odeur de sainteté dans le cénacle et que de fortes préventions sont armées contre elle et contre son protégé. La situation de Talleyrand, dit-elle, est difficile autant au matériel qu'au moral. Il serait de justice et de nécessité qu'une fonction publique vînt le tirer d'embarras et lui permettre, en même temps, de servir les intérêts de la République et de vivre. Barras entend bien, mais résiste. Un secret pressentiment l'avertit qu'il ne lui arrivera rien de bon à mettre sur son chemin ce débarqué >^, comme il •LA SOCIÉTÉ SOUS LE DIRKCTOIRK 169 l'appelle en ses prolixes mémoires, — un étrange pêle- mêle d'imaginations extravagantes, de rancunes et de vérités. Quoique Talleyrand n'eût pas ménagé les pro- testations d'attachement à Barras, qu'il eût envoyé, en première ambassade, Benjamin Constant, animé d'un double zèle, qu'il eût mis en avant des relations directes et indirectes, pour en renforcer les moyens, et qu'après s'être servi des hommes il eût employé sa dernière réserve, qui était de faire marcher les femmes, on se défiait de lui, non sans raison, au Directoire. Depuis qu'il avait fondé le Cercle constitutionnel, on le soup- çonnait de mille brigues et manœuvres, caressant, là, chacun selon ses tendances, de manière à se faire de tous des alliés, rappelant au groupe des amis de M""^ de Staël qu'il était resté l'homme de 1789, l'ami des Necker et des Mirabeau; jurant de ses sympathies pour la Gironde aux girondins, remémorant aux dantonistes qu'il devait à Danton sa, mission en Angleterre et la vie même; enfin gardant des complaisances discrètes à l'égard des jacobins plus ou moins convertis. Cependant, M""" de Staël, aussi persévérante [ue pres- sante en ses désirs, est retournée à la charge; elle ne lâchera prise que Barras ne l'ait assurée de recevoir Talleyrand. Youlez-vous, ce soir, à 9 heures? » demande-t-elle, sans perdre une minute. Le ren- dez-vous aura lieu. A l'instant fixé, Talleyrand s'an- nonce; il pénètre, sur les pas de M'"^ rotos, avec sa chaleur d'àme accoutumée. Et Barras alors très menacé on intriguait contre lui, on parlait de Tairêter estima prudent de faire entrer son nouvel ami dans la prochaine combinaison ministérielle pour en recueillir, on sait quoi des satisfactions mo- mentanées et courtes, d'amères déceptions plus tard. Enfin nous aimons à penser que ses collègues vou- lurent bien faire entrer dans les raisons de leur choix des considérations comme celles-ci que ïalleyrand avait de nombreuses et utiles relations en Europe qu'il lui fut donné par ses rapports suivis avec des hommes, comme Choiseul et Yergennes, de pénétrer les mys- tères de l'ancienne diplomatie ; et que nul, en France, ne possédait une vue plus juste et plus sûre de celle jue réclamait, dans une situation européenne aussi troublée, ce qu'on l'a toujours trouvé depuis, un négociateur l'ort habile. Les amis de la liberté souhaitaient que le Directoire s'affermît par des mesures constilutionnelles et qu'il choisît, dans ce but, des ministres en état de soutenir le gouvernement. .M. do Talleyrand semblait, alors, le meilleur choix jiossible pour le département des affaires étrangères, puisqu'il vou- lait bien l'accepter. Je le servis efficacement, à cet égard, en le faisant pré- senter à Barras par un de mes amis, et en le faisant recommander avec force. M. de Talleyrand avait besoin qu'on l'aidât puur arriver au pou- voir ; mais il se passait ensuite très bien des autres pour s'y maintenir. Sa nomination est la seule part que j'aie eue dans la crise, qui a précédé le 18 fructidor, et je croyais ainsi la prévenir; car, on pouvait espérer que l'esprit de M. de Talleyrand amènerait une conciliation entre les deux partis. » M"" de Staël, Considérations sur la Révolution.; LA SOCIÉTÉ SOUS LE DIRECTOIRK 1*75 le nouvel ordre de choses, sorti de la grande mutation nationale de i7S0 1. Dès le jour de sa nomination, il écrivit à M'" de Staël la lettre suivante, où ne se découvre qu'à demi sa joie réelle de l'avoir apprise Me voilà donc encore ministre. J'ai des raisons de position pour en éU'e bien aise, des raisons de caractère pour en être fâché; c'est fort loin d'être un plaisir complet. J'irai vous voir, ce soir. Je vous remercie de l'extrait que vous m'avez envoyé. » Talleyrand se rendit, le lendemain, au Luxembourg, pour y remercier Barras; et, le 28 novembre, il prit la succession de Charles Delacroix aux Atîaires exté- rieures. On l'avait fait ministre par la grâce d'un accord sou- dain. 11 s'était rendu ministériel d'emblée. Il avait aus- sitôt revêtu le caractère et les dehors de ses fonctions, comme pour suppléer par son autorité propre au man- que d'espace et d'initiative où le comprimaient les suscep- tibilités jalouses des gouvernants. Dès lors Talleyrand en imposait par une dignité naturelle et simple, inhé- rente à l'air de sa personne, à tout son maintien, et qui respirait jusque dans ses façons d'être insouciantes et détachées. Tout en laissant envahir son cabinet d'au- dience, sa chambre, sa maison, il avait une manière, qui ne se définissait point, de tenir respectueux et dé- férents les gens les moins disposés à le paraître. Il s'en souviendra, sur le tard, non sans un retour d'intime satisfaction. Ses proches l'entendront le leur rappeler J'ai été ministre, sous le Directoire; toutes les bottes ferrées de la Révolution ont traversé mon antichambre, Il Cf. Pallain, Le Minisli're de Talleyrand sotia le Directoire, introd. 176 LK I'F\INCK DE TALLEYRAND sans que jamais personne ail imaginé d'être familier avec moi » 1. L'un de ses premiers actes officiels notoires fut la cir- culaire diplomatique, où il se chargea d'expliquer aux cabinets de l'Europe le coup d'État du 18 fructidor. La répression avait étr rigoureuse sans être cruelle, contre les monarchistes et les clichiens » soudovés par l'étranger. Les attaquants n'auraient pas eu la main plus légère s'ils avaient été les vainqueurs 2. Pichegru déporté n'en fardait pas l'expression Si nous avions vaincu, les révolutionnaires n'en eussent pas été quittes pour la déportation. » A la suite de fructidor, une sorte d'explosion révolutionnaire s'était produite dans tout l'occident de l'Europe, en Irlande, en Hol- lande, sur le Rhin, au Piémont, à Rome, à Naples, de sorte que, selon le mot de Michelet, la France était appa- rue dans toute la majesté d'une République mère entou- rée de ses fdles. Ombres passagères, fantômes de répu- bliques et qui s'évanouiront, au premier tremblement du sol!... S'associant à la politique du Directoire, Tal- leyrand s'appliqua à justifier par ses dépèches aux représentants de la France, en des termes fort habiles, 1 Il y eut des exceptions pourtant, dont il ne plaisait pasà sa mémoire de se souvenir. Rewbell, usait-il de formes si correctes et de tant de con- sidération dans les mots, un matin, où, à la suite d'une violente discussion, il lui jetait uneécritoire à la tête en lui criant Vil émigré! tu n'as pas le sens plus droit que le pied! » Au reste, Rewbell avait tort de repro- cher à Talleyrand le manque de rectitude de sa démarche, lui dont les deux yeux divergeaient d'une si terrible manière. Talleyrand le lui fit bien sentir et ce fut sa juste revanche. Rewbell lui demandait comment allaient les choses De travers, monsieur, comme vous les voyez », répondit-il. 2 On reprochera presque au Directoire d'avoir usé de mollesse, à l'égard des royalistes, qui avouaient leur alliance avec les Anglais. Malgré Barras et le général Augereau, La Réveillière voulut qu'on les épargnât plus qu'ils ne l'auraient épargné lui-même. LA. SOCIÉTÉ SOUS LE DIRECTOIRE 177 cette victoire du grand parti républicain sur les me- nées royalistes Vous direz que le Directoire par son courage, par rétendue de ses vues et le secret impénétrable, qui en a préparé le succès, a montré au plus haut degré qu'il possède l'art de gouverner, dans les moments les plus difificiles. » ~~ Une si belle flamme se dépensant au service du régime instable, dont il détenait un des ressorts, ne l'em- pêchait pas de regarder plus loin dans l'avenir et de suivre avec une curiosité particulièrement éveillée la course victorieuse du futur chef de la France dans les plaines de l'Italie. Les vues qu'il apportait au départe- ment des Affaires étrangères, ne s'étaient pas écartées de leurs principes, depuis que les armées de la Répu-r blique, sans avoir eu besoin d'attendre l'apparition de Bonaparte en 1796, avaient libéré le territoire national et porté ses frontières jusqu'aux limites extrêmes tracées par la nature. Telles les avait-il posées, quand la Révo- lution avait à repousser l'effort de l'Europe coalisée, telles aurait-il souhaité qu'elles fussent reconnues justes sous le Directoire et après le Directoire. La Savoie acquise, la Belgique revenue à la France comme un dernier et précieux lambeau de Tapanage JMarie de Bourgogne, que vouloir de plus? Le territoire français ne se trou- vait-il pas assez ample, assez plein dans son harmo- nieuse composition 1? Il avait atteint le point terminus que sa vraie grandeur, que la juste mesure de ses forces permettaient de lui désirer. Aller au delà, c'était détruire 1 Vergennes disait en 178'i La France, constituée comme elle l'est, doit craindre les agrandisse- ments bien plus que les ambitionner; plus d'étendue serait un poids placé aux extrémités qui en affaiblirait le centre. 12 178 LE PRINCK DK TALLEYRAND \esr belles proportions naturelles du pays, c'était enta- mer une politique de conquête aux réactions inévitables. Cependant, l'élan élait imjtrimé. Les événements allaient plus vite et frappaient plus tort que les nieil- lleures raisons d'État. Pai* delà les Alpes, le général en chef de l'armée d'Italie poursuivait une action militaire éblouissante. Sur le même sol éternellement convoité et pour des fins non moins problématiques il renouve- lait, à plus grands coups, les tentatives multipliées des anciens rois de France, de Charles YIII à Louis XJV. L'enchaînement en paraissait si merveilleusement con- duit! L'éclat de ces faits d'armes jetait de si beaux feux que la prudence d'un Talleyranden était elle-même fas- cinée. C'est entre les préliminaires de paix, à Léoben, et la signature du traité de Campo-Formio qu'il était devenu ministre. Bonaparte en avait félicité le Direc- toire et lui avait envoyé, à lui Talleyrand qu'il n'avait jamais vu, une lettre fort obligeante. Les rapports étaient entamés. La correspondance était ouverte. Talleyrand possédait l'art de louer et de répondre aux louunges. De son écritoire s'envolaient à l'adresse du vainI R KCTOI RK 179 de ees mots à longue portée, qui devancent lu l'ortune 't font penser au courtisan, dont l'instinct averti ressent l'approche du maître. Le gouvernement républicain ne considérait pas avec une égale sérénité les espérances et les intérêts en foule,, {ui se serraient autour de l'unique Bonaparte. Lazare Hoche, le seul homme qui eût été capable d'arrêter la contre-révolution, s'il eût vécu, avait signalé, pour qu"on s'en gardât, l'astre inquiétant qui s'était levé vers l'Italie. Avant que la victoire de Castiglione fût connue, il avait été question de rappeler Bonaparte à Paris. Puis, les fulgurants coups d'épée qui suivirent et les secours providentiels, que prêtèrent, en des instants critiques, au chef de l'armée d'Italie plein de tumulte et d'audace des généraux habiles et silen- cieux comme Masséna,. l'avaient rendu hors d'atteinte. Et maintenant, ces mêmes hommes, qui avaient tant à craindre de lui, devaient le couronner de leurs louanges et l'accueillir en triomphateur. Après avoir signé, à Canipo-Formio avec l'Autriche, et n'avoir fait qu'une apparition au congrès de Bastadt, où restaient des questions en litige entre la Bépublique française et l'Empire, Bonaparte s'était rendu à Paris pour demander au Directoire des ordres, un nouveau champ d'action, une autre armée, sachant qu'à Paris on ne garde le souvenir de rien I et qu'il faut toujours forger du nouveau sur l'enclume de la popularité. Dès le soir de son arrivée, il envoya, d'urgence, un aide de camp au ministre des Belations extérieures, dont l'assistance lui avait été précieuse, en cette grande alïaire 1 Si sagace, d'ordinaire, Mallet Du Pan se pressait trop en escomptant déjà sa fin Ce Scaramouchc à tète sulfureuse, écrivait-il, est fini, déci- dément fini! » 180 Li; l'IUNCK Di le Gampo-Forniiol; criait à dessein de lui mander sa visite et d'en connaître rinshint le jtlus favorable. ïalley- rand ayant fait répondre simplement qu'il Tattendrait, il s'annonça, }our le lendemain à 1 1 heures du matin. Plusieurs personnes, que Talleyrand s'était avisé de lrévenir, étaient présentes dans le cabinet, quand y parut Bonaparte. Le ministre se porta au devant du chef d'armée; et, en traversant le salon, il lui nomma M""^de Staël, à laquelle il prêta [»eu d'attention, n'aimant pas les discoureuses, puis, k navigateur Bougainville, qui rintëressa davantage, en sa qualité d'homme de mer, de géographe à celui-ci il adressa queljues paroles obligeantes. Les commencements d'amitié ne sont que miel et suavité. L'entrevue fut parfaite, des deux parts. Talleyrand, qui l'avait devant lui, pour la pre- mière fois, ne se lassait pas de considérer ce jeune visage auquel allait si bien le reflet de vingt batailles gagnées, de la pâleur et une sorte d'épuisement 2. Bonaparte dans un état d'ouverture de cœur tout porté à l'expansion, à la confiance, ne tarissait point de paroles aimables sur le plaisir qu'il avait eu à cor- respondre, en France, avec une personne d'une autre espèce que les Directeurs ». Premier remerciement à Barras, qui l'avait lancé dans cette carrière de gloire! Mais il ne s'en souvenait déjà >lus et c'était sa façon de tirer Talleyrand d'une compagnie, dont il espérait bien le détacher tout à fait, l'heure sonnée. Que le Directoire montrât de l'irrésolution à recevoir avec tous les signes de la joie un chef d'armée dont le brevet de général menaçait de se transformer bientôt 1 V. le rapport de Talleyrand au Direotoiio sur le traité de Campo- Formio. 2 Mcm., t. 1. LA SOCIÉTÉ SOLS LE DIRECTOIKE 181 en brevet de dictateur et qui, récemment, dans les termes d'une courte harangue, sous les fenêtres du Luxem- bourg, avait ouvert cette perspective importune sur l'avenir que d'autres institutions pourraient être néces- saires à la France; oui, que le gouvernement des Cinq trahît un peu de répugnance à le suivre sur cette voie triomphale, qui ménagerait, au bout, de fâcheuses surprises, la raison en était fort naturelle et juste. Talleyrand, qui n'était pas exposé aux mêmes craintes ni soucis, eut le cœur plus dégagé à lui offrir, dans les salons du ministère, une soirée d'honneur pour fêter ses victoires d'Italie et la belle paix qu'il venait de con- clure... Une paix, sur la durée et l'efiicacité de laquelle ne se faisait aucune illusion, d'ailleurs, cet homme perspicace, qui n'y voyait rien d'autre qu'une querelle de peuples momentanément assoupie. Il était venu le prier lui-même, peu de jours aupa- ravant, en. la petite maison de la rue Ghantereine. Bona- parte et Joséphine recevaient. Des compagnons d'armes, des écrivains, des politiques, emplissaient cette demeure trop étroite pour tant de renommée. L'un des fidèles de Bonaparte, un poète, Arnault le Tragique, était du nombre, lorsque s'y présenta le ministre. D'autant mieux put s'en souvenir l'auteur de Marins à Minlurnes,^ que Talleyrand le voulut bien favoriser d'une assez longue conversation une causerie légère et décousue sur des sujets de littérature. Le diplomate y donnait son avis, en des termes concis et appuyés, à l'égard de certains philosophes du xviii'' siècle, de Chamfort particulièrement. Son interlocuteur eut de la surprise à l'entendre plutôt diminuer l'esprit et les talents de Chamfort, dont, pourtant, il avait su se servir, il n'y avait pas si longtemps. Lui gardait-il rancune d'une ISil LE PT?1NCE UK TALLEYRANT indiscrétion rapportée an mot de Chamfort, qui se nattait cravoir Irouvr, en l'évèque ait avec une chaleur d'accent, qui ne man- quait pas d'impressionner. Aux membres du Direc- toire soupçonneux il représentait la terre des Pharaons comme une colonie merveilleuse valant à elle seule toutes celles que la France avait perdues et comme un point stratégique de premier ordre, d'où l'on pour- rait porter de grands coups à la puissance des Anglais dans l'Inde. Le second appelait à l'aide des considéra- tions d'ordre multiple. Il avait mandé au nn'nis- tère Magallon, qui avait résidé trente-six ans en Egypte, et, au moyen des notes qu'il avait reçues de la main de cet autre Dupleix, comme il l'appelait, il ébranlait la sagesse des hésitations. Il ajoutait à ces arguments les rapports de Poussielgue sur sa mission de Malte. Et se plaçant enfin sur le terrain diplomatique, il découvrait du premier coup, selon les justes expres- sions de Sorel, l'expédient ingénieux dont, par la suite, ont usé tous les négociateurs, qui auront voulu préparer la domination de l'Egypte intervenir, au nom de la 48G LK PRINCE DE TALLEYHANI Porte, et à litre d'allié, au iiioins d'ami, s'y établir en protecteur, y rester en uiaîti'e. Et Bonaparte rerenai1 ensuite ses discours. 11 ne jiaraissait occupé que des intérêts de la France, n'oubliant rien, sauf de dire qu'il n'obéissait qu'à sa passion et ne tendait qu'à sa gloire. 11 s'était fait écouter. A^ainement La RéveiMière avait-il percé les raisons de Bonaparte en démontrant à ses collègues l'inopportunité d'une pareille entreprise, au moment où se réveillait le péril d'une guerre euro- péenne. On ne se rendit point à la force de ses démcwis- trations. Et Bonaparte, dont Talleyrand avait soutenu les visées avec une fougue peu habituelle à cet homme de froideur et de prudence, Bona}arte l'emporta auprès des Cinq, trop satisfaits, croyaient-ils, d'amortir en l'éloi- gnant les effets d'une ambition toujours remuante et qu'ils n'étaient pas en mesure de contenir. Avant de quitter Paris et la France, pour tentei' l'ae- com plissement de son rêve oriental, Bonaparte alla prendre congé du ministre des Relations extérieures. Le jour oîi il se présenta, Talleyrand gardait le lit, assez soutirant. 11 le reçut, néanmoins, l'engagea à s'asseoir tout auprès de lui, Tinterrogea sur ses desseins, ses espérances, et, comme il y répondait, à cœur ouv-ert, lui prêta une oreille attentive. Bonaparte s'abandonnait à l'inspiration du moment. En l'épanchant, il se pai'lait à lui-même, avec toute la chaleur de sa jeunesse emti'e- prenante; puis, des visions lumineuses où l'avait emporté son imagination il était revenu à des détails plus positifs les obstacles que ne manqueraient pas de lui susciter ses ennemis ; des soucis de son intimité ; les embarras enfin, que lui causaient des inquiétudes d'argent. Il avait mis, devant lui, toute son existence à découvert. L\ SOCIÉTÉ SOUS LE DIRECTOIRE 487 Alors, Talleyrand, qui avait réfléchi en récoutant, lui dit avec simplicité — Tenez, ouvrez mon secrélaire, vous y trouverez cent mille francs, qui m'appartiennent, ils sont à vous, pour ce moment; vous me les rendrez, à votre retour. » Une telle marque de confiance était rare, comme les circonstances qui la provoquèrent. Plein de joie, l3ona- parte lui sauta au cou; il n'avait pas de termes assez expressifs ni assez chauds pour l'assurer de sa grati- tude immense et sans fin. Plus tard, les deux interlocuteurs auront à en repar- ler. Passé premier consul, iVapoléon aura rendu l'ar- gent; devenu empereur il aura conservé le souvenir, sans la reconnaissance, du service rendu. Quel intérêt, demandera-il à son ministre d'alors, oui quel intérêt pouviez-vous donc avoir à me prêter cet argent? Je l'ai cent fois cherché dans ma tête et je ne me suis jamais bien expliqué quel avait pu être votre but? » — C'est que je n'en avais point, répliquera Talley- rand. Je me sentais très malade, je pouvais fort bien ne vous revoir jamais ; mais vous étiez jeune, vous me cau- sâtes une impression fort vive et pénétrante, et je fus entraîné à vous être utile, sans la moindre arrière- pensée. » Dans ce cas, si c'était réellement sans prévision, c'était une action de dupe. » De Talleyrand ou de Bonaparte, lequel eut le mot tout à fait sincère? Ni l'un ni l'autre peut-être. Bona- parte, parce qu'il ne croyait pas à un mouvement de cœur dégagé de tout calcul, Talleyrand parce qu'il avait le coup d'œil trop avisé pour n'avoir pas claire- ment pressenti l'avenir de l'homme, sur la destinée 188 LF. l'RINCE DK TALLKYRAND duquel il avait risqué cet enjeu. Car, nous le savons, malgré qu'il eût un certain fonds d'indulgence et de bonté, le prince de ïallevrand, en politique, n'eut jamais la protection facile, sinon pour les heureux. On ne fait rien que par calcul ou par goût » ce mot de M'"° de Yernon, il l'aurait pu dire; car il le justifia cent et cent lois par ses actes. Le certain est qu'il n'y avait pas eu mal donne en la partie. Talleyrand était rentré dans ses bureaux. Pendant celte courte phase de l'histoire de la Révolution où le Directoire eut, en face de l'Europe, une véritable gran- deur, jusqu'au renouvellement furieux de la guerre, après l'assassinat des plénipotentiaires français de Ras- tadt, il mêla son nom, sa signature, à des actes impor- tants. De gré ou par ordre, il avait participé au renver- sement du pape, à la Révolution helvétique et mené diverses négociations avec les États-Unis, avec le Portu- gal et avec la ville libre de Hambourg. S'il ne put empêcher les fautes commises, et par lui signalées, aux préliminaires de Léoben ni mener à bien, comme il s'y employa de tous ses moyens, les négociations de Lille, quand la paix avec l'Angleterre était possible et les intentions de lord Malmesbury abordables; s'il dépensa vainement les efforts de son génie à prévenir le choc de la seconde coalition, qui éclata sous son ministère, c'est qu'en réalité il n'avait pas été le maître de con- duire, comme il l'aurait souhaité, la politique étran- gère de la France; que les Directeurs, avaient à plu- sieurs reprises, modifié l'esprit et le système de ses démarches diplomatiques aussi bien du coté de l'An- gleterre que du côté de l'Aatriche; et que ses instruc- tions avaient été souvent traversées par les fantaisies de ses propres agents. Aussi bien, comme nous l'avons LA SOCIETE SOUS LE DIRECTOIRE 1S9 nolé précédemment, le Directoire n'abandonnait qu'une part d'action personnelle aussi réduite que possible au ministre des Relations extérieures. Sous son pré- décesseur Charles Delacroix, les affaires arrivaient à ce département toutes décidées. De même Talleyrand n'avait qu'à en surveiller l'expédition; mais souvent, il la suspendait, la retardait, par cette tactique prudente dont il usera tant de fois, sous Napoléon, et qui lui permettait, le premier à-coup passé de violence ou d'absolutisme, d'adoucir la rédaction. Il signait, para- fait, et ne décidait guère en premier ressort. Sa clair- voyance n'en était pas moins attentive à suivre les démêlés où étaient engagés l'action, le nom de la France. Et, certainement, il eût épargné bien des con- vulsions à son pays, et à l'Europe, s'il eût obtenu comme il parut le désirer, en 1798, de faire partie du gouver- nement exécutif, au lieu d'être un commis ministériel à ses ordres 1. Ses devoirs remplis, dans la mesure du possible, il se mêlait à la société du Directoire, qui lui offrait un 1 Le 25 mars 1798, le minisire plénipotentiaire de Prusse, Sandoz, écri- vait à sa Cour Quel bien ne serait-ce point si Talleyrand entrait dans le Directoire! On en parle, aujourd'liui, comme d'une nomination pos- sible, et il est assez habile pour en éloigner l'idée, afin de ne pas élever des intrigues contraires, si la majorité du Conseil lui était acquise. Je crois connaître assez ce ministre pour être convaincu que son système serait extrêmement favorable à la Prusse et au repos de l'Europe. Plus d'ébranlement, dès ce moment, et plus de commotion, quelles que fussent même les contradictions qu'il pourrait essuyer de Rewbell; sur certains objets, il aurait l'art de le ramener à ses idées ou d'obtenir la majoritédes suffrages. » Le 11 avril, le même diplomate ajoutait chez Barras, ou passant le meil- leur de la soirée à persifler chez l'ex-abbé de Périgord. Le groupe dominant était bien le bureau d'esprit, que présidait Germaine Necker, baronne de Staël. Les ambassadeurs des puissances et les étrangers de marque y rejoignaient les gens de lettres les plus renommés par leurs talents et les hommes politiques les plus en montre. Naguère avaient brillé, dans ces lieux, Barnave, les Lameth, et Duport. Puis, Marie-Joseph Chénier, Talleyrand, Thibaudeau, Rœderer, Benjamin Constant. Camille Jordan en étaient devenus les principaux satel- lites, avec Narbonne, que n'avait pas encore touché ce que j'appellerais une demi-disgrâce et qui gardait la place de faveur dans la maison. On s'honorait aussi d'y entretenir des rapports d'estime avec Lanjuinais, Boiss}^ d'Anglas, Cabanis, Garât, Daunou, Tracy, tout le cercle des républicains modérés, qui aspiraient à laver les traces sanglantes de la Terreur et à reconstituer la société sur les bases de l'ordre et de la justice. il On joue beaucoup; peut-être n'a-t-on jamais joué si gros jeu; l'a- mour excessif du vin et du jeu est une suite nécessaire des révolutions. » {Journal dit Temps. 19G IJ". l'I', INCK lK TALLKYHAM 11 se faisait un grand Ijruit de paroles, chez M*""^ de Staël. Dans son entourage s'agitaient des espoirs confus, des projets sans direction précise, des ambitions trop incertaines de leur iut et qui eurent le malheur de chercher ce point fixe sur un terrain, d'où ne pouvait surgir que la dictature. Pour le moment, les amis de M'"" de Staël se disaient constitutionnels et tendaient à consolider le Directoire, en l'honneur du principe et tout en méprisant les directeurs. Croyant en la puis- sance de la parole, parce qu'elle était entourée d'ora- teurs, se fiant en l'autorité de l'éloquence écrite parce qu'elle disposait de cette force, elle-même, en son salon, tenait école de gouvernement. Pendant que de nobles esprits se livraient à ces discus- sions théoriques, sans autre fièvre que celle de l'idée, des événements se préparaient, qu'on n'aurait pas atten- dus si tôt. Talleyrand en était mieux informé. On l'en avait averti des premiers pour qu'il y mît aussi la main. Depuis quelque temps, on ne le voyait plus si régulier, aux assemblées du cercle constutitionnel. Il se tenait à la campagne, clos entre ses murs, discret, dans l'expec- tative de l'heure qu'il aurait à choisir pour reparaître. Car, il avait quitté du même coup le ministère et Paris. Mais, nous devons dire comment il avait cessé d'être ministre. Au moment de ses tractations diplomatiques avec le Portugal et la ville hanséatique de Hambourg, il s'était attiré des suspicions sinon des reproches formels de véna- lité. Il n'était pas arrivé à s'en blanchir entièrement, que de nouvelles imputations, aggravant les précédentes, avaient étendu la tache jetée sur sa conduite. On parlait, cette fois, de marchandages déguisés, entre ses agents et les envoyés des Etats-Unis. LA SOCIÉTÉ SOUS LI- U 1 IIKCTOI ui- 197 Des diHiciiltés s'étaient élevées, il y avait déjà plu- sieurs années, entre le gouvernement de Paris et la jeune république américaine. Washington ne se sentait plus, en 1792, dans cet état d'àme où l'avait laissé la scène des adieux avec La Fayette, lorsqu'il lui disait, en le serrant contre son cœur Avec vous, il me semble voir s'éloigner de moi l'image de cette généreuse France, qui nous a tant aimés et que j'ai aimée en vous aimant. » Les excès révolutionnaires l'avaient fortement indisposé; et ses conseillers fédéralistes, animés de sym- pathies persistantes pour l'Angleterre, avaient appuyé sa résolution très ferme de maintenir les États-Unis complètement en dehors des luttes qui déchiraient la France et l'Europe. Un envoyé du gouvernement révo- lutionnaire, délégué aux États-Unis pour solliciter l'appui moral et matériel de la libre Amérique, rendue telle par le secours des armes françaises, le citoyen Genêt n'avait trouvé que froideur auprès du monde officiel. Et comme, au contraire, les populations lui faisaient fête, de Gharlestown à Philadelphie, Washington avait pris le parti de publier, le 22 avril 1793, une proclamation de neutralité, afin d'empêcher ces sym- pathies envers la France de revêtir des proportions excessives et dangereuses. Puis, s'étaient produits des heurts plus sérieux, des chocs de susceptibilités, à tra- vers l'Atlantique. Sous la présidence de John Adams avaient grossi les contestations jusqu'à provoquer des commencements d'hostilités. Le gouvernement français ne pouvait pardonner aux fédéralistes la signature du traité Jay, dont les stipulations relatives au commerce des États-Unis et de l'Angleterre furent dénoncées comme une violation formelle des accords signés, en 1778, entre l'Amérique et la France. Des ordonnances 198 LK PRINCE DK TALLKVIlAND très rigoureuses avaient été édictées contre les navires marchands américains. Les saisies s'étaient multipliées. Une guerre maritime semblait inévitable entre les deux républiques. Mais John Adams avait eu le bon esprit de ne pas recourir aux moyens extrêmes, tant que la voie restait ouverte aux solutions pacifiques. Les États- Unis avaient envoyé des commissaires, à Paris, en vue d'apaiser le Directoire sur quelques abus de la neutra- lité. La conversation avait commencé par les prélimi- naires habituels de politesse; et, presque aussitôt des agents officieux de Talleyrand Bellamy, Saint-Foix, Montrond, André d'Arbelles s'étaient entremis, de toute leur finesse, pour faire comprendre aux mandataires américains que de premières douceurs, un peu d'argent tiré de leur poche, faciliteraient beaucoup les négocia- tions. C'était une pratique passée dans les habitudes secrètes de la diplomatie d'alors et que semblait excuser, en la circonstance, la pénurie d'argent du Directoire. Toute transaction d'importance se terminait rarement sans avoir été précédée d'une douceur », comme nous venons de le dire, et comme on appelait le don, de la main à la main, d'une certaine somme en bon métal allant au ministre ou aux membres du Directoire. Bien de ces petits arrangements s'étaient manigancés le mieux du monde et sans que personne réclamât. Mais, il y eut toujours des curieux aux portes. Puis, ces gens des États-Unis, que n'avait pas encore visités la corruption européenne, eurent l'ingénuité de s'étonner, de faire des réflexions à haute voix, de sorte que leur surprise avait eu de l'écho dans les feuilles publiques des États-Unis. Talleyrand y était visé directement. Il essaya d'écar- ter l'orage de sa tète en désavouant ceux qui le lui LA SOCIÉTÉ SOUS LK DIRECTOIRE 199 avaient attiré, c'est-à-dire ses propres agents. De sa bonne plume il écrivit la lettre suivante à M. Gery, l'un les plénipotentiaires étrangers c Je vous communique, Monsieur, une gazette de Londres, du o mai, où vous trouverez une étrange pu- blication. Je ne puis voir sans surprise que des intri- gants aient profité de l'isolement dans lequel se sont tenus les envoyés des États-Unis pour faire des propo- sitions et tenir des discours, dont l'objet était évidem- ment de vous tromper. Je vous prie de me faire con- naître immédiatement les noms désignés par les initiales AV, X, Y, Z, et celui de la femme qui est désignée comme ayant eu avec M. Pinkerey des conversations sur les intérêts de l'Amérique. Si vous répugnez à me les communiquer par écrit, veuillez les communiquer confidentiellement au porteur. Je dois compter sur votre empressement à mettre le gouvernement à même d'approfondir ces menées, dont je vous félicite de n'a- voir pas été dupe et que vous devez désirer devoir éclairer. » DE Tallevrand. y> Malheureusement, la dénégation ministérielle avait attiré des répliques. L'officieux Bellamy ne retint par sa langue et protesta qu'il n'avait fait que suivre de point en point les instructions de son ministre. Il y eut scandale. La société du Manège, dite Société des Patriotes, mena un tapage énorme. Depuis quelque temps déjà, la situation de Talleyrand était branlante. Il ne parvenait à se soutenir, comme l'écrivait, le 2.' octobre 1797, à sa Cour, le ministre prussien San- doz, que par un miracle d'esprit et de conduite. Sauf Darras, qui faisait profession de le protéger, les direc- 200 LK PTllNCK DK T A I. Y li A M leurs mettaient de l'alîectation à ne lui adresser presque jamais la parole. La place n'était plus tenable, pour Talleyrand. Force lui avait été de quitter le minis- tère 1, mais en désignant lui-même son successeur, le sage Reinhardt, un modeste, un effacé, et qui, pen- dant une éclipse de quatre mois du principal metteur en scène, saurait se contenter de cet intérim court et discret. Talleyrand avait hâte de réintégrer un poste, qui lui fut très lucratif, autant que le titre en était flatteur à sa réputation. Mais, comme nous l'avons insinué tout à l'heure, ce n'était pas du côté de M""^ de Staël qu'il tournait les yeux, cette fois, pour en reprendre posses- sion. On dépensait dans cette maison trop d'éloquence, décidément. Moins sensibles aux amplifications oratoires, plus attentifs aux contingences des faits, des hommes positifs tels que Talleyrand et Fouché en avaient oublié le chemin, depuis qu'ils allaient conférer de leurs affaires, chacun de son côté, chez les Bonaparte, chez Joseph et Lucien, dont les avances et les politesses étaient venues les trouver, tout d'abord, dans le salon de Joséphine. Sans rompre d'amitié avec M'"'' de Staël ni s'exposer déjà au reproche d'ingratitude, Talleyrand s'était retiré doucement de son salon, destiné à devenir, sous le Consulat, le quartier général des opposants. Elle avait deviné Bonaparte. Malgré qu'elle dût essayer, à plu- sieurs reprises et sans succès, de gagner ses sympa- thies, de l'attirer à elle, avec l'énorme espérance de 1 2 thermidor an Vil. LA SOCIÉTÉ SOUS LE DIRECTOIRE 201 gouverner par lui, les belles protestations du jeunecon- Cjuérant de ritalie l'avaient laissée fort incrédule. Tal- leyrand n'en n'avait pas été la dupe plus qu'elle-même. Civiliser, humaniser la Révolution, tirer de cette cons- titution de l'an III improvisée dans le trouble, la véri- table liberté et la justice, tout cela eût été dans ses désirs, peut-être, mais n'était pas en son pouvoir. Et Bonaparte frappait à la porte, en homme qui ne voulait pas attendre. Une grosse nouvelle avait éclaté. Averti de ce qui se passait en France et jugeant qu'il n'y avait pas un ins- tant à perdre, Bonaparte avait abandonné ses troupes, son commandement, l'Egypte et ses devoirs, trompé la surveillance du général anglais à moins que celle-ci ne se fût, peut-être, relâchée volontairement, mis à la voile, par une nuit d'ouragan ; et, quand on^- pensait le moins, il s'était échappé comme un oiseau de sa cage, pour apparaître tout à coup, à Fréjus. Allant à la ren- contre de ses desseins, en modéraleur avisé, Talleyrand lui écrivit secrètement sur la marche de prudence à suivre tout d'abord Ne vous pressez pas, voyagez à petites journées; laissez-vous désirer; les embarras sans nombre, qui nous envahissent de toutes parts enverront bientôt au devant de vous toutes les inquiétudes et toutes les espérances; c'est avec ce cortège que vous devez ren- trer à Paris. » Le conseil était bon à suivre, et il le fut. ' Talleyrand était le mieux du monde instruit de ce qui se préparait, lui qui, perfidement, avait conseillé au gouvernement de rappeler Bonaparte, à Paris, pour l'aidera sortir d'embarras. Il se gardait bien de paraître au courant de ces préméditations. Sa mine innocente 202 LE PRINCE DE T A VI5 A N D aurait trompé chacun si l'on n'avait pas e u de bons motifs pour soupçonner qu'il y avait toujours du concerte sous ses airs les plus tranquilles. Avec sa physionomie placide et comme absente des préoccupa- tions, qui donnaient la fièvre à tout le monde, autour de lui, on le sentait arriver à grands pas. Ce maudit boiteux nous fera faire bien du chemin », avait dit Rivarol. >, enfin entraînés par le rythme impérieux de la charge et la voix de leurs chefs, dans ce choc du droit et de la force, Talleyrand n'avait eu qu'à laisser faire. Simplement, à la minute indécise, il avait envoyé quelqu'un à Bonaparte pour lui dire Brusquez les choses ». Elles le furent. Le \S brumaire était accompli, maintenant, et accepté. Le pays appelait une organisa- tion ferme et paisible; Bonaparte s'était trouvé là, qui la lui avait promise et la lui donna, jusqu'à l'heure LA SOCIÉTl' SOUS LE I I li KCTO 1 15 K 209 prochaine d'en réclamer un cher ]rix! Chacun frémis- sait d'aliégresse et d'espoir. Les généraux protestaient d'un dévouement sans autres bornes que les limites du monde. Les ministres prochains allaient créer autour du Premier Consul une atmosphère d'admiration exal- tée jusqu'au culte. Tallej^rand, lui, considérera le spectacle nouveau en homme intéressé, sans doute, à la réussite, parce qu'il y détiendra un tù\ù d'importance, mais n'ira pas jusqu'à s'en émouvoir d'enthousiasme. Du doute flotte en son âme sur la durée d'un triomphe capable de se mainte- nir sans excès. Il réserve au lendemain, toujours au lendemain, d'en juger. Tant de calme approchant de l'indiiïérence devait déconcerter, un jour, M"^ de Rému- sat, alors c[ue le Consulat, affermi par son oeuvre, aura conquis une autorité souveraine. — Eh! comment se peut-il, lui demandera-t-elle, que vous consentiez à vivre sans recevoir aucune émo- tion, non seulement de ce que vous vous voyez, mais de ce que vous faites? » — Ohl que vous êtes femme, et que vous êtes jeune! répliquera-t-il. » Et doucement, il se mettra à railler la ferveur de ses sentiments de début à l'égard de Bonaparte, en la phase radieuse et croyante. C'est qu'en réalité il aura porté la vue plus loin, beaucoup plus loin dans l'ave- nir, par dessus les premières illusions des serviteurs en extase et desfuturs sujets. u CHAPITRE SIXIÈME Sous le Consulat rofficiel et rintime. Au début de la nouvelle organisation politique. — Talleyrand rappelé au Ministère des Affaires étrangères. — Situation de l'Europe, au moment du départ de Bonaparte pour le Saint-Bernard. — Pendant l'absence du maître. — Les craintes de la crise secrète », c'est-à-dire d'une défaite ou de la mort du Premier Consul. — Intrigues et complots; le rôle d'expectative insinuante et prévoyante de Talleyrand. — Comment l'horizon s'était éclairci, tout à coup, après la victoire de Marengo. — Négociations de Talleyrand avec l'Autriclie et l'Angleterre. — Signatures laborieusement obtenues du traité d'Amiens. — De quelle manière tran- quille le ministre en transmit la première nouvelle au chef de l'État. — Réconciliation générale de la Fiance avec l'Europe et avec l'Église. — Les intérêts généraux et particuliers, qu'eut à défendre Talleyrand dans la grande affaire du Concordat. — Ses longues conversations écrites avec la chancellerie romaine pour obtenir le bref de sécularisation. — Ardentes controverses sur le mariage desévèques. — Toutes les objections soule- vées à Rome. — Par quels mojens de presson diplomatique on vint à bout de sortir de cette impasse. — Nouvelles prématurées du mariage de Talleyrand. — Quelle série de circonstances amenèrent ce dénouement conjugal. — Les origines et l'existence de M"" Grand, jusqu'au moment d'être appelée à devenir duchesse de Talleyrand-Périgord, princesse de Bénévent. — Après le mariage. — Dans les salons de l'hôtel des Relations extérieures; comment on l'y jugeait. — La légende et la vérité, quant aux innocences » de M™" de Talleyrand. — Jusqu'au décliade cette union. — Retour aux événements publics. Le coup de théâtre s'rtait exécuté lestement, sans qu'il en eût coûté beaucoup. Des arrestations peu nom- breuses, quelques journaux supprimés, un peu de populaire, dans les faubourgs, foulé aux pieds des che- vaux, il n'en avait été que cela, et la France ne se plaignait point qu'on l'eût, à ce prix, débarrassée d'un gouvernement de parade, sans force et sans prestige. 212 PIMNCK lK TALLi VHA M On absolvait rillégalitc' triin ucle dont les suites pro- mettaient d'être si largement compensatrices. Oublieux de cette liberté, qu'il avait trop chèrement payée pour l'aimer encore, le peuple n'aspirait qu'au rétablisse- ment de l'ordre, de la tranquillité publique. Le Con- sulat allait lui dispenser ces biens, en attendant que la volonté d'un seul homme changeât l'ordre en con- trainte et la contrainte en tyrannie. Pour le moment, les cœurs s'ouvraient à des espoirs illimités. Les consuls étaient en place; ils avaient écarté de leur triumvirat la suffisance de Siéyès, en lui fermant la bouche avec un titre, de l'argent, un domaine. Leur premier geste à faire, c'était de s'annoncer à la nation officiellement et solennellement. La proclamation de rigueur s'imposait au devoir des nouveaux chefs de la République. Ils avaient à parler le langage métapho- rique si cher aux Français; ils avaient à bercer leurs concitoyens de ces nobles paroles de pacification, de justice, d'humanité, par lesquelles ils furent toujours séduits et trompés. Toute inauguration de règne ou de présidence débute à pareille enseigne. Bonaparte fit venir Rœderer et lui dicta d'un premier jet les phrases sonores, d'où sortit l'une des proclamations les plus décevantes qu'ait jamais adressées un conducteur de peuple à ses futurs sujets. En lettres de feu brillaient là, comme au frontispice d'un temple dédié aux plus généreux sentiments de l'humanité, ces pensées mémo- rables La modération est la base de la morale et la première vertu de l'homme. Sans elle, r/imiinie n'est jintue hèle féroce. Sans elle, il peut bien exister une faction, mais jamais un gouvernement national. » Oui, ce fut bien Napoléon Bonaparte qui prononça dans ces termes la louange des vertus modératrices. sous LE CONSULAT l'OIFICIKL ET l'iNTIME 213 jusqu'à ce qu'il pût employer toutes ses forces et tout son génie à bouleverser l'univers... Cela dit, il consti- tua un ministère définitif, en y réservant une place, le département des Relations extérieures, à Talleyrand, pour des raisons qui n'étaient pas celles de la grati- tude, ni d'une profonde estime, et qu'il découvrait ainsi à Cambacérès Il a beaucoup de ce qu'il faut pour les négociations, l'esprit du monde, la connaissance des cours de l'Eu- rope, de la finesse, pour ne pas dire quelque chose de plus, une immobilité dans les traits que rien ne peut altérer, enfin un grand nom... Je sais qu'il n'appartient à la Révolution que par son inconduite ; jacobin et déserteur de son ordre, dans l'Assemblée constituante, son intérêt nous répond de lui » 1. Il ne réoccupa pas immédiatement le haut poste, d'où l'influence de la Société du Manège l'avait délogé, dans la période finissante du Directoire, pour lui sub- stituer sur sa désignation même le bénévole Reinhardt, natif de Wurtemberg. L'opinion n'était qu'à demi réconciliée avec Talleyrand, depuis les affaires d'Amé- rique et leur retentissement fâcheux. On jugea préfé- rable du moins Napoléon le voulut insinuer, en son Mémorial de laisser passer un léger temps d'oubli avant de reporter sur sa personne et sur son nom la pleine lumière d'une grande situation officielle. En tout cas, le délai de prudence assigné fut court, puisqu'il ne dura qu'une douzaine de jours, pas davantage. Et, dans l'intervalle, Talleyrand avait eu des occupations suffisantes, pour n'en pas désirer d'autres, ne quittant plus à l'instar de Rœderer et de Boulay le Petit- il'i Cambacérès. Eclaircissements incdits. 2'14 PRTNCK DE T A L I. IC Y UA^'D Luxembourg, conférant sans cesse avec Bonaparle des mesures d'organisation politifue urgentes à décider, ne faisant que d'aller d"un pavillon à l'autre, circulant du matin au soir entre les apiartements des Consuls, pour échanger les demandes et les réponses, les vœux et les objections, ou recommençant l'éternel le conver- sation avec Siéyès, sur le meilleur système de gouver- nement et la part qu'il espérait y prendre. L'entente avait eu de la peine à s'établir entre ce théoricien poli- tique et Bonaparte, dont il aurait aouIu grandemeM restreindre les appétits de domination absolue et qui réclamait, au contraire, toutes les prérogatives de la fonction suprême. Talleyrand n'en était ]>as à la pi-e- mière expérience de leur antagonisme. A la veille du coup d'État, il avait pu rapprocher ces deux caractères difficiles, l'un obstinément systématique, l'autre avide d'une suprématie indiscutée. Leurs anciens différends s'étaient ravivés, ilus âpres maintenant qu'on en était au partage de la succession. Persévérant en son rôle de conciliateur, Talleyrand leur ménagea une entrevue, à laquelle il assista et qui fut loin de se passer en douceur. Siéyès se retranchait dans une argumentation hautaine et dédaigneuse. Bonaparte se faisait agressif et presque menaçant. Youlez-vous donc être roi? » lui demanda Siéyès, par une interpellation à la romaine. La discus- sion se monta sur un ton d'hostilité dont Talleyrand ne laissa pas que d'être ému. sous son maintien glacé Mais il s'était promis aAec Riederer de trouver un ter-, rain d'accommodement. A force de raisons spécieuses auxquelles Siéyès céda par fatigue, tous deux parvin- rent à le décourager de ses résistances ; de concession en concession, ils l'amenèrent au point où le voulait voir le Premier Consul, désarmé, séduit et trompé. On sors LK CONSULAT l/OFFlCIKF- KT l'iNTIMK ^45 lui offrit des compensations. Il aurait la présidence du Sénat et l'illusion lui serait permise de croire que sll n'occupait ni la première ni la seconde place dans l'exécutif, il tiendrait la tête du pouA^oir législatif et pourrait avec celui-là traiter de puissance à puissance, dans cet état de liberté digne, — dont on ne fut guère de temps à jouir. Le 22 novembre 1799, Talleyrand réintégra ses bureaux du Ministère des Affaires étrangères, pour y demeurer jusqu'au 8 août 1807. Dès son installation, il s'avisa d'une idée ingénieuse afin d'augmenter son influence personnelle auprès de Bonaparte en grandissant du même coup le rôle du Premier Consul Les trois principaux magistrats de la République devaient f-e réunir, tous les jours, et les ministres avaient à rendre compte, devant eux, des affaires relevant de leurs attributions respectives. Il prit à part le général Bonaparte et lui fit goûter ce raisonnement. Le portefeuille des Relations extérieures, qui, de sa nature, est secret, ne pouvait être ouvert devant un conseil. La sagesse, la prudence même exigeait que le chef réel du gouvernement l'eût seul dans les mains et en dirigeât la conduite. En consé- quence, le Premier Consul ne saurait confier à d'autres qu'à lui-même le travail des Affaires étrangères 1. Cet avis le flattait, et, ne l'eût-il pas reçu, que certainement, il en aurait eu l'idée pour son propre compte. Il s'était réservé déjà tout ce qui tenait à l'action proprement 1 En fortiflant une autorité, qu'il voyait investie déjà de la part de puissance qui, dans les monarchies tempérées ou constitutionnelles, est exercée par le monarque, Talleyrand visait en outre, à lui faciliter le passage des trois degrés de cette souveraineti' d'abord élection à temps, puis à vie, enfin héréditaire. 216 LK l'HINCK DI- TALLKYRAND dite du pouvoir exécutif, tout ce qui concernait la guerre et l'armée. Sans feinte il annonça que les rela- tions extérieures en étaient la dépendance nécessaire et qu'il les considérerait comme telles, désormais. Aux forces de Gambacérès suffisait la direction des travaux de législation; pour Lebrun, le sage et pru- dent Lebrun, c'était assez des finances. >'i l'un ni l'autre n'élevèrent d'objections; et, comme au début d'un gou- vernement, tout est plus facile à régler, on décida que le ministre, chargé de la partie diplomatique ne travail- lerait qu'avec le Premier Consul. Le grand changement, qui s'était opéré en France, n'empêchait point que les rapports demeurassent brouil- lés avec l'Angleterre, la Russie et l'Autriche. Mais, deux points essentiels, dans l'état général des relations européennes, s'étaient imposés à l'esprit de Talleyrand. C'est que, d'une part, la France, harassée par sept années de luttes, aspirait ardemment à la paix; et que, d'autre part, cette paix tant désirée se pouvait obtenir, à la fin de 1709, sans trop de difficultés, pour peu qu'on y apportât de l'adresse et l'esprit de conciliation. Le tzar, moins irrité de la défaite de ses troupes, sous les coups de Masséna, que de la conduite douteuse de l'Autriche, son alliée, par laquelle il croyait avoir été déçu, trompé, de parti pris, n'aspirait qu'au moment de remettre l'épée au fourreau. Des attentions délicates autant qu'habiles du Premier Consul, à son égard, comme le renvoi sans rançon des prisonniers russes, habillés à neuf, et la remise entre les mainour le Directoire assailli de tous côtés, estima, cette fois, qu'il serait préférable de ne pas s'y maintenir et que de se résigner à perdre une superbe colonie serait encore payer d'un mince sacrifice les bienfaits de la paix générale. Bonaparte était moins pressé de tendre aux peuples le rameau d'olivier. Le prestige militaire l'avait élevé à la situation prépondérante qu'il occupait, et pouvait seul, l'y affermir. Il se préparait à la revanche de ses défaites, en Egypte; son souci présent n'était pas de mettre d'accord les résultats pacificateurs de son avènement avec les reproches faits au Directoire d'aAoir mérité sa chute pour avoir tyran- nisé les peuples et troublé la tranquillité de l'Europe. Désireux seulement de couvrir ses intentions véritables et de limiter, au moins, le nombre de ses ennemis, un de ses premiers actes avait été d'écrire au roi d'Angle- terre et à l'empereur d'Allemagne deux lettres expri- mant, l'une et l'autre, le vœu d'une prompte réconcilia- tion entre leurs peuples et son pays. Rouvrir la question d'Orient, — qui ne cessera plus de hanter son imagina- 218 l>K !' RINCE Di TA tion conffiKTante, — reprendre possession de l'Kgypte, enfoncer dans ce sol des racines [rofondes, pour de là les étendre aussi loin que possiblesur le monde oriental, objet de son rè\e despotique et grandiose, cette préoc- cupation l'obsède; elle est, au lond, l'unique règle rie ses rapports entrevus avec l'Angleterre et la liussie. Le Gouvernement britannique a repoussé ses offres. L'Au- triche, à laquelle il a proposé la restitution de ses pro- vinces italiennes, pour toute réponsea [remisses armées en campagne, sous le commandement en chef de Mêlas. Les plans du Premier Consul ont dû se métamor- phoser brusquement. Il s'est retourné, congratulateur, les mains ouvertes vers la Russie. Du tzar, hier le principal soutien de la coalition, il est parvenu à se faire un ami, ]>resque un allié, — pour n'avoir plus à com- battre uc l'Autriche, dans ces plaines d'Italie dont il a repris le chemin. Bonaparte n'aura pas quitté la France, d'un front serein. Plusieurs fois am'a-t-il retourné la tête et regardé derrière lui, sentant sa puissance trop neuve à la merci d'une défaite, d'une conspiration, d'une émeute. Sans doute, il s'est assuré de nombreux amis, en rem- plaçant par des gens de toutes opinions intéressés, maintenant, à n'en avoir plus qu'une, les nombreuses places, qui s'étaient trouvées libres aux débuts du Gouvernement consulaire, dans les préfectures, au Tri- bunal, au Corps législatif, au Conseil d'État, au Sénat. La plupart de ceux qui représentaient l'ancien esprit révo- lutionnaire étaient au calme, dans les situations quMis occupaient comme des places de sûreté. En revanche, les royalistes, disposant d'une partie considérable de sous LK CONSULAT l'oFFICIKU I'.T /.\TIMK 210 ropinion, sûrs de dominer encore dans TOuest, comp- tant soulever le Midi, sachant, en outre, qu'ils avaient avec eux les subsides de l'Angleterre et les armées de la coalition, recommençaient à parler haut. Bonaparte les avait gagnés de vitesse, et c'est un genre d'avance qu'ils ne lui pardonnaient pas. Leurs conspirations, que les mesures de répression vigoureuse, naguère ordon- nées par le Gouvernement, les avaient forcés de remettre à des instants plus favorables, n'aspiraient qu'à renaître et à s'étendre. Dans les premiers jours du Consulat, ils s'étaient tenus en état d'observation vis-à-vis d'un chef, C{ui n'avait pas encore donné la mesure de son essor ambi- tieux. Pressés d'en être mieux instruits et de savoir s'ils ne découvriraient pas en lui le restaurateur tant invoqué, le Monk providentiel, ils avaient envoyé deux négociateurs secrets Fortuné d' And igné et Hyde de Neuville, qui devaient lui poser la question en deux mots royauté ou république. Talleyrand, qu'on avait fait pressentir, s'était chargé d'être leur intermé- diaire oiBicieux en cette étrange rencontre. Il avait paru se conformer en cela au désir d'un ex-baroli de Bourgoing, attaché à son ministère et qui se trouvait être un ami d'Hyde de TS'euville 1. On en avait conçu 1 H^de de Keuvillu recevait, le 23 frimaire de Tan VIII, au matin, en la maison où il était descendu, rue Saint-Honoré, cette missive de Bour- going, son compatriote du Nivernais et qui l'appelait, à cause de cela, son a cher pays » "Je venais vous dire, mon cher pays, que notre affaire est battue chaud. Hier soir, notre organe auprès de B... Bonaparte, me fit dire de passer chez lui, entre 9 et 10. J'en viens. Le résultat de notre entretien est aussi insignifiant que je pouvais le désirer. J'ai tout dit, tout révélé, sur vous, sur eux. On n'est pas d'accord sur tout, mais on est disposé à tout entendre... En conséquence, je siiis chargé de vous amener, à 4 heures précises, aujourd'hui même, chez T... .Talleyrand... .V. 3 heures trois 2 20 L !• P RINCE D K T A I, L i Y l\ A N I de grandes et fallacieuses espérances, dans les rangs royalistes. D'accord avec le Premier Consul, qui, de son coté, se flattait de gagner ces émissaires et leurs troupes à sa propre cause, Talleyrand leur avait promis toutes les cautions, toutes les garanties désirables, quant à leur sécurité personnelle; mais il ne s'était pas avancé jusqu'à leur certifier le succès auprès d'un homme de la trempe de 13onaparte, rien moins que disposée préparer le lit d'un autre roi que lui-même. Les délégués vendéens n'eurent pas de longues ques- tions à faire pour être fixés. 11 n'y fallut qu'une seule audience. La conversation avait été nette et précise; les termes employés par Bonaparte ne devaient leur laisser aucune incertitude. Ils rentrèrent chez eux sous l'im- pression qu'ils avaient de fort loin manqué le but 1. Mais, à présent, quelles chances meilleures de tra- vailler en armes pour le Roi! Bonaparte était loin, courant sur la route de Genève et préparant dans son cerveau, avant de l'exécuter à la tête de ses troupes, l'audacieuse diversion à travers les Alpes. La machine gouvernementale n'avait pas suspendu ses fonctions. Les actes étaient signés Cambacérès, avec ces mots quaiis, il y aura une voilure à votre porte. Si je n y suis pas, je serai déjà remis ^depuis plusieurs heures chez T..., et, à 4 heures précises, je des- cendrai de mon bureau pour vous attendre dans le salon et vous introduire... Au reste, si, avant notre réunion, vous voyez les intéressés, assurez-les bien qu'il y a pour eux, de la part de T..., de la part de B..., la sécurité la plus complète, qu'on leur donnera, à cet égard, toutes les cautions, que la loyauté, que l'ancien honneur français peuvent désirer et accorder, que B... y met une partie de sa gloire, qu'ainsi vous, moi, eux, devant lui seront aussi en sûreté qu'au sein de leur famille. A 3 heures trois quarts, donc, aujourd'hui. » Arch. nat., F. 7, 1 Sur celte entrevue, au Luxembourg, entre le Premier Consul et les mandataires des princes, que Talleyrand était allé prendre dans sa voi- ture, à un endroit convenu do la place Vendôme, v. les .V'/o/Ves d'Hyde de Neuville, t. II. sous CONSÙlyVT l/OFF ICIKL KT l/l.\TlME 221 en rabsence du Premier Cotmd. l^onaparte avait, en par- tant, proféré des instructions véhémentes contre qui- conque susciterait des éléments de troubles Frappez, avait-il écrit dans sa première lettre à ses collègues; frappez vigoureusement c'est la volonté de la France. » Il n'était plus là, cependant, ni ses soldats; et cette absence se faisait sentir à des symptômes marqués d'inquiétude ou d'espoir. La police et son chef, le ministre Fouché, se relâchaient comme intentionnelle- ment de leur surveillance habituelle. Les royalistes du dedans et du dehors s'agitèrent. Ainsi qu'il en avait été sous le Directoire, la Vendée ressuscitait, à Paris même. Plusieurs factions de l'Ouest, au cœur de la capitale, manœuvraient, intriguaient. Elles n'étaient pas les seules. Les républicains ou plutôt les fonctionnaires de la République avaient interrogé l'avenir d'un esprit perplexe. Que deviendraient-ils, si Bonaparte, exposé comme il l'était, chaque jour aux hasards de la guerre, tombait frappé d'une balle, sur les champs de bataille de l'Italie? Il leur eût été bien fâcheux et malencon- treux d'être pris de court. Des projets avaient germé dans plusieurs cerveaux pleins de ressources, au Sénat et ailleurs, pour aviser aux éventualités et d'abord au choix du suc- cesseur possible de Bonaparte. Le nom de Carnot avait été prononcé. Fouché tenait en réserve Berna- dotte, espérant bien, après l'avoir poussé à la première place, s'}" introduire avec lui et le gouverner. Talley- rand ne restait pas inattentif et sans mouvement, au milieu de ces brigues. L'idée que la mort de Bonaparte provoquerait des changements considérables avait certainement visité ses réflexions. Il n'était pas de ceux qui se laissent surprendre par les événements. 222 LK PHINCK l>K TALLKYIIAM» Ce qui est, se disail-il, est fort peu de chose, toutes les fois que l'oa ne pense pas que ce qui est produil ce qui sera. >"avait-ii pas adopté déjà cette maxime, pour expliquer toutes ses variations passées, présentes et futures? Doucement, habilement, il combinait ses calculs et disposait ses chances, sans se découvrir ni s'exposer, se tenant en contact avec tout le monde, mais ne se livrant à personne, surtout ne prodiguant point de ces offres prématurées, qu'eût rendues périlleuses et vaines le retour inopiné du vainqueur, gardant, du côté de l'étranger, des intelligences utilisables pour l'avenir, enfin se ménageant des facilités, au dedans comme au dehors, pour qu'on sût trouver en lui, quoi qu'il advînt, l'homme de la situation. 11 fréquentait les tribuns et sénateurs d'opposition, renouait avec Siéyès mal consolé de sa déception récente et si profonde, assistait au diner mensuel des brumairiens, marquait des complaisances anticipées pour la faction dite orléaniste, protégeait les émigrés, entretenait avec les représentants de Louis XYIII des rapports de société, en évitant de leur parler, ne fût-ce qu'à mots couverts, un langage désespérant, et permettait à M"'"" Grand, sa maîtresse actuelle et sa future épouse, de se dire roya- liste 1. C'était bien là cette infidélité prévoyante, qui lui rendra tant de services, le long de la vie. Et les agences anglo-royalistes se reprenaient à fonc- tionner. Les effervescences de l'Ouest et du Midi redou- blaient. Il n'était pas jusqu'aux ex- terroristes du dernier ban, anarchistes et babouvistes, pour lesquels ne s'étaient pas trouvées de places, qui n'eussent aussi tl Cf. Alb. Vandal, l'Arèneihenl de Bonaparte, t. II ; Ernest Daudet,. Histoire de l'émigration, II. s 0 l s J. K C 0 N S L' L AT KO F F I C I K L K T L I N T I .M F. 22i leur organisation et leurs conciliabules. En résumé, IVsprit de conspiration était partout, aussi bien dans l'Anae des associés de Bonaparte, prévoyant la nécessité d'un gouvernement de rechange » que dans celle des ennemis les plus déclarés de la constitution de l'an VIII. En tous lieux remuait l'intrigue, guettant le renverse- ment possible de la république consulaire par la défaite ou la mort de Bonaparte. Le coup de tonnerre de Marengo dispersa ces A'apeurs obscures. ïalleyrand se félicita de ne s'^être pas avancé au delà des bornes d'une sage expectative, — quoiqu'il eût été fort près de les dépasser. On n'ignore pas, en effet, qu'il faillit être mis en mauvaise posture, dans l'affaire Dupérou, par les dénonciations de cet étrange person- nage, ex-directeur de la contre-police royaliste et qui chargea Talleyrand d'imputations positives et graves I, pour la plus grande joie de son rival Fouché. Mais on n'en tint pas autrement compte et cette ténébreuse affaire n'avait pas eu de suites fâcheuses. Toute l'attention était au triomphe décisif du Premier Consul. Les machina- tions hostiles s'étaient arrêtées instantanément. L'àme entière du pays vibrait d'enthousiasme dans l'admira- tion de la victoire et les espérances de la paix. Les généraux français étaient restés les maîtres du champ de bataille. C'était au tour de la diplomatie d'intervenir. Talleyrand se tint prêt à négocier. Les journées de Marengo et de Hohenlinden, l'approche de Il De In trahison d'un principal emplour des lieladonsexlrrieiires. Arch. Nat. V. 7,6-2 'i". 2-2i l-K l'I'.INCI- DE TALLKYliAND Brune et de Macdonald, qui s'ôlaient réunis dans les Alpes du Trontin, avaient forcé François II à signer l'armistice de Steyer. Six mois après, Joseph Bonaparte et Talleyrand avaient rejoint le plénipotentiaire de l'empereur d'Allemagne, à Lunéville. On conclut bientôt le traité 1, mais à des conditions qui n'étaient pas tendres pour l'Autriche et qui donnaient à penser qu'elle ne s'y tiendrait pas longuement. Les puissances réunies de la fortune, de la guerre et de la paix comblaient de leurs faveurs le Premier Consul. Une convention arrêtée, peu de mois aupara- vant, entre Joseph Bonaparte et des mandataires de l'Amérique du Nord, av^il rétabli l'harmonie des rela- tions troublées, depuis 1704, entre les deux Répu- bliques. La guerre civile rallumée dans les provinces de l'Ouest venait de prendre fin. A l'extérieur, non seulement le tzar Paul I" avait adhéré formellement au pacte d'alliance franco-russe, mais il avait promis son concours le plus actif pour agir avec la France contre la Grande-Bretagne, qui violait, disait-il, tous les droits des nations. Or, Bonaparte n'avait pas aljandonné son ancien plan. 11 était prêt à engager contre les Anglais cette partie suprême, dont l'Egypte et l'Orient seraient le prix. Il n'avait pas cessé de porter dans cette direction son esprit et ses yeux. Au mois de mai 1800, pendant qu'il faisait campagne conire l'Autriche, il écrivait à son ministre Talleyrand. Il serait bien important d'avoir quelqu'un en Russie. L'empire ottoman n'a plus longtemps à exister, et si Paul I" y porte ses vues, nos intérêts deviendront communs. » 1 9 janvier 1801. sous LE CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIj/^IE 225 A quelques jours de là, il était revenu sur la ques- tion avec insistance 11 faut donner au tzar des marques de considéra- tion. Cela devient absolument nécessaire. Notre chargé d'affaires, à Hambourg, pourrait lui faire des ouver- tures générales et flatteuses. Voyez à prendre un parti. » On avait, à présent, les mains libres. Une aide amicale et puissante s'était offerte. La victoire de l'amiral Linois à Algésiras, les succès de Latouche-Tréville contre Nelson lui-même et le spectacle de l'admirable activité qui se déployait sur les côtes françaises, devaient échauffer les courages. L'Angleterre semblait isolée du reste de l'Europe, pour la première fois, depuis les grandes guerres de la Révolution. Il fallait se hâter d'en tirer avantage, pour enfin vider le diffé- rend, seul à seul. Et Bonaparte poussait avec une ardeur fiévreuse ses préparatifs d'invasion. Il se voyait à la veille de réaliser son apostrophe au diplomate anglais Hawkesbury; contre Carthage renouvellerait donc la grandeur de Rome. Trois mauvaises nouvelles écla- tant à la fois l'entrée des Anglais en Egypte, l'assassi- nat de Paul I", le triomphe de Nelson dans la Baltique, l'obligèrent à suspendre ses visées, à transformer ses plans. Ce fut un retournement complet de la situation, ïalleyrand, dont le front s'était assombri à l'image d'une guerre nouvelle se déchaînant sur la terre et sur l'onde, put se réjouir des négociations étaient entamées avec le ministère Addington. William Pitt avait quitté la place, et les tendances premières du nouveau cabi- net s'étaient annoncées pacifiques. Ces conversations diplomatiques étaient de bon augure ; mais elles n'allèrent à leurs fins, ni si vite, ni si aisément qu'on en avait conçu l'espoir. 15 226 LK PRINCE Di; TALLEYRAND Auxp remiers mots échangés avaienl commencé les tiraillements et, surtout du côté de l'Angleterre, les résistances. Bonaparte dictait ou faisait écrire à Talley- rand pour Joseph à Londres, pour Otto à Amiens, des notes sur Malte la partie brûlante du débat, sur la Porte, sur les Barbaresques et la police de la Méditer- ranée, dont chacune tournait en éléments de discussion Apre et serrée. Les projets se croisaient avec les contre- projets. On usait le temps en des protocoles dilatoires, que ne servaient pas à raccourcir les allées et venues des courriers entre Amiens et Paris. Bien que le cabinet anglais eût accepté la condition préalable posée par le Premier Consul et le ministre Talleyrand d'exclure des négociations les affaires du continent 1 République cisalpine 2, Piémont, Suisse, Hollande, ses idées, ses intérêts propres, n'arrivaient pas à se fondre avec ceux du gouvernement français. Les entretiens directs de Bonaparte et de lord Gornwallis demeuraient à longue distance des nécessaires conclusions. On croyait toucher au but, et ce but s'éloignait toujours. Les inipatiences du Premier Consul 3 avaient peine à se contenir dans les justes bornes de la réserve diplomatique. Sous sa dictée impérieuse, Talleyrand avait dû joindre aux 1 Vous regarderez comme positif que le Gouvernement ne veut entendre parler ni du roi de Sardaigne, nidustathouder, ni de ce qui con- cerne les affaires intérieures de la Batavie, celles de TAllemagne, de l'Hel- vélie, et des républiques d'Italie. Tous ces objets sont absolument étran- gers à nos discussions avec l'Angleterre. » Talleyrand, Lettre à Joseph, 20 novembre 1801.. 2 Au lendemain de Marengo, Bonaparte avait improvisé à la Cisalpine un gouvernement provisoire et chargé Maretavec Rœderer de lui préparer un projet de constitution. Le plan en fut communiqué à Talleyrand par Rœderer. Il faut, commença-t-il de dire, qu'une constitution soit courte et... » Il allait ajouter claire. Et obscure », interrompit Talleyrand. 3,1 Si le courrier qui apporte la nouvelle arrive, à Paris, le 10, avant 9 heures, il aura 600 francs. » Bonaparte. ie///e Joseph, 18 mars 1802}. sous LK CONSULAT L OFFICIKL ET L INTIMI- 227 instructions destinées à Joseph, le grand signataire de la période du Consulat, ces mots presque comminatoires Nous nous rendons faciles sur tous les points, mais ce n'est pas par crainte. Je vous envoie le Moniteur, qui vous portera des nouvelles de l'arrivée de la flotte à Saint-Domingue... Finissez... Finissez doncl » Mais il ne dépendait pas de la bonne volonté de Joseph d'en finir. On eut encore à délayer bien des objections, comme à résoudre bien des propositions et contre- propositions, avant de se dire enfin d'accord. On eût pensé que les deux parties en présence dussent également se tenir pour satisfaites. La France, qui avait perdu toutes ses colonies, les recouvrait toutes, sans qu'elle eût elle-même rien à restituer; et l'Angle- terre acquérait de nouvelles conquêtes en faisant la paix. Il est vrai qu'elle avait promis de se dessaisir de Malte; mais promettre n'est pas donner. On s'en aperçut assez par la suite. Trop libérale des biens qui n'étaient pas â elle, la France avait taillé sur les possessions de ses alliés pour contenter sa plus persévérante ennemie. Talleyrand désapprouvera, quelque jour, cette part évidente d'iniquité dans le traité d'Amiens. Sa corres- pondance de 1802 atteste qu'il se mettait moins en peine, alors, des intérêts légitimes de la Hollande et de l'Espagne, qui avaient été engagées dans la lutte contre l'Angleterre par la France et pour elle seule 1. Une 4 Lisons plutôt cette lettre du ministre au Premier Consul a 20 messidor, an IX i9 juillet 1801. > Général, » Je viens de lire avec toute l'attention dont je suis capable la lettre d'Espagne... Il me semble que l'Espagne qui, à toutes les paix, a gêné le cabinet de Versailles par ses énormes prétentions, nous a extrêmement dégagés dans cette circonstance. Elle nous a tracé elle-même la conduite que nousavonsà tenir. Nous pouvons faire avecl'AngUterro ce qu'ellea fait 228 l' DE TALLKVRAND fois de plus, les faibles étaient trailésen vaincus. Cepen- dant, l'opinion anglaise réclamait encore. Elle accusait ses ministres d'avoir mis en péril la suprématie maritime, industrielle et coloniale de la reine des mers. Enfin, après quelques dernières hésitations dans la forme, et parce qu'elle avait besoin d'une trêve, si courte fùt- elle, l'Angleterre se décida à signer les fameux articles d'Amiens 1. On attendait cette signature impatiemment, à Paris; le ministre des Relations extérieures l'eut en main, avant le chef de l'État, et dans des circonstances curieuses à rappeler. Le grand résultat si laborieusement préparé et qui, à plusieurs reprises, avait failli se dissoudre dans l'in- succès, était donc réalisé, Talleyrand en avait par devers lui, les clauses bien arrêtées; c'était l'entente rétablie, les maux de la guerre suspendus il en était profondé- ment heureux. L'air qu'il respirait, ce jour-là, lui sem- blait d'une douceur, qu'il n'avait pas connue depuis longtemps. Cependant, son visage n'en découvrait pas l'impression. Sa contenance n'en avait pas été modi- fiée, d'une ligne; son calme extérieur était resté tout aussi complet que d'habitude. Et quand il eut à pré- senter à Napoléon, qui l'attendait anxieusement, le texte du traité, il ne témoigna aucune hâte à le faire, avec le Portugal; elle sacrifie les intérêts de son alliée, c'est mettre à notre disposition l'île de la Trinité dans les stipulations avec l'Angleterre. Si vous adoptiez cette opinion, il faudrait alors presser un peu les négo- ciations à Londres, et s'en tenir à faire de la diplomatie, ou plutôt de l'er- goterie à Madrid, en restant toujours dans des discussions douces, dans des explications amicales, en rassurant sur le sort du roi de Toscane, en ne parlant que des intérêts de l'alliance, etc .., en tout, prendre du temps à Madrid, et précipiter à Londres. » 'Lettre de Talleyrand à Bona- parte, ap. Pierre Bertrand, p. 5. 1 26 mars 1802. sous LK CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIME 229 Auparavant, il jugea préférable de ménager ratlenlion du Premier Consul sur des détails du jour, d'une moindre importance, dont celui-ci n'aurait plus daigné s'occuper ensuite. Ce fut une des rencontres où le plus manifestement éclata avec quelle maîtrise ce fleg- matique pouvait se dominer. Bonaparte était ner- veux; pourquoi n'avait- il pas encore reçu le texte signé de la chancellerie anglaise? Tranquillement, son ministre gardait en poche la pièce diplomatique. Il pos- sédait son impassible physionomie de tous les jours, tandis qu'il passait en revue avec le Premier Consul, nombre d'affaires de divers ordres, comme des restes de comptes qu'il fallait purger avant d'aborder l'essen- tiel. Enfin le dernier de ces documents accessoires ayant été soumis à l'approbation du chef de l'État, Tal- leyrand fit une pause, et lui dit en souriant — A présent, je vais vous faire un grand plaisir; le traité est signé, le voilà. » Bonaparte sursauta — Comment, s'écria-t-il, ne me l'avez-vous pas annoncé tout de suite? » — Ah ! parce que vous ne m'auriez plus écouté sur tout le reste. Quand vous êtes heureux, vous n'êtes pas abordable. » Soit qu'il ne voulût pas trahir plus d'émotion que son ministre, soit qu'il eût senti dans cette force silen- cieuse et cette possession de soi des moyens d'énergie calme, dont il pourrait se servir, le Premier Consul n'ajouta pas un mot. Considérée sous des aspects élargis et avec l'espoir qu'elle ne serait pas ce qu'elle fut un armistice pro- longé, cette paix était un immense bienfait pour la France. EtTalleyrand, dont elle comblait les vœux, l'avait 230 . PRINCE DE TALLKYFiAND admirablement senti, en exposant que la République française, en 1802, jouissait d'une puissance, d'une gloire, d'une influence telles que l'esprit le plus ambi- tieux ne pouvait rien désirer au delà pour sa patrie. En moins de deux années, elle était réellement passée d'une situation profondément incertaine et troublée au premier rang des puissances en Europe. Cette heure radieuse fut exaltée, à Paris et dans les départements, par l'éclat des fêtes officielles. Le 18 avril, jour de Pâques, les pompes catholiques et v les pompes militaires s'étaient confondues dans l'apparei 1 le plus imposant. Pour la première fois depuis dix années, le bourdon de Notre-Dame ébranla les airs de sa voix puissante. Et les accents du Te Deiim, dans l'intérieur de la cathédrale remplie d'une assistance magnifique, célébrèrent la double réconciliation de la France avec l'Europe et avec elle-même. Car la Révolu- tion avait fait aussi la paix avec Dieu, c'est-à-dire avec l'Église. Dès le mois de juin 1800, Bonaparte avait engagé des ouvertures du côté de la cour de Rome en usant, pour intermédiaire, du cardinal Martinani, évêquede Vicence. Par une haute conception politique, il s'était promis d'apparaître aux peuples comme le restaurateur de la religion et d'ajouter a ses moyens d'autorité le con- cours spirituel et moral du clergé de France. Rouvrir les églises au culte de la majorité des Français, s'atta- cher les forces immenses de ce clergé, zélateur tradi- tionnel des gouvernements autoritaires, en lui rendant sa hiérarchie, ses usages représentatifs, ses privilèges sociaux et la sécurité matérielle, c'était enlever aux sous LE CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIME 231 prétendants du royalisme la meilleure de leurs chances; c'était affermir l'une des bases essentielles d'un nou- veau système monarchique aspirant à durer. Nulle préférence solide de doctrine, aucune impulsion reli- j?ieuse vraiment sincère et profonde n'avait porté le Premier Consul à l'accomplissement de ce grand acte. On en eut la preuve surabondante à la vivacité de ses mercuriales aux délégués du Saint-Siège, dès que se levait un point de litige, aussitôt que perçait un vice de forme blessant la suzeraineté du chef de l'État; on s'en apercevra plus encore à la violence de ses démêlés avec le pape, qui lancera contre lui, en dépit du Con- cordat, les foudres de l'excommunication. Le réalisme de son génie, n'était-ce pas le seul et véritable mobile inspirateur de cet homme de domination, qui se fût aussi bien institué le calife de Mahomet, s'il eût eu à gouverner des populations musulmanes? Quand il tenta d'asservir l'Egypte et la Syrie, il avait proclamé d'une voix très haute, afin d'être au loin entendu des tribus courbées sous la loi du Coran, sa résolution d'embrasser les idées et les croyances de l'Islam. Avec un sens aussi clair des penchants humains, qu'un chef d'État doit savoir flatter chez ses concitoyens ou sujets, pour être mieux en force et en puissance de les con- duire, de les maîtriser, il avait dit en propres termes à des chrétiens, en 1799 Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon. » Dans la grande question du Concordat, Talleyrand avait des intérêts directs et indirects à pousser aux négociations. Il y aida de toutes ses forces, de toute sa compétence et sa dextérité, jusqu'au moment diflicile où, ayant voulu glisser dans le contrat une clause par- ticulière et imprévue la clause de M'"'' Grand », il y 232 LK l'KINCK DK TALLEYRAND rencontra des oppositions, qui faillirent tourner à contre- sens son zèle agissant. Sur les aflaires romaines, il était ontendu autant qu'on le pouvait souhaiter. 11 en possédait à fond la lettre et l'esprit. Lui-même s'y fût démêlé très adroitement, si le hasard avait voulu, qu'au lieu d'être un personnage de diplomatie en France, il eût été l'une des têtes de cette cour de Rome. N'était- ce pas lui le diplomate-évêque, qui disait Pour faire un bon secrétaire d'État, à Rome, il faut prendre un mauvais cardinal? » Il eût été ce cardinal, sûrement. Son concours fut apprécié, comme il méritait de l'être, dans les conseils du Vatican. Le mandataire de Rome, Gonsalvi, qui, souventes fois, s'asseyait à la table excel- len tedu ministre, netarissait pas d'appréciations flatteuses à son égard. Et le Saint-Père y donnait son suffrage d'un plein assentiment. Indulgent aux erreurs de l'an- cien évêque d'Autun, qu'il ne désespérait pas de con- vertir et de ramener dans les premiers rangs de l'Eglise, sympathique à l'homme d'esprit que Talleyrand fut tou- jours. Pie VII renforçait la bonne opinion du cardinal, en lui répondant, un jour, moitié riant, moitié sérieux M. de Talleyrand! Ah!... ah!... que Dieu ait son âme, mais moi, je l'aime beaucoup! » Et l'ex-prélat se montrait fort content de l'apprendre, ayant à cela d'excellentes raisons. En dehors des graves considé- rations d'utilité morale et politique dont il était péné- tré, quant au Concordat, il avait l'énergique désir, pour son compte personnel, de liquider une situation fausse, de se réconcilier avec le Saint-Siège, et de régu- lariser, une fois pour toutes, son entrée dans la vie séculière. Moitié de bonne grâce, moitié par pression diploma- tique, il obtint le bref désiré, qui le libérait de toute sous LE CONSULAT L OFFICIEL ET L INTIME 233 attache avec son passé sacerdotal, et dont il étendra la latitude au delà de ce qu'on pensait lui accorder, en s'affranchissant du célibat et contractant mariage . Ce bref papal, avec les restrictions implicites qu'il contenait, et par-dessus lesquelles on sauta lestement, au moment de l'utiliser, Talleyrand ne l'avait pas emporté, disions- nous, d'une manière si facile ni si prompte. Il fallut mettre en mouvement bien des courriers, échanger bien des textes et des contre-textes, beaucoup correspondre, intervenir et s'agiter; il fallut, à trois fois, s'y reprendre, avec le concours très appuyé de Bonaparte 1, pour aboutir au dénouement de cette comédie politico- religieuse, couronnée par le mariage de Talleyrand avec la belle Indienne » . Au début de l'affaire, il ne prévo^'ait pas les ép3u- sailles auxquelles il s'arrêta, bon gré mal gré, mais il avait envisagé la perspective qu'un jour viendrait où son ancien vœu de célibat lui deviendrait une gène; et il avait voulu s'en affranchir d'avance, à la première occasion qui lui serait offerte d'en aborder le sujet. Dès le 26 janvier 1801, l'abbé Bernier, délégué du gouver- nement français, avait posé la question des prêtres, que la tourmente révolutionnaire avait écartés du sacerdoce et qui s'étaient mariés. Le Premier Consul, soufflé par son ministre, pensa résoudre la difficulté d'un seul coup, en manifestant le désir qu'on insérât, sous forme d'addition spéciale au Concordat, un article faisant rentrer dans la classe des simples citoyens les 1 Bonaparte s'y était engagé à fond J'envoie à Votre Sainteté, écrivait-il au pape, une noie qui m'est remise, relative à une demande d'un bref do sécularisation pour le citoyen Talleyrand. Cette demande m'est personnellement agréable. » [Correspon- dance de Napolnm I", t. VII, n" 60'J9, 4 prairial an X. 234 LE PRINCK DE TALLEYRAND ecclésiastiques ayant notoirement renoncé à leur état. C'était élémentaire, c'était expéditif et concluant. Mais, du côté de Rome, on avait arrêté au passage Tentre-filel suspect. Le représentant du Saint-Siège, le cardinal Spina, le déclara sans ambages au cardinal Consalvi Je ne sais si le ministre Talleyrand veut y être com- pris, mais j'ai bien fait savoir que ni un évèque, ni qui- conque, qui est lié par des vœux solennels, ne peut jouir de l'indulgence apostolique ». On mit à contribu- tion toute une longue procédure canonique, aux fins de confirmer et de justifier cette manière de voir, qui était celle du pape, et sur laquelle Pie VU s'était expres- sément expliqué dans une missive personnelle à Bona- parte 1. L'histoire entière de l'Église ne renfermait pas un exemple de cette indulgence admise et contraire au règles primordiales de la discipline ecclésiastique. Avec une insistance, qui ne se lassait pas, Talleyrand tournait et retournait la cause de toutes les manières, entravant au besoin les pourparlers d'ordre général, soulevant des obstacles, grossissant les difficultés, pour forcer le consentement du Saint-Père et menaçant Il arte poserait de lui-même à l'autorité dont il était investi une juste et prudente limite? Il ne dut pas en conserver longtemps l'illusion, à supposer qu'il l'eut jamais. Si Ton accueille les étrangers, si l'on favorise le retour de l'émigration, il est deux espèces de gens les députés et les journalistes, dont on se débarrasse lestement; des ordres d'exil ont atteint des femmes et des hommes d'âge, dont le seul crime est d'entretenir des correspondances considérées comme suspectes et de dénigrer le régime nouveau. Du côté de la politi[ue extérieure se prononce un changement d'orientation, dont s'inquiète, pour le pré- sent et surtout pour l'avenir, la lucidité du diplomate. Comme il l'exprime avec tant de précision, en ses Mémoires, la paix d'Amiens était à peine conclue que la modération commençait d'abandonner Bonaparte. Elle n'avait pas encore reçu sa pleine exécution qu'il jetait les semences des nouvelles guerres, qui devaient, après avoir accablé l'Europe et la France, le conduire lui-même à la ruine. Il avait engagé sa parole dans la employée; et, peu après, il le destitua. Le grand-juge Régnier s'élait trop avancé en lui promettant la condamnation à mort de son ancien frère d'armes; il n'eut pas cette sentence capitale attendue contre Moreau. LE DUC d'eNGIIIEX, ENFANT Tableau de Schillip Musée te Versailles I L AUBK IMPÉRIALE 289 promesse de restituer le Piémont au roi de Sardaigne, immédiatement après la paix de Lunéville; mais, ayant, chemin faisant, considéré qu'il n'avait accompli d'autre œuvre par ses victoires que de confirmer les conquêtes de la Révolution ; qu'il n'y avait pas ajouté de territoire nouveau, et qu'il lui fallait de ces titres d'agrandisse- ment et d'annexion pour donner plus de force à son âpre désir de régner, il avait jugé bon de passer outre et de garder le dépôt, qui avait été mis entre les mains de la France. Le fait arbitraire de la réunion du Pié- mont une fois accompli, puis ratifié par l'approbation complaisante du Sénat, on avait pensé que cette violation du droit des gens, déguisée sous le nom de conquête, n'aurait pas d'autre conséquence qu'une protestation muette et impuissante. Il ne plut pas au gouvernement anglais d'en entretenir l'illusion chez Bonaparte. Main- tenant que des embarras extérieurs ne troublaient plus la liberté de son action, il saisit le prétexte de cette dépossession du roi de Sardaigne pour garder Malte et reprendre les armes contre la France. Des espérances indéfinies semblaient permises. Des flatteurs ou des admirateurs candides se croyaient auto- risés à faire entendre, du haut d'une tribune, des paroles telles que celles-ci, toutes parfumées d'encens et fleuries d'optimisme Quel chef de nation montra jamais im plus grand amour pour la paix? S"il était possible de séparer riiistoire des négociations du Premier Consul de celle de ses exploits, on croirait lire la vie d'un magistrat paisible, qui n'est occupé que des moyens d'afTermir la paix. M. de Vaublanc avait à peine achevé son allocution, aux applaudissements de tout le Corps législatif, que la nouvelle éclatait, désastreuse, de la rupture entre 19 290 LE PRINCE liE TALLEYRAND l'Angleterre et la France. Nul ne déplora >lus que Tallejnind cette déclaration de guerre, qui ouvrait la digue à des complications sans fin. * * * La période consulaire approchait de son terme, pré- sentant dans son œuvre accom}lie un ensemble d'une véritable grandeur, mais ayant eu aussi, sous tant de gloire, ses taches, ses misères, ses mensonges, ses cruau- tés. Elle se ferma sur un épisode tragique l'exécution du duc d'Enghien. Les responsabilités de ce crime d'État furent étendues des principaux acteurs à des témoins de première ligne, principalement à Talleyrand. Qu'y eut-il en cela de vrai? La question nous oblige, en dépit de tant de pages amoncelées déjà sur ce sujet, à y prolonger notre attention. Le hardi Breton Cadoudal, au cours des interroga- toires qu'il soutint d'une contenance si fière et si assurée, avait déclaré que la conspiration dont il était le chef devait être appuyée par un prince de la famille royale. Sur cette parole imprudente, la police avait été mise en mouvement pour rechercher en quels lieux se trouvaient, réunis ou isolés, tous les princes de la mai- son de Bourbon. Le duc d'Enghien était le plus près de la France; il fut choisi comme victime exemplaire et pour servir de leçon aux prétendants. Il habitait, depuis peu de temps, à Etteinheim, dans le pays de Bade, non loin de celle qui possédait le secret de son cœur, la douce princesse Charlotte de Rohan-Rochefort. Pétri d'honneur, ardent et chevaleresque, éloigné de toute idée de basse manœuvre, il attendait, dans le silence, une occasion possible de combattre pour son drapeau, L AUBE IMPKRIALE 291 mais dans les rangs d'une armée. Je ne sais pas servir mon roi en frac, écrivait-il, à moins que ce ne soit l'uniforme de la Vendée I. » Quelle voix révéla le lieu de sa retraite? On prétendit et Napoléon l'affirma que cette voix fut celle de Talley- rand. Une telle délation n'aurait pas été nécessaire, s'il est croyable qu'elle se produisit, La police, avec ses mille ramifications et la source inépuisable de renseigne- ments, que lui fournissait le déeachetage organisé des lettres, le cabinet noir » comme on l'appelait, avait tous les moyens d'en être instruite ; on savait bien où le trouver. Sans doute, Talleyrand tint la plume, qui traça la note adressée au baron d'Edelsheim, ministre des Affaires étrangères du Grand-Duché de Bade et qui lui fut remise par le général Caulaincourt 2; il signa 1 Lettre du 2i novembre 1801. Être soldat, agir, combattre, fùl-ce contre la France et dans les rangs anglais, pour le roi, c'était, en vérité, son ardent désir. Le 26 août 1803, il écrivait à son père, le duc de Bourbon a Ne doutez pas que Bonaparte n'oubliera pas ce qu'il appelle notre folle insolence et, s'il arrivait malheur aux Anglais, ce ne serait pas en Europe que nous trouverions le repos et la liberté ». Le fatal nom que nous portons nous condamne donc à une nullité honteuse! », s'écriait-il dans une lettre du 22 septembre 1803. Le gouver nemont anglais venait de répondre par une fin de non-recevoir aux offres de service que le duc d'Enghien avait fait tenir à son ministre de la guerre, lord Habart. i2i Monsieur le baron, .le vous ai envoyé une noie, dont le contenu tendait à requérir l'arresta- tion du comité d'émigrés siégeant à Olïenbourg, lorsque le Premier Consul, par l'arrestation successive des brigands envoyés en France par le Gou- vernement anglais, comme par la marche et le résultat des procès qui sont instruits ici, eut connaissance de toute la part que les agents d'OlTenbourg avaient aux terribles complots tramés contre sa personne et contre la sûreté de la France. 11 a appris de même que le duc d'Enghien elle géné- ral Dumouriezse trouvaient à Etteinheim et, comme il est impossible lu'ils se trouvent dans cette ville sans la permissiondeSon Altesse Électorale, le Premier Consul n'a pu voir sans la plus profonde douleur qu'un prince auquel il lui avait plu de faire éprouver les effets les plu? signalés de son 292 LE PRINCE DE TALLEYRAND de sa main celle pièce officielle, dont on a fait l'argij- ment irréfutable de sa participation au meurtre du duc d'Enghien. Mais la lettre en question, que fut-elle, sinon une dictée de Bonaparte? Le secrétaire du porte- feuille de Napoléon, sous le Consulat et l'Empire, le baron de Méneval n'a-t-il pas expressément posé Taffirmation suivante, en soulignant les mots, comme pour leur attacher plus d'importance et plus d'authen- ticité lierihier, Talleyrand et tant d'autres n'ont pas donné ^ln ordre, nont pas écrit une dépêche, qui n'aient été dictés par Napoléon? » Talleyrand, en sa qualité de ministre, n'avait été que l'intermédiaire officiel 1, l'agent de transmission, désigné par le poste même qu'il occupait, à prévenir le grand-duc de Bade du fait qu'un détachement français allait se porter secrètement sur son territoire et en violer la neutralité, pour des rai- sons de haute police. Préalablement un émissaire avait été envoyé sur les amitié pour la France, pût donner un asile à ses ennemis les plus cruels et laissât ourdir tranquillement des conspirations aussi évidentes. En cette occasion si extraordinaire, le Premier Consul a cru devoir donner l'ordre à deux petits détachements de se rendre à Ofïenbourg et à Etteiniieini, pour y saisir les instigateurs d'un crime qui, par sa nature, mettent hors du droit des gens tous ceux qui manifestement y ont pris part. C'est le général Caulaincourt qui, à cet égard, est chargé des ordres du Premier Consul. Vous ne pouvez pas douter qu'en les exécutant, il n'observe tous les égards que Son Altesse peut désirer. 11 aura l'honneur de remettre à Votre Excellence la lettre que je suis chargé de lui écrire. Signé Ch .-Maurice de Il Nous relevons encore, dans les Mémoires de Méneval, une déclaration formelle, qui dissipe toute espèce de doute, à cet égard Le Premier Consul me dicta une lettre adressée au ministre Talleyrand pour luipres- crire les mesures diplomatiques à prendre. Aux termes de cet ordre, le ministre des relations extérieures devait remettre au général Caulain- court une letUv adressée au baron d'Edelsheim, ministre de l'électeur de Bade, lettre que cet officier porterait à destination, dés qu'il aurait appris l'arrestation du duc d'Enghien. » Méneval, /oc. cit., 1, p. I l'aube impériale 293 confins d'Etteinheim, afin d'y exercer une surveillance attentive des agissements du prince. A considérer de près et sans passion ses habitudes journalières, on eût constaté qu'il avait suspendu ses correspondances avec l'étranger, qu'il tenait la promesse faite au duc de Bourbon son père de ne plus passer la frontière, qu'il se livrait à son amour des fleurs passionnément pour les offrir à l'adorable Charlotte de Rohan, l'amante fidèle et tendre, la femme accomplie, à laquelle venaient de l'unir les liens d'un mariage conclu dans le mystère 1. On aurait appris, en outre, qu'il s adonnait aux plaisirs de la chasse, qu'il avait la main facilement ouverte pour secourir les malheureux, que s'il était, en son âme, désolé de cette inaction, il menait en fait une existence uniforme et paisible. Mais l'argus militaire au service du Premier Consul, un officier de gendarmerie, n'avait pas vu les choses sous cet angle inoffensif. Il revint persuadé, au contraire, que le duc d'Enghien était en correspondance active avec les émigrés du clan irréductible, qu'il leur prodiguait des excitations à la vengeance et que, s'il s'absentait des semaines entières, c'était pour resserrer la trame des complots, dont il était l'âme, contre la vie du Premier Consul. Ce furent les impressions qu'il rapporta, en y ajou- tant des révélations plus ou moins notoires sur les allées et venues de certains agents de l'Angleterre et des Bourbons, tels que le remuant Fauche-Borel et 1 Leurs secrètes épousailles furent bénies, à la fin de l'année 1803, par l'ancien grand-vicaire général de Strasbourg, l'abbé Weinborn. Des notes, restées inédites en partie, du baron de Roesch. l'un de ceux qui vécurent dans l'intimité la plus étroite du duc d'Enghien, ne permettent aucun doute sur cette conclusion de leur roman d'exil. 294 LE PRINCE DE TALLEYRANU Jeux femmes allemandes très exallées pour la môme cause, M"'"'' de Reische et d'Etteigheim. La lecture du susdit rapport, dont l'esprit de soupçon et d'inquiétude était fort exagéré, avait ému Bonaparte. Le 1 0 mars 1 804, il réunit en conseil les deux autres consuls, Régnier, grand-juge et ministre de la Justice, Fouché, Talleyrand ; et lui-même, prenant d'abord la parole, exposa le point essentiel, qui avait provoqué cette réunion. Des machi- nations criminelles étaient mises en jeu contre lui, chef élu de la France. Les conjurés attendaient la venue prochaine d'un membre de la famille des Bourbons, et qui n'était pas le duc de Berry, comme on l'avait avancé, mais bien le dernier des Condé, le duc d'Enghien. Ce personnage princier en voulait à sa vie; on avait des indices certains qu'il userait de tous les moyens en son pouvoir pour la lui ravir. De tels faits se trouvant éclairés d'une entière évidence, n'était-il pas en droit, lui, Bonaparte, d'user de représailles antici- pées, et de gagner de promptitude sur les plans homi- cides qu'on formait contre lui, en faisant arrêter le prince, n'importe comment et en n'importe quel lieu? La question était nettement étallie. Il attendait de connaître l'opinion successive des membres de son con- seil. Le trouble fut grand dans la réunion. On ne se décida pas tout de suite à répondre. Néanmoins, l'un des membres du groupe, acquis d'avance et complète- ment aux desseins du Premier Consul, prit, le premier la parole. D'une manière insidieuse, Fouché mit bout à bout des semblants de preuves' pour justifier un coup de main aussi hardi, qui mettrait fin aux hjdrcs sans cesse renaissantes des conspirations. Il voulait bien ajouter quoique étant à peu près sur du caractère illu- l'aUHE IMl'KUIALE 295 soire riine telle promesse que, d'ailleurs, si, après l'instruction du procès du prince, on ne le recon- naissait pas coupable, on serait à môme de réparer une erreur, et de le rendre à la liberté. Cambacérès tint un langage di fièrent. Il ne croyait point aux faits rapportés contre le descendant d'une 'apoléon avait hâte d'attaquer et de vaincre les Russes 312 LK l'IUNCK DK TÀLLKYRAND pour leur tendre ensuite la main, pour s'ouvrir avec eux ou sans eux, les voies de cet Orient fascinateur auquel il allait accéder, qu'il avait entrevu en Egypte et qu'il brûlait d'assujettir. Il laissait Talleyrand seul, à Schonbrunn, seul avec le secrétaire d'État, Maret, qu'il savait bien n'être pas son ami de cœur, La perspective de ce tète à tête pro- longé ne réjouissait ni celui-ci, ni celui-là. Tous deux considéraient sous un angle opposé les événements et les hommes. Ils ne professaient pas la même nature de sentiments non plus, à l'égard de l'Empereur, auquel Maret avait voué une obéissance idolâtre, qui s'affichait telle. Qu'auraient-ils à s'entre-dire, dans les apparte- ments déserts de Schonbrunn? Ils y vivaient à côté l'un de l'autre sans intimité. Par bonheur, Rémusat, qu'on avait chargé d'apporter de Paris à Vienne les ornements impériaux et les diamants de la couronne, vint un peu détendre et réchauffer cet état de relations. Talleyrand s'ennuyait de ses journées grises, à Schon- brunn; il fut heureux d'y voir Rémusat, qu'il honorait d'une sympathie sincère et qui la lui rendait en atta- chement. De prime abord, dans le service de la Cour et les échanges de rapports, qui en étaient les suites forcées, le comte de Rémusat ne s'était pas livré d'un plein abandon à la bienveillance du grand dignitaire. Comme par hasard. Napoléon avait fait le nécessaire pour lui inculquer le doute et lui conseiller la réserve. Il n'en- trait pas dans ses goûts qu'ils fussent de si bon accord tous deux. Semer l'herbe de zizanie sur les chemins de rencontre, où ceux de son entourage avaient chance de s'entendre et d'unifier leurs sentiments, c'était son plaisir, sa distraction, outre que cette manière d'isoler VKRS l'apogkk ;J13 ses serviteurs du premier ou du second degré lui paraissait un moyen excellent de les tenir sous sa loi unique. Peu à peu, cependant, le grand chambellan elle premier chambellan avaient lié un commerce plus suivi, par l'entremise de la spirituelle M"'" de Rémusat. Et l'empereur, qui en eut vent, avait feint un intérêt subit à prévenir Rémusat qu'il s'égarait sur une fausse route Prenez garde, lui disait-il avec un air de bonhomie, qui ne lui était rien moins que naturel, M. de Talieyrand veut se rapprocher de vous, mais j'ai la certitude qu'il vous veut du mal. Et cet homme modeste et simple, s'était demandé Pourquoi M. de Talieyrand me voudrait-il du mal? » Il était resté sous une vague appréhension, dont il eut quelque peine à se défaire et qui dura peu. Malgré les préventions adroitement semées, les contacts se rendirent plus fréquents et plus cordiaux. Talieyrand s'était fait prévenant et attirant, comme il savait l'être. En l'âme de Rémusat ne subsistait plus qu'une velléité, une ombre de suspicion, lorsqu'il écrivait à sa femme dans une lettre datée de Milan, le 7 mai 1805 M. de Talieyrand est ici, depuis huit jours. Il ne tient qu'à moi de le croire mon meilleur ami. Il en a tout le langage. Je vais assez chez lui; il prend mon bras, partout où il me trouve, cause avec moi à l'oreille, pendant deux ou trois heures de suite, me dit des choses qui ont toute la tournure de confidences, s'occupe de ma fortune, m'en entretient, veut que je sois distingué de tous les autres chambellans. Dites-donc, ma chère amie, est-ce que je suis remis en crédit? Ou bien plutôt aurait-il quelque tour à me jouer? Comme on le voit, il n'était pas encore tout à fait rassuré. Ce vague se dissipa pendant le voyage en Alle- magne. Déjà, à Strasbourg, Talieyrand s'était affermi dans la conviction qu'il s'était formée de la droiture de son caractère et de la rectitude de son jugement. L'ami- tié avait pris racine; elle se consolida à Schonbrunn. 314 LK PIUNCK DK TALLEYRAND Si retenu, d'habitude, en ses paroles, Talleyrand s'ou- vrait à Rémusat sur les idées politiques mêlées de craintes, que lui suggéraient les victoires des armées françaises, sur l'enivrement qu'en ressentiraient l'Empe- reur et ses généraux, sur les défauts énormes de son caractère et les mille diflicultés, qui en résulteraient, s'il ne parvenait pas à se modérer, à se limiter. Et Rémusat, flatté de ces confidences, dont il partageait les inquiétudes, écrivait souvent à la compagne aimable dont il était séparé combien était profitable à son intel- ligence tout ce que sa familiarité avec M. de Talleyrand lui permettait de comprendre et de découvrir. Elle- même, comme elle en traduisait délicatement l'impres- sion, commençait à penser avec intérêt à un homme de ce mérite supérieur, qui adoucissait pour son mari ce que l'absence et l'ennui avaient de plus pénible. Chargé de conduire des négociations préliminaires avec Stadion et Giulay, TalIejTand ne désespérait point de faire triompher les avis de la modération. On exi- geait de l'Autriche l'abandon de rAUemagne, de la Suisse et de l'Italie. Il proposa de lui donner des in- demnités en Orient la Moldachie, la Valachie, la Bes- sarabie; grâce à l'annexion de ces provinces, on lui rendrait l'unité plus compacte d'un grand état danu- bien ; on en ferait le boulevard de l'Europe contre les Russes. Tel était, au sens du grand diplomate, avant Austerlitz, la vraie solution des guerres engagées depuis tant d'années et qui ne s'arrêtaient, un moment, que pour se renflaramer avec plus de violence. L'his- toire contemporaine, par d'illustres exemples, devait prouver combien étaient prudentes et fortes ces consi- dérations à longue portée. IV'a-t-on pas encore, dans les chancelleries, la mémoire fraîche de l'extrême habi- VERS l'aPOGÉK 31o leté avec laquelle, au Congrès de lîerlin, le prince de Bismarck s'inspira des idées de Talleyrand pour trans- former une puissance ennemie en alliée sûre et fidèle, affermissant sa victoire, mais s'appliquant à consoler l'Autriche de Sadowa, l'éloignant de l'Alle- magne, qu'elle avait, autrefois, dominée, mais la pous- sant vers l'Orient, l'y soutenant, enfin édifiant, comme une solide barrière contre les appétits d'expansion russe, l'union des puissances centrales? Par la réalisation lente de ce programme auquel l'Autriche n'était peut-être pas, dès lors, suffisamment préparée, Talleyrand voyait les Habsbourg déplaçant la zone de leurs ambitions, s'écartant des points de fric- tion périlleux, supprimant en quelque sorte tout pré- texte de conflit entre eux et la France napoléonienne. Ils n'auraient plus été les adversaires permanents, mais des alliés véritables, intéressés à contenir les envahis- sements de la politique russe. C'était l'apaisement pro- longé pour l'Europe ne serait plus resté devant Napoléon qu'un seul terrain de lutte à libérer, un seul adversaire à réduire ou à rallier l'Angleterre. Est- il certain que l'Autriche encore si éprise de ses belles possessions italiennes, se fût laissé' persuader et qu'elle eût converti ses vues à ce changement d'orien- tation? On n'eut pas à en faire l'expérience. Napoléon, tout en poursuivant avec une âpre ardeur la défaite des troupes d'Alexandre, s'obstinait dans la conception oppo- sée, qui était de partager l'Orient avec la Russie. Talley- rand insistait pour qu'il examinât de plus près ses rai- sons, ses arguments Je supplie Votre Majesté de relire le projet que j"ai eu i'iionncur de lui adresser de Strasbourg. Les victoires de Votre .Majesté le rendent facile. L'Autriche, sous le coup des défaites, se disloque ; 31 G LK PKINCF. Di YftAND une iiulilique prévoyante devrait, en saillant à elle, la fortifier, lui rendre confiance et l'opposer comme un boulevard nécessaire, aux barbares, aux Russes 1. 11 fut entendu, mais non pas écouté. Les espoirs de Napoléon allaient à d'autres visions. L'Europe ne lui suffisait plus; il n'y avait plus rien à faire de nouveau, d'extraordinaire, en cette partie du monde; dans l'O- rient seul on pouvait encore travailler en grand. La veille d'Austerlilz, ne dévoilait-il pas tout son regret de l'occasion manquée, en 1799, et tout son désir renou- velé d'une élévation gigantesque Si je m'étais emparé de Saint-Jean-d'Acre, au lieu d'une bataille en Moravie je gagnais une bataille dissus, je me faisais empereur d'Orient et je revenais à Paris, par Constantinople 21 En regard d'un tel rêve, combien lui paraissaient médiocres les considérations froides d'équilibre, d'at- tente raisonnable, de stabilité! Que l'Autriche lui ménageât une entente avec ces Russes — qu'il se préparait à cribler de mitraille — ; que François et le tsar s'accordassent à lui laisser libre la route menant aux pays de lumière; et, vain- queur généreux, il n'aurait rien demandé de plus, non rien d'autre, pour prix du triomphe éblouissant, qu'il allait emporter tout à l'heure. Car, ne l'oublions pas, on était sur le point de livrer aux alliés en espérance la grande, la décisive bataille, et de leur tuer beaucoup de monde. Au quartier général des Russes régnait la plus vive exaltation. Les beaux combats soutenus par Koutouzoff et 1 Lettre de Talleyrand à Napoléon, 25 décembre 1805. 2 Illusion magnifique et grandiose, mais toute en paroles; l'entreprise d'Kgjpte était fatalement compromise, abstraction faite de Saint-Jean- d'Acre; et Bonaparte Tavait bien senti, quand il poussait un véritable cri de détresse dans un appel à Paris, avant sa victoire d'Aboukir. VERS L APOGKK 317 Bagration y avaient éveillé des espoirs immenses. Si les Autrichiens furent battus, et tant de fois, la faute en était à l'impéritie de leurs chefs. Le dédain n'était pas moindre que la haine, en ce camp, pour Bonaparte le Corse. Un petit succès d'avant-garde, l'expectative calcu- lée de Napoléon, qu'on prenait pour de la timidité, l'ar- rivée en parlementaire de Savary, leur faisaient à tous chanter victoire. Regardez bien par où se retireront les Français », recommandait à ses soldats Dolgorouki. Le jeune empereur Alexandre, qui trouvait le temps long, à Olmûtz, et qui n'avait pas encore eu le spectacle d'un combat, voulut en avoir Tamusement; et, malgré les représentations des Autrichiens, malgré les avis qu'il avait reçus du roi de Prusse, il jeta ses bataillons contre ceux de l'ennemi, — curieux de voir. Et ce fut Austerlitz, le désastre complet pour lui-même et pour François II, le resplendissement glorieux pour Napoléon, et la mort par tas et des blessures affreuses pour une foule de gens, qui n'avaient rien à débattre du leur dans cette terrible bagarre. La bataille finie, l'un des vaincus s'était rendu sous la tente du victorieux; l'empereur d'Autriche avait demandé une entrevue à Napoléon, qui l'accorda et n'en sortit qu'à moitié satisfait Cet homme, disait-il, m'a fait faire une faute; car, j'aurais pu suivre ma \ictoire et prendre toute l'armée russe et autrichienne; mais enfin quelques larmes de moins seront versées. Ayant entendu ces paroles, Talleyrand offrit de réparer ce qu'on disait être une faute. Mais, Napoléon s'était mis en tète de ne rien céder à l'Autriche, en Orient et de ne s'entendre sur la question brûlante qu'avec l'allié souhaité aussi puissant dans la défaite, ou peu s'en fallait, que dans la victoire par son 318 LE PRINCK DK TALLEYRAND éloignement, par sa situation géographique et ses réserves mystérieuses l'unique Russie. Talle3Tand avait passé deux longues heures sur le champ de bataille refroidi d'Austerlilz où l'avait conduit, le lendemain, le maréchal Lannes. Il en contempla les maux avec tristesse et fut témoin de l'émotion profonde de Lannes, qui, la veille, avait accompli des jirodiges de valeur, et, maintenant, considérait, les yeux en larmes, les corps étendus des victimes et des estropiés de toutes les nations. Je n'y puis plus tenir, dit-il à Talleyrand, à moins que vous ne vouliez venir avec moi assommer tous ces misérables juifs, qui dépouillent les morts et les vivants. » Un instant, il avait failli se trouver mal, devant ces tableaux de douleur. Le géné- ral Lannes, qui disait, tantôt, à Talleyrand que la vic- toire d'Austerlitz avait taillé les plumes de la diplomatie à coups de sabre, était bien de la famille de ces héros républicains Marceau, Hoche, Kléber, qui se couvraient de gloire et s'attristaient de leurs lauriers parce qu'ils étaient trempés de sang humain. Lorsque, le même jour, parvint à l'empereur le pre- mier courrier lui apportant des lettres de Paris, ainsi que le portefeuille mjstérieux où le comte de La Valette, directeur général des postes, déposait le secret des lettres particulières décachetées par le cabinet noir 1 et les rapports de toutes les polices françaises. Napoléon désira que Talleyrand lui donnât connaissance, à haute voix, de cette correspondance volumineuse et diverse. Le chef d'État logeait dans une maison appartenant au prince de Kaunitz; et c'est dans la chambre même de 1 Nul n'a donné, sur le fonctionnement du cabinet noir, de rensei- gnements plus précis, que Napoléon même, dans ses propos de Sainte- Hélène. VKRS L APOGÉK 319 ce prince, tapissée des drapeaux qu'on enleva, tout à l'heure, aux troupes de son souverain, qu'avait lieu la lecture. Elle commença par les lettres chiiîrées des ambassadeurs étrangers, à Paris, sur lesquelles Talley- rand dut passer vite, parce qu'il n'était rien là qu'on n'en connût d'avance. Ce furent, ensuite, de ces pages de déla- tion, je veux dire de ces rapports do police, qui ne furent jamais indifférents au goût inquisitorial de l'empereur; celui qu'il remarqua davantage émanait de la plume d'une femme une émule, en pareil zèle, de M™^ de Bouille, la très écrivante M'"^ Genlis. Avec plus d'exactitude que de générosité cette ancienne éducatrice des princes d'Orléans y parlait à découvert de l'esprit de Paris, des tendances d'opposition du faubourg Saint-Germain, des propos otfensants tenus dans quelques salons aris- tocratiques et citait nommément cinq ou six familles, qui jamais, à son sens, ne se rallieraient au gouverne- ment impérial. Napoléon prêtait à ces détails une attention bien singulière et donnait des signes crois- sants d'irritation, à mesure que Talleyrand avançait dans sa lecture, jusqu'à ce qu'enfin éclatât son humeur avec une violence inconcevable. Il jurait et tempêtait, tout comme s'il n'eût pas gagné la bataille d'Auster- litz Ah! ils se croient plus forts que moi, disait-il, mes- sieurs du faubourg Saint-Germain; nous verrons! nous ver- rons! » Cette impression passée, et quelques autres après celles-là, il fallut s'occuper des suites à donner aux négociations avec l'Autriche qui commencèrent à Brûnu en Moravie, pour finir à Presbourg. Talleyrand fut appelé au quartier général. Les cer- veaux y étaient en fièvre. La prolongation de la guerre était le vœu de tous ces chefs grisés par leurs succès; 320 Li; PRiNCi m il serait assez tôt, jut,'eaienl-ils, d'en suspendre les effets après l'écrasement de l'Autriche. Au risque d'in- disposer contre lui les maréchaux et les officiers hau- tement galonnés, qui entouraient l'empereur, seul Talleyrand soutint le parti de la paix immédiate. Écraser complètement la }uissance autrichienne ne serait qu'ouvrir la barrière à des compétitions nouvelles et plus dangereuses. Quand vous aurez exténué les forces du centre, leur demandait-il, comment empèche- rez-vous celles des extrémités, les Russes, par exemple, de se ruer sur elles? » Ces avis de prudence et de rai- son calme ne parvenaient pas à refroidir l'ardeur des professionnels de la guerre. Il fallait épuiser les chances de fortune, qu'offraient de^ conditions de supériorité si éclatantes. Ou nous terminerons cette affaire, sur- le-champ, répétaient-ils à l'empereur, ou vous nous verrez bientôt dans l'obligation de commencer une nou- velle campagne. » Le vainqueur d'Austerlitz n'accédait qu'à contre-cœur aux raisons du diplomate, qu'il sup- posait influencées par une intrigue secrète avec le ministère autrichien Xe serait-ce pas le vrai motif, lui faisait-il sentir, de vos exhortations paci- fiques? » Le ministre répondait Vous vous trompez. C'est à l'intérêt de la France que je veux sacrifier l'intérêt de vos généraux, dont je ne fais aucun cas. Son- gez que vous vous rabaissez en disant comme eux et que vous valez assez pour n'être pas seulement militaire. En lui tenant ce langage il avait trouvé le meilleur argument qui pût agir sur son esprit, la flatterie la plus capable de lui sourire, parce qu'en l'exaltant il diminuait ses anciens compagnons d'armes. Talleyrand fut envoyé à Presbourg avec des pouvoirs pour traiter. Vingt-quatre heures, à peine, après la grande journée, VKRS L APOfiKK 321 il quittait Austerlitz. Il était à Brûnn, le l-'i décembre lures inten- tions, étaient consommés l'établissement arbitraire de son frère Joseph à Naples, de Louis en Hollande, l'oc- cupation de Ragusel et l'acte de la Confédération du 1 Dans le traité de Presbourg les plénipotentiaires autrichiens Giulay et Jean de Lichtenstein avaient exprimé le désir que le vainqueur ajou- tât Raguse aux provinces maritimes de Venise. C'était si peu de chose », faisait observer Talleyrand, qui appuyait leurs demandes. Mais Napoléon, qui ne croyait pas que ce fût peu de chose, le prouva en retenant Raguse. VERS L APOGÉI- 325 Rhin 1, qui coûta l'existence, malgré les eflorts de Talleyrand pour qu'on les épargnât à une foule de petits États conservés par le recez de 1 R 1 N C K D K T A L L K V H A N D Millier, qui était Thisloriographe de la monarchie sienne, olTrir à Tun et à l'autre leurs appointements, qu'ils acceptèrent, puis monter en voiture et partir pour Posen! » L'habitude de l'Empereur était de faire voyager Talley- rand à la suite de toutes ses campagnes, pour l'avoir prêt à contre-signer en diplomate les résultats obtenus un- la force des armes. Trop de fois, à son gré, le ministre se vit- il obligé à voyager en chaise de poste militaire, au milieu des champs de bataille fétides couverts de morts et les fatigues, les émotions qu'il en éprouvait 1 ne fai- saient qu'augmenter son désir de ramener enfin la paix entre les rois. Il se porta sur la trace rapide de Napoléon en Pologne. Il fut témoin des transports enthousiastes qui l'y reçurent en libérateur, à Posen, à Varsovie. 11 était à Posen, quand l'Empereur traita avec l'électeur de Saxe, qui accédait à la Ligue du Rhin et, le 11 décem- bre J806, revêtit le titre de roi. Il avait eu l'occasion d'y noter un détail frappant sut le peu de considération, que l'habitude de la guerre donne à ceux qui la prati- quent, du bien d'autrui. L'empereur tenait en main la liste des tableaux de la galerie de Dresde et tout bonne- ment Denon l'engageait à moissonner, à son aise, dans cette collection de chefs-d'œuvre. Il la lisait, au moment où Talleyrand entrait dans son cabinet, et il la lui montra, en lui demandant son avis Si Votre Majesté, réiondit le ministre, fait enlever quelques-uns des tableaux de Dresde, elle fera plus que le roi de Saxe ne s'est jamais permis de faire; car, il ne se croit pas le pouvoir d'en placer aucun dans son palais. Il respecte la galerie comme une propriété natio- nale. 1 V. la correspondance de Talleyrand et d'Hauterive. VKUS 1. 'apogkk 331 » — Oui, reprit l'empereur, c'est un excellent homme, il ne faut pas lui faire de la peine. Je vais donner l'ordre de ne toucher ii rien. Nous vcrruus plus lard. » Talleyrand dut rester à V'arsovie, où tenait résidence une espèce de corps diplomatique très empressé à lui rendre des devoirs. Chaque jour, il se voyait fort entouré de ministres allemands dont les maîtres, comme il avait lieu- de s'en étonner, avaient le courage, dans ces temps de destruction, de songer à des agrandissements. Le gouvernement viennois y avait envoyé le baron de Vincent, spécialement chargé de veiller à ce qu'on ne troublât point l'ordre dans les possessions autrefois polonaises et qui relevaient de la puissance autri- chienne, depuis le dernier partage. Toujours complai- sant à l'Autriche, Talleyrand n'épargna rien pour lui en faciliter la tâche. Les circonstances y aidaient, Napo- léon l'ayant autorisé par ses instructions du 8 dé- cembre 1806 à pressentir l'Autriche d'un accommode- ment possible sur la base des dépouilles ottomanes. Bien diverses étaient, à Varsovie, les occupations du prince deBénévent; et il lui en était advenu, de surcroît, qu'il ne s'était guère attendu à remplir. Napoléon lui avait confié, en son absence, l'administration intérieure de la cité, dont s'acquittait tout de travers un gouver- neur sans capacité. L'illustre diplomate se plut à en détailler le souvenir dans ce passage de ses Mémoires Je faisais habiller des troupes, j'en faisais partir; j'achetais des \ ivres, je visitais les hôpitaux, j'assistais au pansement des blessés, je distribuais des gratifications et je devais même aller jusqu'à indiquer au gouverneur ce qu'il fallait mettre dans ses ordres du jour. De grandes dames polonaises, telles que la comtesse Vincent Tyszkiewicz, sœur du prince Poniatovvski s'at- 332 m l'KINCK DK TAIJ,KYRAN1> tachaient à lui rendre moins lourdes des besognes si contraires à ses habitudes, par une assistance pleine de délicatesse et en lui }rodiguant des secours de loulc sorte. Il en avait contracté des sentiments de gratitude et d'attachement, qui devaient se tourner en regrets, au moment où il lui faudrait donner l'adieu aux belles habitantes de Varsovie. Pendant plusieurs semaines, après le retour d'une première expédition arrêtée par le mauvais état des chemins, Napoléon eut à contenir son impatience de rejeter les Russes, ces nouveaux Européens, ces bar- bares, comme il les appelait, dans leurs anciennes limites. Les boues de Pulstuck avaient entravé son ardeur. Ne pouvant se battre, il déclara qu'on devait s'amuser. Ainsi, pendant que des bataillons entiers s'enfonçaient dans les marais boueux de la Pologne, avait-il donné des ordres pour que la cour, restée avec l'Impératrice à Mayence, n'oubliât point de réveiller les musiques de fête. C'est même en cette occasion que Talleyrand, voyant des fronts soucieux, des yeux noirs ou bleus voilés de tristesse, répétait comme un mot d'ordre Mesdames, l'Empereur ne badine pas, il veut qu'on s'amuse! ». A Varsovie, avant que les hécatombes d'Eylau et de Friedland fissent de cruels ravaiges dans l'essaim brillant des officiers, aussi aveuglément que dans les rangs confus des soldats, paradaient et avec quel succès!, auprès des jolies Polonaises, les uniformes brodés, les galons d'or et d'argent. De prime abord, on eut quelque embarras, dans la haute société varsovienne, à orga- niser des fêtes, ceux qu'on appelait les libérateurs occu- pant à peu près toutes les maisons, où il était possible de recevoir. Après maints échanges de projets, il fut J VERS l'apogée 333 convenu que la première soirée aurait lieu chez M. de Talieyrand, grand chambellan et ministre des Affaires étrangères. La précaution avait été prise d'annoncer ju'il n'y aurait pas plus de cinquante invitations fémi- nines, à dessein de limiter l'excès des demandes. Il s'en fallut de beaucoup qu'on se maintînt dans les bornes prévues, tant on fit jouer d'intrigues, de recomman- dations particulières, de grands et de petits moyens, pour ne pas manquer d'en être. Le maître de ces lieux portait un des noms les plus illustres de l'Europe. L'Empereur et les princes seraient là. Gomment n'eussent pas été en ébullition toutes les curiosités et tous les amours-propres ? Le bal fut magnifique et des plus singuliers qu'on pût concevoir par la qualité des personnages, par les circonstances dont il était environné, par les incidents auxquels il donna lieu. Murât s'y montra en son grand costume, théâtral à souhait, et tel qu'il convenait à un prince de son sang » ; car, avec la fièvre qu'il avait d'être roi, oubliant l'auberge natale, il était parvenu à se figurer qu'il émanait d'une race princière. On remar- qua qu'il parla haut, avec atTectation, et plusieurs fois, de Jean Sobieski — le roi soldat — dont il espérait, par une dernière conformité de fortune, ramasser la couronne 1. L'empereur avait dansé une contredanse, qui servit de prétexte à sa liaison avec M™^ Walews- ka 2. — Gomment trouvez-vous que je danse? demanda-t-il 1 Dès cette époque, la famille de Bonaparte commença à convoiter le trône le Pologne. Son frère Jérôme avait quelque espérance d'y monter. Murât, dont la valeur s'était montrée très brillante pendant cette campagne, entre- voyait des chances pour qu'il en gravît les marches. 2 Le rendez-vous eut lieu, pas plus tard que le lendemain soir. 334 LK l'UINCK DK ÏALLKYRAND en riant à la spirilnelle comtesse Potocka AVonsowicz; je pense que vous vous êtes moquée de moi. » — En vérité, sire, lui réiondit-elle finement, pour un grand homme, vous dansez parfaitement. » Elle mettait à dire cela toute. l'indulgence de son admiration ; il était connu que Napoléon dansait peu et gauchement. Cette grande dame eut une im[ moins flatteuse à l'égard de Talleyrand. On lui avait affirmé que personne n'était à la fois plus habile et d'un plus fin esprit. 11 lui parut blasé et ennuyé de toutes choses; et, son premier sentiment ayant été défavorable, elle s'y était tenue pour charger tout le ]ortrail, le disant avide de fortune, jaloux de la faveur d'un maître qu'il détestait, sans caractère et sans prin- cipes, en un mot malsain d'âme comme de figure. A la vérité, il se pouvait qu'il fût triste, ce soir-là, et qu'à l'envers du plaisir d'une heure il envisageât les maux, que réservait le lendemain, pour des victoires cruelle- ment achetées. Deux autres bals succédèrent à celui de Talleyrand l'un chez le prince Borghèse, l'autre chez le prince Murât. Outre ces réunions dansantes, il y avait cercle; au château, une Ibis par semaine; on s'y distrayait à entendre de fort belle musique conduite par le fameux compositeur Paër, que l'Empereur avait emmené, lui et son orchestre, à sa suite; puis, on finissait la soirée à la table de whist. Les pluies continuaient de rendre les chemins impra- ticables. On ne parlait presque plus de la guerre. Cer- tains affirmaient que l'Empereur ne reprendrait pas les hostilités avant le printemps. Bien des dames polo- naises, qui voulaient beaucoup de bien aux Français, en 1807, s'en réjouissaient au fond de leur cœur. VEiis l'apogék 335 Subitement, le •'> février, par un matin glacé, Napoléon artit; et l'armée reçut Tordre de se mettre en mouve- ment. 11 se portait au secours de Bernadotle, assailli à Mohrungen par tout le corps d'armée de Bennigsen. Les troupes eurent beaucoup à souffrir. Aux débuts de la première expédition, dans les terrains détrempés de la Pologne, elles avaient failli manquer totalement de subsistances, à cause des boues qui empêchèrent les arrivages. C'étaient, maintenant, les rigueurs extrêmes du froid et, à travers les immenses espaces, dans les plaines marécageuses, les efforts d'une lutte acharnée, meurtrière. Napoléon ne s'était pas attendu à ces résis- tances farouches, quand il annonça de prime abord, que son intention était de marcher sur Grodno et que, les obstacles étant faibles, il aurait, en peu de temps, détruit ce qu'il qualifiait les débris de l'armée russe. Ces débris, il les eut en sa présence, à Eylau, le 8 février, n'ayant avec lui que Soult, Augereau, Murât et la garde. La bataille s'engaga, et ce fut une des plus exé- crables boucheries qui eussent ensanglanté l'histoire des guerres. L'eflet produit en Europe fut pénible. A Paris, les fonds baissèrent; et les Russes, transformant en victoire leur sombre résistance chantèrent sur toutes l'.es tombes ouvertes des Te Deum. Afin de constater sa victoire et de raffermir l'opinion de ses peuples, Napoléon resta une semaine dans Eylau, employant le temis à des négociations restées vaines avec le roi de Prusse et les généraux d'Alexandre. Il avait chargé Talleyrand d'écrire au ministre des Affaires étrangères prussien de Zastrow — dont on avait repoussé les démarches, récem- ment — pour lui proposer la paix et l'alliance. Lorsque étaient parvenus à Talleyrand les détails de cet affreux carnage d'Eylau, de tristes réflexions s'é- 330 M- l'RiNCi dk tuient formées dans son esprit sur le malheureux sort des peuples. Puis, il en était venu à des considérations plus précises, sonj^eant au peu de solidité d'un établis- sement politique, dont Tunique base était la vie d'un homme sans cesse exposée au hasard des batailles. Qu'aurions-nous fait, s'il eût été tué? Que ferions- nous, si cette aventure arrivait, au premier jour? » demandait-il au duc de Dalberg, son ami, son confi- dent. Et, pour donner lui-même réponse à sa question, il indiquait un successeur possible, Joseph, le frère aîné; il ajoutait le conseil qu'on aurait à rassurer l'Europe, aussitôt, en lui annonçant que la France rentrerait, de suite et sans nulle restriction, dans sa frontière du Rhin. On peut réellement dater de ce jour, avec le chancelier Pasquier, l'évolution des idées de Talleyrand et sa dis- position à se ménager un refuge dans la tempête, qu'il sentait inévitable, — même, quand eut éclaté le triomphe de Friedland, qui brisa d'un coup la coalition, même après Tilsitt, qui fit naître de si larges espérances. Soit qu'il dût offrir de lui-même sa démission, soit qu'on jugeât bon de se priver de ses services diplomatiques, il s'était rendu compte qu'il n'aurait plus à conserver longtemps un ministère, où des événements tels que ceux d'Espagne devaient rendre tout à fait impossible la fusion de ses idées de pondération et de mesure, avec les volontés oppressives du dominateur de l'Eu- rope. La résolution de Napoléon avait été prise, au lende- main d'une proclamation imprudente du prince de la Paix, le malavisé Godoï qui, au moment où il la lan- çait de son palais de Madrid et parlait de voler au secours de la Prusse, n'avait pas prévu le coup de foudre d'Iéna. De ce jour, l'Empereur avait juré, Tal- VERS L Al'OGÉi 33" leyrand étant en sa présence, ju'il détruirait, à tout prix, la branche espagnole de Bourbon. Et le ministre, qui n'en avait pas perdu l'impression, s'était promis de son côté, qu'il ne continuerait pas à le servir, en ses œuvres de vexation et de violence. Par provision, il avait essayé de l'en dissuader ou d'en restreindre le champ de conquête On ne connaissait pas assez l'Espagne, objectait-il, ce n'était pas la meilleure façon de s'en instruire que de prendre contact avec elle en la violentant. L'Espagne, déclarait-il dans le conseil, est pour la France une grande ferme, on en paye bien le revenu et les rede- vances, mais le terrain n'en est pas connu et l'on s'ex- posera à tout perdre en cherchant à le faire valoir soi- même. » Il y perdit, lui, ses raisons. 11 n'était plus en état de grâce auprès du demi-dieu. Les adoucissements et les atténuations apportées par Tal leyrand aux conditions excessives du traité de Presbourg lui étaient restées sur le cœur. On se méfiait de ses corrections de la dernière heure, de ses arrangements ultimes sur le papier. Napoléon l'écarta des stipulations de Tilsitt. Craignant que son ministre ne se fit pas l'instrument assez docile des mesures de rigueur, qu'il voulait exer- cer contre la Prusse écrasée, anéantie, il ne s'en était pas rapporté à lui pour débattre les conditions de la paix et de l'évacuation des territoires occupés par les troupes françaises; et sa défiance en cela ne l'avait pas trompé, Talleyrand n'ayant jamais eu la pensée, — sous le Directoire 1, sous le Consulat ni sous l'Empire — , 1 Le 17 février, an VI 6 janvier 1798, il écrivait à Treiliiard, ministre plénipotentiaire de la République française, au congrès de Radstadt Nous sommes jaloux que la Prusse ait de meilleures preuves de notre 22 338 l'UiNCi; de que la Prusse dùl èlre sacriiiée i»oliliquemenl. 11 aval réprouvé, en 180G, condamné en 1porls avec celui-là, et qu'on ne l'ignore point dans le voisinage. Allant à une autre — Vous, madame, les habitants du faubourg ne vous ménagent guère, ils affichent votre dernière liaison. » Et ainsi de suite. Le malaise qu'il a excité le distrait infiniment. Faut-il s'étonner que l'une d'elles ait écrit nuement et sans détour Il n'y avait pas une femme qui ne fût charmée de le voir s'éloigner de la place où elle était? » Sauf ces menus divertissements de sa toute-puis- sance, lui-même, homme de travail et non de repré- sentation, ne se réjouit que faiblement aux galas des Tuileries. Il exige que ses grands dignitaires, ses ministres, ses grands officiers, sur lesquels il a répandu la pluie d'or, reçoivent souvent et richement. Il lui convient de savoir que les bals récents de la princesse Julie, de la princesse Borghèse, de la duchesse de Rovigo ou de la duchesse de Vicence et la dernière soirée de M. de Talleyrand se sont surpassés de magnificence. Et la somptuosité des dîners de Cambacérès ou du duc de Gaëte et la réputation qui leur est faite le contentent. Il veut que les Tuileries, à de certains jours, aient un resplendissement sans pareil. Mais, si brillantes que soient ses fêtes, il ne peut en éloigner l'influence, qui, là domine et subsiste l'ennui, parce qu'il l'éprouve lui- même. Hors des émotions de la grande guerre, hors du déploiement en beauté des cérémonies impression- nantes, il ne lui demeure que lassitude et satiété. Cela est triste, » lui disait Rœderer, je ne sais en LA COUU NAPOLÉONIKNNE 381 quelle circonstance. — Oui, comme la grandeur. » Et cette impression, il la répand et l'impose autour de lui. Quand il y a souper dans la galerie de Diane, l'am- pleur du cadre, le faste des tables, le luxe ruisselant de toutes parts sur les êtres et sur les choses, éblouis- sent le regard. Mais au contact des conversations et des esprits manque cette douce aisance, qui révèle, sous des formes contenues, le vrai contentement et le sincère plaisir. Les flots de clarté, les parfums rares, les enchantements de la musique ne parviennent pas à vivifier l'atmosphère lourde de gêne qui pèse en ces vastes salons. Des étincelles miroitent aux plis chatoyants des étoffes. Telle une pluie brillante, s'éparpillent les feux des diamants sur les corsages de gaze ou de satin. Le spectacle est superbe. Toute cette munificence et cette gloriole d'étiquette n'échaull'ent pas le sentiment triste et froid qui domine. Non plus ne réussissent à le secouer les encouragements ironiques du grand chambellan à prendre du plaisir, à en faire montre surtout. Soijez gaies, mesdames, VEmpereur veut qiCon s'amuse. On l'a pu voir, d'après ce tableau de cour et de monde, suffisamment si la prodigieuse dictature de Napoléon fut une période sans égale, dans l'histoire des batailles, pour les ramasseurs de trophées, ce fut une époque assez maussade pour la vie de société et pour le gou- vernement moral des femmes, comme aussi bien pour toutes les formes d'échanges spirituels, qui vivent de la paix et de la liberté. CHAPITRE DIXIÈME Dans les coulisses d'Erfurt. L'état de Topinion française, en 1808. — Après Baylen et Cintra, les pre- miers signes d'opposition, dans l'entourage de l'Empereur. — L'évolu- tion systématique de Talleyrand. — Secrète entente avec l'Autriche contre l'esprit d'aventure de Napoléon, en Orient. — A Erfurt. — Mission du prince de Bénévent. — Alexandre et Talleyrand, chez la princesse de Tour et Taxis. — Les deux politiques opposées de Napoléon et de Tal- leyrand ; comment le prince de Bénévent, chargé de soutenir la première, s'applique en secret à faire triompher la seconde. — Continuation, à Paris, d'un rôle hostile, pour arriver à contenir, fût-ce avec le concours de l'étranger, l'ambition débordante de Napoléon. — Pendant la cam- pagne de l'Empereur en Espagne; intrigues et défections, à l'intérieur. — La réconciliation publique de Talleyrand et de Fouché; une conversa- tion surprise retour précipité de Napoléon. — La scène fameuse, aux Tuileries; disgrâce de Talleyrand. Les années 1805, 1806, 1807, ont vu se succéder une telle suite de faits éblouissants que les imaginations en sont restées étourdies, transfigurées. Tout le pays admire et se soumet. Les nombreuses familles auxquelles les levées annuelles de la conscription infligent la tris- tesse des foyers vides, étouffent leurs plaintes. Les populations des villes et des campagnes se taisent 1, subjuguées par une sorte de fascination supra-humaine. Mais si la France grisée de sa longue victoire, entraînée comme ses chefs, par une fièvre de domination dont les élans la soulèvent et l'emportent, depuis les premières 1 Le droit des peuples et celui des rois ne s'accordent jamais si bien que dans le silence. » Cardinal de Retz. 384 LE PRINCE DE TA LLE V K AN I conquêtes de la Révolution; si, d'autre part, sous la pression vigilante de la police, maintenue dans le double état d'exaltation militaire et d'assujettissement étroit, qui fut bien la marque de la dictature napoléonienne, cette France, hallucinée tout à la fois d'admiration et de crainte, se glorifie dans sa docilité, — les âmes sont moins souples, à l'intérieur du palais; — des résis- tances secrètes commencent à se concerter, au pied du trône; des velléités de défection se préparent dans l'oli- garchie des dignitaires. Et cela, quand on touche au summum de la prospérité, quand Napoléon en est arrivé à ce point de puissance, où il serait tenté de regarder comme autant d'usurpations 1 faites sur lui les ter- ritoires dont il n'est pas le maître. Avant la paix de Tilsitt, pendant que le cruel vain- queur faisait pointer ses canons sur la surface gelée du fleuve, oiî s'enfuyaient en désordre les restes d'une armée ennemie et considérait, impassible, la multitude de ces victimes qui se noyaient dans les flots glacés, des hommes de raison et de pitié se demandaient quand et par quels moyens finiraient tous ces maux. Des esprits froids et positifs, que ne dérangeaient point de leur calme les allocutions pompeuses datées des lende- mains de victoires, s'interrogeaient sur le terme où s'arrêterait enfin l'extraordinaire aventure. Vous voyez tout en beau, dira prochainement le ministre de la Marine Decrès à Marmont, plein de joie d'avoir reçu le bâton de maréchal. Voulez-vous que je vous dise, moi, la vérité l'Empereur est fou, tout à fait fou. Il nous culbutera tous tant que nous sommes. Déjà, Fouché et Talleyrand s'étaient rejoints dans une même opinion alarmée, incertaine encore de l'étendue 1 Ainsi le disait Torey de l'empereur Charles VI. DANS LKS COULISSKS d'kRFURT 385 des risques où se lançait la poliliquc impériale et des moyens à prévoir pour en limiter les ravages. Talleyrand avait rêvé d'être le modérateur d'une ambition toujours en fièvre, et qui ne connaissait pas de frein. Ne serait-il plus désormais, que le témoin de la manière dont elle s'emploierait à détruire tout ce qu'elle avait réalisé de bien et de grand? Pendant qu'il fut chargé des affaires étrangères, il se louait d'avoir servi Napoléon avec fidélité, et il disait le mot avec zèle ». Deux considérations fondamentales eussent été les régu- latrices par lui souhaitées et conseillées d'un merveil- leux règne établir pour le pays des institutions monar- chiques, qui, touten garantissant l'autorité du souverain, l'eussent maintenue dans des bornes assagies; ménager l'Europe pour faire pardonner à la France son bonheur et sa gloire. Il avait eu le temps assez long et l'occasion assez fréquente de constater l'inefficacité de son rôle, la non-valeur du système de diplomatie qu'il préconisait, auprès d'une volonté despotique et qui ne suivait guère d'autres plans que ceux qu'elle avait tracés elle-même. Le dégoût d'une action sans effet avait gagné son intel- ligence. De plus, avec ce coup d'œil infaillible qui perce l'avenir à une grande profondeur, il voyait approcher le réveil du songe inouï, dont le monde avait le spec- tacle. Napoléon était encore trop à distance du versant de sa ruine, pour qu'il pût se détacher de lui utilement et à couvert. Talleyrand ne se retirait que lentement des pouvoirs auxquels il avait voué ses services temporaires. Mais dès lors, il s'était dit, en ses réflexions posées, qu'un jour, certainement, l'Empereur ne trouverait plus de transaction possible avec les intérêts de l'Eu- rope dont il avait outrage en même temps les rois et 25 386 PRINCK DE TAl,lJY[?.\Nn les peuples ; que l'état inacceptable du blocus, les souf- frances du commerce et de l'industrie garrottés en tous lieux par le système prohilitif et les blessures infligées aux différentes nations par tant d'exigences et de rapts, devraient se résoudre dans une dernière et terrible explosion. Et, pour n'être pas surpris, il commença de nouer des intelligences à l'étranger, afin d'y chercher, fût-ce avec l'aide des ennemis, les moyens de pacifier la France et le monde. Puisque le dénouement serait tôt ou tard celui-là, il avait habitué sa pensée à cette opinion qu'il aurait peut-être à en rapprocher l'heure, et d'avance, il s'était autorisé, — par la grâce du motif — , à des négocia- tions équivoques, dont le terme serait le renversement d'une autorité jalouse et oppressive, si elle ne consentait point d'elle-même à se réduire. En provoquant des preuves nouvelles et plus fortes de l'hostilité générale, il espérait ramener Napoléon à des desseins plus mesurés, l'engager à se maintenir plutôt qu'à s'étendre sans fin, à conserver plutôt qu'à conquérir au risque de tout perdre, d'une fois, enfin à perdre de vue sa politique exclusive, pour envisager, avant tout, celle de la France. Talleyrand avait fait partager ses vues à Fouché, à d'autres dignitaires qui, maintenant, enrichis, pour- vus de situations élevées et lucratives, appréciaient d'autant mieux le prix du repos, de la sécurité dans la paix. En vérité, l'Empereur s'était bien trompé sur le concours qu'il pouvait attendre du prince de Bénévent, lorsque après avoir reçu la nouvelle d'une grande humiliation pour ses armes la capitulation de Baylen, il l'engageait à réunir, chez lui, dans des dîners fré- DANS LKS COULISSES D ERFUIIT 387 quents ses ministres, ses conseillers d'État, des députés du Corps législatif, pour cultiver leurs bonnes disposi- tions d'âme et réchauffer leur loyalisme. Justement, à cette heure-là, le vice-grand-électeur se disposait à mener contre le chef de l'empire une lutte insidieuse, perfide en ses moyens, mais dont l'utilité finale cou- vrirait et rachèterait, pensait-il, l'irrégularité des formes employées ! Le lendemain d'Austerlitz, en haranguant ses sol- dats. Napoléon avait prononcé ces fières paroles Il faut finir la campagne par un coup de tonnerre. Si la France ne peut arriver à la paix qu'aux conditions proposées par l'aide de campDolgorouki, la Russie ne les obtiendra pas, quand même une armée russe serait campée sur les hauteurs de Montmartre. » Il était bien certain de ne s'exprimer de la sorte que par une hyper- bole outrée, en évoquant une conjecture impossible, une chose qu'on ne verrait jamais. Pourtant, il était dit que ces armées, sous son effort rompues et disper- sées, se reformeraient, en face de lui, victorieuses, qu'elles camperaient, en effet, sur les hauteurs de la capitale française et qu'Alexandre recevrait, à Belleville, un messager de Napoléon venant lui offrir telle paix qu'il voudrait dicter 1. » Comme le déclarait Frédéric le Grand, forcer le bonheur, c'est le perdre; et vouloir toujours davantage, c'est le moyen de n'être jamais heureux. Le prince de Bénévent l'avait souvent redit, en d'autres termes, à Bonaparte; mais on avait refusé de l'entendre. 1 iM" de Rémusat, Méin., t. II. 388 Li l'KiNCK DE talliyuani> Ainsi que le pensait et l'exprimait, de son côté, Met- ternich afin de se fortifier dans l'espérance du relève- ment de sa patrie, Talleyrand était convaincu, d'ores et déjà, que l'efTondrement était certain, sous un délai plus ou moins court, que celle gigantesque construc- tion périrait, faute de base, et que plusieurs causes encore mconnues, mais d'effet certain, concourraient à produire l'un de ces cataclysmes historiiues, qui suivent les grandes usurpations et elTacenl jusqu'aux traces des conquérants. Le prince de Bénévent entama son entreprise de démolition occulte et méthodique par des conversations d'approches avec les ministres des puissances étrangères, en leur insinuant que la France pensait comme lui, c'est-à-dire qu'elle se désintéressait des conquêtes de l'Empereur et ne tenait qu'à cette partie homogène de son territoire, véritable conquête nationale, qui lui garantissait une existence prospère, dans l'enclave de ses frontières naturelles le Rhin, les Alpes, les Pyré- nées. Le peuple français, ajoutait-il, est civilisé; son souverain ne l'est pas. » A l'empereur Alexandre, par l'un de ses intermé- diaires bien placés, il avait fait parvenir cette affirma- tion Mon opinion est celle des hommes les plus éclairés et les plus sages. » Et le tsar la répétait com- plaisamment à son ministre Romanlsof. Mellernich, quoique gardant, vis-à-vis de Talleyrand, du soupçon diplomatique et de la défiance personnelle, était pré- venu que la politique autrichienne aurait, dans le sens pacifique, un auxiliaire averti dans les conseils de la diplomatie française. L'antagonisme se précisait entre les vues de l'Empe- reur et celles de son entourage. DANS LES COULISSES D EIIFURT 389 Lui n'avait pas renoncé à ses visées sur l'Orient et brûlait de s'y étendre. Pour lui barrer la route, pour l'arrêter sur place avant qu'il se fût lancé dans ce nouveau champ de conquête, Talleyrand pensa que l'inspiration serait habile et prudente de lui opposer les résistances inté- ressées de l'Autriche. Il n'hésita point à se rendre chez Metternich. Une conflagration redoutable menaçait de s'allumer aux confins de l'Europe orientale. L'Autriche ne devait pas, ne pouvait pas y consentir. Il était pres- sant pour elle et le repos des autres peuples qu'elle prît une décision capable d'en suspendre les effets Il faut, dit-il au ministre autrichien, que nous devenions alliés, et ce bienfait sera le résultat du traité de Tilsilt. Quelque para- doxale que puisse paraître cette thèse, le traité vous met dans la meilleure position, parce que chacune des parties contractantes a besoin de vous pour surveiller l'autre. C'est le plus vite possible qu'il faut vous en mêler; dans peu de mois on ne vous saura plus gré de ce qui, dans ce moment, vous maintient au rang que vous occupez. La démarche avait du surprenant et de l'inattendu. Des hommes retors, tels que Talleyrand, déclarait Metternich, qui ne l'était pas moins avec ses préten- tions d'homme à principes, sont comme des instruments tranchants avec qui il est dangereux de jouer. Mais il voulait bien convenir qu'aux grandes plaies il faut les grands remèdes; et il se tint prêt à user de celui qui lui venait, fort à propos, du prince de Bénévent. La perspective ouverte au cabinet autrichien de redevenir l'arbitre de la question d'Orient, après et malgré Tilsitt, était propre à le séduire. On ne fut pas très sûr, à Vienne, que le conseil en émanât de Talleyrand tout seul. Peut-être était-ce l'Empereur lui-même, qui avait indiqué cette manœuvre pour retarder les impatiences î?90 LE DF TA LLKYIl A ND de la Russie, trop pressée, vraiment, de mettre la main sur Constantinople. Le 21 janvier '180S, le cabinet autri- chien, quand il notifia le mariage de François II à Napo- léon, n'avait-il pas été invité sans qu'il s'y attendît, à se réserver une part dans la dislocation escomptée de la Porte ottomane? Mais les vues de Talleyrand allaient au delà d'une offre vague et qui ne reposait sur aucune, intention précise. Il le voulut prouver en demandant une deuxième, puis une troisième entrevue; dans l'une comme dans l'autre, il se montra des plus explicites. C'était presque un allié qui, de l'intérieur de TEmpire français, se présentait aux Habsbourg pour la défense en commun d'un système conçu directement à ren- contre de la politique personnelle de Napoléon. Je déleste l'idée du partage de la Porte, attestait Talleyrand dans sa conversation du 2S février avec Metternich; je vous dirai même qu'elle est en désaccord avec mes principes politiques, mais rien ne peut en faire revenir l'Empereur. Arrêtez-vous à cette vérité, tenez- la pour certaine et que votre cour entre tout à fait dans ma manière de voir. Si j'étais empereur d'Autriche, je dirais ce qu'a dit Fré- déric II au roi de France Aucun coup de canon ne se tirera en Europe sans ma permission ». Voilà comme vous vous soutiendrez, comme vous sortirez victorieux de la lutte dans laquelle ont péri tant d'autres. L'avertissement était clair. En outre, il était fait pour réconforter le courage d'une puissance affaiblie par une longue succession de défaites et qui, cependant, s'était toujours tenue en armes, pour recommencer la lutte avec l'espoir de chances meilleures 1. Les exhor- 1 En 1799, l'Autriche voulut prendre sa revanche de la paix forcée de 1797 et elle eut, de retour, Marengo. Aux représailles espérées de Marengo la réplique des batailles avait été, en 1805, Ulm, Austerlitz; el, quatre années après, Austerlitz, ^Vagram. Xous aurons beaucoup à l'aire pour réparer le mal », dira, le soir du 6 juillet 18uy, François à Metternich. Mais ni l'empereur ni son ministre ne renonceront à regagner la partie \ DANS LES COULISSES d'eRFUUT 391 talions de Talleyrand ne furent que Irop écoutées et suivies. De l'Autriche il fit une demi-conversion vers la Russie. Pour les intérêts de la paix, il déconseilla le tsar, déjà très enclin au soupçon et par plusieurs motifs très refroidi, de céder sans examen aux pro- messes aussi bien qu'aux désirs de Napoléon. Les événements dépassèrent la portée des conseils de Talleyrand. Contre des instincts de conquête sans cesse en travail de destruction et de reconstruction artificielle il avait voulu dresser, ainsi qu'une double muraille, la neutralité forte, au besoin menaçante de la Russie, et l'attitude ferme de l'Autriche replacée en tête d'une grande ligue de peuples et d'états. L'objet qu'il se pro- posait n'était encore que d'écarter Napoléon d'une poli- tique aventureuse en Orient ce fut une suite de complications redoutables, qui sortit de son interven- tion, aux seules visées modératrices. L'Autriche décida sur-le-champ d'importantes me- sures militaires, pour être prête à tout événement. La résolution des hommes d'États de Vienne n'était point de provoquer aussitôt la mêlée des armes; ils avaient encore la mémoire trop fraîche de ce que leur avait valu la conduite précipitée de 180G; ils s'étaient pro- mis de mettre en œuvre une tactique plus mesurée, plus savante. On aurait d'abord laissé Napoléon s'enga- ger dans son entreprise d'Orient; on aurait feint de s'y associer; mais, au moment précis où l'on aurait vu poindre, en avant de ses pas, l'ère des difficultés, d'accord avec les Russes on se serait retourné contre l'ennemi commun ; et, s'emparant de positions assez fortes pour après des sacrifices momentanés et malgré les perspectives d'une réconci- liation possible et qui pouvait être durable, sous les auspices du mariage. 392 LE PRINCE DE TALLEYRAND y enserrer l'armée française, on eut été les maîtres de dicter des conditions. La clairvoyance de Napoléon déjoua ce plan digne de grossir, en histoire, par son évidente déloyauté, les exemples cfe la fides punica. Le doublement des effectifs, la constitution d'une milice nationale, qui devait ajouter des contingents nomljreux aux forces de première ligne de l'empire d'Autriche, émurent et irritèrent Napoléon. 11 en demanda des explications à Metlernich. C'était un piège, évidemment, qu'on lui tendait. Est-ce par vos arme- ments que vous voulez, un jour, être de moitié dans nos arrangements relatifs à la Turquie? A'ous vous trompez; jamais je ne m'en laisserai imposer par une puissance amie, jamais je ne traiterai avec celle qui voudrait m'en imposer, » Après avoir usé du ton comminatoire, il s'était radouci, pour faire l'essai des moyens de douceurs et de persuasion. Il hésitait à se fixer. C'était l'énigme redoutable de son destin, qui se posait. Talleyrand l'avait amené à cette phase critique, où, pour le con- traindre à maîtriser ses ambitions, il érigerait sur son chemin des barrières capables de l'inquiéter sérieuse- ment. Mais il s'était abusé sur un point, que l'humeur irascible et violente du grand homme portait à prévoir. Au lieu de se calmer, de transiger, d'attendre. Napo- léon précipita les éclats de sa colère. C'était bien l'homme de guerre impulsif, qui, sans se préoccuper de la répercussion de ses paroles s'écriait, les portes ouvertes Je bdtonnerai i Autriche 1. Le lo août 1808 il 1 Je donnerai des coups de bâton à l'Autriche 1 » répétera-t-il au comte et ministre russe Roumantsiof. — Sire, ne les lui donnez pas trop fort; sans quoi nous serions obligés de compter les bleus. » Lettre de Roumantsiof à l'empereur Alexandre, 30 janvier-11 février 1800. DANS LES COULISSES D ERFURT 393 avait pu se contenir jusqu'à faire état de sa modéra- tion et dire à Metternich, tout en frémissant d'impa- tience Vous voyez comme je suis calme. » Mais, le lendemain, il reparlait de briser l'Autriche, d'en dis- perser les lambeaux et de ne laisser plus subsister, en Eu- rope, que deux empires, deux colosses prêts à se ruer l'un sur l'autre, l'heure venue la France et la Russie. Cependant, du côté du nord, les relations avaient tout l'air de se gâter. La fameuse alliance franco-russe, quoique bien neuve, commençait à s'ébranler. Outre que les envoyés de la Russie, comme le comte Tolstoï, dont l'empereur demandera le rappel, affectaient, à Paris, une raideur déplaisante, et que la société russe, à Saint-Pétersbourg, persistait en des dispositions malveillantes, jusqu'à faire dire qu'il n'y avait, dans tout l'empire slave, pas plus de trois partisans de cette alliance Alexandre, le chancelier Rumantsof et Speranski; outre cela, des gènes sérieuses s'étaient pro- duites et des indices de froissements. Le tsar avait perdu de son enthousiasme à l'égard d'un allié, dont la plupart des actes blessaient ses convictions. Tous ces bouleversements en Europe, ces détrônements suc- cessifs des rois de Sardaigne, de Naples, des Bourbons d'Espagne, l'expulsion de la maison de Bragance, l'arrachement du pape à sa métropole, l'extension indéfinie de la Confédération du Rhin allant, main- tenant, au delà de l'Elbe, et, par le Mecklembourg et Lubeck, prenant pied sur la Baltique; enfin, et surtout, l'organisation puissante du grand-duché de Varsovie comme un coin enfoncé dans son empire; toutes ces transformations, tous ces agrandissements dont il ne lui revenait rien, en échange, lui faisaient craindre qu'il n'eût été joué sur le marché. Qu'étaient devenues 394 LE JJK TALLEYRAND les assurances de Tilsitt? Plus d'offres positives du côté de l'Orient, plus de propositions de partage. Alexandre donnait des signes de mécontentement; il se disait pressé d'aller faire un tour à Constantinople. Et les affaires d'Espagne empiraient. L'Autriche s'ar- mait et menaçait. Napoléon sentit la nécessité de causer de plus près avec son allié, de l'envelopper à nouveau de son pres- tige, de lui promettre encore beaucoup, de l'éblouir. Et, pour tant de bonne amitié dans le geste et en parole, il lui demanderait, d'abord, de ratifier la menace faite tout à l'heure au ministre autrichien que, s'il fallait obliger Vienne à entendre raison, l'empereur Alexandre s'unirait à lui Napoléon. D'avance, afin d'obtenir du tsar cette pleine démonstration de la con- formité de leurs sentiments, il lui avait annoncé d'impor- tantes concessions, qui lui vaudraient, sans qu'il eût à remuer un soldat, les profits de plusieurs victoires. Désireux de l'en mieux persuader, il lui donna rendez- vous à Erfurt. Avant de se mettre en route, il fit mander Talley- rand, désigné, ainsi que Berthier, Champagny, Maret et l'ambassadeur Tolstoï, pour être du voyage. Le prince devait se rendre, le soir, aux grandes entrées. A peine l'Empereur l'eut-il aperçu, au salon, qu'il l'emmena dans son cabinet Eh lien! vous avez lu toute la correspondance de Russie. Com- ment trouvez-vous que j"ai manœuvré avec le tsar? Et sans attendre la réponse, sans penser que cette belle confiance risquait d'être fragile, il repassa, en s'y délectant », tout ce qu'il avait dit et écrit, depuis une année, se flattant de l'ascendant qu'il avait su prendre et conserver sur l'autocrate moscovite, en DANS LES COULISSKS l/ KU F U HT 395 n'exécutant, d'ailleurs, que ce qui lui convenait du traité de Tilsitt A présent, moîi cher Talleyrand, nous allons à Erfurt; je veux en revenir libre de faire en Espagne ce que je voudrai, je veux être sûr que l'Autriche sera inquiétée et contenue; et je ne veux pas être engagé cVune manière précise avec la Russie pour ce qui concerne les affaires du Levant ». Le surlendemain, le prince lui apporta le projet de traité, tel qu'on lui en avait suggéré la rédaction. Napoléon en adopta le texte, sous la réserve d'appuyer plus fortement sur l'attitude de rigueur à observer contre l'Autriche Vous êtes toujours Autrichien ? — Un peu, sire, mais je crois qu'il serait plus exact de dire que je ne suis jamais Russe et que je suis toujours Français. — Faites vos préparatifs de départ. Pendant le temps que durera le voyage, vous chercherez les moyens de voir souvent l'empereur Alexandre. Vous le connaissez bien, vous lui parlerez le langage qui lui convient. Talleyrand emportait le secret de Napoléon et le sien propre, qu'il ne lui avait pas communiqué, de retour. Entre temps, il devait adroitement pressentir Alexandre sur le sujet d'une alliance plus complète et plus intime par le mariage de l'Empereur des Français avec une princesse de la cour de Russie. Nous verrons comment il servit des desseins, dont il appréhendait pour la France la trop pleine réussite, et dont la direction allait tout à l'opposé de son système politique. Deux journées d'avance lui avaient été données sur le départ de Napoléon. On avait désiré qu'il les mît à profit pour attirer à Erfurt les souverains, qu'on sou- haitait d'}' trouver réunis. Ses instructions là-dessus étaient à double sens, comme il en allait presque toujours avec Bonaparte. On avait songé d'abord, pour y vaquer, au prince Eugène de Beauharnais; puis on s'était dit 396 LK PIUNCK DE TALLEYHAND qu'il n'aurait pas su faire exactement ce qu'on voulait, ne possédant pas, comme Talleyrand, l'art cViminuer. Le prince de Bénévent devait rassembler un lot de princes aussi copieux que possible, prendre sur lui de leur insinuer que l'Empereur serait très satisfait de leur présence, qu'il en aurait un plaisir tout particulier, quitte à Napoléon, ensuite, de jouer un autre jeu, de montrer que son amour-propre était indifférent à la question, qu'il aurait toujours assez de rois autour de lui, qu'on le gênait plutôt et qu'il avait des sujets d'occuper son attention plus importants. Le 28 septembre, l'orgueilleux souverain partit brus- quement de Paris pour l'entrevue d'Erfurt. Alors furent renouvelées les séductions de Tilsitt, dans un encadrement extraordinaire de plaisirs et de fêtes. L'ordre avait été donné, les mesures avaient été prises pour qu'on y déployât un faste, une mise en scène, une magnificence sans pareils. Talleyrand et Rémusat, les ordonnateurs officiels, se l'étaient entendu répéter avec instance par l'Empereur Mon voyage devra être environné de beaucoup d'éclat. Quels seront les chambellans de quartier? Je veux de grands noms. C'est une justice à rendre à la noblesse française. Elle est admirable pour représenter dans une cour. Il nous faudra, tous les jours, un spectacle, les meilleurs acteurs de la Comédie-Française, les meilleures pièces. » Et du panache à profusion, un cortège militaire com- posé des maréchaux ou généraux du premier ordre et des plus reluisants, enfin une démonstration de puis- sance à rendre jaloux celui pour lequel on la prodi- guait l, jusqu'à l'excès. Il L'amour-propre des Russes en était indirectement froissé. IS'. Tou- guenieff écrira Il me semblait voir ma patris abaissée dans la personne à DANS LKS COULISSKS D ' K II F U RT 397 Comptant sur les manières captivantes du prince pour l'aidera cette reprise d'ascendant, il Tavait chargé, en sa qualité de grand-chambellan, de faire les hon- neurs de la cour impériale au peuple de rois et de hauts seigneurs, qui devaient former la suite des deux arbitres du monde. Le prestige ne manquera pas », avait dit Napoléon à Talleyrand. C'est ainsi qu'il s'était porté au-devant d'Alexandre, accompagné de sa suite militaire, pendant qu'éclataient les salves d'artillerie et que sonnaient dans tous les clochers les cloches et les carillons. Une aflQuence extraordinaire se pressait par les rues ; les équipages somptueux, les chevaux empa- nachés, remplissaient de leur bruit cette petite ville allemande rendue presque française par celui qui la possédait en toute propriété et que les merveilles du luxe, envoyées de Paris, avaient transformée en résidence princière. Les souverains étaient accourus nombreux de Saxe, du Wurtemberg, de la Bavière, et de toutes les principautés d'Allemagne. Napoléon était entouré de cette cour, lorsque arriva plein d'une impatience toute juvénile le tsar Alexandre. Sur le visage de son ami du Nord il se plaisait à suivre les impressions qu'il se flattait d'avoir éveillées dans son àme enthousiaste. Les premières impressions furent toutes de bonne grâce et d'aménité réciproques. On aurait pu en suivre les effets sur le visage anxieux du baron de Vincent, envoyé à Erfurt par le cabinet de Vienne en diplomate et en observateur. Alexandre plongeait, encore une fois, dans l'enchantement. Napoléon était allé jusqu'à son cœur par l'abandon avec lequel il lui parlait, un matin, de la de son souverain. On n'avait pas besoin de savoir ce qui se passait, alors, dans les cabinets européens on voyait d'un seul coup d'oeil lequel des deux empereurs était le maître, à Erfurt et en Europe. » 398 TJ- PRINCE DK TALLKYRAXn joie qu'il éprouverait, une joie bien profonde, s'il lui était permis enfin de se reposer de cette vie agitée; il avait besoin d'un tel repos; il n'aspirait qu'à toucher au moment où il pourrait, sans inquiétude, se livrer aux douceurs de la vie intérieure, à laquelle tous ses goûts l'appelaient. Mais ce bonheur n'était pas fait pour lui. Et comment l'avoir? avait-il ajouté dans un mou- vement attendri. Ma femme a dix ans de plus que moi. Je n'aurai jamais d'enfant à former, à aimer. Je vous demande pardon ; tout ce que je dis là est peut-être ridi- cule, mais je cède à l'élan de mon cœur, qui s'épanche dans le vôtre. » Alexandre était resté, la journée entière, sous le charme de cette conversation intime. Le soir, il en reparlait d'abondance, chez la princesse de La Tour et Taxis. Personne, disait-il, n'a une idée vraie du caractère de cet homme-là. Ce qu'il fait d'inquié- tant pour les autres pays il est positivement forcé de le faire. On ne sait pas combien il est bon. » Et, se tournant vers Talleyrand Vous le pensez, n'est-ce pas? — Sire, j'ai bien des raisons personnelles pour le croire et je les donne toujours avec grand plaisir. > Alexandre se livrait moins sur la question politique et tardait à découvrir, pour ce qui l'intéressait, ses réflexions particulières. Aussi, quand le prince de Bénévent allant d'un empereur à l'autre, voulait témoi- gner à Napoléon que le tsar était dans le ravissement. S'il m'aime tant, répliquait cet homme précis, pour- quoi ne signe-t-il pas? » Au reste, déclarait-il ensuite, il ne fallait rien pi,'es- ser. Nous sommes si aises de nous voir, disait-il en riant, qu'il faut bien que nous en jouissions un peu. » Au même Talleyrand, la veille, il avait glissé ces mots as de preuves; de plus, il appréhenda les effets de cette violence, au- dedans comme au dehors; il suspendit l'ordre, qu'il était prêt à lancer. D'ailleurs, avait- il le temps de faire rechercher dans le groupe de ses dignitaires, des preuves de leur désaffection, quand toute son attention était concentrée sur les périls extérieurs? Les événements se pressent. Les inquiétudes fer- mentent. Napoléon a quitté Paris. La voiture qui l'emporte est encore une fois le char de la guerre. » Quel temps, quelle année! 1813... La France épuisée confond encore sa cause et le sentiment de sa gloire avec la personnalité de l'Empereur les événements n'ap- porteront que plus tard leur enseignement humain et philosophique. Mais, vingt-deux années de guerre l'ont usée. Assez de lauriers cueillis dans le sang elle crie grâce. La paix enfin ne luira-t-elle plus sur le monde? On l'avait entrevue tout à l'heure, après la victoire de Dresde, prochaine et durable. Soudainement les feux des armées en présence avaient cessé. De part et d'autre on était tombé d'accord pour la signature d'mi armistice, comme acheminement aune réconciliation générale. Les aides de camp des deux états-majors avaient été exj^é- diés, deux par deux, dans toute les directions, la même voiture emportant, côte à côte, un officier français et un otficier russe ou prussien porteurs des mêmes ordres. Depuis les bouches de l'Elbe jusqu'à celles de la Vis- tule se sont arrêtés, à leur parole, les sièges et les com- bats. La pacification du continent n'est plus qu'une question d'heures; on l'espère, on ledit en tous lieux; la joie se rallume au foyer des absents. Cette illusion heureuse se prolongea quarante jours. Les entrevues de Prague avaient été chaudes. Les offres 424 LK l'UIXCK DM des puissances s'étaient brisées contre les résistances hautaines de Napoléon. 11 n'avait pu se résoudre, après tant d'inutiles sacrifices, à se détacher de son rêve oriental ; il refusait, au prix des provinces illyriennes, après 1S12, après les désastres de Russie, il refusait la paix dans l'espoir persistant et chimérique de parta- ger le monde en deux ». Ce fut dans toute la France et dans l'armée une impression d'immense découragement. Les généraux, les officiers ont gardé l'honneur, mais ont perdu la foi. Ils vont à l'ennemi, parce que le devoir ou le malheur des temps l'exige, mais sans élan, sûrs d'y rester, comme les autres, livrés d'avance aux coups d'une fatalité inexorable. Nous y passerons tous », c'est le mot qu'ils ont sur les lèvres à chaque retour d'hécatombe. L'amertune, qu'ils nourrissent au fond d'eux-mêmes, se répète dans les sentiments que leur expriment leurs enfants, leurs femmes, les absents regrettés dont les lettres nousavonspu découvrir une poignée decelles-là, témoignages intimes de l'angoisse publique sont une plainte continue, un cri de désolation, qui s'échappede toutes les poitrines et ne peut plus être retenu. Le temps est passé où les épouses rêvaient pour le mari jeune et ambitieux des moissons de gloire, d'avancement rapide, d'honneurs et de dignités conquises à la pointe de l'épée. Elles n'envisagent plus la guerre que comme une cala- mité sans trêve et sans compensation. Femmes, mères ou sœurs, chacLine tremble à l'arrivée du courrier, d'apprendre le malheur qu'elles redoutent. On n'a de goût ni de satisfaction, nulle part; on traîne son exis- tence, on craint et on désire, sans cesse, le lendemain. Nulle part ne se décèle l'effusion d'un instant de joie. l'œUVUK SKCKKTK DK TALLKYHAM 425 le symptôme d'une espérance vivace. Il ne revient, de partout, que des détails de soutï'rances isolées et de misères collectives. Il n'est pas un point de l'horizon où le regard puisse se poser avec complaisance. A l'intérieur, le brillant des statistiques officielles ne fait illusion à personne sur l'état critique du commerce et de l'industrie La Flandre ne produit rien, Paris pas grand'chose, et la West- phalie rien au monde 1. A Paris, la vie morale, intellectuelle et artistique est comme suspendue. C'est l'oppression des esprits se faisant plus lourde que jamais 2. La presse est demeurée ce qu'elle était, la veille, un registre quotidiennement contrôlé des actes, des déci- sions, des paroles du maître. On y chercherait, en pure perte, un blâme, un jugement découvrant qu'il y ait alors, en France, une confiance publique. L'àme de la nation muette et engourdie semble attendre, pour se réveiller, l'ébranlement de quelque formidable catas- trophe. De ce qui se passe, à l'extérieur, on n'obtient que des échos furtifs et toujours alarmants. La direction des postes ne laisse circuler aucune lettre venant d'Espagne; on en redoute trop l'influence fâcheuse sur l'état de l'opinion et sur le mouvement des valeurs. En Italie, les peuples frémissent d'un impatient désir de rébel- lion ; le brigandage y sévit avec une violence inouïe; le désarroi des finances est au comble ; et les vols à main 1 Lettre au général de division baron Corbineau, aide de camp de l'Empereur, septembre 1813. 2 Eugène de Boinville au baron Sparre, à l'armée d'Espagne lettre confisquée . 426 LE PRiNCK iK tallkyrand armée sur les grandes routes s'accordent avec les dépré- dations des gouvernants pour consommer la ruine publique. En Allemagne, le soulèvement est général. 11 n'est bruit, à chaque moment, que d'une nouvelle défection. Les princes, les demi-rois, les grands-ducs, qui s'étaient confédérés naguère, à l'appel de Napoléon, pour acquérir des territoires, une armée, des titres, se liguent, aujourd'hui, avec plus d'empressement encore pour les conserver en le combattant. Et, du théâtre de la guerre, on n'apprend rien que de pénible à con- naître. La manière opiniâtre dont les armées combi- nées du Nord de l'Allemagne mènent et poursuivent la campagne rappelle le mot de M. de Romanzoff à un diplomate prussien, en parlant de l'Empereur Il faut l'user. » Et ce furent enfin les trois journées terribles de Leipzig. Près de Leipzig, s'écrie le poète allemand 1 avec une sorte de joie féroce, s'étend le champ de mort qui remplira de pleurs bien des yeux ; les balles y volèrent comme les flocons l'hiver, et des milliers ont cessé de respirer, près de Leipzig la ville ». Dans les heures mauvaises, Napoléon se ressouvenait de Talle}Tand. Il était sous le coup de l'immense désastre et s'occupait fébrilement de rassembler les débris de son armée pour couvrir les frontières de la France mena- cées. Il avait fait appeler le prince de Bénévent. La solution était la paix accompagnée de sacrifices. Il n'en était pas d'autre. Talleyrand le pressait de s'y résigner. Il insistait à lui représenter qu'il se méprenait sur l'énergie de la nation, qu'elle ne seconderait pas la sienne dans une opiniâtreté inutile, qu'il s'en verrait 1 Arndt, Dk Leipziger Schlacht. i L ŒUVai- SECIIKTK DE TALLEYRAND 427 abandonné et qu'il lui fallait pour conjurer le pire, s'accommoder à tout prix Une mauvaise paix, lui déclarait-il, ne peut nous devenir aussi funeste que la continuité d'une guerre, qui ne peut plus nous être favorable. » Napoléon hésitait; et se rappelant, à la voix du prince, des temps plus heureux, il lui offrit une troi- sième fois de reprendre le portefeuille des Affaires étrangères, sans pouvoir l'y décider Nous n'aurions pas dû nous quitter! », répéta-t-il une seconde fois, dans une courte effusion de regret. L'entrevue s'était prolongée. Talleyrand l'écoutait, se plaignant du mauvais succès de la guerre d'Espagne et des embarras multiples, énormes de la situation. Il en parlait d'abondance et de haut, avec ce sentiment de sa supériorité, qui ne lui permettait point de convenir des fautes commises pour aviser aux moyens de prudence ou de renoncements susceptibles d'en pallier les con- séquences. Il avait dit et attendait qu'on lui répondît — Mais, à propos, interjeta le diplomate, vous me consultez comme si nous n'étions plus brouillés. — Ah ! aux circonstances les circonstances. Laissons le passé et l'avenir, et voyons votre avis sur le moment présent. — Eh bien! il ne vous reste qu'un parti à prendre. Vous vous êtes trompé, il faut le dire, et tâcher de le dire noblement. Et continuant à développer sa pensée, le prince de Bénévent en précisait ainsi les termes. Lui, l'Empereur des Français, il proclamerait que roi par le choix des jeuples, élu des nations, ses desseins n'étaient point de se dresser contre elles. Lorsqu'il avait commencé la guerre d'Espagne, il avait cru seulement délivrer les peuples du joug d'un ministre odieux, encouragé par la faiblesse de son prince; mais, comme en étudiant 428 LE PRIXCK IK TALLEVIiANI plus profondément la situation, il avait dû reconnaître que les Espagnols, malgré les torts de leur roi, restaient attachés à sa dynastie, il ne voudrait pas les contraindre davantage et cesserait de s'opposer à leur vœ;u national. Il rendrait la liberté au roi Ferdinand et retirerait ses troupes. Un pareil aveu pris de si haut, ajoutait-il et quand les étrangers étaient encore hésitants sur la fron- tière, ne pouvait que faire honneur à Napoléon encore trop puissant pour que sa condescendance fût prise pour une lâcheté. Bonaparte se promenait de long en large, écoutant sans interrompre. Au dernier mot prononcé, il s'arrêta, regardant Talleyrand bien en face et, dans l'une de ces explosions de franchise, qui lui venaient par accès Une lâcheté! s'était- il écrié. Que m'importe! Sachez que je ne craindrai nullement d'en commettre une, si elle m'était utile. Tenez, au fond, il n'y a rien de noble ni de bas dans ce monde. J'ai dans mon caractère tout ce qui peut contribuer à affermir le pouvoir et à tromper ceux qui prétendent me connaître. Franchement, je suis lâche, moi, esseniiellement lâche, je vous donne ma parole que je n'éprouverais aucune répugnance à com- mettre ce qu'ils appellent dans le monde une action déshonorante. Mes penchants secrets, qui sont, après tout, ceux de la nation, opposés à certaines atï'ectations de grandeur dont il faut que je me décore, me donnent des ressources infinies pour déjouer les croyances de tout le monde. Il s'agit donc de voir, aujourd'hui, si ce que vous me conseillez s'accorde avec ma politique actuelle et de chercher encore si vous-même n'avez point quelque intérêt secret à m'entraîner dans cette démarche. » Quel excès de confiance! Et il avait accompagné cette i L OKU VUE SKCinVlK DE TALLKYIIAND 429 étrange déclaration d'ua mauvais sourire, du sourire de Satan, redisait, plus tard, le prince de Talleyrand. Bonaparte ne pouvait admettre, et en de telles circons- tances, qu'un conseil donné ne correspondît point à une arrière- pensée d'intérêt personnel. L'entrevue n'eut pas d'autre résultat, alors que la paix conseillée par Talleyrand et Fouché était encore honorable et que M. de Saint-Aignan, après Leipzig, apportait de Francfort des propositions donnant à la France la frontière du Rhin. Napoléon persista dans sa ligne de conduite irrémédiablement funeste. C'est, maintenant, 1 On tenait beaucoup, dans les entours de l'impératrice, à ce que Talleyrand s'éloignât de Paris; on y tenait expressément. Mais lui ne s'y empressait qu'avec len- teur. L'archichancelier, les ministres et divers membres du gouvernement avaient pris la route de Blois. Que tardait-il à s'y porter, comme eux? Le 29 mars, Marie-Louise, sur le point de quitter les Tuileries, avait envoyé, rue Saint-Florentin, la duchesse de Montebello pour savoir de la bouche du prince même l'heure de son départ. Hélas ! il ne pouvait en donner d'indication précise. Sans doute il irait rejoindre Sa Majesté ; c'était le fervent désir de son cœur, mais voilà les chemins étaient si encombrés! Du reste, il était préférable aux équipages de s'échelonner, à cause des chevaux. M'"*" de Montebello écoutait encore, atten- dant une réponse plus précise. Il la reconduisit jus- qu'au haut de l'escalier avec les plus grands égards ; et au moment de lui donner l'à-revoir, àBlois ouailleui^, 444 LE PRINCE DE TALLEYKANI il lui prit les deux mains, les pressa aiïectueuscment entre les siennes et, d'un ton pénétré, qui donnait presque l'illusion d'un sentiment sincère — Allez, ma bonne duchesse, allez, vous pouvez être sûre d'une chose, c'est que l'Empereur et l'Impératrice sont vic- times d'une bien odieuse machination. » En jouant cette petite comédie, Talleyrand voulait parler, sans doute, des conseillers maladroits ou malin- tentionnés, qui avaient décidé l'exode du gouvernement à Blois, sans chance de retour. Selon d'autres faiseurs d'anecdotes, il s'était arrangé différemment pour adhérer de bon cœur à la contrainte, qui l'obligeait de demeurer à Paris, après avoir esquissé le geste d'en sortir. Il s'était décidé à monter en voi- ture. Les chevaux avaient pris le galop. Ses gens sui- vaient en grande livrée. On était arrivé, dans cet appareil, à la barrière de l'Étoile. L'équipage s'arrête. Vos passe-ports, demandent les préposés. — C'est le prince vice-grand-électeur, crient ses gens. — Oh! il peut passer. » Et les gardiens de la barrière s'écartent respectueusement. — Non, dit le prince, dans un bel élan de probité civique, non, je n'ai point de passe- port; je ne violerai pas l'ordre de l'autorité. » Là-dessus, il fait tourner bride. On est tôt de retour à son hôtel. Il y rentre comme d'une promenade et donne ses ordres pour qu'on y prépare, sans y rien négliger les appartements réservés à son hôte l'Empereur Alexandre de Russie. En effet, sur son invitation, le tsar a choisi sa demeure pour résidence, et une heure après l'en avoir fait prévenir par l'un de ses aides de camp, il lui a dit, en ces propres termes, les raisons qui l'y ont décidé L ŒUVRE SECRETE DE TALLEYRAND 445 — Monsieur de Talleyrand, j'ai voulu loger chez vous parce que vous avez ma confiance et celle de mes alliés. Nous n'avons voulu rien arrêter avant de vous avoir entendu. Vous connaissez la France, ses besoins et ses désirs dites ce qu'il faut faire, et nous le ferons. N'était-ce pas lui concéder, en peu de mots, de pleins pouvoirs pour parler et pour agir? Talleyrand aurait eu grand tort, en vérité, de suivre le cortège impérial en fuite, quand il pouvait, en res- tant chez lui, se rendre ce qu'il était devenu, du jour au lendemain, le personnage français le plus considé- rable et le principal fonctionnaire d'État avec lequel pussent s'entendre les souverains coalisés, pour la liqui- dation de l'Empire. Conseiller très écoulé des rois, qu'il avait tant aidés à abattre le colosse, il s'était vu nécessairement désigné comme le négociateur de la situation. Et quelle situation! De ce jour, il se fit un mouvement extraordinaire autour de Talleyrand, qui venait de rendre son titre de prince de Bénévent et ne s'en sentait aucunement amoindri. On a pu dire que, pendant ce moment solennel de l'histoire, les destinées du monde étaient enfermées dans le cadre de sa maison. On n'aurait qu'à relire, pour en avoir l'impression saisissante, le récit d'un témoin, le comte Beugnot, sortant d'une audience de Talleyrand. Quelle diversité de personnages! Que d'intérêts en jeu! Quel fourmillement de désirs et d'ambitions en ce faible espace! La maison était pleine de la base au faîte. Pour l'empereur de Russie et ses aides de camp servait le premier étage. Pour son ministre des Affaires étrangères Nesselrode et les secrétaires de la clian- 446 LE l'IUNCE DE cellerie russe avait été disposé l'appartement du second; et ïalleyrand s'était réservé Tentre-sol, com- posé de six pièces, afin d'y loger ses bureaux et ceux du gouvernement provisoire. Toutes les parties de l'immeuble étaient occupées, jusqu'aux marches des escaliers, que garnissaient des gardes impériales russes, tandis que des cosaques emplissaient la cour et les al»ords de l'hôtel. C'étaient des allées et venues inces- santes, un concours de monde inouï, une agitation intense de toutes les minutes, où l'on n'aurait pas distingué le jour et la nuit; seuls paraissaient tran- quilles dans cette ruche politique en perpétuelle acti- vité des cosaques qui sommeillaient sur la paille. Trois des pièces de l'entre-sol, celles-ci donnant sur la cour étaient ouvertes au publie; la première, une sorte d'antichambre, où se pressaient les quêteurs de la moindre espèce; la seconde, où se reconnaissaient les intrigants d'importance; et la troisième, en temps ordinaire, un cabinet de toilette, où le secrétaire adjoint du gouvernement en formation, Laborie, don- nait des audiences particulières. Les trois autres pièces du même étage, dont les fenêtres ouvraient sur les Tuileries, appartenaient aux ministres du jour et à leur personnel. Les séances se tenaient dans la chambre à coucher du prince; au salon, travaillaient pèle-mèle les seci*étaires, ces minis- tres et des hommes en place, qui avaient des rapports à faire ou des ordres à donner ». Il ne restait •le disponible, pour les audiences de Talleyrand, que la bibliothèque. C'était là qu'il écoutait en particulier ceux qui avaient assez d'adresse, de chance ou de persévérance heureuse pour y attirer ses pas et retenir son attention, ce qui L UVRK SECRETK D K T A LL KYR AN I 447 n'était rien moins que facile, à en juger par les détails qu'en a donnés Beugnot. C'était un tableau singulier jue celui de M. de Talleyrand essayant de passer, avec sa démarche embarrassée, de sa chambre à coucher dans sa bibliothèque pour y donner audience à quel- qu'un, à qui il l'avait promise et qui attendait, depuis des heures. Il lui fallait traverser le salon; il était arrêté par l'un, saisi par l'autre, barré par un troi- sième, jusqu'à ce que, de guerre lasse, il retournât d'où il était parti, laissant se morfondre le malheureux vers lequel il désespérait d'arriver. » Et, pour avoir une idée plus complète de l'agitation et des intrigues, qui se disputaient l'accès de ce règne transitoire, il faut songer qu'il n'y avait qu'un moment possible d'obtenir une audience de Talleyrand, et que ce moment-là était entre minuit et 2 heures du matin! Mais, quelle besogne accomplie! Est-il besoin de rappeler avec quelle étonnante acti- vité, pendant les jours d'avril 1814, malgré bien des hésitations, des résistances rencontrées, il décida les diverses puissances à reconnaître la restauration de la monarchie bourbonienne; de quelle manière habile il tit échouer la démarche suprême des maréchaux auprès des souverains coalisés, en faveur de leur maître ter- rassé, à son tour, par la loi du plus fort; comment il consomma d'une manière définitive la ruine de l'Em- pire, en obtenant du tsar cette déclaration solennelle et formelle qu'il ne traiterait plus en aucune occasion avec l'empereur Napoléon et sa famille; enfin avec quelle souplesse, nommé président du gouvernement provisoire, il répondit aux plus pressants besoins du pays, tourna les plus graves difiicultés, intervint pour le rappel de cent cinquante mille Français prisonniers 448 LK PRINCE IK ÏALLKYRAND en Russie, arracha aux convoitises allemandes les provinces qu'avaient foulées les troupes de Frédéric- Guillaume; et négocié l'évacuation prochaine du ter- ritoire ? On connaît trop bien la succession de ces événements historiques pour que nous ayons à les représenter de nouveau. Gomme sous Louis XIV, après Ryswick, la France avait à rendre les pays et les places qu'elle s'était flat- tée de posséder à jamais par la loi des conquêtes et devait supporter, en outre, tout ce que la guerre lui avait coûté pour les acquérir et les reperdre. Talleyrand, en ces jours de détresse, avait dépensé une belle énergie, afin d'amoindrir, autant qu'il était possible, la part énorme des sacrifices ; et il lui était resté cette consola- tion d'obtenir, par lui-même, en signant le traité de Paris, des conditions moins dures que l'ultimatum accepté, au nom de l'Empereur, par Gaulaincourt, au Gongrès de Châtillon. La lutte secrète qui se poursunait depuis plusieurs années entre Napoléon et Talleyrand, entre le principe de la guerre et le principe de la paix, sétait donc ter- minée par l'abaissement du premier, mais à quel prix pour la France! Le conquérant, le législateur, le stratège, l'organisa- teur de constitutions, le meneur de peuples et d'ar- mées, semblait n'être plus qu'une ombre perdue dans les brumes de l'île d'Elbe. L'homme des délibéra- tions calmes, le diplomate aux vues claires, ennemies de toute politique d'excès, le conciliateur habile, apparaissait au premier plan et dictait des impulsions décisives. Tout prêt à partir pour le Congrès de Vienne, où L OKUVRK SKCUKTK D K 449 nous le reverrons, dans lo plein de son œuvre 1, devant y représenter en face de l'Europe une nation vaincue, il allait, par sa sagacité, par sa persévérance méthodique, son art suprême de diviser les intérêts, y faire prévaloir des lois d'équité et de modération, entre les peuples, en même temps qu'y gagner pour lui-même cet ascendant supérieur, cette prépondérance incontestée, qui fut le summum de son action diplo- matique. l'i Le tableau du Congrès de Vienne formera le premier chapitre du second et dernier volume. 29 CHAPITRE DOUZIÈME Napoléon et Talleyrand. Un parallèle qui s'impose. — La diversité d'impressions et de jugements par lesquels passa Bonaparte, à l'égard de Talleyrand. — Aux jours de confiance et d'intimité. — Variations cajincieuses. — Étrange vis-à-vis. — Pendant la belle période; les effusions épistolaires de Talleyrand à l'adresse du Premier Consul. — Comment se gâta tant d"amour. — Les premières Li'ouilles. — Motifs et suites de la rupture. — Violences de Napoléon. — Inimitié froide, patiente et calculatrice de Talleyrand. — Pour juger avec impartialité de sa conduite à l'égard de Napoléon et de leui" contenance réciproque. — Sur les reproches encourus par le diplo- mate de vénalité et de trahison. — Quelle était, d'autre part, la morale personnelle de Napoléon. — D'effrayants principes supprimant, de reto ur, les droits à la reconnaissance. — Un dernier point de comparaison, se terminant à l'avantage du pacificateur sur l'homme de guerre, de Tal- leyrand sur Napoléon. Dans l'un de ses fréquents accès de dépit contre une intelligence, qu'il ne put jamais subjuguer entièrement ni conduire à sa guise, Napoléon croyait enfermer en ce peu de mots tout ce que Talle3^rand, son œuvre entière et sa réputation pouvaient attendre du jugement de Favenir. La postérité ne lui donnera d'autre place que celle qu'il faut pour dire qu'il a été ministre sous tous les gouvernements, qu'il a prêté vingt serments I, et que j'ai été assez sot pour m'y laisser prendre. » L'histoire, plus généreuse, ne devait point ratifier une opinion aussi sommaire, mais, au contraire, élargir le rôle et l'importance du personnage, qui fut l'adversaire 1 Exactement treize. 452 LK PHIXCE Di TALLFYRAND poli, perfide, quelquefois, 'en ses moyens, des dernières fautes de Napoléon. Les deux figures sont restées en présence dans la juste lumière de leurs proportions véritables; et toute supérieure qu'ait été Tune par l'im- mensité de son rayonnement, elle n'a pas éclipsé l'autre. Napoléon étendit sa gloire beaucoup plus haut et beau- coup plus loin il fut déraciné par la tempête. Talley- rand plia et dura. Nul ne fut d'aussi près associé que Talleyrand aux vastes et tumultueux desseins de l'Alexandre moderne, nul ne connut, comme lui, le carac- tère et la portée de la pensée impériale, son étendue, ses irrégularités, ses excès. De même qu'il avait tendu l'échelle et d'une manière combien diligente, combien oppor- tune 1, à l'ascension de Bonapate, quand il le vit por- ter, en quelque sorte, par les événements, de môme se retourna-t-il contre lui, quand il le sentit irrémédiable- mentcondamné. Napoléon n eut pasde plus précieux allié, ni de plus dangereux adversaire, — ce qu'il savait très bienl. Oui, quant à cela, son opinion était doublement faite; et, cependant, jusques après la terrible leçon de 1S14, jusque pendant les Cent- Jours, cherchant de dernières clartés sur les bords de l'abîme où trébuchait sa puissance, il en reviendra au ministre qui l'a trompé, et réclamera encore Talleyrand. Ces deux énergies se complétaient l'une par l'autre, quand elles étaient unies. La première incarnait le génie de l'action, la seconde exprimait cette force calme, lumineuse du conseil, qui prépare les voies aux grandes I a Méfiez-vous de Tallejrand. Je le pratique depuis seize années; jai même eu de la faveur pour lui; mais c'est sûrement le plus grand ennemi de notre maison, à présent que la fortune l'abandonne, depuis quelque temps. » [Correspondance de yapoléon l", t. XXVU, p. 131, pièce 21, 21ii. Au roi Joseph, Nogent, 8 février 1814. NAPOLÉON ET TALLEYKANI 453 résolutions ou permet d'en atténuer les retentissements dangereux. Napoléon, comme l'exprime l'historien Mignet, projetait ce qu'il y avait de grand, de glorieux, de lointain; Talleyrand portait ses soins à en écarter les périls; et la fougue créatrice de celui qui détenait la puissance pouvait être tempérée par la lenteur circons- pecte du ministre armé de prudence, — autant, du moins, que l'un permettait à l'autre de s'interposer entre l'obstacle et sa volonté. Dans les rencontres difficiles où quelque ingénieux euphémisme, une démarche de sage et lente préparation, un temps d'arrêt, une suspension favorable, pouvait amortir les effets d'un choc brusque, Talleyrand excel- lait en la manière d'arrondir ce que la dictée de Napo- léon avait de trop impérieux et de lui frayer à lui-même les moyens de paraître ou plus habile ou plus fort, en redevenant plus calme. Bonaparte, qui jouait volontiers au Jupiter surtout au Jupiter tonnant, oubliait, en maintes occasions, les caressantes douceurs de Talleyrand, si moelleux en de certaines lettres, si enveloppant en ses paroles ; il l'as- saillait de reproches, d'interpellations vives; néanmoins, il lui avait confié, n'ayant, auprès de soi, personne qu'il en jugeât plus digne ou plus capable, les négociations d'Amiens, celles de Presbourg, sinon celles de Tilsitt. Après Austerlitz, c'est sur lui qu'il se reposera d'assu- rer la victoire par des accommodements qu'on espé- rait durables. Je veux la paix, lui écrivait-il, arrangez tous les articles du mieux que vous le pourrez. » Lorsqu'il avait tenté d'organiser l'Allemagne et l'Italie, c'est-à-dire d'en partager les territoires, d'en diviser les gouvernements, pour fortifier d'autant plus l'unité 454 LE PRINCE DE TALLEYRANIJ de son empire, c'est Talleyrand qu'il consulta longue- ment, afin d'en obtenir des clartés sur les détails et de la précision sur l'ensemble. Le caractère de Talleyrand ne lui était jamais apparu comme un miroir de droiture; et ses raisons étaient fondées pour lui en refuser la louange. En revanche, la correspondance de l'empereur décèle à chaque page, l'estime que lui inspirait — malgré lui — sa pénétra- tion diplomatique et le prix qu'il attachait à ses ser- vices, parce qu'il en avait fait l'épreuve en des conjonc- tures heureuses ou compliquées de son règne. Il fallait que cet homme lui semblât bien utile, ou qu'il en crai- gnît singulièrement les desseins cachés, ou qu'il attri- buât à sa présence une influence mystérieuse dont il ne pouvait se passer, puisque sans lui vouer une réelle confiance, il le combla d'honneurs et d'or avec une munificence sans égale. Il l'avait maintenu sept ans dans le ministère ; il avait inventé des fonctions supé- rieures inconnues pour qu'il fût appelé vice- grand- électeur après avoir été grand chambellan et découpé, à son intention, dans la distribution des grands fiefs nouvellement créés, la principauté de Bénévent. Toutes choses finies. Napoléon déclarera qu'il s'était exagéré ses mérites, qu'il ne l'avait trouvé ni éloquent, ni persuasif dans leurs entretiens, qu'il roulait beaucoup et longtemps autour de la même idée, et qu'au sortir d'une longue conversation, entamée pour obtenir des éclaircissements de sa part, force était de s'apercevoir qu'il n'y avait pas répandu plus de lumières qu'en la com- mençant. C'est que vraisemblablement, en ces joutes malaisées, avec un interlocuteur fougueux et imagi- natif comme celui-là, Talleyrand se confinait à dessein dans un argument unique, qu'il y revenait sciemment, NAPOLEON ET TALLEYllAND 435 parce qu'il y voyait la clef d'une situation et qu'enfin, après beaucoup d'insistances perdues, renonçant à con- vaincre un homme qui le contredisait sans l'écouter, il se tirait d'affaire, comme il pouvait, par des mots évasifs. Napoléon ne faisait pas si bon marché de ses avis, puisqu'il les recherchait, surtout les regrettait dans les périodes de difficultés. Pourquoi Talleyrand n'était-il plus là! Ah! si Talleyrand eût eu l'affaire en main! Il en manifestait l'impression sans ménagement au ministre chargé de le remplacer, et qui n'arrivait point à tirer au clair une situation embrouillée. En 1S09, étant à Schônbrun, assis devant le bureau de Marie- Thérèse, il rembarrait M. de Ghampagny sur les lenteurs apportées dans les négociations. Talleyrand, lui disait-il, avait une allure plus vive; cela m'eût coûté trente millions, dont il m'aurait pris la moitié, mais tout serait fini depuis longtemps. » Soupçonneux à juste titre des intrigues qui se tra- maient, au dehors, entre ses alliés prétendus 1 et ses ennemis déclarés, sans qu'il pût vraiment distinguer ceux-ci de ceux-là, cherchant dans cette marche à tâtons des clartés indicatrices, il se retournait en fin de compte, vers Talleyrand pour qu'il l'aidât à les décou- vrir. La veille, il se plaignait amèrement de son jeu ténébreux. Maintenant, il lui rendait en paroles une affection singulière. — Vous êtes un drôle d'homme ; je ne puis m'em- pêcher de vous aimer », lui déclarait-il sans le croire, ni le lui faire accroire 2. Et le lendemain, il repartait en des tirades furi- bondes contre la traîtrise innée de ce Talleyrand. 1 Alliés sur le vélin, la défection dans l'àme. » A. Sorel. 2 Le prince de Melternich rapporte, en ses souvenirs, qu'un jour 456 LE PhlNCK I>K TALLEYUAND C'était le plaisir de Napoléon de réveiller son monde, comme il le disait, par des sorties imprévues autant qu'embarrassantes. D'habitude, quand il y avait cercle autour de lui, il parlait seul, très écouté, très redouté. Sur quelque point qu'il eût porté le sujet de son mono- logue, parti en coup de foudre, sur une interpellation, on ne se permettait que rarement d'y donner la réplique. Soit qu'ils fussent tenus sous la crainte, soil pour une autre cause, les gens se dérobaient par une réponse fuyante et soumise ou par une révérence de cour aux questions trop directes qu'il leur lançait à la tête. Talleyrand ne partageait point cette impres- sion générale d'intimidation, sincère ou jouée, en sa présence, mais attendait le choc sans trouble, et lui renvoyait en douceur des mots où perçait de l'ironie contenue, sous des apparences de respect et de louange. Au temps où l'empereur n'en avait pas encore brisé avec lui sur les formes de l'urbanité, il savait esquiver les détails gênants par l'agrément d'un trait d'esprit, qui lui permettait de glisser sur le reste, ou par une flatterie d'autant plus adroite qu'elle'n'avait pas l'air d'en être une, — la seule manière de flatter qui ne fût pas épui- sée dans cette atmosphère d'adulation. Ea sola species adulandi superat. Ce fut à Bruxelles que M"'- de Rému- sat avait entendu Talleyrand répondre avec tant de fmesse le détail en est bien connu à l'interrogation rempereur lui avait dit Quand je veux l'aire unechose, je n'emploie pas le prince de Bénévent ; je m'adresse à lui quand je ne veux pas faire une chose, en ayant l'air de la vouloir. » [Mcmoires, t. 1", p. 70. 11 y avait là bien de la contre-finesse. Mais peut-être en parlant ainsi, Napoléon ne tendait-il qu'à flatter Metternich, en lui suggérant l'idée qu'il lui confiait à lui ce qu'il dissimulait à Talleyrand. NAPOLÉON ET TVLLEYRAND 4o7 subite de Bonaparte sur la faron dont il s'y était [iris pour accroître si rapidement sa fortune. — Monsieur de Talleyrand, on prétend que vous êtes fort riche. » — Oui, Sire. » — Mais extrêmement riche. » — Oui, Sire. » — Comment avez-vous fait? Vous étiez loin de l'être à votre retour d'Amérique? » — Il est vrai. Sire, mais j'ai racheté, la veille du 18 brumaire, tous les fonds publics quej'ai trouvés sur la place; et je les ai revendus le lendemain. » L'histoire était bien inventée par les besoins de la cause. On dut se résoudre à l'accepter comme de la bonne et franche monnaie. Cette indépendance mesurée, que rendait soutenable en face d'un souverain aussi peu endurant que Napo- léon la délicate manière dont elle se traduisait, il s'attachait à la conserver sur les différents sujets qui mettaient leurs idées en présence. Il arrivait, de loin en loin, que la littérature et les arts en fissent les frais, quoique Napoléon préférât en causer avec des poètes et des artistes. Un jour qu'il s'entretenait là-des- sus avec son ministre des Relations extérieures, leurs vues ne s'étaient pas accordées sur les limites de ce discernement heureux, vif et précis du vrai, du beau, du juste dans la pensée et dans l'expression, qu'on appelle le goût Ah! le bon goût, riposta le prince de Bénévent, si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu'il n'existerait plus. » Tal- leyrand, qui savait écouter et porter jusque dans le mutisme des airs de louange, possédait assuré- ment l'un des meilleurs moyens de lui plaire; encore 458 LK l'IUNCE DE TA YM A M ce genre de complaisance élait-il suspect de sa part. Napoléon ne s'en rapportait qu'à demi à ses silences approbateurs. Il lui sentait des arrières -pensées dissi- dentes, contre lesquelles il éprouvait de l'humeur, mal- gré qu'elles ne lui fussent point connues. Étrange vis-à-vis de ces deux maîtres dissimulateurs 1 C'était une des tendances de Napoléon de poser en prin- cipe que l'homme vraiment politique doit savoir calcu- ler jusqu'aux moindres profits qu'il peut tirer non seulement de ses qualités ou de ses talents, mais encore de ses défauts. Or, Talleyrand professait la même théorie. Mais, ce qui le piquait au jeu, c'est que l'empereur la mettait en pratique si à fond qu'il en déconcertait la clairvoyance la plus lucide. Ce diable d'homme, s'écriait-il chez M""* de Rémusat, trompe sur tous les points. Ses passions elles-mêmes vous échap- pent, car il trouve moyen de les feindre, quoiqu'elles existent réellement. » Dans ce genre de comédie, si la part de la sincérité était aussi mince d'un côté que de l'autre, il est certain que Napoléon manœuvrait avec plus de ruse, Talleyrand avec plus de mystère, et que ce dernier, tout en apportant en affaires les mille res- trictions dont se gardent par métier les diplomates, visait plus franchement au but, parce qu'il n'aimait pas, en somme, qu'on fût toujours dans l'incertitude ou sur le qui-vive. Durant la belle période, quand on pensait y voir des gages de stabilité, Talleyrand seconda d'un vouloir réfléchi les desseins de l'empereur, avec des alterna- tives d'accord et de désunion. A diverses fois, éclataient des critiques, auxquelles il ne s'était pas attendu et NAl'OLÉOX ET TALLEYRAND 459 qui gênaient ou déplaçaient le terrain des négociations diplomatiques entamées. Des admonestations impa- tientes lui parvenaient sur ce que le ministre semblait outrepasser les instructions qu'il avait reçues. Il lais- sait couler l'averse et reprenait ensuite la discussion, d'un esprit calme et en se souvenant que son rôle de modérateur lui avait toujours été fort difficile à rem- pli!'. Dans un désir égal de retenir les excessifs de la Révolution et d'apaiser les violents du pouvoir, n'avait- il pas encouru, tour, à tour, les colères des uns et des autres? Les républicains l'accusèrent d'avoir voulu sou- mettre l'État à un maître ; et ce maître, mécontent des résistances même légères qu'il lui opposait et de son refus poli d'applaudir à tous ses actes, lui reprochait cette demi-indépendance comme une trahison. C'étaient les premiers symptômes d'un désaccord plus profond. Aux alentours de la paix d'Amiens, ïalleyrand eut sur les lèvres et au bout de la plume des compliments extrêmes à l'égard de celui qu'il avait assuré, pour toute la vie, d'un tendre et immuable dévouement 1. Sous le Directoire, passant les l3ornes, il avait repré- senté aux gouvernants, dont il désirait endormir les soupçons, le général Bonaparte comme une àme éprise de calme et de simplicité, n'aimant que la paix, l'étude, les poésies d'Ossian et n'aspirant qu'au repos, après la victoire. En parlant de la sorte, il savait pertinemment qu'il n'était pas un oracle de vérité. C'était bien de l'amour encore, sous le Consulat, lorsque des raisons de santé l'ayant contraint de s'ab- 1 messidor aa IX 1 19 juillet 1801 . 460 LF, riiiNCE ii; senler de Paris — le temps d'aller prendre les eaux à Bourbon — il se plaignait comme d'un malheur véri- table de cette cruelle nécessité qui le priverait, pen- dant deux semaines, peut-être trois, d'admirer de plus près la sublime activité du héros 1. Que serait-il? Qul' pourrait-il faire, n'étant plus à portée de son insjù- ration ? Yoilù le moment où je m'aperçois Ijien que, depuis deux ans, je ne suis plus accoutume à penser seul; ne pas vous voir laisse mon esprit sans guide ; aussi vais-je probablement écrire de pauvres choses; mais ce n'est pas ma faute; je ne suis pas complet, lorsque je suis loin de vous. A l'avènement de l'empire, ses accents s'étaient élevés avec la grandeur de l'homme. . . Quoi! vous êtes monarque et vous m'aimez encore? Il n'était plus sensible qu'à sa gloire; il n'avait plus d'amour-propre que par rapport à lui. Sans tomber dans un génie de flagornerie contraire à la délicatesse du goût, il lui prodiguait de cet encens choisi, où se surpassent les connaisseurs Sire, Dans l'éloignement où je suis de Votre Majesté, ma plus douce ou plutôt mon unique consolation est de me rapprocher d'elle, autant qu'il est en moi par le souvenir et par la prévoyance. Le passé mexplique le présent et ce qu'a fait Votre Majesté me devient un présage de ce qu'elle doit faire; car, tandis que les détermina- tions des hommes ordinaires varient sans cesse, celles de Votre Ma- jesté prenant leur source dans sa magnanimité naturelle, sont dans les mêmes circonstances, irrévocablement les mêmes 2. 1 20 messidor an IX. Arch. Fs. France, 658, fol. 11. 2 Lettre de Talleijrand ù Xapoléon, Strasbourg, 25 vendémiaire an XIV 17 octobre 1805. Talleyrand en écrivant ces lignes, usait d'un conseil détourné pour retenir Napoléon dans les bornes de la modération, après ses rapides victoires en Allemagne, et Tincliner à des vues conciliantes, équitables, généreuses, qu'il feint do lui suggérer pour l'y mieux disposer. NAPOLKON ET TALLRYRAND 461 Voltaire n'écrivit pas à Frédéric J'épîlres plus adroi- tement complimenteuses que certaines lettres de Talley- rand à Napoléon. Gomment, par quelle aggravation de causes, de si belles protestations devaient-elles aboutir, chez le prince de Bénévent, à un véritable antagonisme, sous les apparences d'un service continuant d'être actif et soumis? Des démêlés sur la question européenne, il y en eut toujours entre l'empereur et son ministre, quant au fond ou dans la forme. Au cours des années prospères, ces contradictions étaient accidentelles et mesurées. Puis, revenaient des entre-temps de conciliation et d'harmonie exemplaires, où leurs sentiments se déce- vaient à l'envi. Napoléon avait failli presque l'aimer, si tant est qu'il eût jamais affectionné quelque chose ou quelqu'un, hors de lui, dans son cercle militaire ou politique. Talleyrand s'était surpris à ressentir, à son tour, le charme de cette bienveillance enjouée et pré- venante où excellait l'empereur, quand il daignait s'en donner la peine, à s'en laisser pénétrer, dis-je, au point de s'en souvenir longtemps après, avec une flatteuse satisfaction. Malgré qu'il sût à quoi s'en tenir sur sa sécheresse habituelle et qu'il en eût ressenti les effets, il lui revenait de citer, de sa part, des exemples aimables de douceur et d'aménité. Un jour qu'il y insistait jusqu'à verser dans la louange superlative Montrond lui repartit, en riant Vous pouvez faire son éloge, vous lui avez fait assez de mal! » Nous en avons exposé le détail, précédemment, Talleyrand se connut une période de crédit soutenu et qu'il fut presque seul à exercer sur l'esprit de Bona- parte; sans lui consentir aucune sympathie d'ànie réelle, on prêtait l'oreille à l'autorité de sa parole. Il 462 LE PRINCE DE TALLEYRAND ne s'était pas abusé, dans ces avantageuses conditions, jusqu'à se dire qu'il convertirait jamais un tel domi- nateur à épouser les vues d'une politique d'équilibre et de modération. Mais il avait conçu l'espoir qu'il lui serait possible d'endiguer le torrent. Il s'elîorça, selon le mot d'un historien, de lier ses passions en les reportant ailleurs, dans la voie des créations à la fois grandes et salutaires. Napoléon, avec sa perception instantanée des choses et son amour de la nouveauté, inclinait à l'y suivre, pour l'y dépasser bientôt. Il enga- geait l'entreprise et en jetait les bases sans attendre. Malheureusement, il ne s'y fixait point. Il dérivait à d'autres flots, négligeant ou renversant par caprice ce qu'il avait commencé d'établir. Talleyrand, qui n'avait pas le goût de la lutte, pied à pied, ne persistait point, lien arriva forcément à se décourager ; et les ressources cju'il avait mises à son service, il se fit à l'idée de les tourner, un jour, contre lui, quand ses exigences auraient lassé la fortune. Dans leurs face à face pleins d'interrogations, où se croisaient le doute, la défiance réciproque, tous deux avaient eu le temps de se pénétrer à fond. Talleyrand ne caressait aucune espèce d'illusion sur la capacité d'attachement de l'empereur pour qui que ce fût. Non plus, Napoléon tout en éprouvant un plaisir intérieur à plier, pour son usage, les services à grandes manières de ce parfait homme de cour et du monde, non plus Napo- léon ne se leurrait sur ce qu'il devait attendre de lui, en dehors d'un intérêt immédiat. S'il croyait en la sou- mission aveuglément idolâtre d'un duc de Bassano, il n'était pas dupe de la fidélité de cœur d'une certaine portion de son entourage. Il ménageait Talleyrand, il tolérait Fouché, parce qu'il aimait mieux les savoir sous i NAPOLÉON ET TALLEYRANI> 463 sa grille qu'en liberté. Mais il était fixé sur le vrai de leurs sentiments. Talleyrand et Fouché... ces noms- là furent la continuelle obsession de sa pensée. Lors- qu'il ne sera plus le maître de frapper, des mouve- ments vindicatifs lui remonteront au cerveau pour le mal qu'il aurait pu leur faire et l'imprudence, qui fut sienne, de s'en abstenir. Il y avait des instants où ïalleyrant surtout, cette énigme vivante, crispait, exaspérait ses nerfs. Il le haïssait et le désirait, le recherchait et l'éloignait, le flattait et l'accablait d'invectives; c'était une conti- nuelle hésitation de la colère et de la faveur. Le garde- rait-il ministre? L'enverrait -il en ambassade? Ou le ferait-il assassiner? Serait-il moins à craindre, bien vivant ou menacé de mort, dans les honneurs ou dans l'exil? Parviendrait-il, lui Napoléon, à se l'attacher définitivement, à force d'argent? Ou le verrait- il lui échapper comme une ombre glissante et jamais sûre? Plus d'une fois, il avait arrêté le projet de le perdre, mais il en avait suspendu l'exécution, par l'arrière-pen- sée qu'il aurait eu l'air de le craindre en s'en défaisant. Les premiers refroidissements sensibles survenus entre eux tinrent à des causes tout humaines. Une susceptibilité jalouse, dont tout son génie ne pou- vait le défendre, indisposait Napoléon contre les succès trop marqués de ses anciens compagnons d'armes ou de ses négociateurs, parce qu'il prétendait résorber tout en soi. Tel, Louis XIV, à l'égard de ses généraux, de ses ministres, qui ne pouvaient hasarder d'initiative éclatante qu'en lui donnant à croire qu'il en avait été le conseiller, l'inspirateur, et que la gloire entière lui en revenait à lui seul. Conscient de la supériorité de ses aptitudes en la science diplomatique, Talleyrand avait 464 LE PRINCE DE TALLEYRAM fondé des espérances longues sur la durée d'une in- fluence, que l'empereur s'était empressé de lui retirer, du jour où il pensa voir qu'elle aspirait à se rendre indispensable. Napoléon n'aimait pas entendre louer. On vantait trop la prudence et la sagacité de ïalley- rand ; on en redisait trop souvent les termes à son oreille. 11 s'était senti fatigué d'un ministre, à qui l'opi- nion attribuait tout le mérite des négociations heureuses. C'était une part qu'on lui dérobait de sa puissance et de ses facultés géniales. En éloignant Talleyrand des affaires étrangères, sous les compensations apparentes d'une dignité essentiellement décorative, en choisissant pour lui succéder un homme instruit mais faible, comme l'était Ghampagny, il avait voulu qu'on s'ac- coutumât, désormais, à bien savoir que lui seul, chef de l'État, concevait ses plans et en surveillait l'exécu- tion. Sauf des rappels occasionnels, qui ne dépassaient pas les limites d'une conversation, il avait affecté, depuis lors, de tenir loin de ses conseils le prince de Talley- rand et de ne travailler ostensiblement qu'avec le comte de Ghampagny. Le signataire des traités de Lunéville, d'Amiens et de Presbourg, en conçut une aigreur, dont les effets rejaillissaient de la personne du maître sur celle du serviteur. On s'en apercevait, de reste, aux sarcasmes qu'il se plaisait à décocher contre le nouveau ministre et la nature subalterne de ses fonctions. Obéissant à des considérations plus relevées, il voyait avec douleur son impuissanceàcontre-balancerpar des avertissements salu- taires les conséquences d'une politique intempérante. De son côté, Napoléon avait trop de pénétration pour ne pas comprendre qu'il avait piqué au vif l'amour- propre de Talleyrand et que ni l'argent ni les honneurs NAPOLKON KT ï ALLi; YK A iNI 465 ne seraienl un baume assez etlicace pour guérir ce genre de blessure, dont le premier efl'et est de suppri- mer toute sensibilité de gratitude et toute capacité de dévouement. Il en était d'autant mieux averti qu'il le savait peu scrupuleux et qu'il en avait eu la preuve, pur lui-même, aux dépens du Directoire. Sa défiance s'était fortement accrue; il la nourrissait et l'entretenai!, contre lui par des motifs sans précision qui ne deman- daient qu'à s'exhaler en des paroles de colère. Ils étaient à deux de jeu. Talleyrand avait fait son compte sur le néant d'un zèle sans résultat d'utilité ni pour les autres ni pour lui-même. Du mécontentement à la froideur, de la froideur à la mésintelligence, de la mésintelligence à l'inimitié profonde, ce furent les étapes franchies, en peu d'années, de son ressentiment jusqu'à ce qu'il lui eût donné cette joie de voir à terre l'empereur et l'empire. Celui qui négocie toujours trouve enfin un instant propice pour venir à ses tins 1 ». Cette heure devait arriver immanquablement, dans le délai qu'avait entrevu Talleyrand, du fond de ses desseins d'intrigue, dont une partie, hâtons-nous de le dire, tendait à un but sincère de pacification générale. Les manières d'agir et de parler de Napoléon, comme elles se prononçaient, de jour en jour, contre lui-même, n'étaient pas de nature à l'en détourner. Avant que le grand choc n'éclate, bien des mots sonne- ront à son oreille, qui ne seront pas exactement des douceurs. Il devra les supporter sans avoir l'air de les entendre. Il n'en modifiera pas d'une ligne son habituel maintien. Mais s'il possédait une patience à toute épreuve 1 Richelieu, Testament politupie. 30 466 l'K PKINCF- DE TALLEYRAM pour affronter les procédés blessants, sourire aux imper- tinences qu'il ne pouvait pas corriger d'un mot domi- nateur, ou dévorer l'insulte quand elle venait de si haut, il n'y était pas aussi insensible que semljlait l'in- diquer le flegme de son attitude. Il feignait d'ignorer, mais il n'oubliait point. Savoir attendre était son art. Napoléon avait conçu une singulière idée — quel-, quefois trop justifiée — de la bassesse humaine, et sur laquelle il se fondait pour croire que plus on houspille un homme tenu sous votre dépendance, plus on l'outrage, plus il vous devient ami, s'il y voit de l'intérêt. Il l'avait pratique contre ses frères, contre de hauts fonctionnaires et des gens de bas étage. Il eut le tort d'appliquer les mêmes vues et le même traite- ment à un Salicetti et à un Talleyrand. La double humiliation que lui avait infligée Bona- parte, d'abord en l'obligeant à contracter un mariage peu digne, ensuite en repoussant de la Cour celle qu'on l'avait presque forcé d'épouser, n'était pas sortie de sa mémoire; elle y avait déposé les premiers germes d'une longue rancune. Qu'on ajoute à ces précédents d'ordre intime les causes plus générales dont nous avons développé l'enchaînement, et c'est assez pour s'ex[iliquer son effort méthodique à seconder contre Napoléon la marche adverse des événements. Les affaires d'Espagne décidèrent la rupture. Lorsqu'il avait été question d'envahir la Péninsule sans motif de guerre, Talleyrand n'avait pas craint d'élever la voix, au sein d'un Conseil d'État asservi, pour condamner cette entreprise comme impolitique et dangereuse. Après l'insuccès trop certain de cette aventure de rapt, qui avait débuté par l'invasion de Burgos et de Barcelone, celui qui l'avait ordonnée NAPOLKON ET TALLEYRAND 467 voulut en rejeter la faute, en grande partie, du moins, sur celui qui l'-avait déconseillée. Tout au contraire des déclarations de Talleyrand, Napoléon affirmera qu'il avait presque cédé à son instigation en confisquant le trône d'Espagne. Dès 1805, le prince avait eu connaissance du projet, que nourrissait l'empereur, d'y remplacer la dynastie des Bourbons par celle des Bonaparte. 11 avait pu, tout en ne l'approuvant pas intérieurement et en principe, l'admettre comme un moyen terme, se ral- lier à l'idée d'un arrangement, qui aurait donné à la France le territoire situé au nord de l'Ebre et cédé, en guise de compensation, le Portugal à la monarchie espagnole. Les moyens employés ne furent point ceux qu'il avait prévus, mais des procédés sans franchise, dont il porta condamnation de la manière la plus formelle On s'empare des couronnes, pronon- çait-il, mais on ne les escamote pas. » Il l'avait dit avec une égale netteté au comte Beugnot, qui en a laissé le témoignage par écrit. Nul ne l'ignore la trame fut savamment ourdie. On opéra, avec un art de perfidie consommé, ce dépouil- lement d'un roi qui était venu, de confiance, rendre des hommages à un souverain son allié depuis dix ans. Les princes, on les tenait en chartre privée dans Valençay 1. Le trône était vacant, le territoire inondé de troupes françaises. Joseph n'avait plus qu'à s'ins- taller. Le programme decettedépossession s'était accom- pli, de point en point, comme l'avaient réglé les ordres sans réplique d'une activité sans scrupule. Persuadé que Il Napoléon avait loué celte propriété de Talleyrand au prix de francs île prince aimait les alTaires positives , pour servir de rési- dence forcée à Ferdinand VU et à son frère, l'infant don Carlos. 468 LE PRINCE DE TALLKYKANI les Espagnols, s'ils commetlaient la folie de résister, seraient incapables de tenir, il considérai 1déjà comme terminées les affaires de la Péninsule et, par consé- juent, les estimant indignes d'occuper plus longtemps son attention, impatient d'en reporter l'effort sur d'autres objets, contre l'Autriche, surtout, fju'il se pro- posait de faire rentrer dans le néant, contre tous ses . adversaires du jour et du lendemain. Napoléon triom- phait. D'opposition de principe, il n'en avait rencontré que chez Talleyrand. Il voulut le rendre témoin de son orgueilleuse satisfaction. Il le rappela de Yalenray à Nantes, où il s'était arrêté, à son retour de Bayonnc — Eh bien! lui avait-il lancé, à l'une des premières conversations entamées sur le sujet, eh bien! vous voyez à quoi ont abouti vos prédictions, quant aux difficultés que je rencontrerais pour terminer les alTaires d'Espagne, selon mes vues; je suis, cependant, venu à bout de ces gens; il ont tous été pris dans les filets que je leur avais tendus; et je suis maître de la situa- tion en Espagne, comme dans le reste de l'Europe ». Il avait pris en parlant ainsi, le ton moqueur, l'air sarcastique. Légèrement ému de cet excès de confiance, alors qu'on n'en était qu'au début des événements et que des complications graves étaient à craindre, Tal- leyrand ne put se défendre de lui objecter qu'il ne voyait pas la situation sous la même face et qu'à son avis l'empereur avait plus gagné que perdu, dans ce qui venait de se passer à Bayonne. — Qu'entendez-vous par là? demanda-t-il en arrê- tant de marcher, de long en large, à travers la chambre. » Et son interlocuteur, avec un calme plein d'énergie, que nul ne posséda comme lui en présence de Napo- N A 1' 0 L !• 0 X E r r A I- [- !• y r a n ij 469 K'on, reprit, de la manière suivante, sa démonstration — Mon Dieu ! c'est tout simple et je vous le mon- trerai par un exemple. Qu'un homme dans le monde y fasse des folies, qu'il ait des maîtresses, qu'il se con- duise mal envers sa femme, qu'il ait même des torts graves envers ses amis, on le blâmera, sans doute; mais, s'il est riche, puissant, habile, il pourra rencon- trer encore les indulgences de la société. Que cet homme triche au jeu, il est immédiatement banni de la compagnie, qui ne lui pardonnera jamais! » Le visage de Napoléon blêmit d'une colère muette. Il s'abstint de répondre, voulant se donner le temps de réfléchir sur la sanction qu'appellerait, tôt ou tard^ une contenance aussi osée. Il ne retint pas Talleyrand^ qui put retourner à Valençay, auprès de ses hôtes, les prisonniers de l'empereur. Il avait gardé le silence, ce jour-là, où l'on était seul à seul. Mais, quelle revanche de son irritation con- tenue, celle qu'il se ménagea à son heure, aux Tuileries, entouré de ses grands dignitaires! Talleyrand n'a pas jugé bon d'en relever les termes, au courant de ses souvenirs ; une telle réserve se comprend plus qu'à demi il n'aurait eu rien d'agréable à en rappeler. La scène s'est passée, devant témoins, à la date du 28 janvier 1809. Decrès et Cambacérès, entre autres, sont là. Talleyrand s'est glissé dans la pièce où l'attena cette sorte d'exécution. Il ya pris place tranquillement. Napoléon l'a vu. Son œ ils 'allume aussitôt, sa voix éclate dans une apostrophe ardente et prolongée. Il lui reproche, à la fois, les faits de la veille et de l'avant- veille. Li pi ix de Presbourg, dont le ministre de France avait atténué, modéré les exigences, lui est rejetée comme une trahison. Traité infâme, œuvre de 470 LE l'IUNCK DE TALLEYRAXIJ corruption! » Les mois se pressent avec une violence redoublée. 11 en arrive à l'invective directe Vous êtes un voleur, un lâche, un homme sans foi, vous ne croyez pas en Dieu! » 1. Lui, Napoléon, qui se vantait d'avoir attiré dans ses filets par une insigne trompe- rie les princes auxquels il avait juré sa protection et le respect de leurs droits, s'indigne au nom des vertus, de la bonne foi, de la loyauté... L'orage roula pendant une demi-heure. Talleyrand le laissa précipiter son cours et passer, sans dire un mot, sans trahir aucun signe d'émotion; mais en se retirant, il emportait au-dedans de soi un accroissement de haine, qu'il se promit bien de laisser venir à maturité. La rude partie, qui se jouera dans la pénombre entre le maître du jour et Talleyrand, est virtuellement ouverte. Souvent la plainte d'ingratitude revenait sur les lèvres de Bonaparte, à l'encontre du prince de Béné- vent, soit qu'il la lui adressât à lui-même, soit qu'il la dévoilât à des personnes de son entourage. En l'exprimant avec amertume, il oubliait, selon la juste remarque de Sainte-Beuve, que s'il y a des bienfaits qui obligent, il y a des insultes qui aliènent à jamais et qui délient. La même cause n'avait-elle pas produit les mêmes effets du côté de ses frères? En accompa- gnant d'une loi de contrainte et de soumission humi- liée les biens dont il les combla, honneurs ou richesses, il n'avait pas réfléchi qu'il les dispenserait d'avance des retours de la gratitude. Comme il s'en plaignait pourtant ! Si chacun d'eux eût imprimé une impulsion commune aux diverses missions qu'il leur avait confiées, ,1,1 Dieu, c'était lai-même, peut-être. Voyez p. 208 Cf. p. 408. NAPOLKON ET 471 ils eussent ensemble, les Bonaparte, marché jusqu'aux pôles! Ah! Gengis-Khan, le ravageur des mondes, avait été plus heureux que lui, Gengis-Khan, dont les quatre fils ne comprenaient d'autre rivalité que de le bien servir! Et ses généraux, ses ministres, et Talleyrand! Rœderer a raconté comment il fut pris à témoin par Napoléon, de sa double rancœur, le 6 mai 1800, au palais de l'Elysée. L'empereur, qui se promenait à grands pas, à tra- vers la chambre, comme à son habitude, lorsqu'il entamait un long monologue, avait tourné d'abord contre son frère aîné Joseph son premier accès de mécontentement. Porté sur le trône d'Espagne sans l'avoir demandé, celui-ci n'affichait-il pas l'étrange pré- tention d'être roi, pour son comple? Joseph, après Louis Bonaparte, posait osément cette alternative ou qu'on lui rendît les pleins pouvoirs ou qu'on le laissai retourner aux loisirs de la vie privée. Etait-ce ainsi que devait lui parler un homme de son sang, qui lui devait tout et même cette chère retraite de Mortefor- taine, si chère à ses vœux? Lui convenait-il de tenir le langage des ennemis de la France ! Voulait-il faire comme Talleyrand? Et en prononçant ce dernier nom, qui prenait tant de place dans sa pensée, ses accents s'étaient échauffés de nouveau Talleyrand! Je l'ai couvert d'honneurs, d'or, de diamants! II a employé tout cela contre moi. 11 m'a trahi autant qu'il le pou- vait, à la première occasion qu'il a eue de le faire... Il a dit qu'il s'était mis à mes genoux pour empêcher l'affaire d'Espagne, et il me tourmentait depuis deux ans, pour l'entreprendre! 11 soutenait qu'il ne me faudrait que vingt mille hommes ; il m'a donné vingt mémoires pour le prouver. C'est la même conduite que pour l'affaire du duc d'Enghien; moi, je ne le connaissais pas, c'est Talleyrand qui me l'a fait connaître. Je ne savais pas où il était. 472 LK l'UINCK DE TALLEYIlAND C'est lui qui m'a révélé l'endroit où il était, et après m'avoir con- seillé sa mort, il en a gémi avec toutes ses connaissances. ... Je ne lui ferai aucun mal ; je lui conserve ses places; j'ai même, pour lui, les sentiments que j'ai eus, autrefois; mais je lui ai retiré le droit d'entrer, à toute heure, dans mon cabinet. Jamais il n'aura d'entretien particulier avec moi ; il ne pourra plus me lire qu'il a conseillé ou déconseillé une chose ou une autre. Jl 11 aura plus jamais d'entretien particulier avec moi. La phrase fut prononcée, mais le serment ne tint pas. Des conjonctures graves reparaîtront où le seul à seul du conquérant et du diplomate sera jugé nécessaire encore, et ce sera Napoléon, qui en marquera le désir, pour n'écouter, d'ailleurs, en fin de compte, que sa seule inspiration et ne suivre que son vouloir. Au sur- plus, jusqu'à quel point sont-elles véridiques les impu- tations contenues dans la tirade enflammée? Napoléon en avait articulé les termes, à huis clos, et en des conditions d'intimité, qui devaient le montrer sans colère. Toutefois, on n'est pas sans savoir qu'il accom- modait à son gré les faits et les mots, et toujours dans un sens qui dégageait ses responsabilités envers les hommes, envers les peuples, envers l'histoire. De 1809 à 1814 se renouvelèrent, assez fréquentes, les rencontres tempétueuses. Dans l'un de ces vertigos, dont il était saisi, à volonté, non content de s'efforcer à l'avilir, il vit le moment de noyer son vice-grand-électeur sous le ridicule. La princesse de Bénévent s'était compro- mise, au su de tout le monde, avec le duc de San-Carlos. Et Napoléon de ramasser cette histoire, de la lancer, en pleine soirée des Tuileries, à la tète de Talleyrand, de lui crier qu'on le traitait en Sganarelle et qu'il eût à sur- veiller d'un peu plus près, à l'avenir, les agissements de sa femme. Mais de très haut, avec son air glacé, son flegme indémontable, le prince avait répondu — Sire, NAPOLKON ET TALLKYRAND 473 je ne croyais pas qu'un détail de la sorte pût avoir quelque importance pour la gloire de Votre Majesté et pour la mienne. » La réplique était superbe, dans un pareil cas. Talleyrand resta-t-il aussi indifférent qu'il parut l'être à ce genre d'infortune qui blesse au plus sen- sible l'honneur ou l'amour-propre de tout homme? Nous ne le croyons point. Ce fut un froissement de plus à porter au total des mauvais propos endurés, instiga- teurs de la défection. Tant que l'horizon se montra clair et qu'il n'en eut [tas brouillé l'azur par les déviations de sa politique orageuse, Napoléon avait pu garder l'assurance que Talleyrand ne serait pas un serviteur à surveiller. Mais, quand se furent terriblement assombries les perspectives prochaines, comme celui-ci en avait eu la prévision trop nette, il eut à se dire qu'un homme vivait dans son ombre, dont le blâme intérieur accom- pagnait tous ses gestes, un ennemi silencieux et res- pectueux, qui par la désapprobation muette, à défaut de mots exprimés, contestait ses plans, ses desseins, et qui jouissait en secret, peut-être, de chacun de ses échecs comme d'un acheminement progressif à quelque perfide solution désirée, sinon déjà préparée; et le pensant et s'en irritant, il le voyait journellement devant lui, avec sa face inanimée, sa contenance froide et solennelle, presque impudente en l'inaltérabilité d'un flegme, que ne dérangeait aucune secousse des événements. Les dignités éminentes dont il l'avait revêtu, cet homm e continuait à en porter les insignes et à en recueillir les profits, en y conservant une tranquillité d'àme, qui ressemblait à du déJain. 11 en frémissait de cour- roux. Et des ennemis de Talleyrand avivaient encore l'impression déjà si aiguë chez le maître des Tuile- 474 LE PRINCE DE TALLEYRAND ries, que ces façons hautaines et soumises à la fois, avaient le don de jeter hors de lui. Après la campagne de Dresde, un malin qu'il se sentait plus nerveux et plus surexcitable encore que d'ordinaire, Napoléon l'avait aperçu, à son lever, et cette vue avait redoublé son irritation et fomenté sa bile — Restez, lui commanda-t-il, j'ai quelque chose à vous dire. j> Et ses paroles, aussitôt qu'ils furent seuls, prirent le ton d'une violente apostrophe. — Que venez-vous faire ici?... Me montrer votre ingratitude?... Vous affectez d'être d'un parti d'opposi- tion?... Vous croyez peut-être que si je venais à man- quer, vous seriez chef d'un Conseil de régence?... Si j'élais malade dangereusement, je vous le déclare, vous seriez mort avant moi. » Alors, avec la grâce et la quiétude d'un courtisan, qui reçoit de nouvelles faveurs 1, il rendit à la menace l'échange de ce compliment — Je n'avais pas besoin, sire, d'un pareil avertisse- ment pour adresser au ciel des vœux bien ardents pour la conservation des jours de Votre Majesté. » A le considérer ainsi, cravaté de calme et de mystère, les fibres de Napoléon se contractaient d'impatience et de dépit. Il en était soulevé jusqu'au point de lui vou- loir porter, de colère, le poing sous la figure, pour le faire sortir enfin de son élégance immobile. Il ne pou- vait se contenir; toute occasion lui était bonne de lui jeter de la bile au visage. Et si cette occasion ne se présentait pas, il la faisait naître. A mesure que s'aggravaient les revers de sa politique 1 La remarque est d'Henri de Latouche. NAPOLÉON ET TALLEYRAND 475 d'agression, et cela sous les yeux observateurs d'un témoin, qu'il s'imaginait attendant la fin avec une espèce de satisfaction anticipée, son humeur éclatait de plus en plus acerbe et les contre-coups en rejaillissaient d'au- tant plus intenses contre cette barrière d'insensibilité. La dernière algarade précéda le départ de Napoléon pour la campagne de 1814. A l'issue du Conseil, il avait haussé la voix, se disant entouré de traîtres, et, pour préciser le vague de son accusation, il s'était tourné contre Talleyrand. Le regardant bien en face, pendant plusieurs minutes, il l'accabla de paroles dures et offensantes. Le diplomate se tenait debout, au coin du feu, se préservant de la chaleur à l'aide de son chapeau, les yeux au loin et l'air parfaitement absent de tout le bruit, que faisait là quelqu'un. Lorsque l'empereur, ayant épuisé son réquisitoire, quitta la pièce en tirant la porte avec violence derrière soi, lui aussi pensa à s'en aller. Paisiblement, il prit le bras de M. MoUien et descendit les escaliers, sans articuler une syllabe, sans esquisser même un geste, mais gardant en bonne place, dans sa mémoire, ce qu'il avait entendu. Une conviction plus forte l'avait affermi dans cette idée qu'aucun principe d'honneur ne le retenait au service de celui qui l'accablait d'outrages. Aussi bien Talleyrand et Napoléon ne furent pas en reste de mauvais compliments l'un envers l'autre. Ils ne se redevaient rien, quant à cela. Si Napoléon le qua- lifia des pires noms, l'appelant un prêtre défroqué, un homme de révolution, un scélérat, Talleyrand ne ména- gea pas à l'homme de génie les épithètes vives, dont les plus courantes, quand il eut cessé d'être empereur, étaient celles de brigand et de bandit. Après son renversement, Bonaparte, en l'excès de iTO LK l'KIXCK UE TALLEYUAM ses colères rétrospectives, ne cessait point de fulminer contre l'homme d'État. Suivant lui, il aurait été le plus vil des Jacobins; à plusieurs reprises, il lui aurait con- seillé de se débarrasser des Bourbons en les faisant assassiner ou en les faisant enlever d'Angleterre par une bande de contrebandiers, qui naviguaient d'une cote à l'autre. Il l'affirmait expressément à sir Neil Campbell 1, le commissaire anglais chargé par son gouvernement d'accompagner de Fontainebleau à l'île d'Elbe, le captif de la Sainte-Alliance! 11 ne manifes- tait, à cette distance des événements ni regret, ni émotion de l'exécution du duc d'Enghien, mais il tenait par-dessus tout, à faire passer cette allégation dans l'histoire, que le prince de Bénévent en fut l'inspirateur. Napoléon en parlait ainsi, dans l'abaissement exaspéré de sa grandeur, parce qu'il avait toute raison de penser que Talleyrand fut, après son propre orgueil, le princi- pal instrument de sa chute. A la vérité, en aucun temps, déformateur de la vérité par principe, il ne prit la précaution d'accorder ses paroles entre elles et de se demander si, d'aventure, elles ne se trouvaient pas déjà démenties par d'autres prononcées antérieurement, sous des impressions différentes. La rancune de Napoléon se fondait sur de puissants motifs. La lutte entre eux ne s'était pas arrêtée à l'ab- dication de Fontainebleau. Proscrit par Napoléon, au retour de l'Ile d'Elbe, Talleyrand lui avait répondu en le faisant mettre au ban de l'Europe par le Congrès de Vienne. Cette rancune fut tenace. Dans ses dictées de Sainte-Hélène, Bonaparte reprendra, maintes fois, le texte de ses accusations contre son ancien grand cham- 1,1 Sir Xeil CamphelTs Journal, Londres 1869. N A poli ON ET TALLEYHAM 4 j " bellan. S'il avait été vaincu, si le torrent des armées alliées s'était précipité sur la France, la faute unique en était encore à Talleyrand. Chaque détail, chaque trait, qui lui remontait à la mémoire tendait à la dépréciation de l'homme, de ses services rendus, sinon de ses talents qu'il ne pouvait révoquer en doute aljso- lument, et de sa vie intime. Car, s'il recommençait sou- vent à dire que le prince était le roi des fourbes, en politique, il ne lui déplaisait pas d'ajouter, quand s'y prêtait l'occasion, que la princesse était la plus sotte des femmes et, naturellement, n'en ayant d'autre exemple frappant à citer, il ressuscitait l'anecdote pas très sûre, la terrible anecdote de M"'''de Talleyrand confondant Denon revenu d'Egypte, Humboldt revenu de partout, ou Thomas Robinson, un diplomate anglais qu'on lui présenta, avec le héros de Daniel de Foé, le légendaire Bohinson Crusoé. Mais il s'attardait peu sur le fait de M""= de ïalleyrand, non plus que sur la raison véritable pour laquelle il lui avait interdit de se mon- trer à la Cour. Il se rejetait à l'adversaire constant de sa politique conquérante, aux vices, à la noire ingratitude, aux félonies, à la vénalité de Talleyrand. Cette vénalité dut être bien révoltante, celte corrup- tion bien audacieuse, puisqu'il en fut tant parlé I. Talleyrand aima trop l'argent; et Bonaparte lui en lit un 1 ar un zèle de reconnaissance ou d'altacliemcnt plus ardent qu'éclairé. » 488 Lv. V ni s CE uv. sentées comme les seules condilions d'une paix durable, celles encore que l'Autriche revendiquait depuis le traité de Lunéville et qui fut la pensée constante, l'objet de toutes les coalitions. Qu'on lui ait reproché, à une époque où la corrup- tion était à peu près générale, ses grandes réquisi- tions de présents », ses continuelles et fructueuses complaisances envers la fortune », ce n'est pas sans justice; il a fourni trop de pièces au procès pour qu'on puisse l'en absoudre. La cautéle et la vénalité furent trop souvent les associées de ses combinaisons. A tra- vers ses défaillances raisonnées, quoi qu'il fit ou traitât, il s'était réservé de ne porter nulle atteinle, nul pré- judice réel et durable aux vrais intérêts de la nation. Dans les replis de son âme et malgré son scepticisme de roué politique, malgré les passagères imprécations qu'il prononça contre la France terroriste 1, demeurait un fond sincère d'amour pour son pays. Jusqu'à la limite extrême de ses métamorphoses, on le vit rester fidèle à ses premières conceptions d'un libéralisme progressif et modéré. Enfin il fut un ami des hommes, au sens pacifique du mot. En toute circonstance où il parvint à faire pré- dominer, tout au moins, une partie de ses vues et de ses senliments, il s'attesta le défenseur du droit et du bien d'autrui. Ministre de deux gouvernements belli- queux, il n'avait cessé de réprouver, en arrière et en confidence », parce qu'il les jugeait iniques et péris- sables, les arrêts de spoliation, qu'il devait contresrgner. De 1808 à 1813, plus de quatre cent mille Français avaient payé de leur vie les querelles particulières du 1 Au moment de quitter Londres, le i" mars 1794, il écrivait à M"» de Staël Faites ce que vous pourrez pour tirer Mm' de Laval de notre horrible France; je vous remercie de tout ce que vous ferez^iour cela ». NAPOLÉON ET TALLEYRANF 489 souverain qu'ils s'étaient donné avec les autres potentats de l'Europe. En aucun temps, ni sous le Directoire, ni sous le Consulat et les dernières années de l'Empire, il n'avait soutenu, sans y être forcé, une politique de démembrement et d'annexion dont la réplique était fatalement le retour des collisions en armes et la perpétuité des causes de guerre. L'esprit de destruction affligeait sa raison 1 et, je dirais aussi, son âme. Que me fait à moi, jetait l'empereur à Meltcr- nich, la vie de deux cent mille hommes! » Deux cent mille... Ce n'était pas assez. Il ajoutait Un homme comme moi ne se soucie pas d'un million ïhommes. Toutes ces existences vouées à la souffrance, à la mort... Pourquoi? Parce que l'Autriche lui refusait une pro- vince de plus, riUyrie, placée sur le chemin de son rêve, entre Rome et Constantinople. Talleyrand aima la paix par goût et par doctrine; autant que Napoléon aima la guerre par instinct et pour l'enivrement d'une gloire cruelle. S'il passa quel- quefois auprès du bien sans l'accomplir, il n'avait jamais encouragé le mal. Il respecta chez les autres les principes de liberté, de propriété individuelle ou col- lective, le droit de tous à la vie. Et le sang d'aucun homme, versé par sa faute ou pour ses intérêts, n'écla- boussa sa mémoire. L CY'St une réflexion que je fais avec peine, mais tout indique que dans riiomme, la puissance de la haine est plus forte que celle de Thuma- nité, en général, et même que celle de l'intérêt personnel. L'idée de grandeur et de prospérité sans jalousie et sans rivalité est une idée trop liante et dont la pensée ordinaire de l'homme n'a point la mesure. » Talleyrand, Méin., f. I", p. 73. TABLE DES MATIERES PaL'cs. Préface CHAPITRE PREMIER ENFANCE ET JEUNESSE Un préambule nécL'Ssaire. — Les Talleyrand-Périgord et leurs fier- tés généalogiques. — Deux traits. — La première enfance de Charles-Maurice. — Mélange singulier, dans cette éducation, d'in- souciance et d'ambition de famille. — Par quelles circonstances il fut poussé, malgré lui, dans les voies de l'Eglise. — Au collège d'Harcourt. — Pour le préparer à l'amour des grandeurs de l'Eglise une année de résidence à l'archevêché de Reims, chez le cardinal-duc. — Entrée au séminaire de Saint-Sulpice. — Période de contrainte mélancolique; analyse de cet état d'âme. — Une heu- reuse diversion de jeunesse; premier roman d'amour. — Le sémi- nariste et la comédienne. — M"' Luzy. — En quelles dispositions d'âme et d'esprit Talleyrand est entré dans les ordres. — Abbé de cour ses débuts mondains, à Versailles et à Paris. — Tableau de la société à l'extrême limite du règne de Louis XV. — Chez M^'^Du Barry. — A Reims les splendeurs de la cérémonie du sacre. — Période d'études en Sorbonne. — La journée d'un sorboniste à la fin du xviii* siècle. — Retour aux distractions du monde .... CHAPITRE DEUXIEME LA SOCIÉTÉ sors LOUIS XVI Une période de temps heureuse à vivre. — Tableau des premières années du règne de Louis XVI. — Malgré l'étiquette. — Portraits et détails de Cour. — L'état d'âme du monde aristocratique, à la veille de la Révolution. — La grande compagnie de Paris. — Des contrastes. — Les maisons préférées où iVéquentait Talleyrand. — 492 T A lu. i-, I i s M A r i î k k s Papps. Chez M"" de Monlesson. — En un Io},ms de la rue de Bellecliasse. — A la conquête de la vie, de la Ibrtuneel du succès Talleyrand, rs'arbonne, Choiseul-Goulïier. — Des liaisons de coeur et d'esprit. — Kntre la sensible comtesse de Flahaut et rt'loquenleM""de Staël. — L'amour et l'ambition — De quelle manière remarquable l'abbé de Périgord avait rempli son agence générale du clergé. — Par contre les longs repos de son collègue, l'abbé de Boisgelin chez M"" de Cavanac. — Pour être cardinal. — Pour être évêque. — .Nomination de Talleyrand au siège épiscopal d'Autun. — Après com- bien de résistances royales et dans quelles circonstances. — Vers la in du règne. — Ce qui décida tout à coup Pévêque d'Autun à quitter Paris pour aller visiter enfin son diocèse. — Les cérémo- nies de sa réception. — Evêque et député. — Comment Talleyrand sut acquérir les suffiages, qui l'envoyèrent aux États généraux . . 37 CHAPITRK TROISIEME TALLEYRAND 1T LA IIKVOLUÏION .•^l'Assemblée nationale. — Avant de s'engager. — Entre le Roi et la Révolution. — Talleyrand et Mirabeau ; un nuage tôt éclairci entre ces deux grands hommes. — Dans la belle période de 1789. — Rùie d'importance de Talleyrand. — Hors des soucis de la vie publique. — Retourà la Constituante. — Le débat fameux de r?lié- nation des biens du clergé, institué par Talleyrand, et les indi- gnations, les colères qu'il déchaîne contre son auteur dans le monde ecclésiastique. — Par contre, la popularité de l'évêque d'Autun, à Paris. — Tableau de la Fête de la Fédération et de la messe du Champ de Mars. — La situation morale de l'évêque d'Autun auprès des curés de Saone-et-Loire, après le vote de la constitution civile du clergé. — Tension extrême des rapports; puis la rupture complète démission de l'évêché d'Autun. — Après le prélat grand seigneur, le député, le diplomate. — Double mis- sion en Angleterre. — Des négociaiions laborieuses.' — L'incident Biron. — Comment des résultats si malai^ément acquis furent ren- par la journée du 10 août. — Les explications de Talley- rand, à Paris. — Troisième départ à Londres. — Détails sur sa vie intime et ses relations de société dans la caiitale d'Angleterre. — Des émigrés de son bord. — Vn aimable séjour dans le comté deSurrey. — La colonie de Jupiter-Hall. — Des conditions d'exis- tence moins tranquilles, à Londres. — Sous la menace de Valieii- hill. — Décret d'expulsim. — Départ de Talleyrand pour Philadelphie 81 T A 15 L E I K S M V T I K R i S 403 CHAPITRE QUATRIÈME TRENTE MOIS EN AMÉRIQUE l'iiges. Sur le vaisseau. — Une traversée mouvementée. — Les impressions de Talle^rand, à Philadelphie et autres lieux, sur l'Amérique et les Américains. — Des voyages d'éludés et d'alîaires. — Pour exis- ter. — Talleyrand se lance dans la spéculation agraire et sollicite des commissions à l'étranger. — Dans les entrefaites quelques dis- tractions, à Philadelphie. — Idées de retour et leur prompt accom- plissement. — Incidents de voyage; à Hambourg; M"" de Flahaut et la crainte dune rencontre trop intime; à l'hôtel de l'Empereur romain; une histoire de table d'hôte. — Rentrée de Talleyrand en France et à Paris 133 CHAPITRE LA SOCIÉTÉ SOCS LE DIRECTOIRE Les premières surprises du retour en France. — État de la société nouvelle. — D'étranges renversements dans les mœurs, dans les conditions respectives des classes et dans les modes. — Comment Talleyrand en avait prisaisément son parti. — En visite chez les merveilleuses ». — Des portraits Thérèse Tallien ; la belle Caro- line Hamelin; une troisième. — Des succès de femmes et de monde. — Une réponse de Talleyrand à M"" Dumoulin ». — En d'autres cercles. — L'influence énorme des femmes sous le Direc- toire. — De quelle manière diligente sut en user Talleyrand. — M""" de Staël, le Directoire et Barras. — Démarches successives de M"" de Staël auprès du jeune Directeur », pour obtenir de son influence la nomination de Talleyrand au ministère des Relations extérieures. — Tri pie et différente version d'un même fait. — Selon Barras; suivant Talleyrand ; d'après M°" de Staël; le vrai de l'his- toire. — Talleyrand ministre du Directoire; son rôle, moins indépen- dant qu'il l'eût voulu ; ses vues personnelles, ses desseins de paci- lication générale de l'Europe, et comment il fut empêché de les l'aire aboutir. — De premiers rapports avec Bonaparte ; la fête donnée à l'hôtel Galliffot, en l'honneur du signataire du traité de Campo-Formio. — Un détail saillant de cette fête célèbre. — Les lendemains politiques. — Origines de la campagne d'Egypte. — Initiative et complicité de Talleyrand; son entente secrète avec Bonaparte. — Une entrevue matinale, avant le départ en Egypte — Rentrée de Talleyrand dans ses bureaux. — Les loisirs du ministre. — Des fréquentations nécessaiies dans le monde dircc- 494 TA15LK lis MATIKHKS Pages. lurial. — Au Luxemljour^. — Kn la Chaumière » le M"'" Tallien. — Rue Chantereinc, en l'hôlel de Joséphine. — Chez les dames constitutionnelles ». — Par quelle suite de circonstances Talley- rand, ajant cessé d'être ministre, se mit en œuvre pour le redeve- nir, au service d'un nouveau pouvoir. — Retour opportun de Bonaparte. — Les intrigues préliminaires du coup d'Etal. — Ren- versement du Directoire; avènement de Bonaparte; la part qu'y avait prise Talleyrand et ce qu'il en pensait, au fond de l'âme. . 15'. de M™' de Talleyrand. — Jusqu'au déclin de cette union. — Retour aux événements publics ^11 TABLK DKS MATIKRES 495 CHAPITRE SEPTIÈME l'aube IMl'KRIALE Pages. En 1802. — La disgrâce de Fouché, et le plaisir sincère qu'en éprouva Talleyrand. — L'ascendant dont jouissait, à cette date, le ministre des Relations extérieures. — L'homme politique et l'homme de cour. — Talleyrand se faisant l'intermédiaire par excellence entre la noblesse et le nouveau maître des Tuileries. — Les commen- cements de la Cour consulaire. — Renaissance de la vie de société. — Les salons d'alors. — M. de Talleyrand chez la princesse de Vaudemont. — Ses réceptions, à l'hôtel GallifFet. — Son rôle, pen- dant la belle période du Consulat, et ses premières craintes sur les rapports de Bonaparte avec TEiirope, dans un prochain avenir. — Changement d'orientation dans la politique étrangère ; les justes appréhensions qu'elle lui inspire. — Rupture delapaii d'Amiens. — Pendant la dernière année du Consulat. — L'affaire du duc d'En- ghien. — Imputations portées contre Talleyrand; à quelles justes proportions doit les réduire la vérité historique 271 CHAPITRE HUITIÈME VERS i/aPOGÈE La haute situation de Talleyrand, au cours des années 1804 et 18U5. — L'harmonie de ses rapports d'affaires et d'intimité avec l'Empe- reur. — Leur travail en commun. — Ambitions croissantes de Bonaparte. — L'empire français et la g-uerre d'Allemagne. — Départ de Talleyrand pour Strasbourg, puis, après la victoire, pour Vienne. — Quelques journées d'attente passées dans le château de Schôn- brunn. — Ouvertures diplomatiques; insuccès des conseils de Talleyrand à Napoléon d'épargner l'Autriche, de se garder des pièges de la diplomatie russe. — Impressions d'un diplomate, sur le champ de bataille d'Austerlitz. — La lecture d'un courrier de Paris à Napoléon, le jour de son triomphe. — Résistances éprouvées par Talleyrand pour obtenir de traiter de la paix, à Presbourg. — De Presbourg à Tilsitt. — Comment Talleyrand lut appelé à suivre l'Empereur à Berlin et en Pologne. — Avant les hétacombes d'Eylau et de Friedland, une iialte forcée à Varsovie. — En atten- dant que les chemins soient secs musiques de fêtes. — Un bal chez le prince de Bénévent. — Reprise des hostilités. — Par quelle suite de réflexions Talleyrand est conduit à détacher, peu à peu, ses vues et ses intérêts de la fortune de Napoléon. — Les mirages de Tilsitt. — Le secret de l'empereur ». — Naioléon, Talleyrand 496 TAnLK ni; s matikhks et la reine de Prusse. — Retour eu France. — Naiioléon enlève au ]rince de Bénévent le portefeuille des affaires étrangères et le nomme vice-grand-électeur. — Conséquence d'un cliangement de mi- nistre. — Comment Tallevrand se consolait d'une demi-disgrace, en raccroisscincnt de ses titres et dans son opulence agrandie. CHAPITRE LA COIU .NAl' Dans le palais de l'Empereur. — Talleyrand revenu à ses fonctions de grand chambellan. — Quelles en étaient les hautes attributions et les menues dépendances courtisanesques. — Sa majesté l'Kii- quette. — Des rivalités de préséance et du rôle qu'avait à prendre Talleyrand en ces rivalités d'amour-propre; traits et anecdotes. — Tableaux de cour. — L'aspect d'une grande soirée, au palais des Tuileries, sous le Premier Empire. — Un groupe de dignitaires. — La famille impériale. — Les dames du palais. — M'"= de Rémusal et Talleyrand. — Quelques belles invitées. — Comment en usait Napoléon, à l'égard de chacune et de toutes. — Impression der- nière la mélancolie d'un grand cadre . 351 CHAPITRE DIXIÈME DANS LES COULLSSES d'eRFL'IIT L'état de l'opinion française, en 1808. — Après Baylen et Cintra, les pre- miers signes d'opposition, dans l'entourage de l'Empereur. — L'évolu- * tion systématique de Talleyrand. — Secrète entente avec l'Autriche contre l'esprit d'aventure de Napoléon, en Orient. — A Erfart. — Mission du prince de Bénévent. —Alexandre et Talleyrand, chez la princesse de Tour et Taxis. — Les deux politiques opposées de Napoléon et de Talleyrand ; comment le prince de Bénévent, chargé de soutenir la première, s'applique en secret à faire triompher la seconde. — Continuation, à Paris, d'un rôle hostile, pour arriver à contenir, fût-ce avec le concours de l'étranger, l'ambition débordante de Napoléon. — Pendant la campagne de l'Empereur en Espagne; intrigues et défections, à l'intérieur. — La réconciliation publique de Talleyrand et de Fouché; une conversation surprise retour précipité de Napoléon. — La scène fameuse, aux Tuileries; dis- grâce de Tallevrand 383 DKS .MATIIIIIKS 497 CHAPITRE ONZIÈME I/OEL'VRE SECIIÈTE DE TALLEYRAND DANS r,E RENVERSEMENT DE l' Pages. Une retraite active. — Au moment du divorce impérial, Talleyrand appelé dans le Conseil. — Après le mariage autrichien. — Embarras de TEmpire à l'intérieur et à Textérieur. — Effondrement de l'al- liance russe. — Un mot de Talleyrand, au lendemain de Moscou. — Le commencement de la fin ». — Intrigues et complots pour en flnir tout à fait. — État de la France, en 1813, d'après des corres- pondances privées. — Les contre-coups de Leipzig. — Talleyrand se dérobe aux invitations que lui fait l'Empereur de reprendre le portefeuille des Affaires étrangères; irritation vive de Napoléon. — Pendant les derniers jours de l'Empire. — Afïluence de visites, à l'hôtel du prince de Bénévent. — Une ambassadrice des Bourbons Aimée de Coigny, duchesse de Fleury. — Ses conversations ma- tinales avec Talleyrand. — Comment il se décida à prendre en main la cause des Bourbons. — Au conseil de régence. — Un dernier conseil à Marie-Louise. — Comment Talleyrand trouva le moyen de rester à Paris, pour y recevoir l'empereur de Russie, le garder en son hôtel de la rue Saint-Florentin, et devenir le personnage poli- tique français le plus considérable du moment. — Ses grands actes publics, avant de partir pour le Congrès de Vienne 413 CHAPITRE DOUZIEME NAPOLÉON ET TALLEYRAND Un parallèle qui s'impose. — La diversité d'impressions et de juge- ments par lesquels passa Bonaparte, à l'égard de Talleyrand. — Aux jours de confiance et d'in imité. — Variations capricieuses. — Etrange vis-à-vis. — Pendant la belle période; les effusions èpis- tolaires de Talleyrand à l'adresse du Premier Consul. —Comment se gâta tant d'amour. — Les premières brouilles. — Motifs et suites de la rupture. —Violences de Napoléon. — Inimitié froide, patiente et calculatrice de Talleyrand. — Pour juger avec impar- ti Elle se résignait languissamment, depuis trois ans, à tenir un rôle de subalterne vis-à-vis l'altière fille des Mortemart. En définitive, on ne remuait, avec cela, que de la tristesse et de la honte; au vue de la jeune reine, M"^ de La Vallière était tombée dans l'ombre et elle s'y traînait. Grandeur déchue, pour elle le chantre futur d'Athalie venait murmurer de doux vers et charmer sa mélancolie ; il lui composait son chant du cygne Je vivrai; je suivrai vos ordres absolus. Adieu, seigneur! régnez je ne vous verrai plus. Je l'aime, je le fuis '. Ce fut tout un événement. M""^ de La Vallière n'avait pas encore de grand parti pris ; et, comme elle hésitait, les so- ciétés et les cercles qui ont toujours un fond de raillerie, plaisantèrent de ses tergiversations, en arguant des anciennes mobilités, au temps de sa première fuite au couvent de Saint-Cloud. En définitive, l'odieux de ces évolutions fémi- nines rejaillissait sur Marie-Thérèse d'Autriche, puisque ' Donnons la suite des vers de Racine. Jugez de ma douleur, moi dont l'ardeur extrême, Je vous l'ai dit cent fois, n'aime en lui que lui-même; Moi qui loin des grandeurs dont il est revêtu, Aurais choisi son cœur et cherché sa vertu ! Ah! cruel! est-il temps de me le déclarer? Qu'avez-vous fait? Hélas! je me suis crue aimée Ignoriez -vous vos lois, Quand je vous l'avouai pour la première fois? A quel excès d'amour m'avez-vous amenée? Que ne me disiez-vous Princesse infortunée. Où vas-tu rengager, et quel est ton espoir? Ne donne point un cœur qu'on ne peut recevoir! Eh bien! régnez, cruel, conteniez votre gloire; Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire, Que cette même bouche, après mille sermens D'un amour qui devait unir tous nos momens. Cette bouche à mes yeux, s'avouant infidèle. M'ordonnât elle-même une absence éternelle. Moi-même j'ai voulu vous attendre en ce lieu. Je n'écoute plus rien Et, pour jamais, Adieu! {Bérénice, de Racine. 486 MADAME DE LA VALLIEIIE après tout, c'était la dignité et le repos de son royal ménage dont on faisait Lon marché. Louis XIV chargea Golbert de ramener la duchesse de La Vallière à Versailles. Golbert y réussit * mieux que le maréchal de Bellefonds, mais à la condition que ce retour donnerait lieu à mille malins commentaires, dont M"" de Sévigné se ht l'écho. Ce que devait et pouvait dire Marie- Thérèse d'Autriche de ces allées et venues, on l'imagine. La duchesse de La Vallière, ramenée à Versailles par Gol- bert, le roi causait une heure avec elle et pleurait fort ; M""" de Montespan allait au-devant d'elle les bras ouverts et les larmes aux yeux ^. M™^ de La Vallière était do nouveau toute rétablie à la cour, disait-on ^, beaucoup mieux qu'elle n'y avait été de- puis longtemps. Le roi l'avait reçue avec des larmes de joie, M""* de Montespan avec des larmes devinez de quoi *, comme parle M""" de Sévigné. La reine pouvait-elle être très-satis- faite, de penser qu'on avait eu avec l'une et l'autre La Val- lière et Montespan des conversations tendres ^ ? » Il était triste de s'apercevoir que l'unique préoccupation ' • Le 11 février, dit d'Ormesson, M"" de La Vallière se relira à Chaillot, liez les reii^'ieuses de Sainle-Marie, et laissa une lettre pour le roy, où elle lui annonf-oit sa retraite et qu'elle n'emportoit que son habit gris, laissant le surplus comme estant au roy. Le roy lui envoya M. de Bellefonds et ensuite M. de Golbert, avec ordre de la mener à Versailles, où il allait; ce qu'il fit, et la dame y alla sur la parole que le roy trouveroit bon qu'elle se retirast si elle persévéroit. » {Journal, t. II, p. 610. C'est probablement à cette sortie du couvent de Chaillot, qu'elle dit aux religieuses qu'elle embrassa en pleurant Lettre du 18 février 1671, de M™" de Sévigné. — . A l'égard de M"" de La Vallière, nous sommes au désespoir, continue M™» de Sévigné, de ne pouvoir vous la remettre à Chaillot; mais elle est à la cour beaucoup mieu.\ qu'elle n'a été depuis longtemps; il faut se résoudre a l'y laisser. » CHIAPITRE SEPTIÈME 4S7 du grand monde en 1671, était de savoir si M""'^ de La Val- lière resterait ou ne resterait pas à la cour. Gomment ne déclarai t-on pas à la recluse momentanée de Cliaillot, que si elle voulait rentrer dans l'ordre, dans le repos, et dans la dignité, l'honneur et le devoir lui prescrivaient de ne plus paraître à la cour? Et de qui érftinait ce bizarre cérémonial, que l'abhé de Maucroix, un des spirituels' compagnons de La Fontaine, constata à Fontainebleau où il se trouva en septembre 1671 ? Il vit le roi monter en voiture; on partait pour la chasse ; et quelles personnes s'y trouvaient-elles avec le roi ? La reine ? non — M. Barrois et moi, dit Maucroix, ayant vu les carrosses de Sa Majesté, nous attendîmes près d'une heure ; et enfin, nous vîmes le roi monter en calèche, M"^*' de La Vallière placée la première, le roi après, et en- suite M""*^ de Montespan, tous trois sur un même siège * . » Tromperies sur tromperies I Marie-Thérèse d'Autriche était bafouée, mais M""^ de La Vallière était jouée en même temps, pendant qu'on l'endormait avec une menteuse éti- quette, et qu'on lui réservait la place d'honneur dans les voitures. C'est qu'on ne pouvait pas avoir en cette circon- stance un sentiment différent de celui des amis de la reine. M"° de Montpensier convenait elle-même, avec discrétion, qu'il y avait ici une comédie lamentable. Nous allâmes à Versailles, dit-elle ; tout le chemin se passa en pleurs, le roi,. M""^ de Montespan et moi ; je pleurois de compagnie ; les deux autres pleuroient M""' de La Vallière, qui les con- • Mémoires de Maucroix, chap. xx, publiés par la Société des hibliopliiles do Reims. De iMaucroix avait été député par le chapitre de Reims pour com- plimenter Le Tellier, qui, de coadjuteur, avait été nommé archevêque. De Maucroix se rendit pour cet objet en août 1671, avec trois autres chanoines, ses collègues, à Fontainebleau, où la cour était alors. Le roi, poursuit Maucroix, était fort bien vôtu, d'une étoffe brune, avec beaucoup de passe- ments d'or; son chapeau en élait bordé, il avait le visage assez rouge. La Vallière me parut fort jolie e*; avec plus d'embonpoint qu'on ne me l'avait figurée. Je trouvai M"" de Montespan fort belle; surtout elle avait le teint admirable. Tout disparut en un moment. Le roi étant assis, dit au cocher Marche; » ils allaient à lâchasse au sangher. Mémoires, ch^i. xx. 488 MADA5IF- DK sola bientôt. Elle revint; tout le monde dit qu'elle en avoit usé fort sottement, ou qu'elle devoit demeurer, ou faire ses conditions, et elle revint comme une sotte *. » M"* de Mont- pensier ajoute Quoique le roi eût pleuré, il auroit été très-aise de s'en défaire dès ce temps-Là. L'on parla bien différemment de cette retraiffe, des motifs et des gens qu'on accusoit de la lui avoir conseillée. Cette affaire m'étoit in- différente je ne m'attachai point à en vouloir apprendre les particularités, outre que dans ces sortes d'affaires chacun dit son sentiment et fait son raisonnement à sa mode, sans presque jamais dire ni trouver les véritables raisons. » Cependant l'heure approchait, où la situation établie de- puis dix ans entre la reine et M""*^ de La Vallière allait enfin recevoir une modification considérablement et nettement accusée. Si le chemin suivi par chacune de ces deux femmes n'avait fait jusque-là que les éloigner l'une de l'autre, le temps était venu, en l'année 1673, où la reine pourrait se rencontrer sur un terrain commun avec la duchesse de La Vallière. Elle va se trouver en des circonstances qui lui permettront de pardonner les délires des trop longues années écoulées depuis 166'2. Mais ce moment du rapprochement entre M""^ de La Vallière et Marie-Thérèse d'Autriche, étant un des épisodœ les plus considérables de la vie de ces deux femmes, mérite d'être raconté avec quelque détail. Comment M""^ de La Vallière en était-elle arrivée à pren- dre l'attitude qu'elle eut? Y avait-il dans ses antécédents, dans son caractère, dans son éducation, des indices de la défaillance qui devait faire écrouler ^on honneur de femme ? S'était-elle annoncée comme personne faite pour la lutte? » Un auteur parle d'un tableau du temps de la régence, qui repre'sente M"" de Vallière renouant une guirlande de rose? à la jupe de M°" de Mon- tespan. La scène est dans le parc de Versailles, le roi tient sous son poing la main de la marquise et regarde La Vallière d'un air distrait. Pour le voir, la pauvre ddiaissèe lève les yeux à la dérobée et semble oublier ce qu'elle fait. M""> de Montespan la regarde à rrmvre, comme .si c'était la chose du monde la plus simple. Voy. dans M"' de La Vallière, par Arsène Houssaye, p. 244. CflAPITRE SEPTIÈME 489 OU bien n'y avait-il pas pluLôt en elle une nature helle, délicate , généreuse , essentiellement poétique ? N'est-elle pas la plus intéressante des victimes de l'entraînement de Louis XIV, et, dans la fatalité des circonstances où elle fut jetée, bien qu'elle n'ait pas fait plier en définitive le sentiment devant les arrêts de la conscience, n'avait-elle pas eu cependant à lutter entre l'amour humain et sincère au- quel elle consentit et les scrupules d'une conscience qu'elle finit par endormir, au moins en apparence? Telles sont les questions que soulève la situation de M" de La Vallière vis-à-vis de Marie -Thérèse d'Autriche, à la date des années 1672 et 1673 ; l'histoire de ce qui a été exjDOsé et de ce qui reste à dire, répond de manière à ne pas diminuer le sym- pathique intérêt que M""" de La Vallière a su exciter auprès de la postérité. Il eût fallu à M"^ de La Vallière une mère autre que M"^ la baronne de Saint-Remi ; il lui eût fallu une maré- chale d'Albret. Celle-ci ne voulut pas, en 1661, laisser à la cour M"^ de Pons ^, sa parente ; elle vit quels dangers courait une jeune personne, avec des gens aussi entreprenants que le comte de Guiche '^, le marquis de Vardes, Fouquet et tous les autres, et le roi lui-même. Louis XIV balança un instant entre M"* de Pons et M"^ de La Vallière. C'est alors que la maréchale d'Albret donna la seule preuve d'éclatant courage ' M" de Pons épousa le marquis d'Heudicourt ; elle fut l'amie de M""» de Montespan et de Maintenon. 2 On n'a pas oublié le complot de la lettre, écrite en espagnol à la reine, dans lequel le comte de Guiche était entré pour perdre M"* de La Vallière, dont il croyait avoir à se plaindre. Le comte de Guiche avoua dans la suite à Louis XIV la part qu'il avait prise à cette intrigue. La proposition de la . lettre m'a esté faite, disait-il, par M. de Vardes, a qui M""" la comtesse de » Soissons avoil donné le dessus du paquet du roy d'Espagne. Il désira m'en » donner part, parce qu'il ne pouvoit s'en passer, et que la Reine ne savoit » pas encore assez bien lire le francois. . . Je me laissay aller à une complai- » sance très condamnable... L'une des raisons estoit de perdre W'^de La » Vallière, et si j'ose dire, la seule qui m'y ail fait entrer... > Escrit donné au Roy par M. le comte de Guiche. Bibl. Imp., Mss. Baluze, vol. 215. Papiers des armoires, paquetS; fol. 133 et suivants. iOO MADAME DE Là VALLŒllE qu'on puisse" donner en de telles rencontres la aile. Si l\}^' de Saint-Remi avait exigé de M""^ de La Vallière un acte de semblable vaillance, celle-ci ne serait probablement pas sortie de la voie de la vertu. Mais il ne paraît pas que M'"^ de Saint-Remi ait rien demandé de pareil à sa fille ; on l'a re- présentée, d'après les mémoires du temps, comme une femme intrigante et ambitieuse, qui ne vit dans la faiblesse de sa tille qu'un moyen d'assurer l'élévation de sa famille et l'agrandissement deea maison i. Quoi qu'il en soit, après la faute, vint le mouvement de retour au bien ; et il faut redire l'itinéraire de cette femme remontant à la lumière et au devoir. La nouvelle duchesse n'avait guère eu le temps de réfléchir sur sa vie, depuis qu'elle avait accepté, après la mort de Mazarin, les dégra- dantes laveurs de la cour. Dans le premier moment de sa nouvelle et éclatante situation, en 1667, elle ne semblait pas mieux disposée à réfléchir encore. Le public, avec sa finesse instinctive, soupçonna, dans cet acte de Louis XIV, le pré- lude d'une disgrâce prochaine. Les dignités et les biens, venant d'une manière tardive en 1667, semblaient un adieu du roi prenant congé de celle qu'il n'aimait plus, de passion du moins. C'était le sens d'une lettre supposée écrite par M'"*^ de La Vallière à M""' de Montausier, et qui circula à cette époque. La lettre n'émanait point de la nouvelle du? chesse ; les malins du temps en chuchotèrent dans les salons. Le duc de Lauzun élait-il incapa]le d'avoir inspiré ce fac- tum? on ne l'affirmera pas. L'autorité poursuivit cette pré- tendue lettre, et le gouvernement français dut demander aux bourgmestres de la Hollande d'en interdire l'impression. Mais les pressentiments que cette lettre apocryphe exprimait, étaient parfaitement dans la logique d'un cœur qui s'écoute. Nous connaissons tous la défiance qu'inspire une prospérité * Louis XIV euipùoliait M"» de La Valliùre devoir sa mère qu'il n'eslimait pas el dont il se dcliail. M'"'' de Geiilis, après M"'^ deMontpensier, a accrcdilo la tradition peu favorable sur le compte de la marquise de Saint-Kcmi. CHAPITRE SEPTIÈME 491 trop constante, et rien n'est plus voisin des pleurs que le rire. Voici cette lettre qai faisait parler M"»-' de La Valliôre de la manière suivante A madame de Montausier, Le 24 mai 1667. » » Madame, les inquiétudes nouvelles causées par ma nou- velle grandeur me tiennent si fort éloignée de l'état tran- quille que je pense me préparer par cette élévation, que m'estant impossible de la cacher plus longtemps, j'ay recours a vostre confidence et veux vous communiquer, a la des- cbarge de mon cœur, les réflexions que j'y ai faites. C'est une coutume, parmy les gens raisonables, aux changements qu'ils font de leurs domestiques, d'en prévenir le congé par le payement de leurs gages, ou par des recon- naissances de leurs services. J'ay peur qu'il ne m'en ar- rive de mesme, et que le roy, par un honneur si grand, ne prétende m'apprivoiser a la retraite, et me jetter tant de vanité dans l'esprit que, l'ambition l'emportant sur mon amour, je soufTre les mespris avec plus de modération. » Je sçays encore que la fortune a un terme d'élévation limité, au-dessus duquel on ne monte point, et que le degré où je me vois assise estant le plus haut où puisse monter une personne de ma naissance, il est difficile d'y subsister long- temps sans quelques traverses, qui ne peuvent être autres que la froideur .du roy i. » Or, soit que ce mal m'advienne par l'un ou l'autre de ces moyens, je le prévois inévita"ble. Mais le roy se trom- pera, s'il croit que l'ambition effacera mon amour. Elle n'en * Le bruit courut bien à cette époque que la faveur dont M™» de La Val- liôre venait d'être l'objet annonçait une disgrâce prochaine. Mais si cette crainte attrista en effet l'esprit de la nouvelle duchesse, ce fut pour peu de temps. Notice par .M . Pierre Clément, p . lxxxiv. 492 .MADAME DE LA a pas esté la mère ; elle n'en sera pas le tyran ; et ce brillant de nouvelle grandeur ne commettra pas un par- ricide. Tout le royaume de France, et je peux dire toute l'Eu- rope, n'ignore point combien mes amitiés, et dans leur naissance et dans leur progrès, ont été désintéressées, et qu'en considérant le Roy, sa couronne, parmi ses autres qualités, m'a paru la moins aimable. » J'ay reçu beaucoup de bien de ses mains libérales. Je nepouvois les refuser sans crime, comme j'ay toujours cru ne pouvoir les demander sans importunité, une grande pré- venance ayant a mon égard légitimé tous ses bienfaits. » Les nouvelles amertumes que l'on m'a faites du ma- riage du marquis de Vuardes avec moi i, justifient mon ap- préhension et mes soupçons l'accueil et le bon visage que j'ay de la reine me paraît une prière tacite d'y consentir. Mais elle ne sait pas que mon cœur y a des répugnances plus grandes que celles de l'antipathie, et que je suis inca- pable de manquer au serment que j'ay fait, de ne jamais clianger d'amour et de ne prendre point de mary. Permettez-moy, madame, de faire une petite digression sur le subject de ce mariage. J'enchaisneray mon amour pour quelque temps, et feray parler ma raison suivant les lumières médiocres que la nature m'a données. Je porte maintenant la qualité de duchesse de Vaujours. Je jouis de toutes les prérogatives attribuées à la duché. J'ay le tabouret chez la reyne. Je marche au rang des duchesses. J'ay cessé d'être La Valliere. Le roy a reconnu le fruit de nos embrassemens ; ma iille est légitimée. Il ne me reste qu'à choisir un mary pour en ûiire un grand du rovaume. ' On répandit le bruit qu'on allait marier M™ de La Vallière à Fran- çois-René du Bec, marquis de Vardes, capitaine des Cent-Suisses, qui fut marié à Callierine de Nicolai, et qui avait trempé, on l'a dit, avec la comtesse de Soissons et le comte de de Guiclie, dans le complot de la lettre l'ontre .M"' La Vallière. CHAPITRE SEPTIÈME 493 » Non, madame, je me trompe, je ne suis point duchesse. La duché est un présent royal fait à ma fille reconnue et légitimée par le roy son père mon administration et la jouissance des prérogatives de sa duché n'est qu'un estât trompeur et ruyneux a mes affaires, si je les appuyois sur ce fondement. Il faudra tout rendre, quand elle sera en âge, et je ne demeureray que La Valliere. » Où est le gentilhomme assez sot qui voudroit épouser une duchesse, sans devenir duc ; estre beau-pere d'une fille naturelle du roy, sans avoir de qualité qui y corresponde?.. . Il y a tant de contraires a assembler pour reunir a la fois ce qui regarde les intérêts du roy, de ma fille, de celui que j'epouserois et les miens, qu'il ne faut que conclure avec vous, que la chose est impossible, et qu'il y a du ridicule a en faire des propositions. » Je m'en resjotiis, et remettant mon amour en liberté, je m'inspire [me persuadé] que tout ce qui s'est fait en cecy est une marque plus assurée de la constance de mon amant, qui a voulu donner, sous ce faux jour, au monde, quelque témoi- gnage de son désintéressement, en estreignant plus fort, par cette politique amoureuse, les liens de notre bonne intelli- gence et les nœutls d'un commerce que la seule mort peut dissoudre. » Vous voyez mon faible, et vous le pouvez accuser; je l'ay commun avec les autres amans, dont l'ordinaire est de se flatter et de sentir plutost leurs disgrâces que de les pré- venir. » Cependant, si vous prenez la peine de considérer avec moi l'état de mes affaires, vous me regarderez comme un exemple de compassion et plaindrez par advance les incon- véniens où je suis exposée. » Leroy est mortel, il va faire la guerre. S'il luy arrivoit quelque chose de funeste, ou si, par des exercices violens, il contractoit une maladie mortelle qui nous le ravisL, que deviendrois-je, madame, alors? llu'yauroit point de millieu Mi MADAME DR LA VALUKRR a prendre. 11 faudroit s'acheminer a Vanjours, et en prove- nir l'ordre infaillible, pour me conliner dans une province éloignée, fixer ma demeure dans une maison champêtre, et passer le reste de mes jours auprès de la duchesse ma iille, en regrets et en larmes, sans consolation de personnes et sans aucun support. Helas! je sens Lien en moy mesme, qu'après un pareil accident je n'àurois ny force ny confiance pour survivre, et mesme qu'il y auroit de la générosité a mourir. » Mais que deviendroit le sang royal que je sens depuis cinq mois se mouvoir dans mes flancs?.... Le roi s'est pro- mis un garçon de ma grossesse, sans avoir rien fait pour l'enfant ni pour la mère. Ah! que cette pensée est mortelle a tous mes plaisirs ! Quelle différence de frère et de sœur ! Celle-cy duchesse légitime, l'autre Lastard sans reconnais- sance. » Je ne me prépare pas à ce coup, qui ne se peut adoucir par la prévoyance, et dont la moindre pensée redouble mes inquiétudes, mais j'ay trop de confiance au Dieu des.... *. que non-seulement je reverray mon Roy sain et glorieux, mais avec autant d'amour qu'il en ait jamais eu. » Avec tout cela, les événemens sont incertains et mes ennuis inévitables. Je n'auray point de courrier à l'avenir qui ne me fasse trembler, et mon imagination oi^i déjà la crainte a établi son empire, ne me représente que les images fascheuses de tout ce que je peux encourir de disgrâces. Le sommeil, qui a le don de charmer les peines, n'a de la vertu que pour m'en faire; et si je ne trouvois véritables à mon réveil, les illusions fausses de mes songes, j'en tirerois des conséquences contraires à bon sens, et d'une peine imaginaire je me ferois un véritable supplice. Tantost je vois la Reyne me faire des reproches et m'imputer les indillérenceidu Roy, tantost commander que j'aye à monter ' Le mot manque dans le volume de M. Matter. CHAPITRE SEPTIEME 403 sur le champ en carosse et me retirer à Vaujours, avec deffenses de ne jamais revenir à la cour, tantost ordonner qu'on me jette dans un monastère; et enfin mille autres choses dont le sommeil a accousLumé de travailler les esprits inquiets et appréhensifs. » Le. mien est de ce nombre, madame, et je voudrois pouvoir me reprocher qu'il fust moins éclairé et ne vist pas de si loiiig les désordres qui peuvent arriwr à ma fortune. Je ne me rendrois pas malheureuse devant le temps, et me confierois en- la bonté du Roy ; je demeurerois dans la croyance que, quoiqu'il survînt, il auroit du temps suffi- samment pour assurer l'establissement des maisons de ses enfans et de la mienne. J'ay tous les besoins du monde de votre assistance et de votre sage conseil, et je m'en suis si bien trouvée que je vous conjure de m'ayder à sortir de ce mauvais pas. 11 y va quelque chose de vostre intérest, vous n'en doutez pas, puisque je procureray sans cesse votre avancement, et que vous avez et aurez toujours occasion de reconnoistre que je suis, madame ma très-chère, vostre trè^-fidèle amie et servante. » La duchesse de Vau jours *. » Cette lettre curieuse provient, quant à sa composition, • On voit, dans les Lettres et pièces rares et inédites^ publiées par M. Maltor, p. 320 et suivantes, cette lettre supposée que la duchesse de La Yallicre au- rait écrite à 11"= de Montausier, au sujet de l'érection de Vauxjours en du- ché-pairie. Le manuscrit sur lequel M. Matler a copié cette lettre se trouve à la bibliothèque de Munich; Cod. Gallic, 307, in-4». On lit sur le premier feuillet de la copie, ces mois Paraphé lé 21 novembre 1670. De la Reynie. Thubeuf, » preuve officielle que la pièce avait été poursuivie. Elle est intiln- lée Lettre de j¥°>e la duchesse de Vauxjours à M"'" de Montausier sur le sujet dn don qui Iwy a esté fait par le roy de la dtiché de Vaujours. — W. P. Clément, à qui nous empruntons ces ryiseignements sa Noiice sur M""' de La Vallière , à la lin du t. 11, fait remarquer que celle lettre est citée dans le volume CLVllI des Mélanges CUrambauU, Mbs. de la Bibl. imp., p. 3201. 496 MADAME DE LA VALLIÈRE d'un personnage du temps. M""^ de La Vallière n'aurait pas, ainsi, jeté elle-même, au gré du vent, les craintes qui op- pressaient son âme, à l'heure même de sa plus grande élé- vation. Mais la lettre supposée, rédigée avec les éléments pris dans la situation, permet, à distance, d'interpréter, d'après les préoccupations publiques, les sentiments qui ani- maient la nouvelle duchesse. Le serpent de la méfiance venait la piquer, lorsqu'elle semblait atteindre le sommet de la félicité. On voit tout dans cette lettre révélatrice la crainte, l'attente, la honte, un remords mal étouffé; on dé- couvre les tortures de ce nouveau paradis de délices, la lame froide et cruelle du soupçon qui traverse le cœur, ces coups d'oeil jetés sur un avenir qui effraye, ces éventualités peu rassurantes, cet aveu que l'on commence à se faire à soi- même, qu'on est perdu ici-bas aux yeux des hommes ; que tout dépend d'un fil, d'une vie fragile, d'un boulet lancé de quelque ilace, de Lille ou de Tournay. Étranges joies, celles de M"^ de La Vallière, dans sa promotion à de nouveaux honneurs, elle qui avait rêvé de s'épanouir dans un amour sans ombre, de posséder, selon l'expression de Dante, Senza brama, sicura ricchezza '. La poésie des belles années de Blois s'était, hélas ! enfuie bien loin. Enfin, M"' de La Vallière, parvenue à être du- chesse, mesure le chemin parcouru. C'était l'heure des aperçus rétrospectifs, des regrets, des remords. Heure de mélancolie immense. Elle était toute battante d'or, comme s'exprimait iM"^ de Maintenon, sous ces toilettes magnifiques de duchesse. Enfin, la réalité se fait jour et la conscience parle. C'est que le bonheur n'est pas long dans une situation illogique et mauvaise. 1 J^osséJcr sans crainlo les ri^•lles^es qui ne piuvfiU t'-tre CHAPITRE SIfFflÉME 497 M""' de La Vallière était arrivée de province avec ses idées chevaleresques sur les filles d'honneur, telles qu'elles étaient sous Catherine de Médicis, sous les Valois, sous Henri IV. Elle savait que la reine et les princesses s'oc- cupaient des filles d'honneur comme de leurs enfants ou de leurs sœurs ; les reines choisissaient, pour elles, comme mari, un nohle et beau gentilhomme, parmi tous ceux qui s'étaient distingués aux combats, dans les carrousels, en por- tant les couleurs de la demoiselle aimée discrètement der- nier vestige des temps de chevalerie, dont Cervantes avait chanté, en les précipitant, les funérailles 1 M™^ de La Val- lière avait espéré donc une vie régulière, modeste et ho- norée , sous l'empire des lois conjugales. Un homme d'un grand égoïsme et d'un grand prestige, qui avait dans les veines du sang autrichien et espagnol, qui s'était nourri de romans, en décida autrement, et M""* de La Vallière vit bientôt à terre l'échafaudage de ses premières espérances, et les ruines entassées par le dono infelice di bellezza. Elle avait connu, en son temps, le mot delà reine à M"" de Montausier ^k Je sais plus qu'on ne croit ; » déclaration de clairvoyance et de douleur cachée dans son âme, que Marie-Thérèse avait jetée à M""^ de Montausier, à l'occasion delà décadence commencée, de l'abandon relatif de M°"^ de La Vallière, et de la prise de possession du cœur de Louis XIV par M""^ de Montespan. Toutefois, ne semble-t- on pas pouvoir compter encore sur le présent? Le 2 octobre 1667, la duchesse de la Vallière donnait le jour au comte de Vermandois. Cela se passa, dit M"^ de Montpensier, avec les mêmes précautions que pour la fille ; tout le monde soupçonna ses couches ; on le sut, et elle voulait qu'on n'eût rien appris. Après tous ces mystères, il fut légitimé au par- lement de Paris, sous le nom de comte de Ver'mandois, et la fille sous le nom de W^^ de Blois. Ils furent mis entre les mains de M"^ Colbert, où ils ont été élevés. » Mais aux jours de prétendu bonheur et de confiance avaient 32 498 MADAME DE LA VALLIEHE succédé des jours de doute et de crainte, remplacés enfin par la plus terrible des certitudes. M™*' de La Vallière n'était plus aimée. Elle put être trompée quelque temps; mais il était impossible de prolonger l'illusion. La nouvelle incli- nation du roi eut bientôt trop de publicité ; et les forfante- ries du marquis de Montespan, furieux de la conduite d sa femme, un trop grand éclat. D'ailleurs la nouvelle du- chesse s'en était expliquée avec le roi; elle s'était plainte, avec un accent passionné ; et Louis XIV lui avait répondu, avec toute la sécheresse de la absolue, ce mot impi- toyable, qu'il avait déjà dit à sa mère Qu'il ne voulait pas être gêné et qu'il n'aimuil pas pi'on le contrariât. » Il y a une lumière dans le désenchantement. Quatre ou cinq faits étaient venus dans les dernières années, pré- parer le réveil de M""-' de La Vallière. Anne d'Autriche avait fait entendre à son fils un langage qui ne fut pas écouté au moment môme, mais dont la portée se fait sentir, lorsque la raison retrouve son empire et il est à penser que la jeune duchesse dutprendre sa part des pieuses remon- trances de la reine mère affligée. Lorsi^ue la reine mère mourut, il était également inévitable que cet événement ne donnât des idées sérieuses à M™'' de La Vallière. Les funérailles d'Anne d'Autriche ne furent pas les seules en 16GG ; une autre sainte existence s'était éteinte. M'°'^ la du- chesse de Montmorency mourut le 5 juin, à Moulins. Le peuple, en regardant sa dépouille mortelle à travers les grilles du couvent, criait que c'était la sainte qu'ils voyaient *. Il est plus émouvant qu'on ne veut le dire, de voir partir de ce monde ces nobles femmes, doflt la vie a été un tissu de pureté, de charité et de patience. Et, dans cet ordre d'émo- tions, la seule attitude digne et fière, résignée et souffrante 1 Voir une Vie de ta duchesse, imprimée i'i Taris en lC8i. M"" de Monlmo- rency avait vécu dans le mariage; elle mourut dans le cloître; elle avait été un modèle pour les jeunes filles, pour les femmes mariées et pour les reli- gieuses. Elle porta dans les dillVrents étals, un esprit convenable et une con- duite juste. CHAPITRE SEPTIEME 499 do Mario -Thérèse, ajoiiLait aux impressions de M'"e de La Vallière. L'opinion publique avait également fait entendre ses ré- clamations, d'abord d'une manière timide, plus tard avec amertume*. On imprima en Angleterre et en Hollande de nombreux pamphlets, qui, à travers les mensonges et le persillage, ne laissaient pas de révéler un état, une situation intolérable. La plume mordante • de Bussy-Rabutin sus- citée par la justice populaire, vint flageller le monarque et sa complice. Moins exagéré, plus respectueux de la dé- cence, il aurait peut-être moins amusé cette partie de la nation qui a soif d'anecdotes scandaleuses ; mais il eût, à coup sûr, plus touché ceux qu'il raillait avec la viru- lence moqueuse de Juvénal. M""*^ de La Vallière était traînée dans la boue, réduite presque au vil rôle des courtisanes de l'antiquité. Comment ne pas sentir douloureusement ces coups de l'opinion 2 ? Il y avait une chose plus grave ; le mauvais effet des in- trigues amoureuses de la cour commençait à affecter les classes moyennes des provinces. Un bourgeois de Reims, qui a laissé des Mémoires, raconte les caquetages que l'hu- miliante élévation de M™"^ de La Vallière produisait hors de Paris. Il disait, à la date du mois d'août 1665, que les per- sonnes qui avaient été exilées de la cour, à cause de la dame Vallière, venaient d'y être rappelées, pour ôter le scandale, qui courait parmi le peuple pour telle chose frivolle. » — ' • Il est constant, disait un pamphlétaire inspiré par l'envie, que M""^ de La Vallière n'étoit pas d'une extraction fort noble. Ses ennemis avoient ac- coutumé de dire, après que le roi l'eut fait duchesse, qu'il n'y avoit que quelques mois qu'elle ëloit roturière; et Madame qui avoit été jouée par le roi à son occasion, ne l'appeloit jamais que la petite bourgeoise de Tours. » * Quoi de plus triste pour une nature au fond vertueuse, que de savoir, qu'on est regardé au dehors comme une femme de mauvaises mœurs, comme une prêtresse du désordre. — Un jeune homme disait à son camarade, au sortir du tliéàtre Vois-tu, mon bon..., les comtesses. . . elles sont toutes comme cela. » — La pièce mettait en scène une mauvaise femme. La Vallière avait à redouter d'être enveloppée ainsi dans un mépris universel. 300 MADAME DE LA VALLIKHI- Cette dame Vallière, ajoulail-il, osl accorLe, ••omplaisante, et belle et gaillarde ^ » Lorsque M""' de La Vallière se vit l'objet des satires du public, elle fut obligée do s'avouer qu'elle méritait, jusqu'à un certain point, ce supplice. Et, dès cette époque, comme s'il s'agissait d'un être abstrait, elle chercbait dans sa fierté Idessée quel avait été le premier principe de ses dévia- lions. Claude Lequeulx rapporte qu'elle rapprocha deux faits qui se trouvent, par concomitance, dans les lois mys- térieuses de l'économie morale orgueil et défaillance des mœurs. Dans sa jeunesse, ou plutôt dans sa tendre adoles- cence, le démon de la vanité avait par^é, un instant, à son âme, c'en était assez pour la duchesse. Elle voyait, dans l'accueil fait par elle au témoignage éclatant que Gaston d'Orléans avait rendu à la régularité de sa conduite, et qu'elle avait savouré avec orgueil, l'origine mystérieuse d'où étaient nés tous ses désordres. Elle se redisait le raffine- ment de complaisance vaniteuse avec lequel elle avait ac- cueilli ces compliments; elle pensait retrouver dans cette secrète présomption, à laquelle elle s'était livrée, l'explica- tion des jugements providentiels. Parce qu'elle avait voulu monter haut dans sa propre estime. Dieu avait permis, se disait-elle, qu'elle descendit si bas ^. Au fond, l'histoire de M"" de La Vallière est proprement l'histoire d'une âme, et l'on se demande si le cœur d'une femme aimée illégitimement ne doit pas se lasser à la longue, * Bcmensiana, in-32, Reims, 1840, p. 289, 2 Elle a avoué depuis, dit Claude Lequeulx, que ce témoignage éclatant rendu à la régularité de sa conduite fut pour elle une blessure mortelle. Elle était persuadée }ue par une terrible punition oe Dieu, les sentiments de com- plaisance en elle-même qu'elle en conçut, furent la cause funeste de ses malheurs et de sa cliute. — En effet, voici ce que disait M"° de La Vallière après sa conversion Si dés mes premières années, je m'tilais consacrée au service de Dieu, j'aurais acijuis la douce habitude de glorifier son saint nom sans qu'aucun objet eût pu me distraire de mon Seigneur et de mon Dieu; mais loin d'écouter sa voi\ ]ui se faisait entendre à mon cœur, j'ai mis ma cunliaiice eu iiioi-mcme et, les richesses de sa grâce ont fondu dans mes mains. • CHAPITRE SEPTIÈME 501 ne serait-ce qu'en vertu de cette justice lente, à l'état latent, que le ciel a mise jusque dans un cœur troublé, et qui finit par rendre à chacun selon ses œuvres. Molière a beau dire Et serail-ce un bonheur de respirer le jour. Si d'entre les mortels on bannissait l'amour ! Non, non, tous les plaisirs se goûtent à le suivre Et vivre sans aimer, n'est-ce pas ne pas vivre ? » Cette rhétorique de Molière, impuissante et usée, n'em- pêcha pas Ce portrait, que l'on conservait au château de Versailles, a été gravé par Nanteuil. * Ainsi passe la gloire du monde. 504 MADAME DE LA VALLIÈIU- chir ; el il fallut bien que cette femme se posât enlin la juestion de conscience. Qu'en disait M'"*-' de La Vallière, avec son primo amor del cor mio ? Qui ne conviendrait que dans ces quatre ou cinq années de rivalité nouvelle, non plus avec la reine, mais avec M""" de Montespan, rivalité tantôt ouverte, tantôt dissimulée, M""" de La Vallière manqua de dignité ? Sa faiblesse de caractère l'entraîna à un rôle étrange. Mais elle se réveille en 1671, elle disparaît, quitte la cour et se transporte, comme il a été dit, au couvent de Ghaillot, dont elle fut ramenée. C'était un mouvement de conversion, un instant interrompu, mais qui devait se^ développer et grandir ^ Bossuet allait offrir son concours à la reine et à la duchesse de La Vallière. C'était la deuxième année que l'évêque de Condom était précepteur du dauphin. N'avait-il, comme évoque catholique, aucun devoir envers la compagne de Louis XIV, dont la condition d'épouse était si triste? Quand un prélat ne se montre qu'environné des maximes et des lumières du christianisme, il est sûr d'entraîner et de subjuguer les esprits. Il était digne de la reine d'avoir un pareil avocat. Et quel homme, au xvn siècle, pouvait avoir un sentiment plus élevé de la dignité chrétienne du ma- riage et comprendre la portée sociale de l'échec queLouisXIV lui faisait subir? N'était-il pas, en France, un des plus pénétrants interprètes des doctrines de saint Paul ? Qui clait plus convaincu que Bossuet que le mariage est d'ordre sacré; et que s'il était d'ordre purement civil, il perdrait toutes ses splendeurs? Bossuet n'avait-il pas maintes fois, à la suite de saint Paul, représenté l'amour du céleste chef pour son corps mystique ou l'Église, comme le modèle du mariage terrestre et du pur amour avec lequel l'homme et la femme doivent se donner l'un à l'autre? N'avait-il pas expliqué comment ' Depuis le retour de Cliaillut, la duchesse de La Vallière vivait plus reti- rée qu'à l'ordinaire et l'on remarquait qu'elle s'habillait Irès-modestement. [Mémoires de i>i" de Monlpensier. CHAPITRE SKPÏIEMK 305 le mariage chrétien produit dans l'homme le sentiment de sa valeur et de sa dignité ? Le mariage est comme une Kgiise en petit, il forme le germe d'où sortira d'aLord et se JL'veloppera l'Église domestique. Les diverses Églises domes- iques constituent une chrétienté, et l'ensemble des chré- tientés foi-me le grand édifice de l'Église chrétienne univer- selle, l'épouse, le corps du Christ. Le mariage donne donc à l'homme la conviction que l'individu, dans la société con- jugale, est quelque chose de meilleur que l'individu isolé ; qu'il fait partie d'un tout plus saint et plus élevé, d'une alliance dont le modèle n'est autre que l'union de l'Église avec son Sauveur. Voilà la doctrine de Bossuet. Mais on pourrait se demander et on a demandé depuis, si Bossuet, inconséquent avec lui-même, ne demeurait pas l'indifférent et inerte spectateur des attentats continuels qu'on commettait sous ses yeux contre la loi du mariage. On a même demandé, en thèse générale, comment des évê- ques d'une grande piété et de grandes lumières, tels que Bos- suet, Fléchier, Fénelon, pouvaient demeurer au milieu de cette cour où régnaient l'adultère et la concupiscence, les mauvais désirs et de si tristes scandales*. Mais les grands évêques restaient à la cour, malgré ces scandales, parce qu'ils s'y donnaient une mission à remplir-, ils savaient que dans l'âme de tous ces hommes passionnés et de toutes ces femmes pécheresses, il y avait deux parts bien distinctes, celle de l'entraînement et de la fougue des passions ; puis la croyance, l'aiguillon du remords, la foi et la crainte que les récompenses et les châtiments de l'autre vie inspiraient à tous. Ils ne désespéraient jamais de la conversion du pécheur, dit un historien, de ce besoin du salut qui était dans toutes les ' Lamartine, après avoir flétri avec amertume, les de'sordres de la cour de Louis XIV, ajoute avec une visible exagération, que les ministres, môme les plus sévères de l'Église, vivaient dans cette atmosphère de faiblesse qu'ils se voilaient seulement le visage pour ne pas voir ces inconvenances contre leur habit. 506 MADAME DI- LA VALLlERli âmes ; et les dogmes catholiques avaient pour cela des grâces infinies. Il y avait pour préparer ces solennelles conversions et ces repentirs, le Carême, les Pâques, l'Avent, les fêtes de Noël, sans compter les époques extraordinaires, telles que le jubilé; les confesseurs reprenaient leur ascendant. Si l'Avent était prêché par Bourdaloue devant le roi et la cour, si le Carême était fourni par Bossuet, des paroles graves re- tentissaient jusqu'au fond des entrailles de l'auditoire. Elles obtenaient presque toujours de bons résultats, un hommage à la morale parla cessation au moins momentanée des scan- dales. Si les passions mauvaises l'emportaient encore, les •coupables se souvenaient de leur salut; plus tard l'Église re- [irendrait ces âmes égarées ; elle ne désespérait pas d'elles. Nulle occasion n'était perdue pour les évêques ; une oraison funèbre racontait la vie tout entière de celui qui était là, étendu dans le sépulcre, et du sein de la mort s'élevait le can- tique du repentir; le cadavre secouant son linceul venait dire les vanités de la chair. Fléchier, Bossuet surtout, étaient admirables dans ces oraisons funèbres qui osaient châtier ces coupables, grands et petits. Une prise dévoile était encore l'occasion d'un de ces admirables tableaux des plaisirs impuissants du monde pour produire le bonheur, et de ces raille voix célestes de la vertu qui entraînaient l'innocence vers les joies infinies de la solitude et de la piété, ou pro- clamaient le bonheur de la pénitence * . On attendait donc que Bossuet, sortant de ses grandes synthèses, vhit dénouer la querelle pendante entre les deux femmes qui nous occupent. Sans doute, il ne pouvait que prononcer discrètement le nom de la reine , dans ces dé- bats orageux de la conscience ; mais on voit par un de ses discours, comment il appréciait la position et sa complexité. Il a dit son sentiment sous une forme générale, alors qu'il caractérisait la femme prudente des livres sacrés, à l'occasion ' M. Caji-'llgiu', Vie de M'"'' de La l'dllière. CHAPITRE SEPTIEME 507 lo Marie-Thérèse. Il ne faut pour l'entendre, dit-il, que considérer ce que peut dans les maisons la prudence tem- i rée d'une femme sage pour les soutenir, pour y faire fleu- rir dans la piété la véritable sagesse, et pour calmer des ons violentes qn'une résistance emportée ne ferait qu'ai- On a émis, sur le compte de Marie-Thérèse, jiiLiements contradictoires. La reine mère, Anne d'Autriche, iiouvait que Marie-Thérèse n'était pas assez tolérante pour les faiblesses de Louis XIV ^; beaucoup de modernes disent m contraire, qu'elle endurait avec une grande facilité les !ii-ences du monarque ^, sauf à ajouter qu'elle pleurait t'njours, sans expliquer l'origine de ses pleurs. Ne faut-il [is s'en rapporter au sentiment de Bossuet prenant un mi- liLMi, et nous affirmant que Marie-Thérèse faisait tout ce pTelle pouvait humainement, pour ôter tout prétexte il iloignement à Louis XIV, puisqu'elle avait cette pru- il Mice patiente et vertueuse » qui calmait des passions vio- qu'une résistance plus emportée n'eût fait qu'aigrir l;ivautage? Mais il était temps que Bossuet intervînt d'une manière l'Ilicace, et prêtât son ministère à M"" de La Vallière elle- inôine; il était temps de voir la duchesse, dont le cœur rencontra quelqu'un qui ne la valait pas , sortir d'une vie non définie, mettre la main à l'œuvre et travailler à se I 'lever de sa chute. Trois questions se dressèrent devant l'Ile, en l'année 1673 la question de situation temporelle; 1 'lie de la justice divine à satisfaire ; la question de réhabi- litation sociale. L'évêque de Gondom l'aida puissamment ilans la solution de toutes trois, et contribua au dénoûment. La question de situation, parce que dans un changement lo vie, tel que l'impliquait le désir de M""^ de La Vallière, l'âme se posait avec anxiété le problème de savoir que devenir. • Orais. funôb. de iMarie-Thérèse. = Mémoires de M""= de Motteville. ' M. Hippolyle Babou, dans les amoureux de M"'- de Sévigné, et autres. 5i»8 MADAME DK LA VALLIERE On iisail qu'elle pouvait être aimée encore; on parla de plu- sieurs propositions de mariage * ; mais ou ignorait, avec ces combinaisons vulgaires, ce jui lermentait dans cette âme exquise. Elle n'en était plus à rêver d'être aimée; elle n'avait plus la niaiserie de croire à une éternité terrestre de sourires, de ces sourires qui éclairent la nature, disent les romans. La juestion de justice divine se réveillait surtout, parce qu'elle avait dans l'àme de M'"^ de La Valliôre des échos retentissants. 11 ne manquait pas, autour de cette femme, de personnages qui n'eussent voulu, dans le mouvement de re- traite delà duchesse, que des proportions mesquines et hour- gooises. On lui aurait conseillé de porter sa tente ailleurs, et de jouir d'une façon épicurienne, de la fortune qu'elle avait acquise. Bossuet ne pouvait abonder dans ce sens ; et M"'' de La Vallière, avec le tact des choses religieuses, n'oubliait pas que par delà les préoccupations temporelles, nous portons, à l'égard de la justice divine, le poids redou- table de la responsabilité de nos méfaits, 11 y avait à expier ces fêtes de Fontainebleau, de Ghambord, de Ver- sailles, de Saint-Germain ^^, ces échanges devers, ces préé- ' On parla du duc de Lauzun, du duc de Longueville, qui, disait-on, au- raient irigud d'épouser M"» de La Vallière. Les plus dévots de la cour, à la tète desquels était le duc de Beauvilliers, exhortaient M°"= de La Val- lière à donner un grand exemple. D'autres moins sévères, lui con,-cillaient de se retirer simplement dans une communauté, comme M"" de la Motte, pour y vivre religieusement, mais sans engagement. La mère de M"» de La Vallière aurait désiré qu'elle tînt son rang et sa maison avec elle, et qu'elle élevât ses enfants sous ses yeux ; mais le roi, qui ne l'estimait pas, ne la croyait point propre à sauver la réputation de sa fille des dangers d'un pareil état, et celle-ci pensait elle-mèni,' qu'il lui fallait des liens qui l'attachassent irrévocablement à la vertu. On lui proposa donc de choisir, en prenant le voile, un ordre où elle pourrait parvenir aux dignités que le cloître n'exclut pas. Elle répondit modestement que n'ayant pas su se conduire elle-même, elle ne devait pas songer à conduire les autres. » 11 se présenta des mariages, comme il a été dit; mais le duc de Saint-Simon soupçonne à Louis XIV cette pensée orgueilleuse » qu'après avoir été à lui. M"»" de La Vallière ne devait plus être à personne qu'à Dieu. • — Voyez Anquetil, Louis XIV, sa cour, etc., t. i, p. 128. ^ Reconnaissons que M" de La Vallière porta à la cour ce cœur extrême- ment tendre et sensible, dont elle parle si souvent dans ses lettres. Celte CHAPITRE SEPTIÈME JJ09 m inences obtenues au détriment de la reine, ces violations ili's lois morales. Mais comment acquitter cette dette, et sous quelle forme? La question de réhabilitation sociale pesait aussi dans la Le monde a des bizarreries dont on a droit de se l»laindre, mais avec lesquelles il faut compter pourtant. Tour à tour tolérant et difficile, il est le premier à passer l'é- [•onge sur bien des infamies, et à se montrer sévère à l'excès i];ingereuse sensibilité, si utile cependant et si favorable quand elle se porte Ylifs des objets dignes de l'affection d'une âmeimmortelle faitepour posséder Dieu, la séduisit et la trahit. Elle plut à Louis XIV. Elle-même osa concevoir pour son roi des sentiments que les belles qualités de ce prince firent naître 'lafis son âme, que le respect et le devoir auraient dû lui interdire, qu'elle aurait voulu pouvoir se cacher à elle-même, et qu'elle n'eut pas la force et la prudence de dissimuler. » Vie pénitente de AP^' delà Valliére, par l'abbé Claude Lequeulx. Les violences, les combats que M" de La Vallière sup- jiurta au dedans d'elle-même, dans les premières atteintes de son cœur, sont altistes par le même écrivain ; il est constant qu'elle eut plus d'une année il lésislance et de combat entre son devoir et sa faiblesse. Si cette malheu- !• victime de sa propre sensibilité se laissa aller à ces funestes engage- inints qui allaient porter tant de troubles dans l'intérieur de la cour, il faut iliie que» c'est sans art et sans étude • qu'elle avaitsubjugué Louis XIV. Ibid. iornme la manie d'écrire en vers était répandue à cette époque, Louis XIV el M" de La Vaflière a; employé cette forme, au temps du règne de la lille d'honneur de Henriette, alors que l'un et l'autre se promettaient ce que lu poéie raille avec une amertume immense Se promettre de rendre une autre vie heureuse ! Une seule est si douloureuse ! > Tantôt le roi envoyait une chanson, avec un bouquet de fleurs V. chap. IV, Tantôt M" de La Vallière répondait par une épître versifiée dans laquelle elle disait avec vivacité qu'elle pensait à Louis XIV avec un plaisir extrême, » et qu'elle regardait comme bien amoindris Les plaisirs sans ce qu'on aime. " D'autres fois, cette muse de mélancolie affectueuse adressait au roi, des tirades d'un grand charme de pensée et d'un sentiment exquis ; comme par exemple, ces vers cités dans un chapitre précédent, quand, après une ilia^se à Fontainebleau, ou Saint-Germain, s'étant trouvés l'un l'autre sépa- ra s par accident, le roi lui avait écrit sur le blanc d'une carte à jouer, qui élait un deux de carreau. M"" de La Vallière, se servant d'un deux de cœur lui envoya sur-le-champ la réponse qu'on a déjà citée au chapitre quatrième, où l'on trouve à la fois la grâce et l'esprit. Voyez le chapitre IV. Un raconte également, d'après une tradition locale, qu'à Ghambord, M"'' de La Vallière demanda le sacrifice des vers si connus de François I"'. Voyez le ohap. V'-. olO MAOAMK Di- LA VALLIKHI' envers des êtres plus faibles que niécliauts, plus entraînés jue provoca'teurs. On opta pour les moyens héroïques de réhabilitation. Une lois l'idée d'entrer au cloître et de se vouer à une vie austère entrée dans l'esprit de M"'*' de La Vallière, elle ne devait plus en sortir. L'exécution pourra présenter des lenteurs; mais la rupture complète avec le monde, la rupture totale, éternelle avec la société temporelle pour se vouer à une vie de repentir, telle fut la satisfaction que la jeune duchesse, dans la splendeur de ses vingt-neuf ans, crut devoir offrir à la société humaine dont elle avait offensé les convenances et les lois. Les écrivains de l'école moderne ne tiennent pas toujours compte de ces trois éléments qui expliquent la révolution accomplie chez M'"'^ de La Vallière. Soit' distraction , soit faute du milieu intellectuel qui nous est fait, des cri- tiques et des historiens, d'ailleurs judicieux, ne compran- nent en aucune sorte le sentiment qui tenait le plus de place dans les esprits aux siècles de foi religieuse", savoir la justice de Dieu. On a déclaré de nos jours, avec bonne foi , qu'on ne pouvait pas s'expliquer que le couvent eût une raison d'être quelconque dans la société ancienne '. D'autres, sans être aussi radicaux, et sans rester étrangers au cercle des idées catholiques, assignent, à l'existence du cloître, dans ses rapports avec le cœur humain, un rôfe tan- tôt mesquin, tantôt très-incomplet. On voudrait laisser aux femmes, dit un écrivain considérable de ce temps-ci, les pardonnables défaillances de la passion irrésistible à l'homme, digne de ce nom, on demande une lutte plus vi- rile et d'autres exemples. i\lais la Vénus païenne, celle qui s'attache tout entière à sa proie, comme l'a dit le poète, ne fait pas ces différences; et l'expérience nous apprend qu'il ^ Quelqu'un, en 1819, faisant dans un journal une réclame en faveur de l'eau de me lisse des Cannes, ajoutait, quel aveu dans un siècle éclairé! qu'il ne comprenait pas quelle place les ordres religieux pouvaient avoir dans la société ancienne. CHAPITHE SEPTIÈME - 511 n'est de guérisoa à ces maladies ou tout au moins de dénoû- ment à ces romans de l'amour désespéré, que dans les murs d'un cloître. Le roman de Manon Lescaut ne finit pas Des Grieux reste. — Mourir à Gondokoro, comme le héros d'un roman de M. Du Camp, ce n'est pas une vraie fin, c'est un coup de théâtre. Avouons-le, la sœur de René finit mieux, et, d'une façon plus tragique, dans sa sainteté même. Le comte de Comminges, sous son capuchon, avec son cilice, a meilleur air. Je ne demande pas à M. Du Camp, et pour cause, de mener ses personnages au couvent. Mais voilà les vrais martyrs de l'amour désespéré ! Ils ont mis Dieu entre leur désir et leur idole i. » De tels points de vue, ré- pétons-le, sont historiquement et philosophiquement défec- tueux. Le cloître n'était pas seulement l'ancien refuge des cœurs blessés ; la détermination à la vie claustrale n'était pas une démarche purement négative; elle était quelque chose de positif; par un aspect, elle était la guéri- son du cœur malade, et par un autre, elle était dans l'homme la grande préoccupation de la justice de Dieu. Et voilà bien la lacune de l'esprit moderne. Quand l'homme s'est égaré, quand il a été plus ou moins inique en ce monde, on oublie, par une distraction déplorable, qu'il y a quelque chose à faire envers la justice éternelle. — M™^ de La Vallière ne l'oublia pas. ' Réflexions de M. Cavillier-Fleury, de l'Académie française, à propos d'un roman de M. iMaxime du Camp. — Il ajoute, au même endroit De not, jours, je le sais, on ne conseille le cloître à personne. Un homme dans la force de l'âge, n'entre plus en religion, comme Rancé, pour y pleurer M"e d' Monlbazon. Oratoriens, Dominicains, Jé-uites, les Lacordaire, les Ravignan, les Gratry, ne se vouent à la vie cloîtrée que pour retrouver dans une forle discipline, l'action énergiijue qui est le devoir de tous les membres de la société humaine. Personne n'a plus le droit d'échapper à cette loi. Le suicide de l'esprit est presque plus coupable que celui du corps. L'un prend à Dieu plus que l'autre. Gomme refuge de la douleur ou de l'impuissance morale, les cloîtres ont fait leur temps pour les hommes. Ils étaient autrefois, dans les romans d'amour, les plus beaux des dénoùments. Où le stoïcisme lui-même est sans force, où la massue d'Hercule se change en quenouille, le christia- nisme Iriompbait par le renoncement, par le sacrifice. » rjl2 MADAMl* lF. \A 11 y a également malentendu sur la question de réhabili- tation sociale que se posa M"" de La Vallière, et l'illustre auteur du livre sur la duchesse de Longueville est une frappante preuve dos préoccupations exclusives auxquelles peuvent s'abandonner des esprits éminents. Une nuance fondamentale séparait, on le sait, les premiers protestants d'avec les catholiques, sur la question théologique de la jus- tification, ou réconciliation de l'âme pécheresse avec Dieu. Selon le protestant, il suffisait que l'homme, pour la répa- ration de sa conscience, ^ cessât, interrompît ses désordres ; selon le catholique, il fallait, outre la cessation du désordre, une expiation, une réaction énergique contre le passé, une punition personnelle. Or il est arrivé à M. Cousin, par suite de son engouement historique, de comparer M" de Longueville à M" de La Vallière, et de se montrer protes- tant dans sa manière de comprendre la réhabilitation. Ne nous laissons pas abuser par ces fausses et sophistiques exposi- tions des choses, qui altéreraient la vraie grandeur de M"^de La Vallière. Elle eut un sentiment vif et profond de la justice divine ; et voilà pourquoi ses longues expiations, ses longs renoncements font sa réhabilitation et sa gloire. Lisons cependant le parallèle de M^^^ de Longueville et de M""" de La VaUière, tracé par cette belle plume de M. Cousin; d'au- tant plus que la comparaison est prise à la ibis dans la vie séculière et dans la vie pénitente de ces deux femmes, qui, toutes deux, ne vécurent, après leur conversion, que pour le devoir et le repentir, s'efforcant de mourir à tout ce qui naguère avait rempli leur vie, les soins de leur beauté, les tendresses du cœur, les gracieuses occupations de l'esprit, et gardant, néanmoins, ce que jamais elles ne pouvaient perdre, un angélique visage, et une grande délicatesse d'âme et de caractère. Nous ne croyons pas rabaisser M"'- de La Vallière, en comparant avec elle M'"'' de Longueville. Il est certain que les amours de M"'' de La Vallière sont bien au- trement touchantes que celles que nous aurons à raconter. CHAPITRE SEr'TIfMl M"' de Montpensier ne consigna pas, dans ses Mémoires, de grands détails sur cette affaire voici ce qu'elle en dit Comme M'° de La Vallière n'a jamais été autant de mes amies que M™" de Monlespan, j'ai oublié plus volontiers ce qui la regarde. Depuis qu'elle était revenue à la cour, du cou- vent de Chailiot où elle n'avait été que douze heures, elle avait mené une vie plus retirée qu'à l'ordinaire; elle faisait comme une personne qui se vou- lait retirer tout à fait ; elle s'iiabillait plus modestement. Je devais avoir dit qu'elle avait eu deux garçons, dont un était mort de la peur qu'elle avait eue d'un coup de tonnerre... Je crois que l'on s'en consola, aussi Lien que du dessein que la mère avait pris de se retirer tout à fait. • On disait que la lettre qu'elle avait écrite au roi lorsqu'elle s'en alla ;'i Sainte-Marie, était de la façon de M. de Lauzun, qui la lui avait faite, et qui croyait rallumer l'amour du roi par cette retraite. Le maréchal de Belle- fonds, qui est fort dévot, s'attacha fort à la voir; on croyait même qu'il lui avait indiqué le /ère Cazar pour la conduire, qui lui conseillait de se faire carmélite. » On disait que son dessein avait été de demeurer dans une maison où elle put vivre avec beaucoup de régularité et y faire élever ses enfants; on la trouva trop jeune pour cela, le roi n'en fut pas d'avis — On disait que c'était sa mère, qui y trouvait son intérêt, qui lui avait inspiré ce dessein. » M"" de La Vallière jouissait d'un gros bien, avec beaucoup de pierreries et de meubles. Depuis que le roi ne l'aimait plus, il avait couru un bruit que M. de Longueville en était amoureux; on le fit cesser bientôt. {Mémoires, 4* partie, Montpensier. 2 L'ordre des Carmélites est un des ordres religieux de femmes les plus sévères. C'est là qu'on mortifie le corps par une vie dure, les privations, les veilles, les longues prières, les cilices, les chaînes de fer. On sait que sainte Thérèse est la fondatrice ou réformatrice de l'ordre. S20 DE LA VALLIÈRE chasse la chasse de Fouquet par ses ennemis , pour le faire tomber au filef; la chasse de La Vallière, pour la livrer au roi ; les complaisants y travaillaient '. » M"'p de La Vallière fut prise ; et la seule différence entre 1G73 et 1G62, est que, d'abord, c'était l'étourdissement avec l'impuis- sance de penser ; tandis qu'à douze ans de distance, on pouvait penser etréflécbir. Et, à cette heure, la malheureuse duchesse proteste, avec sa nature, au Ibnd vertueuse, contre les séductions qui l'entraînèrent. Elle avait abjuré, depuis l'âge de dix-sept ans jusqu'à l'âge de vingt-neuf, les idées et les puretés de son adolescence. Mais elle trouvait en- îore, dans les ressources de son âme naturellement pudique, l'énergie de s'inscrire contre sa propre révolte et contre sa chute. Combien tout était changé pour M""" de la Vallière 1 Elle se souvenait des premiers sentiments de son cœur ; elle revoyait en imagination le château de Blois avec ses habitants, avec tous les souvenirs gracieux de la pre- mière jeunesse ; elle rêvait de son modeste château de La Vallière, avec sa belle foret qui le défendait des vents du midi, avec ses douces et tutélaires figures de parents. Toute- fois elle n'osait plus dire avec Dante Il bel ovile ov'io dormii agneîlo ? Ni avec Pétrarque Oie nutrido fui si dolfemcido. Pourquoi avait-olle quitté la province et le pays natal? Le meilleur sera toujours de vivre dans son propre milieu, terrain naturel des bonnes affections, qui n'auront pas à re- • Voici un excellent témoin, Mulicre, adressant aux résistances de M'i" de La Vallière, ces reproches de Montespan, s'acharnaient encore à prétendre que M'"" La Vallière n'annonçait une si étrange résolution que pour attendrir le roi, beaucoup d'autres s'en alarmaient; et Benserade vint dire à la duchesse, que sans prendre un semblable engagement, elle pouvait vivre partout avec autant de régularité que dans un couvent, et qu'elle devait rester dans le monde pour l'édifier. M"'^ Scarron, elle-même, la femme de haute raison, désapprouvait complètement le chois du couvent 522 MADAME DE LA VALLII^HE biographe a oljscrvé avec justesse que les humiliations et les douleurs du délaissement ne lui donnèrent jamais l'idée d'emJH-asser la vie religieuse. Mais lorsque commença à se faire sentir le besoin d'oll'rir un grand exemple, de faire à Dieu un sacrifice volontaire et réiléchi, et de ne point se donner à lui par désespoir, c'est qu'un autre ordre de con- sidérations était intervenu. Tant que son cœur l'ut souillé par une passion criminelle, la duchesse n'éprouva que le désir de se retirer dans la solitude. Mais quelle est la vision qui lui était apparue, quand elle se crut détachée des coupables attachements? La Palatine, lui demandant un jour l'explication de sa patience à supporter les humiliations de la cour Je fai- sais pénitence , dit-elle. — Ainsi, déjà, la duchesse de La Vallière, dont l'idéal terrestre était si tristement brisé, in- capable de vivre de la vie banale des femmes délaissées , avait cherché, au milieu même de sa passion et de ses éga- rements, l'idéal nouveau auquel elle demanderait de ne pas la tromper. Son sacrifice commença longtemps avant sa re- traite ; elle fit alors de toutes ses pensées, de tous ses actes, de sa vie entière, une sorte d'antithèse absolue, dirigée contre les souvenirs qui la poursuivaient. Ah! la mémoire! s'écriait-elle, la mémoire impor- tune! » p]t elle courbait son beau front, elle abaissait dans la poussière sa tête charmante, elle devenait la servante de sa rivale; mais son âme p'était point re]Osée; elle res- semblait aujourd'hui à la souriante Ophélia, le lendemain à la Madeleine en pleurs *. On a voulu savoir à quel moment précis l'idée de prendre des Carmélites. Mais la reine Marie-Thérèse n'était pas de l'avis de la future reine M"" de Maintenon. — Comment pourrez-vous vous acioutumer à de telles austérités, dit M°" de Maintenon à M"" de La Vallière ? » La reine au- rait pu suggérer la réponse, si, comme on l'a vu plus haut, Louise de La Vallière ne l'eût instantanément trouvée de Genlis, la cause occa- sionnelle de cette vocation serait assez dramatique. Quand la cour eut aban- donné le séjour de Saint-Germain, la douce et intéressante La Vallière vint y chercher la paix dont avait besoin son cœur si cruellement agité. Elle vou- lait racheter ses fautes à force de bienfaisance, et tâchait d'oublier, dit-on, ses malheurs en soulageant ceux des autres. Elle apprend un jour qu'un vil- lage, près de Saint-Germain, vient d'être en partie consumé par les flammes; elle fait prier le pasteur de ce lieu de se rendre auprès d'elle, pour lui re- mettre les secours qu'elle destine à ses malheureux paroissiens. Le curé se pré- l'ecclésiastique qui lui adonné les premiers principes rejigieux, et lui a tracé une ligne qu'elle a si mal suivie ? Ce qu'elle était autrefois, pendant sa pieuse adolescence, ce qu'elle fut depuis,' ce qu'elle est en ce moment, son innocence, ses erreurs, son repentir, tout frappe à la fois son esprit. Elle tombe aux pieds du curé, verse d'abondantes larmes, lui peint ses remords, ses tourments, et lui demande des conseils et des prières. Le pasteur ne voit d'asile pour elle que le sein d'un Dieu qui pardonne. La Vallière l'entend; sa résolution est prise; c'est au couvent des Carmélites, à Paris, que s'écouleront, dans la pénitence et les larmes, les jours qui lui seront encore réservés. Un artiste, M. H. Baron, a peint cette scène, que, Abel Goujon Histoire de Saint-Germain en Laye, Uulaure, dans son Histoire des environs de Paris, M" de Genlis, dans sa Vie de AP^" de La Vallière, sem- blent accréditer, malgré la petite invraisemblance qui s'y trouve. 524 MADAMI- DK LA VALLIKUE Strasbourg. Cependant, M™^' de La Valliôre, qui était re- mise de sa maladie et avait pu suivre la cour, écrivait de Tournay au maréchal de Bellel'onds, une lettre, datée du 9 juin 1673. Déjà cette tête et celte âme avaient fermenté, à l'issue de la grave maladie qu'elle avait eue dans les pre- miers mois de cette année, et les spectacles de Flandre ne durentqu'accélérer l'éclosion du projetde se retirer au désert. La duchesse vit la jeune reine, toujours négligée, toujours trahie. Elle vit les scandales de M™" de ]\Iontespan, contre la- quelle on eut de nouvelles preuves relatives aux sanglants outrages laits à Marie-Thérèse. Et M""** de La Vallière se voyait forcée de convenir que l'initiative de ces tristesses lui appartenait. Gela acheva- t-il de porter à maturité l'idée des Carmélites? On ne sait. Une lettre du 4 novembre 1G73, vient enfin tout éclairer, et nous renseigner sur ce qui se passa dans l'intervalle entre le mois de juin et le mois de novembre. La duchesse nous apprend positivement qu'à cette date elle est à peu près dé- cidée à se faire religieuse au couvent des Carmélites. Vous me donnez une grande joie de m'assurer que je serai reçue, quand j'aurai la force de me tirer d'ici, » écrivait-elle au ma- réchal de Bellefonds. Une lettre de Bossnet, du 25 décem- bre 1673, traite aussi ce chapitre delà vocation de M^^de La Vallière; il a vu plusieurs fois la duchesse, dit M. de Con- dom, et il la trouve dans les meilleures dispositions, qui, espère-t-il, auront leur effet. » Cette décision de la duchesse était un grand événement, et, à peine formée, la nouvelle s'en répandit avec la rapidité de la foudre. M""" de La Vallière écrit, en effet, le 21 no- vembre de cette même année, à son grand ami, le maréchal de Bellefonds J'ai vu, depuis votre départ, les personnes auxquelles j'espère aller bientôt me joindre pour toujours... J'ai vu M. de Condom et lui ai ouvert mon cœur; il admire la grande miséricorde de Dieu sur moi, et me presse d'exé- cuter sur-le-chami sa sainte volonté... Depuis les deux jours CHAPITRE SEPTIÈMK 525 que je ne l'ai vu, le bruit de ma retraite s'est si fort répandu, que tous mes amis et mes proches m'en ont parlé. » Elle écrit encore, le 6 décembre 1673 ic Vous serez surpris d'ap- prendre par d'autres que par moi les bruits qui courent dans le monde sur ma retraite aux Carmélites ; cela s'est publié depuis dix à douze jours, sans que j'aie rien fait que ce que vous avez vu avant votre départ. » ^ La jeune reine, étant partie intéressée dans ce débat in- time, n'avait aucun conseil à donner. Abandonnée à elle- même, on peut présumer de quel côté elle aurait penché , avec ses habitudes et ses doctrines sur les grandeurs mon- daines. Retirée dans la majesté de sa réserve, elle devait se borner à suivre avec sympathie et amour la crise régénéra- trice que traversait M""^ de La Vallière. Mais la reine et M""" de La Vallière étaient si bien faites pour s'entendre, sans cette lamentable passion, qui s'était jetée à la traverse. Dès le début, Marie-Thérèse reçut, par la faute de M""" de La Vallière, les plus terribles coups qu'un cœur de femme puisse recevoir ; €t cela dura sept ou huit ans. Autrement, ces deux femmes avaient une nature assez identique ; même naïveté d'âme, même droiture; cœur également chaud; même fond de foi et de tendresse religieuse. Aussi, quand on eut bruit à la cour de la détermination de M""^ de La Vallière de se retirer pour toujours derrière les grilles d'un couvent, la reine, qui avait ses assiduités à la rue du Bouloi, ne fut pas la dernière à entendre cette grave nouvelle. Son âme touchée s'inclina, se rapprocha; la réconciliation, sans être exprimée en formules extérieures, était consommée dans son cœur royal. Cette jeune duchesse de trente ans veut mourir, mais non mourir par le prompt suicide, arme des esprits malades, qui ne savent ce qu'ils font, ou des lâches qui ne veulent pas expier leur passé. Elle veut mourir d'une mort toujours vivante, d'une agonie sans fin ; elle veut la mort avec la lente souffrance , elle veut mourir au monde, à la cour, aux 826 MADAME DE LA palais somptueux, aux sociétés aristocratiques et brillantes, aux choses qui l'avaient enchantée; aux caresses, aux ap- plaudissements profanes. Comment la jeune reine n'aurait- elle pas été attendrie de tant d'héroïsme? Sa dignité la re- tint à l'écart ; mais elle pria pour celle qui, repentante de ses torts, songeait à se choisir une Thébaïde. fl fut décidé qu'après toutes dispositions prises, M" de La Valliôre se retirerait de la cour et ferait son entrée au couvent des Carmélites do la rue Saint- Jacques, dans le mois d'avril 1674. Un véritable intérêt s'attache aux derniers moments que M™^ de La Vallière passa avec la reine, quand elle dut prendre congé d'elle. On a trop oublié l'ensemble des éléments qui concoururent, au xvii'-' siècle, à nous donner M'"" de La Vallière avec son type de pénitente aimée et bénie ; on a trop oublié que la reine Marie-Thérèse a réagi sur M""*^ de La Vallière, sur sa détermination d'embrasser la vie du cloître ; et qu'ainsi nous devons à son intluence indirecte la Madeleine de l'Occident. L'histoire doit ici bien rattacher les eUets aux causes et faire la part de tous et de chacun. Si la duchesse de La Vallière sentit enfin un vent nouveau se lever, enfler ses voiles, si elle doubla son cap des tempêtes pour rentrer brisée et meurtrie dans l'Océan pacilique, on doit tenir compte du visage attristé de Marie- Thérèse pour comprendre ces résolutions finales de la du- chesse. Par conséquent, quand il s'agit des premiers actes que nécessitèrent sa conversion et la réalisation de ses idées nouvelles, il est indispensable de raconter sa dernière en- trevue avec la reine, alors que la future carmélite allait prendre congé de la société humaine; entrevue qui fut un de ces moments dramatiques et touchants, rares dans l'his- toire. La Vallière avait ]esoin de voireniin cette femme auguste, et d'entendre une parole do pardon et de pitié sortir de cette bouche qui avait exprimé longtemps contre elle de trop justes plaintes. Elle demanda en secret une au- dience particulière à Marie-Thérèse, à Versailles, selon les CHAPITRIi SEPTIÈME 327 uns, à Saint-Germain, selon d'autres ; elle reçut la permis- sion de se rendre au château, au déclin du jour. La peinture moderne a reproduit la cérémonie de réception aux Carmé- lites, et ce sujet a inspiré un artiste de mérite en lui four- nissant une belle page. Il serait désirable qu'un autre Lesueur eût célébré, dans une immortelle toile, les adieux de M°"^ de La Vallière à la reine Marie-Thérèse. On voit dans Marthe et Marie, tableau de Lesueur dont Toriginal est à Munich, une belle tête de femme, dont le regard suppliant implore le Christ. Cette figure a une magnifique expression de tristesse et de repentir aimant*. C'est ainsi que devait paraître M"''' de La Vallière devant la reine. M'^e cle La Vallière voulut cette audience, parce que c'était un devoir et un besoin de cœur pour elle. Elle était fragile, mais elle n'était pas vicieuse. Les deux choses dont nous nous occupons le moins, et qui devraient nous pénétrer le plus, selon Leibnitz, la vertu et la, santé, la duchesse voulait enfin les prendre en grande considération, du moins, et surtout, la santé de son âme. Elle qui n'en voulait à per- sonne, et ne prétendait se venger de qui que ce fût, elle qui, dans le temps, déplora la disgrâce des Navailles, du comte de Guiche, du marquis de Vardes, elle qui avait donné des larmes sincères aux chagrins de Madame, et s'était accusée d'être la première cause de tous ses malheurs, semblait pouvoir compter sur la clémence de Marie-Thérèse. L'expédition de Franche -Comté était décidée. Déjà le maréchal de Navailles opérait avec un corps d'armée depuis le milieu de l'hiver et prenait diverses places aux Espa- gnols. Il avait été résolu que Louis XIV se rendrait lui- même, au printemps, sur le théâtre de la guerre, avec la reine. On était vers le milieu du mois d'avril, et la reine allait partir. C'est le 18 avril 1^074, très-probablement, ou le 19, que la duchesse de La Vallière fut introduite chez ' On en trouve, au Louvre, la copie gravue par Calamalta, directeur de 1';.- cadëmid de Bruxelles. 528 MADAMf- DK LA VALLIERK Marié-Thérèse. Elle Lioiiva la princesse seule dans sou ca- binet. Quelle entrevue 1 Une estampe représente la reine assise dans son fauteuil; elle était là, avec cette dignité et cette hauteur naturelle que lui donnait le sang de Charles- Quint '. » On voit La Yallière vêtue d'une robe de bure noire, le visage couvert d'un voile, se précipitant aux genoux de la reine -. La reine la relève avec bonté. La duchesse en entrant avait relevé son voile, et découvert un visage inondé de pleurs ^. Un historien du xvn*^ siècle nous apprend que la reine i'ondit en larmes *, qu'elle ne put s'en empêcher en voyant M"""-' de La Yallière lui demander pardon 5. » Ce que M"'» de MoUeville disait d'Anne d'Autriciie. '" Un jour que le roi parlait pour un voyage, elle La Vallière entendit la messe du roi, demanda pardon à la reine, humblement prosternée à ses pieds, » {Mémoires de M" de Montpensier. 3 Quelles paroles furent échangées, dans ce moment solennel ? Les Mémoires du temps ne sont pas très-explicites à cet égard. Le silence ému est toujours la grande éloquence de ces heures paliiéliques. L'émotion remplace les dis- cours. On repasse l'espace de temps parcouru depuis 1661 jusqu'en 1674; on voit les débuts et le dénoùment. On ne sait qui fut la plus grande, dans cette circonstance importante, ou de M"* de La Vallière, qui s'humilie et pleure dans la spontanéité d'un cœur brisé par le repentir, ou de Marie-Thérèse qui, oubliant complètement ses longues douleurs, pardonne, plaint et aime la belle et douce La Vallière. Cette charmante repentie s'avance en chancelant et joignant les mains, et se jetant à genoux devant Marie-Thérèse • Je viens, dit-elle, implorer un gé- néreux pardon... Ohl Madame, ne me repoussez pas. .. , dans quelques heures, je serai pour jamais renfermée dans le couvent des Carmélites. » — A ces mois, la reine profondément attendrie, relève la duchesse et l'embrasse étroitement. — avril 1074, peignant à vif les sentiments du beau monde de Versailles. CHAPITRE SEPTIÈME 529 Quand le moment de la séparation fut arrivée pour ces deux femmes, on raconte que M'"'^ de La Vallière, appuyant sa bouche sur la main de la reine, et serrant fortement cette main contre son cœur, lui dit d'un ton touchant et ferme à la fois — Adieu, Madame; — qu'elle s'inclina profondé- ment, et qu'elle sortit avec précipitation. Ce qui est cerlain, c'est que Marie-Thérèse, en la regardant partir, voyait se réaliser, sous ses propres yeux, la définition que saint Gré- goire de Nysse a donnée de l'homme ; savoir — que l'homme est un être qui a la faculté de se repentir. — M""^ de La Val- lière, ayant la résolution de mettre entre elle et le monde une barrière insurmontable, n'était pas de nature à chercher le derni-jour douteux entre le boudoir et le sanctuaire, » ni cette mélancolie des âmes tendres et vertueuses, station entre deux mondes, comme a dit une dame célèbre ^, où l'on sent encore ce que cette terre a d'attachant, mais où l'on est plus près d'une félicité plus durable. » M""" de La Vallière était cause que tout était mort pour Marie-Thérèse en affec- tion conjugale ; aussi estima-t-elle que c'était justice de de- venir une morte à son tour. Quand elle sera entrée chez les Carmélites, et qu'à la fin de son noviciat, elle aura prononcé ses vœux, elle sera morte au monde pour toujours ^. Celle lellre commence ainsi La duchesse de Vaiijours, impatientée de ce qu'on ne s'occupoit plus d'elle, et peu satisfaite de la considération dont elle jouissoitàla courdepuisqu'elle avoit sacrifié sa réputation à la gloire d'être mai- tresse du roi, vient de donner unecomédiefortplaisanteà la der- nier, aviint de se rendre aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, elle fit ses adieux à la reine en pleurant et lui demanda pardon publiquement des cha- grins qu'elle lui avoit donnés et du tort qu'elle lui avoit fait. La maréchale de La Mothe lui fit observer, qu'elle ne devoit pas s'exprimer ainsi devant tout le monde; elle lui répondit que comme ses crimes avoient été publics, il falloit que la pénitence le fût aussi. La reine la baisa au front, et l'assura qu'elle lui pardonnoit. Satisfaite d'avoir obtenu le pardon qu'elle avoit l'or- gueil de demander publiquement, elle sortit de chez la reine, appuyée sur le bras de M'" de La iMothe » M. Arsène Houssaye qui cite celle lettre, dit qu'elle n'est pas signée, ni d'une écriture connue. iH"e de La Vallière et M"'^ de Moniespan, p. 228. * M"» de Kriidner. 2 Aussi Gregorio Leti, disait-il, dans son Teatro G, illico La duchessa de La Valiera morta ai mondo per sempre. » t. II, p. 112. 34 530 ' MADAME DK LA VALLIÈUE M**^ de La Valliore se rendit aux Carmélites le 20 avril 1674. C'était un événement en quelque sorte national; aussi les plus grands personnages de la cour y assistèrent. Lorsque la duchesse de La Vallière baisa pour la dernière fois, dans un embrassement inénarrable, les deux enfants de ses entrailles, M"" de Blois et le comte de Vermandois*, qui ne comprenaient rien à la retraite de leur belle-maman ^ et que M'"" Colbert attendait pour les ramener, lorsque restée seule, après le départ des dames et des cavaliers qui l'avaient accompagnée, elle eut passé le seuil du cloître pur se jeter aux pieds de la prieure, et pour lui dire Ma mère, je viens remettre entre vos mains, pour ne la plus reprendre, ma volonté dont j'ai fait un si mauvais usage toute ma rie 3, » il y avait un hommage public, rendu devant la France entière, à des institutions qu'on avait méconnues *. La première action de. M"e de La Vallière, en pénétrant dans l'intérieur du couvent de la rue Saint-Jacques, avait été de s'aller prosterner au pied des autels, de s'y dépouiller d'une parure superbe dont elle s'était vêtue à dessein pour la dernière fois, et de la donner à l'église ^. La pécheresse repentante y offrait sa vie à Dieu; le sacrifice était entier. Tout ce qut avait rempli la période de 1661 à 1667 était désavoue. En tout temps une réception de carmélite est un acte grave, mémorable et austère. Ces maisons étranges dont toutes les ouvertures, sauf une porte blanche, sont murées, dont fenêtres du rez-de-chaussée, fenêtres du premier étage, 1 Li 20 aprile nel convenlo del Garmelitane seaize, accompagnata dal suo figlivolo e dalla figlivola. — Tealro gnlluo, t. II, p. 89. LeUre do M""= de Sévigu*; du 12 janvier 1674. 3 Lettre circulaire de la sœur Mideleiae du Suint-Esprit, prieure des Car- mélites de Paris en 1710. * Passata dal Duca di Montosior, governatore di questo Delfino dopo es- potogli il suo pensiere licbbe in ritposta Madama, queslo c un' Esempio délia maggiore edificalione clie putra farsi nel inonda, e mi maraviglio che iina Dama di cosi graa spirilo hab'tia tanlo ritardalo a iigliar lai santa risolutione. Tealro gai lico, t. II, p. 90. ' Gregorio Leti, Tealro Gallico, t. I, p. 89. CHAPITRE SEPTIEME 331 lucarnes du grenier, soupiraux des caves, tout a été fermé par la main du maçon *, •» ces maisons ne paraissent avoir rien d'attirant ; et c'est grand événement quand une femme, qui sacrifie quelquefois beauté, jeuneese, jjrillant avenir, fortune, haute naissance, s'en va habiter ces lugubres de- meures, ce tombeau de vivantes. L'entrée de M""^ de La Vallière aux Carmélites avait, outre celle-là, une autre signification. Non-seulement elle venait prendre place parmi ces héroïques femmes, membres d'honneur de la fa- mille humaine, qui portent dans leurs mains pures le dra- peau du spiritualisme chrétien ; son admission parmi les carmélites était aussi une protestation contre sa gloire anté- rieure. Elle déclarait qu'elle venait chercher la vraie vie après avoir vécu de 1^ vie fausse les honneurs dont elle avait joui pendant douze années n'étaient que boue et crime ; elle en faisait son med culpd devant le monde entier. Il y a deux jours que je suis ici, écrivait-elle à un ami, le 22 avril 1674, de sa cellule de la rue Saint-Jacques ; j'y goûte une tranquillité si pure et si parfaite que je suis dans une admiration des bontés de Dieu qui tient de l'en- » thousiasme. Mes liens sont rompus par sa grâce ; et je vais » travailler sans cesse à lui rendre toute ma vie agréable, » pour lui marquer ma reconnaissance. Je n'entrerai dans aucun détail aujourd'hui ; il vous suffira de me savoir en ' Un moderne traçait ainsi le tableau de ces maisons Nul ne pénètre dans ce tombeau, sinon le médecin. Seule une chapelle est ouverte à la piété ou plutôl à la curiosité et à la pitié publique; cette chapelle ne laisse rien voir de l'intérieur mystérieux et redoutable de l'étrange demeure; on n'a- perçoit que des grilles derrière lesquelles passent dans le lointain des ombres, des grilles dunt les losanges étroites sont armées de pointes; un siège duquel le confesseur communique avec les recluses par une sorte de crible dont les ouverture,*, calculées pour laisser passer la voix, le sont aussi pour empêcher de voir les traits du visage. La communion se donne par un guichet qui laisse paraître à peine une bouche qui s'ouvre et une langue qui s'avanoe pour recevoir l'hostie. Et quel régime? jamais de viande, jamais de vin, jamais de bas ni de souliers; en toutes saisons, elles vont nu-jambes et nu-pieds sur les dalles froides; point de lit, car on ne peut guère donner ce nom à ces instruments en bois... 332 MADAME DE LA VALLIÈRE » sûroté ; remerciez Notre-Seigneur pour moi , je le prierai » avec ardeur pour vous. Faites quelques compliments à M. de Grenoble, de la demi-penitcnte *. » Que de cœurs attendris, que de larmes coulèrent lorsqu'on vit M'"'' de La Vallière à la cérémonie de la véture, prendre le voile ordinaire de la novice sous le nom de sœur Louise de la Miséricorde ! En présence d'une grande multitude, dit un écrivain du temps, elle reçut l'habit bénit par l'archevcque de Paris. Ensuite elle se retira avec les reli- gieuses, prit le cilice, mit l'habit blanc de laine grossière sur la chair, et, nus pieds, avec des sandales, elle retourna devant l'autel-. » Au moment où ses cheveux blouds, si ad- mirés, tomljèrent sur les dalles, une pitié douloureuse s'était x^einle sur le visage de tous les assistants ^. » Je fus bien touchée, dit la princesse Palatine, de voir cette char- mante créature prendre une pareille résolution, et, lors- qu'on la mit sous le drap mortuaire, je me mis à pleurer si amèrement que je ne pus me laisser voir davantage ^. Toutefois, lorsque M" de La Vallière eut franchi le seuil du cloître, les premières impressions du public furent très- diverses. Quant aux religieuses de la rue Saint- Jacques, elle les étonna par le peu de ménagement qu'elle avait pour elle-même, comme elle avait déjà surpris étrangement ceux qui l'avaient vue dans le monde. Tout accoutumées qu'elles étaient à de pareils sacrifices, elles ne pouvaient s'empêcher > Lettre au maréchal de Bellefonds. 2 lu preseriza d'una moltitudino i>en grande di popolo, riceve l'abito ma rilirata'/â poi da parte con le sole iiionache preso il cilicio, spogliata délia camicia islessa vesti l'abito bianco di panne rozzo a carne nuda, e nudi piedi con sandali, e ritornatainnanzi l'altare. » {Tealro Gallico de Gregorio Leti, t. II, p. 88-89. 3 La duchesse de La Vallière, par R. Clément, de l'Institut, p. cxx. ^ Sans attendre la fin de son noviciat, et le jour même de son entrée dans le cloître, elle lit couper ses cheveux autrefois l'admiration do tous ceux qui ont parlé de sa personne. L'arbre cliarmant ne voulut pas attendre le ferme de la saison sacrée, et il avait lu'ite de se dépouilkT de sa dernière couronne. • {Saillie- Beuve. ' Correspondance compirle, t. Il, p. ll'J. CHAPITRE SEPTIÈME 533 de l'admirer, et il n'y en eut aucune qui ne jugeât que des commencemeats si fervents et une correspondance si fidèle aux premières grâces dont Dieu avait Lien voulu la favo- riser, seraien£ suivis d'une persévérance à l'épreuve de tout ce qui pourrait s'y opposer. • Les gens du monde en jugeaient d'une manière bien .différente; ils la regardaient comme la victime d'une mo- rale outrée qui ne ménageait rien, et qui exigeait de la fai- blesse des hommes ce que Dieu lui-même n'en demandait pas. D'autres ne pouvaient s'empêcher de craindre que sa santé et la délicatesse de son tempérament ne fussent pas à l'épreuve des austérités qu'elle allait embrasser. Quelques- uns même lui prédisaient des repentirs, des dégoûts, de tristes retours vers le monde qui troubleraient la tranquillité de sa vie. Pour M°"^ de La Yallière, elle-même, elle était persuadée que l'unique moyen d'apaiser la colère de Dieu était de s'engager dans une pénitence qui ne finît qu'avec sa vie, et qu'il n'y avait que la profession qu'elle embrassait qui con- vint aux sentiments que Dieu lui avait inspirés. C'est ce qui lui faisait dire Je ne sais si ma vie pourra plaire à Dieu, et si la satisfaction publique que je veux lui faire trouvera grâce devant lui; mais je sais bien que j'ai frappé à la seule porte qui m'était ouverte, et que je ne pouvais rentrer que jarlà dans la paix de Jésus-Christ i. » Mais il faut se hâter d'arriver à la célébration de la cérémonie qui devait, l'année suivante, d'après les statuts, consacrer à jamais la réconciliation et l'embrassement de Marie-Thérèse et de M""^ de La Yallière. 11 faut raconter cette scène mémorable de la rue du Faubourg-^aint- Jacques, où la jeune duchesse devint définitivemefit l'idole des généi-ations sensibles, et comme la statue de la pudeur repentante. » Franchissons ' Voir le Récit abrégé de la vie pénitente de M'^' de La Vallière, Paris, clicz Savoie, 1754 , page 20. S34 MADAME DI'] LA VALLIEHK ces retarJeinents *, ces plaisanteries moqueuses -, ces règle- ments de fortune^, ces oppositions sysLématiquesde la cour^ 1 Bossuet écrivait de Saint-Germain-cn-Layc , le 25 décembre 1G73 M"" la duchesse de La Vallière m'a oblige de traiter le chapitre de sa vo- cation avec M'"°de Montespan. J'ai dit ce que je devais, et j'ai, autant que j'ai pu, fait connaître le tort qu'on aurait de la troubler dans ses bons des- seins. On ne se soucie pas bi aucoup de la retraite, mais il semble que les Carmélites font peur. On a couvert, autant qu'on a pu, cette résolution d'un grand ridicule. J'espère que la suite en fera connaître d'autres idées. {Lelire au maréchal de Bellefonds. * M"> de Sévigné raillait la pécheresse repentante • M^^ de La Vallière ne parle plus d'aucune retraite; c'est assez de l'avoir dit. Sa femme de chambre s'est jettée à ses pieds pour l'en empêcher; comment résister à cela? . {Lettre du lo octobre 1673. — Ce qui faisait naître la défiance de M™» de Sévigné, sur les femmes qui restaient dans le monde après leur con- version, et qui semblaient aspirer à la gloire de lui servir d'exemple et de modèle, c'est, dit M. Walckenaër, la comparaison qu'elle faisait d'elle avec ces grandes pécheresses, dont la subite transformation, opérée par une grâce toute divine, excitait à la fois sa surprise et son admiration. Les railleries de M^e de Sévigné font voir qu'elle croyait peu à la sincérité de certaines con- versions, malice était excitée par ces femmes, qui, après avoir été célèbres par leurs aventures galantes, se faisaient remarquer par leur grande dévotion, mais c'était de cette dévotion fastueuse qui s'ajinonçait à tous par l'absence du rouge, par de grandes manches, et une mise particu- lière, par une affectation de pratiques rigoureuses, par un grand renfort de directeurs et de confesseurs. V. Mémoires sur 31""' de Sévigné, par Walcke- naër. 4" partie, p. 216 » D'après M. de Condom et d'après Gregorio Leli, Colbert, qui avait sans doute des ordres, créait dans le principe des difficultés pour les affaires tem- porelles de la duchesse. Sa fortune passait pour être considérable. Elle avait possédé notamment à Versailles, un terrain où elle avait fait élever un pavil- lon donnant sur la rue de la Fompe. Louis XIV racheta ce terrain en 1672 pour y faire construire les écuries de la reine. Le pavillon dont il s'agit sert aujourd'hui de magasin pour les grains de la guerre. Histoire anecdolique des rues de Versailles, par M. Le Roi. J'ai eu communication, par M. le duc d'Uzès, de deux pièces écrites de la main de Louis XIV ; le roi y donne ordre à. l'intendant du comte de Verman- dois, à la date de 1674, de remettre livres pour la liquidation des affaires de M""= de La Vallière, ïe rendant aux Carmélites. Toujours est-il que Colbert, qui était alors tout dans les intérêts de M™» de Montespan, ne lirait d'affaire M"'" de La Vallière que fort lentement, au rap- port de Bossuet. On voit par les É\als du comptant de l'année 1673 Archives de l'Empire, K. 119 que Louis XIV donnait, pour " l'entrételiement de la maison du comte de Vermandois et de M"'^ de Blois » 80,000 livres, soit, en monnaie d'aujourd'hui, environ 320,000 tr. par an. Il avait donné dans la même année pour achat de vaisselle d'argent, chevaux, carrosses et meubles pour l'éta- blissement de leur maison, 30,000 livres Notice sur M"'" de La Vallière, par M. P. Clément, de l'Inslilut. * S'il fallait s'en rapiiorler à une interprétation qui est contredite par les CIIAPITRI;; SKPriÈME 533 qui regardait la fuite de M""^ de La Vallièro au cloître comme un éclatant reproche jeté à la licence de Versailles *. Franchissons ce jour d'entrée aux Carmélites, en 1674, jour navrant pour tous, excepté pour notre héroïne 2, jour de déchirement, puisque d'après Gregorio Leti, M" de La Val- lière était généralement aimée de tout le monde, à cause de son désintéressement et de sa Lonne nature V^aliera amala generalmente da tutti 3. Le 4 juin 1675, l'église des Carmélites de la rue Saint- Jacques était trop petite au gré des fidèles et des curieux que la cérémonie du jour y avait attirés. On venait voir com- ment une femme délicate, nourrie dans la mollesse des cours, allait se vouer à toutes les mortifications, comment elle savait se punir, comment elle savait se sacrifier et des- faits indiques dans la note suivante, cette retraite de M""' de La Vallière satisfit également le roi et M™" de Wontespan, p'arce qu'après tout, la présence d'une maîtresse abandonnée reprochoit à tous momens au roi son inconstance, et les protestations qu'il lui avoit faites de l'aimer toujours; parce que, d'un autre côté, M""= de Montespan appréhendoit que xM"^ de La Vallière, dont l'esprit lui étoit connu, ne rentra dans les bonnes grâces du roi. » {Les In- trigues de la cour de France, t. II, p. 60,- Cologne, 1693. 1 M™ de La Valliôre écrivait, le 6 décembre 1673, les contrariétés qu'elle éprouvait Je ne sais pas encore quand je sortirai dici. On me fait mille difficultés pour le temps... Vous serez surpris d'apprendre les bruits qui courent dans le monde de ma retraite aux Carmélites. » Lettre au maréchal de Bellefonds. On s'explique pourquoi la cour, notamment M"^ de Montespan et le roi, voyait de mauvais œil cette entrée aux Caruiéliles. Le clioix d'un ordre aussi austère, constituait en quelque sorte un reproche qui retombait en plein sur M"» de Montespan, bien plus coupable à raison du double adultère. M, P. Clément. Étude sur M'^" de Montespan, dans la Revue des questions histo- riques, l" avril 186!^, p. 468. La nouvelle favorite, dit Lamartine, se refu- sait à consentira l'ensevelissement trop rigoureux de l'ancienne; elle trou- vait l'exemple trop auslère et trop périlleux pour elle-même. De là, les perplexités douloureuses exprimées par la duchesse de la Val- lière elle-même dans ses lettres au maréchal de Bellefonds, peu de temps avant son entrée en religion il faut que j'importune le maître et vous savez ce que c'est pour moi. .. il faut que je parle au roi, et voilà toute ma peine » 8 février 1674. Ainsi, M° de La Vallière ajoutait à ses tristesses l'ennui d'avoir à solliciter l'agrémeat du roi, qu'il n'était pas commode, à ce moment, d'obtenir. 2 L'abbé de Fromentières, depuis évéque d'Air, prononça le discours à la cérémonie dite de la vèture. ' Teatro Gallico, t. Il, p. 133. 536 MADAMF. DE LA VALLIERE cendre vivante dans le toniJjean. Cotait comme le dernier acte d'nn drame intime, qui, commencé dans les renonce- ments les plus terriLles pour une femme, dans les conditions surtout où se trouvait M"'" de La Yallière, s'achevait dans les vœux solennels, dans ces serments irrévocables qui met- tent le sceau à une séparation éternelle et consacrent une décision humaine de tout le poids irrévocaljle de l'immua- hilité de la tomjje ^ D'abord M"'"' de La Vallière avait dû, le cœur tout saignant, aviser à ces préliminaires pénibles, que supposent toujours les démarches importantes, et qui, simples avenues du sacrifice, sont souvent plus déchirants que le sacrifice lui-môme. M""^ de Montpensier, qui vit tous ces apprêts, ces adieux, ces adoptions de vie nouvelle, ces transplantations de la cour de Versailles dans le cloître, n'a pas l'air de soup- çonner à travers quelles sensations émouvantes se produisit alors le déchirement des fibres. Voici avec quel sang-froid elle raconte ce qui se passa, comme si on ne sentait que ce qui est exclusivement personnel Enfin M^'^ de La Vallière se mit auxCarmélites, et s'y retira un jour que le roi partait jour un voyage. Elle entendit la messe du roi, monta dans son carrosse, alla aux Carmélites ; j'allai lui dire adieu le soir chez M'-"° de Montespan, où elle soupait. Elle prit l'ha- bit pendant que la cour était dehors, et, au bout de l'an, elle fit profession où la reine alla, et j'eus l'honneur de l'y accompagner. Depuis ce temps-là on n'a plus parlé d'elle ^.w C'était, de la part de M"e de Montpensier, parler d'une ma- ' Ce n'était iilus le temps des facéties du duc de Roquelaure. On avait plaisanté de la première fuite de I\l" de La Vallière au couvent de Saint- Cloud, et dans laquelle il y avait eu des larmes de part cl d'autre. Louis XIV, accouru à la grille du monastère, avait pleuré. M"'-' de La Vallière, interpellée par le roi, avait voulu répondre; mais ses pleurs répondirent pour elle. Quelques religieuses présentes à celte tendre scène, n'avaient pu aussi s'em- pêcher de tirer leur mouchoir. es effrayées de ce qu'on viole leur refuge, M™» de La Vallière échevelée, qui se jette aux pieds de la croix, tout cela fit eflet. Ce tableau fut gravé par Gudin et Chaponnier, d'après un dessin du peintre. M™" de La Vallière toute noyée dans sa chevelure, dit M. Arsène Houssaye, est une figure charmante qui rappelle les créations de Lawrence. •• Elle ne sera plus mèliie aux événements du dehors; elle ne fournira plus d'aliment aux nouvellistes comme en 1607 • Nouvelles vinrent, dit d'Ormesson en 1607, que la reync; estoit mandée d'aller à Avesnes, où le roy se rcndoil... chacun fait des commentaires sur ce voyage; on dit que c'est pour recevoir des places qui veulent reconnoistre la reyne. M''" de La Yal- lière y a esté aussi, et l'on a prétendu qu'elle n'estoit pas mandée. — Jour- nal d'Ormesson, t, II, p. 507.; CHAPITRE SEPTIÈME oi9 gue se turent ; la belle église de la rue Saint-Jacques rede- vint silencieuse, la communauté s'en retourna en deux lignes; le voile impénétrable s'abaissa sur la grille, derrière laquelle disparaissent les religieuses. C'en était fait, la reine regagna son palais, partagée entre l'admiration et les pleurs. .M™'^ de La Vallière, la timide fille d'honneur, chantait son Super flumina Babijlonis, elle venait de ceindre sa couronne d'é- pines. Elle abdiquait sa propre vie, parce qu'elle avait jugé que la mort seule opérerait sa religieuse et sociale réhabi- litation. Elle avait marché par des chemins semés de fleurs, traînant l'or et la soie; elle voulut gravir les âpres sentiers du Carmel. M"*^ de La Vallière retrouvait dans ces déserts des com- pagnes de pénitence et d'austérité Judith de Bellefonds, la prieure; M"'' d'Épernon, qui avait refusé d'être reine de Pologne. D'autres viendront bientôt l'y joindre M""^ Stuart, M'' du Janet, etc. La reine surtout viendra visiter sœur Louise de la Miséricorde et passer des heures entières avec elle. Les luttes sont finies ; les deux rivales se rapprochent; Après leurs destinées brisées, la reine et la duchesse ne pouvaient retrouver le calme qu'en Dieu. Ce qu'allait devenir sœur Louise de la Miséricorde, et que l'histoire va redire, touche et attendrit. Elle marchera à pas de géant dans sa nouvelle carrière, priant, souffrant, aimant, se purifiant, se perfectionnant ; elle édifiera tous ceux qui la verront ou l'entendront; et cela pendant trente- cinq années. En un mot, elle ^dvra et elle mourra comme une sainte ; c'est pourquoi M" de La Vallière va grandir dans l'estime des honnêtes gens et dans l'imagination populaire. Bossuet fit d'avance son oraison funèbre, le jour de sa pro- fession. L'illustre prélat avait écrit à la mère Agnès de Jé- sus-Maria la joie sensible qu'il éprouvait de pouvoir porter à cette âme d'élite une bonne parole *. * Lettre du 19 mars 1673. Bossuet dit encore dans cette lettre , de .M""» de La Yallière, qu'il n'avait pas vue depuis quatre mois - Selon ce qu'on peut oSO MADAME DE LA VALLIl-RE C'est de M"'*' de La Vallière, considérée à ce moment de sa vie, qu'un écrivain moderne a dit Dans quel généreux esprit, M"*^ de La Vallière, au moment où elle renonce au monde, prie Dieu d'enchaîner sa vaine gloire et son ambi- tion, qui, comme des chevaux furieux, dit-elle, entraînent son âme dans un précipice. Terrible attelage, en ellet, que celui de nos passions! Gomme elles nous emportent malgré nous ! On voudrait ar- rêter, enrayer, dételer non ! non ! jamais on ne dételle, — que pour changer de passions ! — Une passion chasse l'autre, » disait l'abbé de Ghoisy. — Ce sont des relais éche- lonnés sur toute la route de la vie. Chaque poste, chaque âge a les siennes à la jeunesse, l'amour, la jalousie; à l'âge mûr, l'ambition, la haine; à la vieillesse, l'envie ou l'ava- rice, la gourmandise ou la luxure; oh! les indomptables coursiers ! Que Platon a raison de les nommer farouches ! Mais Platon ne parle que de deux coursiers dans l'attelage de notre âme; nous en avons bien plus, tantôt trois, tantôt quatre, qui nous précipitent, nous rouent, nous brisent le corps et le cœur ! Plus l'attelage est nombreux et rapide , plus vite on touche au but, qui est la mort. Combien il se- rait préféralle d'aller à pied tranquillement, entre l'étude et l'amitié I Mais si par hasard on met pied à terre, ce n'est que pour quelques minutes, — le temps de changer de chevaux. » M'"" de La Vallière, cependant, avec le secours de son ami le maréchal de Bellefonds et de son directeur Bossuet, mit pied à terre et se tint à la croix. Après sept années de bonheur coupable, et après sept autres années de jalousie, de tourments, d'humiliations sous les pieds de sa triomphante rivale, M""*-* de Montespan, elle trouva enfin la paix dans trente-six années de réclusion juger, cetto âme sera un miracle de la grâce... Dieu a jeté dans ce cœur le fondement de grandes choses. » ClIAPITRR SEPTIÈME 531 austère, de dure pénitence et d'élévations mystiques. Elle eut d'abord quelque peine à mourir au monde entrée au cloître lorsqu'elle n'avait pas trente ans, dix ans après encore, le 1 1 juillet 1684, elle écrivait ces énergiques paroles Je me sens toute vivante dans le cercueil de la pénitence. » Mais à la fin les derniers flots de la passion humaine s'apai- sèrent au fond de son cœur, et dans l'austérité elle goûtera le repos jusques à la béatitude *. On ne peut, toutefois, s'arracher à cet'e dernière scène qui sépara M™^ de La Vallière du monde, en la réconciliant avec Marie-Thérèse d'Autriche, sans établir un rapproche- ment entre la femme de Louis XIV et la princesse danoise qui épousa Philippe-Auguste en 1193, 11 y avait, dans la princesse espagnole, bien des similitudes de nature et ^e destinée avec la belle et infortunée Ligeburge de Danemark '^. Il est vrai que Louis XIY ne demanda pas le divorce, comme Philippe-Auguste. A Versailles, c'eût été non au roi, mais à la reine, à demander la séparation. On sait les tristes points de ressemblance. Si, au xu siècle, la cour de France avait vu simultanément deux reines; si la sœur du roi de Danemark eut la douleur d'apprendre que son royal mari, malgré la sentence de Rome, n'avait pas craint de contrac- ter, de son vivant, un autre mariage, et d'épouser Agnès de Méranie, fille de Berthod, duc de Méranie, descendante de l'empereur Gharlemagne, à quels spectacles, à son tour, à quelles simultanéités la fille de Philippe IV n'avait- elle pas été contrainte d'assister , depuis qu'elle avait épousé son cousin ? Pour se borner à M"" de La Vallière, Louis XIV n'avait-il pas agi comme s'il y avait eu deux reines en France, ou comme si un autre oncle du roi, et archevêque de Reims, eût prononcé, dans une autre as- ' M. ÉmWeDeschaine], Réflexions criliqurs. ' Voy. le beau mémoire de M. Hercule Géraud sur Ingeburge {Bibliothèque de l'école des Chartes, t. J, 2" série, p. 8, — el les Femmes célèbres de l'ancienne France, par M. le Roux de Lincy, p. 236. ooî MADAME DE LA VALLIKIU' semblée de barons et de prélals à Gompiègne, ce que Guil- laume prononça dans cette ville, le 5 novembre 1 193, quand il lâchait la bride à son royal neveu, en cassant son mariage, pour une prétendue raison de parenté entre les deux con- joints, raison cherchée après coup et que l'on crut avoir trouvée. Le sort de ces deux princesses intéresse également. Toutes les deux souffrirent, pour conserver intacts les droits du mariage * ; n toutes les deux éprouvèrent la brutalité et l'inconstance de leur mari l'une, par la répudiation et par la prison; l'autre, par son abandonnement relatif et par l'é- clat donné aux infidélités de son époux. Un drame moderne '^, voulant approfondir la situation respective d'Ingeburge et d'Agnès de Méranie, met ces deux femmes en présence, après les agitations de cœur les plus vives de part et d'autre. — Que voulez-vous? » demande Ingehurge. — Agnès répond Vous demander pardon 1 Pardon de vos douleurs et de voire abandon. > Je sais tout à celte heure Et devant vous, ô reine, Agnès s'incline et pleure ! • Et comme Ingeburge, appelée i^eine, se récrie, et répond qu'elles sont deux rivales Non, reine, mais deux vic- times, » ajoute Agnès de Méranie. M™ de La Vallière en disait autant, en 1674, à-la reine de France. M""*^ de La Vallière et Marie-Thérèse se réconcilièrent, comme le porte fait se réconcilier Ingeburge et Agnès. La princesse espagnole disait aussi à l'aspirante carmélite du XYii*^ siècle • 0 ma sœur d'infortune, en mes bras! en mes bras! > Ingeburge et Marie-Thérèse d'Autriche, en acceptant leurs douleurs, furent toutes deux la royale rançon des épouses futures. » M"' de La Vallière pouvait tenir, devant • Expression d'Ingeburge, dans sa lettre au pape Innocent III. Les deux Heines de France, drame en quatre actes de M. Ernest Legouvé, de l'Acadi'mie française musiijue de Cii. Gounod. CHAPITRE SEPTIEME 553 la jeune reine du xvii" siècle, le langage que le comte de Landresse adresse à la princesse danoise Oui! vous représentez le lien conjugail Du divin sacrement votre nom est l'égal! De votre sexe entier, vous défendez la cause! Et vous ne pouvez pas, quoi que sur vous l'on ose. Déserter votre droit, car il n'est pas à vous Déserter vos malheurs, car c'est le bien de tous *. ! L'histoire se doit à elle-même de bien définir, à cet en- droit, le personnage de M™" de La Vallière. Elle avait tou- ché jusqu'ici à la célébrité par des triomphes pleins de scandales; mais, dans la nouvelle phase de sa vie, elle arrive à la grandeur, et les proportions de l'héroïsme viennent s'appliquer à ses actes et à ses déterminations. Quand on voit une femme qui, dans un jour de faiblesse et d'entraî- nement, avait oublié la sainte loi du devoir, se soumettre volontairement, par sa propre et libre initiative, au régime d'une sévère pénitence, s'assujettir, pour se punir d'une faute commise, à d'incroyables expiations ; quand on reflé- chit surtout qu'on a devant soi les austérités, les pleurs, les mortifications d'une créature qui traînait avec elle la sensi- bilité d'une enveloppe corporelle exceptionnellement tendre, délicate et frêle, et qui néanmoins accabla la nature sous d'inimaginables renoncements, n'est-ce pas le devoir de l'historien d'égaler par la grandeur des appréciations la grandeur des choses? Il y a plus qu'une femme dans M'"*' de La Vallière, après qu'elle eut montré au monde comment elle entendait le repentir, qu'elle eut adopté les pénitences de sa vie nouvelle; il y a une héroïne, il y a une sainte. C'est pourquoi l'historien consignera ici et répétera un hommage rendu par lui à M™** de La Vallière, en une autre circonstance, dans un de ces cercles de création récente "^. • Les Deux Ueines, 4' acte, scène xi. * On sait la nouvelle création de ces conférences publiques, salle Valentino, Vauxhall, etc., où l'on a entendu MM. Jules Favre, de Broglie, Laboulaye, Saint-Marc Giranlin, Jules Simon, F. Passy.... Dès 1842, il existait des cercles, où péroraient Lacordaire, Ozanam, l'abbé Bautain, etc. g54 MADAMIÎ DI- I A VALLIÈRI' On permettra, par conséquent, à la parole écrite de prendre le ton d'animation qui est propre à la parole parlée. Si c'était simple justice, en 1851, de célébrer, devant un public ému et pénétré, la sublimité de décision par laquelle M'"^' de La Vallière se jeta vaillamment de la cour dans le cloître, pour noyer et effacer sa culpabilité dans les macérations et les larmes, pourquoi ne pas redire, dans un li^Te, ce commen- cement des choses de 1671 et 1G75, où une duchesse se résolut à supporter, en privalions et angoisses, tout ce qu'une force mortelle peut supporter ? Nous nous écriâmes donc, dans une conférence tenue en 1851, à propos des beaux types du repentir chrétien M Au xvn'' siècle, la duchesse célèbre que nous avons sur- nommée la Madeleine moderne, la duchesse de la Vallière. s'honora par sa pénitence. Il faut plaindre Louise-Françoise de La Beaume-le-BIanc, duchesse de La Vallière, d'avoir été lancée, jeune et belle, dans le périlleux torrent de la première cour du monde; il faut la plaindre d'avoir laissé sa vertu faire un scandaleux naufrage devant le prestige de Louis XIV. Il faut la plaindre ; mais il faut l'admirer de s'être faite carmélite, d'être devenue la sœur Louise de la Miséricorde. Est-ce que trente-six années d'expiation, aussi pleines que les autres avaient été vides, ne donnent pas droit au pardon des hommes? L'égarement expié par le repentir ne doit-il pas trouver grâce devant nous, quand il s'est effacé devant la miséricorde divine? Quel siècle que ce dix-septième siècle ! Si l'observation des éternels devoirs venait à vaciller momentanément, le sentiment de la responsabilité morale engagée ne s'éteignait pas pour cela ; le jour de la pitié di- vine brillait enfin, l'on poussait son cri de résurrection ; des passions trop caressées étaient brisées sous le cilice , et les souvenirs d'un passé pénible venaient s'évanouir et dispa- raître dans les splendeurs d'une vie nouvelle, remplie de saints et d'héroïques exemples. 0 femme, qu'il dut vous en coûter pour rompre le charme qui vous retenait captive de CHAPITRE SEPTIEME 5c5 la magie de Versailles I Quels combats terribles durent se li- vrer dans votre cœur le monde et l'attrait divin I On ne rompt pas facilement des habitudes où la nature et la vanité ont une si large part, et, quand une fois elles ont pris ra- cine dans notre existence, on ne saurait les en arracher sans faire une immense blessure. Oui, sainte carmélite, vous avez remis à votre front^l'auréole divine, que les périls de votre jeunesse en avaient fait tomber. Les grandes clartés de la foi vous désabusèrent, et ce sera votre éternel honneur d'avoir supporté, dans un corps délicat de femme, habitué aux molles délices des cours, l'austérité, la mauvaise nourriture et l'isolement absolu du cloître. Qui n'éprouverait une émo- tion profondément religieuse, en contemplant cette vie de la duchesse de La Vallière, vie de sublime repentir, atten- drissante invocation][adressée, durant trente-six années de pénitence terrible, à la jpitié céleste? Ce spectacle d'une femme délicate et mondaine, dont les yeux ont pu contenir , tant de larmes pour pleurer] ses péchés, doit nous remuer dans le sanctuaire le plus intime de notre âme. » On va rapporter, dans le chapitre suivant, les progrès de M°'^ de La Vallière dans sa vie nouvelle, et la continuité de ses communications avec la reine. CHAPITRE IIUITIÈMl- Nouveauté de vie adoptée par la duchesse de La Vallière. — Concours de curieux à la rue Saint-Jacques. — Visites reçues par M"' de La Vallière. — Visites de la reine Marie-Thérèse. — Fusion et intimité de ces deux femmes, depuis la réconciliation de 167o. — Plusieurs points de ressem- hiance entre elles. — L'amour de la légalité. — Communauté de la souf- france. — Vie réglée et charitable de — Création de l'hô- pital de Saint-Germain en Laye. — Retour sur les circonstances de la conversion de M'"* de La Vallière. — Elle était de la vieille tradition fran- çaise, — Le maréchal de Bellefonds. — Certaines amitiés légitimes d'hommes et de femmes. — Étonnante énergie de M"' de La Vallière dans la pénitence. L'antagonisme primitif, entre la reine et M"'' de La Vallière, se changea en une sainte amitié, vive de part et d'autre. Un moderne, retraçant, d'après les Mémoires, la parure qu'avait choisie M"" de La Vallière pour la fameuse journée chez Fouquet en 1661, la dépeint ainsi à l'âge de dix-sept ans Sa robe était Llanclie, étoilée et feuillée d'or, à point de perse, arrêtée par une ceinture bleu tendre, nouée en touffe épanouie au-dessous du sein. Épars en cascades ondoyantes, sur son cou et ses épaules, ses cheveux blonds étaient mêlés de fleurs et de perles sans confusion, grosses émeraudes rayonnaient à ses oreilles. Ses bras étaient nus ; pour en rompre la coupe trop frêle, ils étaient cernés au-dessus du coude d'un cercle d'or ciselé à jour; les jours étaient des opales. Un peu blanc-jaunes, comme il était riche alors de les porter, ses gants étaient en dentelle de Bruges, mais d'un travail si fin, pie sa peau n'en paraissait CHAPITRE HUITIÈME S57 que jjIus rose sous la transparence *. » Il s'en fallait que, dans la nouvelle^ période du règne, M""^ de La Vallière se présentât avec de telles toilettes. Bien des tempêtes étaient passées sur cette destinée fémi- nine ; enfin elle avait trouvé un port. Que les temps et les parures étaient changés 1 M™"^ de La Vallière portait alors l'habit entier des Carmélites; sans compter le cilice, elle avait ce qu'on appelle guimpe en France et toque en Espagne, qui couvre la gorge et la poitrine; la robe brune; le scapulaire, autre habit brun; une ceinture de cuir très- commun ; le chapelet pendant à la ceinture; puis le manteau blanc, pour les offices du chœur, retenu par iine agrafe ou petite bobine de bois blanc. M™e de La Vallière avait de- mandé à Dieu un cœur nouveau ^ ; » des dégoûts parti- culiers ^ l'avaient déterminée à vivre en Dieu, à se condamner à la solitude et à la pénitence. Elle avait abandonné tout; ce qu'elle aimait, dit Bossuet, elle ne se réserva que Dieu seul, » et elle retrouva la paix, l'ordre et le repos*. Femme héroïque, elle avait brisé tous ses liens; femme coupable, elle se réhabilita ;' cœur brisé, elle fut consolée. M"*" de La Vallière était entrée, d'une manière sérieuse, * Les Châteaux de France, par Léon Gozlan, in-12, 2» série, p. 217. * Voy. Réflexions sur la miséricorde, par M™ de La Vallière. ^ Ibidem. * D'après l'abbé Lequeulx, M^^ de La Vallière, longtemps avant d'èlre Car- mélite, aurait eu un songe relatif aux Carmélites • Quelques années avant qu'elle quittât la cour, dit-il, et dans le temps môme qu'elle était le plus for- tement attachée au monde, elle rêva une nuit qu'étant dans une église qu'elle ne connaissait pas, elle voyait dans une espèce de tribune fort élevée plusieurs religieuses vêtues de blanc qui allaient à la communion avec des cierges allumés, et que tout ce lieu était éclairé d'une grande lumière. Quoique endormie, elle s'occupait du bonheur de celles qu'elle croyait voir, et demeura à son réveil fort frappée de ce spectacle qui s'était passé dans son imagination. iMais elle fut encore plus surprise lorsque la première fois qu'elle entra aux Carmélites à la suite de la reine, elle reconnut ce même lieu qu'elle avait vu en songe. » Il est inutile de discuter ici la théorie des songes; est-ce l'auteur Lequeulx qui a rêvé? est-ce M'" de La Vallière? Toutefois, il ne serait pas impossible qu'il y ait des circonstances vraies dans ce qui est dit de ce songe. ^iS MADAME DE LA VALLIERE aux Carmélites ; et dès les premiers jours, elle mena rude- meat sa vie de pénitence pour la continuer jusqu'à son dernier soupir. M"'' de Montpensier, occupée d'autres soucis, y fit peu d'attention. Elle prit l'habit pendant que la cour » était dehors, dit-elle, et au bout de l'an, elle fit profession, » où la reine alla, et j'eus l'honneur de l'y accompagner. De- » puis ce temps-là, on n'a plus parlé d'elle. Elle est uue fort » bonne religieuse et passe présentement pour avoir beaucoup » d'esprit la grâce fait plus que la nature, et les eflets de » l'une lui ont été plus avantageux que ceux de l'autre. Il est » difficile que les chagrins ne fassent pas avoir des retours à » Dieu. Comme j'ai toujours beaucoup aimé les Carmélites et que j'y ai été souvent, je me mis à y aller encore plus qu'à » l'ordinaire*. » Toutefois, tout le monde n'avait pas la dis- traction de M"'' de Montpensier, et cette nouveauté de vie de la duchesse de La Vallière, tranchant si fort avec les habi- tudes sensuelles des cours, ne pouvait manquer de devenir célèbre. On vint donc, avec grand concours, rue Saint- Jacques pour être témoin de la transformation , des sévères expiations et de la joie de notre illustre pénitente 2. Il paraît par les Mémoires, que les personnes les plus distinguées dans tous les États avaient un vif et religieux empressement de voir de leurs yeux cet admirable chef- d'œuvre de la grâce, cette femme objet de tant et de si con- sidérables changements. Les nonces qui vinrent en France lui donnèrent des témoignages singuliers d'estime et de vé- nération. Les cardinaux, archevêques et évêques, voulaient connaître par. eux-mêmes un si grand prodige. On rapporte même que l'ambassadeur de Venise ne souhaitait de lui survivre, que pour aller à Rome solliciter en personne la canonisation d'une si excellente rehgieuse ^. Le célèbre abbé de Rancé fut un des visiteurs de la sœur Louise de la ' Mémoires ie M" de Montpensier, édit. Michaud, p. 486. * Abrégé de la viepénitenle de M"» de La Vallière, par Claude Lequ-^ulx. ' Abrégé par Claude Lecjueulx. CHAPITRE HUITIÈME 359 Miséricorde. L'illustre réformateur de la Trappe, qui avait, pour ainsi parler, l'habitude de voir des convertis revenir de bien loiii , et qui était lui-même la merveille de son siècle, trouvait grand intérêt à voir ce qui se passait dans l'âme de la duchesse de La Vallière. Celle-ci, de son côté, ne pouvait que s'animei' à persister dans sa nouvelle ligne de conduite, en considérant l'homme, aux vicissitudes si étranges, qui terminait sa vie dans les austérités et la so- litude 1-. Parmi les visiteurs empressés de la duchesse de La Val- lière, il faut distinguer surtout la reine de France 2, puis- que, d'après un historien, la pieuse Marie-Thérèse d'Au- triche ne punissait la convertie des chagrins que sa con- duite précédente lui avait causés, qu'en lui témoignant une affection singulière, et en venant s'édifier avec elle ^, dans son silencieux séjour. Il faut s'entendre cependant sur les visites reçues par sœur Louise de la Miséricorde. En ce qui la regardait, elle avait fait son entier sacrihce de la ' Chateaubriand a rappelé ces entrevues de l'abbé de Rancé et de la du- chesse de La Vallière. On citera le passage de Chateaubriand, malgré les bizarreries d'idée et de style que le grand écrivain se permettait dans les derniers temps Rancé était mandé par le maréchal de Bellefonds pour voir M"" de La Vallière; il se connaissait dans le mal dont elle était atta- quée Vivez cachée, dit Bossuet à M™^ de La Vallière, dans son discours sur la profession, prenez un si noble essor que vous ne trouviez le repos que dans l'essence éternelle. » • Enfin, je quitte le monde, > écrit M""= de La Vallière elle même; c'est sans_ regret mais non sans peine. Je crois, j'es- père et j'aime. » A^'esl-ce pas, Éinilie? Ce devait être une belle société que celle à qui ce beau langage était naturel Bellefonds, aidé de Rancé et de la lassitude de Louis, appuyait la résolution de la fugitive. Le monde voyait une de ses victimes sous le froc, Rancé, encourager au ciiice une autre de ses victimes. Les Carméiiies étaient remplies d'une population de femmes. On y vivait dans un air qu'avait aspiré et expiré le sein de belles et jeunes com- pagnes » Vie de Rance, liv. m. La reine et la duchesse d'Orléans allaient visiter souvent M"» de La Val- lière au couvent. .M'"" de Sévigné y allait aussi. La marquise parle des visites de la reine La reine a été deux fois aux Carmélites avec Quanlo M"" de Jlontespan.; {Leitre du 29 avril 1676 ' Vie abrégée de -lf'°= de La Vallière, par Claude Lequeulx. — La reine aUait souvent la M""= de La Vallière voir, dit Crawfurd; elle aimait à s'en- tretenir avec elle, et, comme elle disait, à s'édifier par sa conversation. » Notice, p. 33. Paris, 1818. 560 MADAMi DK La VALLlÉi'.E terre entière ; par conséquent, laissée à elle-même, elle aurait voulu rompre sur-le-champ tout commerce avec une créature vivante quelconque; elle se regardait comme morte au monde et ensevelie. Toutefois, ses supérieurs jugèrent sage de lui permettre quelques communications avec le dehors, quelques visites dans les conditions où elles se font au Carrael. Gela pouvait être utile à différents égards au monde, à l'église, aux visiteurs. Pour la duchesse, ce serait une mortification à ajouter à tant d'autres. Lorsque la sœur Louise de la Miséricorde recevait la visite de la reine \ tout un monde de pensées d'autrefois devait se lever dans son cœur de Carmélite, mais pour l'exciter à se punir des fautes qui niar]uèrent ces années heureuses et néfastes de 1G62 à 16G7. Quant à la reine, c'était un autre monde d'émotions qu'elle ressentait dans son âme, en voyant dans son costume de religieuse celle dont, en d'autres temps, la toilette était toute battante d'or, » qui aujourd'hui se châtiait elle-même d'une si rude façon pour avoir offensé jadis l'épouse de Louis XIV -. Il ne se pouvait rencontrer des visites d'ailleurs mieux Sainl-Simon parle aussi des visiles de la reine Marie-Thérèse à M"> M»"= de La Vallière ? Des auteurs pensent que c'était probablement la reine Marie-Thérèse. Voyez Uomain-Curnut, \i;s Confesaiuns de M""' de La Vallière, p. vi. CHAPITRE IIUITIKMF. 3G1 assorties; l'une était la candeur jointe au repentir, et l'autre la femme du devoir, la femme qui se dévoue et s'immole aux nécessités sacrées du foyer domestique. L'une mar- chait au ciel par tous les renoncements à la terre, l'autre en sa qualité d'épouse donnait l'exemple à la France, et en sa qualité de reine pieuse , priait et intercédait pour la France. Il convenait donc parfaitement à ces deux per- sonnes de se rencontrer rue Saint-Jacques. Cela convenait surtout à la magnanimité d'âme de la jeune reine. A elle, qui avait été la femme offensée, et longtemps vouée au mar- tyre des affections trahies, à elle qui savait pardonner et ou- blier, il seyait de venir assidûment auprès de l'illustre et chère recluse qu'elle aimait après avoir souffert par elle. Il appartenait à sa grande bonté, de donner à M"^*^ de La Val- lière des preuves palpables et réitérées de la réalité de la réconciliation. Et si l'on veut demander à une étude attentive et minu- tieuse des faits intimes, dans la période de 1670 à 1680, la révélation des habitudes et des manières d'être de la royale visiteuse de la rue Saint- Jacques, on s'aperçoit que Marie-Thérèse s'était créé une existence, ayant de hautes et nombreuses analogies avec l'existence nouvelle de M™'' de La Vallière. Les rôles se dessinèrent parfaitement pour les deux têtes de la royale famille. A Louis XIV le rôle militant, celui de la conquête et de l'illustration de la France par la gloire militaire ; à Marie- Thérèse, de l'assentiment de tous, un rôle de prière et de piété, un rôle d'intervention tutélaire au pied des autels, de sauvegarde au milieu des grandes aventures, dans lesquelles le hasard de la guerre précipitait la fortune de la France *. ' Un personnage, attaché à la maison du roi, exprimait le sentiment pu- blic ; il faut le dire hardiment, depuis que Louis le conquérant l'a dit, la pluspart de ses succez etonnanz ses victoires estoient dus aux prières d'une reine qui levoit au ciel ses mains puissantes, quand son invincible époux appesanlissoit son bras victorieux sur ses ennemis. Ouy, ces forts imprena- bles, ces villes superbes estoient forcées par ses oraisons du matin si ardentes, .%^2 MAnAMK DE LA VALLIÈRK Ce qu'on voulut bien dire de la reine, pendant la campagne de 1G77, qui fut si sanglante Le roi combat, la reine prie ' » devint la devise populaire. Marie-Thérèse ajoutait à sa ma- jesté de reine la majesté pieuse d'une âme suppliante, que la nation regardait comme puissante auprès du ciel ^. Ce que l'on doit demander à une femme sur le trône, elle le réunissait dans sa personne le bon sens, le caractère, l'u- nité de vie, la sollicitude de la moralité publique, le bon exemple par la réserve dans ses actes et ses haljitudes, l'ex- périence de la peine et des souffrances morales, des vertus conjugales irréprochables, la sensibilité, l'esprit d'économie et de libéralité, enfin ces croyances fortes en la vie future, incarnées dans la vie pratique d'une souveraine, et qui élè- vent l'âme d'une nation toute entière. Ce qui est remarquable dans cette vie si troublée par les orages du cœur et par les déceptions domestiques, c'est et qui esloieat l'aurore des jourm'es de Senef, de Casse! et de tant d'autres. Lesoleitqui voyoit cette reine humiliée, ne ] ouvoil éclairer que nos vic- toires. » ,Orais. funèb. de Marie-Thérèse, par Denise, clerc de la cliapelle et oratoire du roy, p. 12, l'aris, 1683. ' La reine envoya au roi et à Monsieur, M. le vicomte de Nantiac, pour leur témoigner la joie qu'elle ressentait de l'importante victoire remportée à la fameuse journée de Casselen 1677. Voici les vers qu'on fit sur la campagne du roi et sur le jubilé de la reine France, ne vous pas Du sort incertain des combats; Mal h propos on se récrie Que lout est changeant ici-bas; Le roi combat, la reine prie. On redoute peu la furie Des rodomonts des Pays-Bas; Le feu, lo snng et la tuerie Ne sont pas toujours leurs ébas; Et, pour les mettre tout h bas Le roi combat, la reine prie. {Mercure galant, t. XIV, année 1677. ^ Aussi un orateur de la chaire, s'adressant à Louis XIV, lui disait » Vostre Majesté vainquoit d'un cùté, et vostre épouse prioit de l'austre. La meilleure garde de vos frontières, grand monarque, estoit voire pieuse épouse. ' Félix Geuillens, discours à Toulouie, en 1G83. CHAPITRE nCITlÈMK î;G3 que la reine unissait parfaitement, dans l'emploi et l'ordre de ses journées, ces deux choses la règle et la spontanéité. Chaque heure de la journée avait son emploi. Les journées de Marie-Thérèse gravitaient autour de quatre ou cinq fonctions principales la prière à son ora- toire ou dans les chapelles de la rue du Bouloi, des Récollets, de Saint-Germain, etc. *, ainsi que la lecture des livres saints, auxquels elle joignait les grands mystiques sainte Thérèse, saint Pierre d'Alcantara, saint François de Sales ^; -^ ses devoirs de femme , d'épouse , de mère et de reine ^; — les exercices aimés de charité, qui l'appe- * Son biographe, Bonaventure de Soria, et les mémoires français du xvn" siècle, racontent de belles choses sur le goût et l'exactitude de la reine, quant à ses pratiques religieuses. En voyage avec Louis XIV, elle se levait de grand matin, afin de pouvoir satisfaire sa piété, sans manquer aux actes de bienséance royale. Elle fut exacte toute sa vie à donner à l'oraison les premières et les dernières heures du jour. Les occupations de la royauté, les veilles le la cour, les fatigues des voyages, ne furent jamais un prétexte pour l'interrompre. Il y avait longtemps qu'en France, la piété, l'humilité, l'orai- son n'avaient fait la matière de la louange d'une reine. 2 Vie de Marie-Thérèse, par B. de Soria, p. 43. — G'estde cette reinequ'on a pu lire que les impressions même d'un chrétien restent loin de celles que peuvent recevoir le cœur et les sentiments délicats d'une femme, Les femmes vivent avec Dieu plus que nous, le reflet de sa présence les frappe plus promptement. • — Elle conservait en France les pieuses habitudes de son enfance; elle suivait la messe suivant l'usage espagnol, en se signant du pouce à plusieurs reprises. Elle priait avec une ferveur qui resplendissait sur ses traits et lui donnait une ressemblance frappante avec certains types où l'école de Séville a su fixer la ferveur extatique des saintes transfigu- rées. ' Un contemporain de la reine fait observer une pénible particularité du mariage des princesses, c'est que la politique seule souvent fait le mariage des souverains; que les intérêts de l'Etat unissent des personnes que l'incli- nation et la sympathie n'auraient jamais liées j que des princesses immolées aux besoins de l'Empire apportent leur dignité plutôt que leur cœur en dot à des époux qu'elles n'ont jamais vus, qu'elles n'aimeront jamais peut-être que par devoir. 11 n'en fut pas ainsi de Marie-Thérèse d'Autriche. Elle aima Louis XIV, autant qu'il méritait d'être aimé, » dit un dignitaire de l'Église de Troyes au xvn' siècle, en ajoutant que la jeune reine n'aima que le roy pendant qu'elle pouvait aimer tant de choses qui étaient de la royauté. » Il parle aussi de » son inviolable attachement de la reinej, de sa complaisance sans affectation, de sa fidélité sans réserve envers le monarque, son époux. » {Orals. funèbre de Marie-Thérèse, par JM. Denise, de l'Église de Troyes, Paris, 1684, p. 13-13. — Un autre personnage de la même époque s'exprime ainsi t Jamais épouse n'a mieux sçu le devoir, et ne l'a mieux 864 MADAME DE LA VALLII^JU- laient à ses œuvres de Lienlaisance * ; — certains travaux manuels, travaux delapisserie, qui n'étaient pas interdits à ses mains de reine, et qu'elle destinait à subvenir aux besoins de ses œuvres; — enfin, les bonnôtes récréations de la cour '•^, les visites, les réceptions oflicielles. On rencontre, à l'honneur de l'humanité, beaucoup de personnes d'ordre et qui saviMit l'appliquer aux détails de leur existence; mais, trop souvent, on s'amoindrit dans une sorte de mécanique de la vie. Un contemporain de la reine, un de ces hommes qui eurent l'honneur de ses confidences 3, atteste comment, dans cette vie, la lettre et l'esprit étaient réunis *. Elle ne se bornait pas à créer des hôpitaux, elle aimait à y soigner elle-même les malades; d'ailleurs, faisant le bien pour le bien, évitant ces formes d'ostentation qui font qu'on se trouve plus soi-même qu'on ne cherche les autres. N'y aurait-il pas à relever une particularité de son atti- tude à l'hôpital de Saint-Germain en Laye? On raconte que cet hôpital fut pour elle une école, qu'elle y allait fréquem- ]r;itiqui' que la première du royaume, fjui estant la plus libre, semble estre la plus privilégiée. Tous ses soins et toute son élude, tous ses empresse- ments et son unique aiïaire estoient de plaire au roy, et d'avoir de douces complaisances pour tout ce qu'il aimoit. ^ {Orais. funèbre de la princesse, par Félix Ceuillens, p. 19, Toulouse, 1683. > On se souvient encore de nos jours, à Fontainebleau, h. Saint-Germain, à Poissy, à Versailles, à Compiègne, à Paris, avenue de Saxe, des bonnes œuvres et de la bienfaisance de la reine Marie-Thérèse d'Autriche. - Si la reine aimait à jouer, si c'était son amusement de prédilection, il faut rappeler qu'elle n'avait qiie 1,000 écus par mois pour épingles. Or, quand on avait prélevé sur cette somme, de quoi faire honneur à tant de dépenses et de largesses obligées pour une reine, et surtout à ses œuvres, ce qu'elle pouvait consacrer au jeu devenait minime. 5 Bonaventure de Soria. * Bonaventure de Soria, qui fut le dernier directeur spirituel de la reine, et qui a été son biographe, était tenu au secret absolu qui est d'obligation pour le confesseur. Il fut obli^'é, dit-il, de taire bien des choses que cette âme, si chrétienne, lui avait confiées, et qui relèveraient merveil- leusement l'éclat de sa vie, si elles venaient à la connaissance du public. » Il n'appartient qu'à Dieu de manifester, comme il l'entend, la gloire des gens de bien; lui, Bonaventure de Soria, doit garder un discret silence. 11 ne peut parler que des actions de la princesse, que d'autres purent voir et remarquer comme lui. Ce qu'on ignore, ajoute-t-il, c'est de quel esprit excellent cetie vertueuse princesse animait ses actions. . CIIAPITIIE HUITIEME 50S ment, pour y apprendre, aa sein des plus tristes misères de notre nature, à mépriser les grandeurs apparentes de la vie et la vanité des pompes humaines *. On la voyait aller de lit en lit, servir les pauvres malades de ses mains royales, et leur rendre les assistances qu'ils ne recevaient ordinaire- ment que des servantes. La reine se ceignait d'un tablier ou d'une nappe, et portait ensuite la nourriture aux malades , comme une simple infirmière; et quand les médecins, préoc- cupés de sa santé, lui faisaient de respectueuses observa- tions, elle répondait par une de ces grandes réponses que le christianisme sait donner, elle rappelait la gloire qu'il y a à servir un pauvre ^. Une telle femme n'était-elle pas digne de faire des visites régulières à l'une des saintes filles du Garmel? Quant aux honnêtes récréations de la cour, que Marie- Thérèse aimait à goûter, avec son caractère gai et rieur, il faut noter ce qui, avec une des coutumes de ce temps-là, constituait peut-être un défaut. On a dit la reine pres- que passionnée pour \ejeu; elle aimait à passer des heures à jouer aux cartes. Pourquoi l'historien voudrait-il taire ce qui est, et ne pas avouer, dans son héroïne, les imperfections et les taches qui s'y rencontrèrent? La reine elle-même ne se cachait jas de ce goût. On a prétendu que les seules diffé- rences sociales de civilisation et d'individualité consistent en ce que l'homme se cache, se dissimule avec plus ou moins d'habileté; qu'en tout temps et en tout pays, l'homme est l'homme, traînant le cortège éternel des mêmes passions. Sans contester qu'il n'y ait, au fond de tous, le germe des mêmes passions, il serait déplorable de croire qu'il n'y a de différence entre les hommes que l'habileté à se cacher. Ce serait nier le sacrifice, le mérite, la vertu, l'énergie indivi- duelle et l'assistance divine ; ce serait, en abolissant la mo- • Vie de Marie-Thérèse, par B. do Soria. Paris, 1683. » Elle ne pouvait plus glorieusement employer sa santé, disait-elle, qu'à servir Jésus-Christ» dans les pauvre?, ses membres d'iionnenr. 365 MADAME DE LA VALLIÈRE raie, proclamer l'égalité dans le fatalisme. Pour Marie-Thé- rèse, qui avait bien des qualités, assez lonne tête, un savoir convenable à son rang, de la beauté, de l'esprit naturel, et qui résumait en elle-même le spiritualisme de Port-Royal, la dignité de la cour, les solidités d'un jugement droit, les habitudes et les concessions de la piété espagnole, l'éloigne- ment de ce qui l'écartait du bon sens général, la sensibilité pieuse et l'amour mystique d'une sœur de sainte Thérèse, il paraît qu'elle n'alliait pas le mensonge avec la dévotion , comme on l'a dit d'Anne d'Autriche ^ Elle portait la sincé- rité de la vie assez haut, pour convenir qu'elle avait des fai- lle'Sses, comme un simple mortel; sa dignité et sa réservé n'étaiôiit niun calcul, ni une diploniatie des convenances. C'est pourquoi, elle crut pouvoir se distraire dans le jeu ; elle jouait, sans aucune affectation de déguisement. On sait que Louis XIV avait établi ce qu'on appelait les appartements, » c'est-à-dire la réunion de toute la coui-, de- puis sept heures du soir jusqu'à dix, où le roi se mettait à table, dans le grand appartement, depuis un des salons du bout de la grande galerie, jusque vers la tribune de la cha- pelle ^. Le lundi, le mercredi, le jeudi de chaque semaine étaient nommés jours d'appartement, c'est-à-dire que le i-oi permettait l'entrée de son grand appartement de Versailles, pour y jouera toutes sortes de jeux. On avait d'abord choisi la salle des gardes pour la réunion dès joueurs. Le roi^ îâ reine, et toute la maison royale descendaient de leur gran- deur, comme parlait le Mercure 3, pour jouer avec plusieurs de l'assemblée. Marie-Thérèse se faisait distinguer autour des tables de velours vert, où l'on jouait à plusieurs sortes de jeiix de cartes, ainsi qu'à divers jeux de hasard *. ' MM. Cousin cl Aniciloc Ren'c. - Mémoires de Saint-Simon. ^ Le Mercure de décembre 1C82. * Il osl à croire que, dans son pamphlet .sur le siècle de Louis XIV, inli- tulé Décadence de la monarchie française, M. Eugène Pelletan ne fait qu'une figure de rhétorique, lorsqu'il écrit, à propos des jeux de Versailles • La CHAPITRli HUITIÈME 567 La vie de Marie-Thérèse n'était pas une vie oisive et inoc • cupée. Si elle aima à jouer dans ces réunions périodiques de la cour, ce n'est pas qu'elle se plaignît que son esprit se dé- vorait faute d'aliment, ce n'est pas qu'elle s'ennuyât et qu'elle eût à souffrir sous le lourd poids des loisirs sans dignité, otitim sine dignitate, comme si une reine n'avait pas à s'intéresser aux affaires publiques. Tout au contraire. Elle aimait deux maisons d'un amour spécial la maison de Dieu et la maison du pauvre. Que de particularités l'his- toire n'aurait-elle pas à enregistrer, en se bornant à la seule localité de Saint-Germain en Laye? La chapelle du vieux château de Saint-Germain était aimée et fréquentée par la jeune reine. De construction improprement dite gothique, elle est d'une rare délicatesse de structure. La voûte en ogive, ornée de fines arêtes, est soutenue par des piliers, décorés de fuseaux du même style que le reste du bâtiment et qui se croisent dans tous les sens. La coupole du choeur se distingue par sa légèreté. Des rosaces en pierre, délicate- ment sculptées et laissant apercevoir une tête couronnée au centre de leur assemblement, servent de clefs aux différents arcs de la voûte. L'intérieur de la chapelle est éclairé par des ouvertures garnies de trèfles en pierre et surmontées d'o- gives en fuseau *. reine aimait particulièrement la bassetle ; mais elle avait la main novice elle perdait toujours. A sa mort, elle devait sur parole un million de noire monnaie. Louis XIV acquitta religieusement la dette de sa femme, et la bassette reprit son cours comme par le passé. » Un autre auteur moderne , après avoir it-peint le salon de la Paix du château de Versailles, qui était le salon de jeu de la reine, ajoute, d'après les mémoires du temps On jouait beaucoup à la cour de Louis XIV; c'était à la fois une manie et une rage. C'était aussi le passe-temps de prédilection de Marie-Thérèse, femme de Louis XIV ; mais comme elle ne touchait que mille écus par mois pour ses épingles, elle ne pouvait pas perdre beaucoup, c'est-à-dire s'amuser beau- coup. » 1 La chapell-e, réparée par François 1", date de l'époque de Charles V. Elle resta telle qu'elle était, lorsque la cour de Louis XIV se transporta à Versailles; elle fut soigneusement entretenue jusqu'en 93. Lors de la tour- mente révolutionnaire, l'autel fut démoli, les colonnes renversées, les boi- series du chœur brisées, les grilles vendues, les parquets arrachés, les car- reaux en marbre de la nef mutilés et détruits. 868 MADAME DK LA VALLIÈBK Là, Marie-Thérèse venait passer des heures hénies. Elle priait dans ce pieux asile où tant d'autres grandes damés, où plusieurs reines avaient répandu, avant elle, leur âme et leur prière. C'est le doux privilège des résidences princières d'ohtenir une chapelle, à côté des autres habitations, en sorte que de plain-piedon va des appartements profanes au lieu du recueillement et des divines expansions du cœur *. La cha- pelle de Saint-Germain fuit partie de la masse du château ^. Les peintures de la voûte échappèrent au désastre. La voûte a quarante pieds d'élévation sous clef, sa longueur est de soixante-dix pieds ou douze toises, et sa largeur de trente pieds ou cinq toises. Louis XIII fil suspendre à la voûte, devant le tabernacle de l'autel, une lampe de vermeil de la valeur de trois mille livres. Un chapelain fut dès lors chargé d'y dire tous les jours une messe basse; charge quia subsisté jusqu'en 1789. ' Plusieurs écrivains assurent que la forme d'un pentagone irrégulier a été donnée à la cour du château vieux de Saint-Germain et au château lui-même par une galanterie de François l", parce que cette forme se rapprochait du D gothique, et que la lettre D était la première du nom de Diane de Poitiers. Mais la poésie ne supplée pas l'histoire; le premier étage existait avant François I"; il n'y a ajouté que les étages supérieurs. Il est plus vraisem- blable de supposer qu'on multiplia les faces du château, soit dans un but stratégique, soit pour multiplier les points de vue qui sont de tous côtés ad- mirables. Les appartements de Marie-Thérèse étaient à la façade du nord, au pre- mier étage; elle avait vue sur le parterre, sur la forêt et voyait le couvent des Loges, à une demi-heure; elle communiquait de plain-pied au beau balcon qui règne tout autour du château. On a la coutume d'appeler le pavillon de l'est le pavillon de madame de La Vallière. On n'est pas d'accord sur cette tradition. On voit dans cette chainbre-La-Vallière quatre niches vides de leurs statuettes. On va dans cet appartement de M™ de La Vallière par un escalier tournant, en pierre, et dérobé; cet escalier, dont on ne soupçonne pas, au premier abord, l'exis- tence, règne du haut en bas du pavillon de l'est. Nous avons remarqué, dans la chambre-La-Val lière, les restes d'une abondante ornementation dorée. Nous avons cherché à nous rendre compte des fameuses fenêtres que fit griller la duchesse de Navailles. On voit, sur le toit de la façade de la ter- rasse, une petite fenêtre mansard;e et grillée. Mais il nous paraît difflcile , dans l'état actuel du château, de s'expliquer les grilles posées par M"""^ de Navaillcs. Comment Louis XIV se ïcrait-il risqué là où les chats seuls se hasarderaient? Il n'y a qu'un toit du pavillon sud-est où nous ayons vu la possibilité de supposer ce que les mémoires du temps nous racontent. Un petit chemin règne sur ce toit, avec une balustrade; on pouvait venir devant une fenêtre qui est du temps, et grillée aussi hauteur de 1 mètre 20 centi- mètres, et où l'on était de plain-pied avec les chambres. * Saint-Germain en Laye était une des résidences les plus prolongées de Marie-Thérèse; on lit dans les Jieghlres de la jmroisse Le cardinal Mazarin avait rapporté d'Italie un grand crucifix d'ivoire, qu'on disait à tort être de Miciiel Ange ; un Corrége, représentant la Vierge allailant le divin enfant, et un Annibal Carrache, qui était une Mère de pitié, tenant le Christ mort sur ses genoux, tous trois placés dans la chapelle de Saint-Germain. Les sujets de peintures à fresque exécutées à la voûte par Vouët, Le- sueur et Lebrun, étaient tirés de {'Ancien Testament. Ceux de la coupole étaient un Père Éternel, la Création de l'homme et de la femme, la désobéissance d'Adam et d'Eve et leur renvoi du paradis. Les sept de la nef représentaient les sacrifices de Catn et d'Abel, la cons- truction de l'arche sainte, Mom recevant de Dieu les tables de la loi, le pontife Jonaihas présageant les destinées de Moïse, l'explication des tables de la loi, le sacrifice d'Abraham, Jonas sortant du ventre de la baleine. Le côté de la voûte sur la rue était décoré des quatre suivants lamoft d'Abel, la Manne, le Veau d'or, Daiila coupant les cheveux de Samson. De l'autre côté et sur la cour du château, quatre tableaux représentaient Moïse invoquant le Seigneur, l'eau sortie du rocher, l'arrivée du peuple juif dans la terre promise, David revenant vainqrieur du géami Goliath. — Hisl. de Saint-Germain, par Abel Goujon. * Ce tableau est classé sous le n» 428, galerie de l'école française, au musée; sa hauteur est de 3 mètres 25 centimètres; sa largeur de 2 mètres 50 centimètres. Poussin écrivait, en 1641, à Freart de Chanteloii, secrétaire de M. de Noyers, surintendant des bâtiments Je suis extrêmement joyeux de ce que Monseigneur Mazarin a choisi le sujet de la Sainte iCucharistie en la manière que vous me l'écrivez. > Louis XIII avait commandé ce tableau à Poussin pour la chapelle de Saint-Germain. Poussin écrivait au même individu, le 23 août de la même année, après l'achèvement du tableau Puisqu'il plaît à Monseigneur de savoir ce que je désire pour le tableau de la chapelle do Saint-Germain, je vous supplie, après que je l'aurai dit, d'en retranclu r co qui semblera de trop. Si l'on ne veut m'en donner huit cents écus, je me contenterai de six ou de cinq, cax je serai toujours satisfait. CHAPITRE HUITIÈME 57i heureuses; aussi la tradition populaire affirmait que la lampe^ qui est suspendue au milieu du cénacle, brillait même pen^ dant là n'ait. Les douze apôtres y sont bien groupés dans une magnifique ordonnance; sur la figure de plusieurs brille un ton de piété qui révèle la foi du Poussin. Jésus qu'entourent ses disciples est tourné à gauche, placé en avant de la sainte Table, tenant dans une patène le pain rompu qu'il va distri* buer. Après la maison de Dieu, Marie-Thérèse aima la maison du pauvre. L'amour du prochain, la sympathie pour ceux qui sont déshérités des biens de ce monde, une affection spéciale pour les petits, un véritable dévouement à servir ceux qui souffi'ent, tels furent les sentiments qui animèrent cette âme et qui lui inspirèrent, de 1670 à 1680, des actes et des démarches, dignes d'orner les annales du bien, et qui ne sont que le rayonnement extérieur des vertus de cette reine modeste et aimable. On peut deviner à quel foyer la jeune épouse de Louis XIV, en pieuse Espagnole, allait refaire les énergies de son âme, comment elle tournait les diffi- cultés et les déceptions de la vie conjugale. Toutefois, l'idée de religion ne pouvait rester à l'état de simple forme élevée de l'esprit ou de sentiment décent. Il faut une source inté* rieùre et habituelle jaillissant du cœur, en expansions fra^ ternelles , en sacrifices faits aux autres , en améliorations apportées au peines publiques. On est unanime sur l'attrait puissant qui portait cette femme émineiite vers lés pauvres. La preuve s'en renouvela^ de fréquentes foisj dans ces voyages si fameux, et par les conquestes de notre grand monarque, et par la piété de notre grande reyne ; à l'exemple du fils de Dieu, elle faisoit du bien partout où elle passoit ; partout elle laissoit des marques de ses libéralités royales ; arrivée dans une ville, elle alloit adorer Jésus-Christ dans les nuages et dans les ténèbres des autels ; et ensuite elle alloit se soulager dans la misère et dans l'infirmité de^ pauvres. On l'a veu donner elle-même a 572 iMADAME DE VALLIEUE manger aux pauvres qu'elle liouoroit comme les amis de Dieu, servir les malades couchés dans le lit de leur douleur, mais les servir avec le même respect qu'elle auroit pour Jesus-Ghrist assis sur le trône de sa gloire *. » Les contemporains allèrent jusqu'à dire que la reine Marie-Thérèse avait la passion de soulager les pauvres 2 ; » c'est pourquoi elle alloit les chercher dans les hôpitaux et leur servoit de ses mains royales les alimens qui estoient les fruits de ses charitez. Elle les faisoit prévenir dans les fa- milles honteuses par ses aumônes secrettes et ahondantes, ne leur épargnant rien que la honte de recevoir, et lorsque ses revenus estoient épuisez elle avoit recours aux emprunts, ou a des questes qu'elle faisoit elle-même a la cour. » On cite par exemple la quête que Marie-Thérèse fit elle-même à Bellegarde, dans l'intérêt d'une œuvre, ou d'une maison dépourvue de ressources, et qui néanmoins se consacrait à venir en aide à l'infortune ^. S'il est permis d'employer dans un sujet grave une ex- pression empruntée d'un dictionnaire frivole, il est juste de dire que l'épouse de Louis XIV mit à la mode, et la visite des hôpitaux par les grandes dames, et la nécessité pour les gens de la cour et pour les grands seigneurs d'aller cà la recherche des gens malheureux. Ne peut-on pas dire, mes- dames, s'écriait, le 4 septembre 1683, un docteur de Sor- honne, AL Masson, en présence de M'"'' de Chaulnes et des autres dames de Saint-Louis de Poissy, ne peut-on pas dire, que par l'effet de l'exemple de ALarie-Thérèse, la charité endormie se réveilla, l'avarice la plus infâme commença à devenir libérale? Ne fut-ce pas son exemple qui invita tant d'illustres dames de lier à la cour cette association, dans ' Orais. funèbre de Mane-Tlihrse, pirM. de*", p. 21. Paris, 10S3, chez Dczallier, in-V". - Orais. funèbre de Marie-Thérèse, ^^T le Y{. P. David, cordelier, deffini- leur delà praride province de France, p. 26. Paris, Coulerot, rue Saint- Jacques, 1683. 2 Orais. funèbre, par le R. P. David, i. 20. * CHAPITRE HUITIÈME S7J laquelle on contribue unanimement au soulagement du mi- sérable, à la consolation de l'affligé, à la nourriture, à la visite et au soin exact des pauvres malades? On voyait que la pourpre royale de l'auguste Marie-Thérèse ne l'empes- choit pas, au péril mesme de sa vie, de s'exposer a fréquenter les hospitaux. Combien de dames a son imitation, sans avoir égard ny a leur qualité ny aux ornemens de leur sexe, ny aux mouvemens craintifs qui l'accompagnent, taschoient de marcher sur les traces, et de suivre les vestiges de cette reyne incomparable ^ > Mais, Saint-Germain en Laye ^ était, entre toutes, la • Orais. funeb. prononcée au monastère rojal de Saint-Louis de Poissy, par M. Masson, docteur en théologie, p. 14. * La reine était attachée à la ville de Saint-Germain, non-seulement par la résidence du château, mais encore par les Loges, par les Récollels de Saint- Germain, et par le voisinage de l'abbaye de Poissy. Les Récollets éiaient éta- blis à Saint-Germain, depuis 1619. Les autorités de Saint-Germain leur offri- rent des terrains. Louis XlV leur accorda par lettres patentes, de prélever sur les coupes de la forêt une certaine quantité de bois, ou la somme de 167 livres 10 sols. Le couvent et l'église des Récollels étaient dans la rue de ce nom. Les Loges, dans la forêt de Saint-Germain, étaient primitivement un ren- dez-vous de chasse pour les rois, puis un ermitage, puis une chapelle à Saint-Fiacre, avant ou après le roi Robert. René-Puissant qui avait été atta- ché à la maison de Henri IV, obtint de se loger dans les débris du château, et y vécut comme ermite. La petite chapelle de Saint-Fiacre, autrefois en vénération, fut remise en crédit par la vie du pénitent qui en était voisin. On y accourait en foule. Les Augustins déchaussés obtinrent par un accord de s'établir dans les décombres que leur cédait l'ermite. Il fut de bon ton à la cour, dit l'historien de Saint-Germain L. Goujon, de visiter les Augus- tins des Loges. Avec les libéralités de la famille royale et des princes, ils bâtirent une église et un couvent. Anne d'Autriche en fut la fondatrice. On posa en 1644 la première pierre d'une église qui a disparu vers 18oo. Marie- Thérèse allait souvent assister aux offices religieux dans l'église des Loges; elle y fit plusieurs donations. Les Loges étaient célèbres par le pèlerinage de Saint-Fiacre au 30 août. A une lieue de Saint-Germain, Marie-Thérèse trouvait Poissy, situé dans un vallon baigné par la Seine. La maison royale où naquit saint Louis fut plus tard l'emplacement où s'éleva un monastère royal, sous Philippe le Bel. La reine venait y voir les religieuses qui étaient de l'ordre de saint Domi- nique. Le monastère était gouverné par des prieures d'une grande distinc- tion, parmi lesquelles on compta plusieurs princesses du sang royal. L'abbaye dominait la vallée de la Seine. Il ne reste de l'abbaye royale de Poissy que la porte d'entrée flanquée de deux tours, ainsi que ce que l'on appelait la galerie de Madame, là oùl'abbesse recevait Marie-Thérèse. Le réfectoire, longue et belle salle cintrée, où eut lieu le fameux colloque de Poissy, n'existe plus. S74 MADAME DE LA VALLIÈRE bonne ville » de Marie-Thérèse d'Autriche. Si plus d'une fois les habitants la voyaient passer à cheval pour se rendre aux chasses dans la foret, on la voyait plus souvent encore marcher à pied, pour se rendre au logis des nécessiteux et des malades. Ce nom de bonne reine, » qui était à son sujet, sans aucune ironie, sur toutes les lèvres, pouvait lui paraître plus flatteur que l'appellation de nymphe des bois » qui eut pu lui être décernée, quand elle gagnait la profondeur des campagnes en amazone, vêtue de bleu ou de rose. Un enthousiaste de cette époque, s'en allait répétant • — Qui ne se souvient de la rigueur de cet hiver en 1678, qui se tlt si vivement sentir il y a cinq années? On trouvait dans les rues et des morts et des mourants. Notre pieuse Marie-Thérèse ne fit-elle pas faire des feux publics dans toutes les places et les carrefours de Saint-Germain en Laye, afin que les pauvres pussent défendre leurs vies contre la dureté d'une saison fâcheuse qui les eût infailliblement fait périr. Je l'ay vue notre auguste princesse dans l'hôpital des malades de la même ville, portant sur ses habits royaux un tablier de grosse toile, et comme une sœur destinée a cet office par sa profession, quittant les bras de ses ecuyers pour s'appuyer sur ceux de ces innocentes et charitables filles; tenant elle-même les plats ou etoient les alimens pour ces pauvres affligez, leur portant a la bouche d'une main de quoy les soulager dans leurs misères présentes, et de l'autre leur donnant l'aumône pour entretenir une vie nou- velle. Je l'ay vui'^ cette reyne sans pareille passer de salle en salle, d'un lit a un autre ^ La ville de Saint-Germain en Laye posséilait depuis le commencement du xiii*^ siècle, un petit hôpital, ou maison de charité pour les malades *. Mais, au xvu"^ siècle, de nou- * Discours sur la reine, Roncn, 1684, imprimerie Virot, rue aux Juifs. * Un officier de la maison tic Pliilippe-Auguste avait fonde ;i Saint-Germain un petit hôpital, dont il fournit l'emplacement et qu'il dota de ses deniers. H portait, en 1207, le nom d'Hùtel-Dieu, et i^tait administre par des dames CHAPITUE HUITIÈMR §75 veaux et de plus grands besoins nécessitaient de nouveaux et de considérables accroissements. Ces accroissements se firent en 1670 par les dons de la reine Marie-Thérèse. On fit acquisition, sur la rue de Poissy et la rue aux Vaches, de terrains et de bâtiments, parmi lesquels étaient l'ancien Hôtel de Navarre, et on parvint à y placer soixante-dix lits; et plus tard, en juillet 169G, Louis XIV sanctionnait, par lettres patentes, l'établissement à perpétuité de Y Hôpital de la Charité, construit par notre reine Marie-Thérèse ^. Si la charité est cosmopolite par son essence ^, les cir- constances firent cependant que Saint-Germain en Laye fut un centre principal des œuvres charitables de Marie-Thé- rèse. Bossuet a proclamé, dans son grand langage, tout ce qui se passa dans cette ville et à Poissy ^. Après avoir dit c les bontés de la reine, tant de fois é^Drouvées par ses do- mestiques, » le grand évêque raconte que les seuls indivi- dus pour lesquels Marie-Thérèse ne pouvait endurer qu'on lui dît que ses trésors étaient épuisés, c'étaient les pauvres. » Il entre ensuite dans l'énumération des divers pauvres de la qualifiées du nom de sœurs. Au commencement du xv siècle, il était gou- verné par de? administrateurs. On l'agrandit en 1649, et il fut appelé maison de charité pour les malades, ' Voir l'Appendice. 2 []n contemporain de Marie-Thérèse énonce les provinces qui ressentirent particulièrement la bienveillance secourable et efficace de la bonne reine, telles que la Flandre, l'Alsace, la Franche-Comté, la Lorraine, la Cham- pagne. » 0 Églises tombant en ruines, familles tombées dans la misère, » elle envoyait des secours en tout lieu.'Elle donnait à ceux-cy de qnoy avoir des vetemens, à ceux-là de quoy arrester les poursuites de leurs créanciers. » Partout on recueillait les libéralités de sa bienfaisance. On cite aussi les prisonniers pour dettes, » qu'elle a délivrés de l'obscurité des prisons. Orai- son funèbre de très-haute Marie-Thérèse, par Héron, docteur de Sorbonne, p. 48, 49, 31, Paris, Angot, rue Saint-Jacques, 1683. ^ Le soin qu'elle avait des nationaux ne l'empêchait point de porter intérêt aux étrangers. Une colonie d'Espagnols, arrivés en France au commencement de cot hiver, périssait de misère, de froid, de pauvreté, et une maladie terrible les enlevait. Marie-Thérèse vint à leur secours. Elle loua dans Poissy une grande maison, qu'on meubla convenablement, et la nine y fit recueillir ces Esfiagnols pour les garantir du froid, de la faim et de la nudité. De semblables actes envers d autres étrangers furent réitérés plusieurs fois. {Ibidem, Héron, p. 43, 46. è;7 - MADAME DE reine pauvres connus, pauvres honteux, malades impo- tents, estropiés, restes d'hommes; » et il conclut par la joie si recherchée de la reine de France, heureuse, dit-il, de se dépouiller d'une majesté empruntée, pour visiter l'infor- tune; humhle, non-seulement parmi toutes les grandeurs, mais encore parmi toutes les vertus. » Fléchier, qui est plus explicite, rappelle les deux causes qui endurcissent or- dinairement le cœur des riches et des puissants, à l'égard des pauvres, et qui sont, selon lui, l'orgueil de la condition et la délicatesse de la personne. C'était une manière juste, solide, péremptoire, de vanter cette nature de femme, qui était toute compassion, toute charité sur le trône. Toute mi- sère avait droit de l'aborder et de monter jusqu'à elle, parce qu'elle ne refusait de descendre jusqu'à aucune infortune. Lettre. * Lettre du 7 novembre 1673. ' 4 mars 1674. 594 MADAME DE LA VALLiftRE lui écril-elle un jour, qui m'avez remise entre les mains du Seigneur *. » Une autre fois, elle écrit Vous qui m'avez arrachée de la ville de perdition -. » Je ne cesse de remer- cier Dieu de m'avoir donné un ami tel que vous, qui, comme un de ces anges qu'il a établis pour notre garde, soutiendra mes pas ^. » Un autre jour, elle félicite le maréchal de ce qu'il a repris l'autorité qu'elle lui a donnée depuis si long- temps. Gardez-la jusqu'à la mort, lui dit-elle Voyez- vous comme je suis docile? Je ne change pas facilement , quand une ibis j'ai donné ma confiance ''. » L'amitié et l'influence du maréchal avaient une nuance religieuse que la reine déduisait des liaisons de M. de Belle- fonds avec les solitaires de Port-Royal. 11 faut ajouter que la vocation exceptionnelle d'une tante du maréchal donne aussi la clef de la tournure que prirent les événements. Le père du maréchal avait une sœur, nommée Judith de Bei- lefonds, née en IGll, et aussi jolie que spirituelle. Judith de Bellefonds, après avoir eu les plus grands succès à la cour de Marie de Médicis , se décida , à l'exemple de M™" de Bréauté, à renoncer au monde et à se faire Carmé- lite. Elle était entrée au couvent en 1G29, à l'âge de dix- sept ans, sous le nom à' Agnès de Jésus-Maria. A trente- trois ans, elle fut élue prieure, à cause de ses grandes qua- lités d'esprit, d'administration et de vertu ; plusieurs ibis réélue supérieure, recherchée des gens du dehors pour le charme de ses entretiens, visitée par la reine d'Angleterre, qui venait se consoler auprès de la mère Agnès ; consultée par le chancelier Letellier ; admirée de Bossuet et de M'"*^ de Sévigné, Judith de Bellefonds, à l'époque où nous sommes, était l'oracle naturel de son neveu le maréchal. Et, si peu que le maréchal eût mis la duchesse en rapport avecriUus- 13 juillet 1G74. s 10 avril 1377. ' Sans date. ^ Sans date. CHAPITRE HUITIÈME 59o tre prieure, il y avait eu, dans ces conversations du parloir au faubourg Saint-Jacques, des impressions reçues, qui devaient, tôt ou tard, aider à une solution. Aussi Marie- Thérèse d'Autriche ne mettait pas en doute la grande part du maréchal à la marche de M'"'' de La Vallière vers la cité de la paix et de la réhabilitation. La reine admirait comment une sagesse inconnue conduit nos destinées individuelles. Il était évident qu'au milieu de la faveur mondaine, la duchesse de La Vallière avait mêlé à ses fautes un reste d'honnêteté; qu'elle ne tomba jamais dans le plus profond de l'ahime, et que, dans son égarement, un de ses remords permanents était d'affliger la malheureuse reine. Ceux qui ne voient qu'un mouvement et un dépit de la passion humaine dans les conversions du xvii'^ siècle, qui 3etèient tant de femmes au cloître, confondent ce qui ne doit pas être confondu. Qui savait mieux que Marie-Thérèse que, dans ces hautes affaires d'âme, la créature peut être l'occasion d'un changement de vie, mais le Créateur en être le motif? Sans doute, il y eut des années de lutte, de ter- giversation dans le cœur de M™^ de La Vallière ; la reine n'ignorait pas que la duchesse aurait voulu régner et régner encore dans le cœur de Louis XIV qui, après 1667, lui échappait irrémissiblement; et qu'enfin ce fut de guerre lasse, qu'elle quitta le camp du roi pour passer dans le camp de Dieu. On cesse de pécher, parce que l'occasion de pé- cher nous quitte et non parce que nous quittons l'occasion du péché ^ » Mais entre M"" de La Vallière trônant à Ver- sailles, adulée par le plus grand des rois, et M""^ de La Val- lière, enfoncée aux Carmélites, demandant et obtenant de s'occuper comme une simple sœur converse, portant du linge sur ses épaules et l'étendant dans les greniers, ne de- mandant qu'à être rassassiée d'opprobres et de souffrances, qu'on trouvait souvent presque évanouie de froid dans sa Serm. de Bourdaloue, soi; madame de la vallieuk cellule, pendant l'hiver ; entre ces deux La Vallière se pla- çaient plusieurs degrés intermédiaires, plusieurs nuances de dispositions d'âme qu'elle avait franchies graduellement ^ La reine voyait la faiblesse changée en force, la mollesse en énergie pour se flageller soi-même avec une persévérance implacable. Ne fallait-il pas {u'olle tirât la conclusion? Un jour, au moment même où la reine vint au monastère de la rue Saint-Jacques, pour voir sœur Louise de la Miséricorde, il arriva c'est la tradition du monastère qui le raconte 2, que la duchesse était en ce même instant, occupée aux hum- bles soins d'une ordinaire blanchisseuse. L'illustre pénitente ne cessa point son travail ; la reine put voir en s'édifiant la tière duchesse, qui ne défilait plus cette fois avec insolence devant son carrosse, comme elle l'avait fait en 16C7, .lors- qu'elle osa, aux portes d'Avesnes, aborder le roi avant elle. SuHir Louise de la Miséricorde passa tranquillement et sans atrectation dm-ant Marie-Thérèse d'Autriche, une hotte sur le dos, dans son modeste attirail d'ouvrière et de sœur converse. Quelle ditl'érence totale? Et, était-ce tout dire, en rappelant que la duchesse s'était détachée de Louis XIV parce qu'elle était abreuvée de ses dégoûts, parce qu'elle avait découvert sa perfidie et son infidélité? De telles expli- cations seraient insuffisantes pour rendre compte du phéno- ' Nos mères, disait sœur Magcloloine du Saint-Esprit, prieure des Gar- miUites, nos mores à qui elle avait ouvert son cœur, ne pouvaiil douter de sa vocation, lui promirent en 1073-1674 de la recevoir; elle entra avec beau- coup de pureté. Elle demanda comme une jiràce de porter notre iiabit avant qui! de le prendre en cérémonie. La sainte pénitente de l'Évangile devint son modèle, elle aima, elle pleura comme elle aux pieds de Jésus-Christ. On la trouvait souvent le visage tout baigné de larmes. La vue de ses péchés passés l'humiliait sins la décourager. Son progrès dans 1 amour et dans l'humilité faisait notre étonnement. Elle souhaitait d'être rassasiée d'ojjprobres. • Letire circulaire de 1710, signée somr Mngdeleine de Saint-Esprit, religieuse carmelile indigne. » Nous tenons cette tridition des Carmélites de la rue d'Enfer, chez les- quelles le -souvenir de sœur Louise de la .Miséricorde est toujours vivant et en vénération. CHAPITRE HUITIEME 597 mène; si la conversion de M'^Me La Vallière n'eût été qu'un dépit secret, elle n'avait qu'à s'éloigner du roi et de la cour; mais qu'y avait-il de commun entre un dépit et le besoin de se tortui-er par un genre de vie qui fait frémir la nature? On peut s'en rapporter à Bossuet, qui était, on en con- viendra, assez bon juge en semblable matière. Il vit les dé- buts, les accroissements et les pbases diverses de cette con- version, et, dès le 19 mars 1675, il ne pouvait retenir son admiration. Depuis notre dernière conversation et l'en- tretien que j'ai eu avec ma sœur Louise de la Miséricorde, écrivait Bossuet à M™^ de Bellefonds, il me semble qu'il faudrait à chaque moment s'épancher pour elle en actions de grâces. 11 y avait quatre mois que je ne l'avais vue, et je la trouvai de nouveau enfoncée dans les voies de Dieu avec des lumières si pures et des sentiments si forts et si vifs, qu'on reconnaît à tout cela le Saint-Esprit. Selon ce que l'on peut juger, cette âme sera un miracle de la grâce. Dieu a jeté dans ce cœur le fondement de grandes choses. Vrai- ment tout y est nouveau *. » Que n'apprenait-elle pas, la reine, dans ses visites rue Saint-Jacques ? Il y avait de quoi marcher d'étonnement en étonnement. Le sens humain lui-même serait heurté, choqué, froissé profondément, si, par delà une manière naturelle de voir les choses, on n'admettait pas que les âmes peuvent avoir des points de vue exceptionnels, qui, les plaçant au- dessus de certains sentiments de la nature, leur font consi- dérer les mêmes objets sous des aspects que nous n'apercevons pas à l'état ordinaire. M" de La Vallière, en s'arrachant au charme et aux délices de Versailles, n'avait pas entendu retrouver, dans un faubourg de Paris, les délices sen- suelles. S'étant faite Carmélite, elle ne voulut, sous nu * Lettre de Bossuet, restée inédite jusqu'au commencement de notrtf" siècle, et retrouvée dans les papiers des Carmélites, emportés et conserves lors de la dispersion des religieuses, par suite do la révolution. Kdg MADAME DF LA VALLIEHE prétexte, aucun adoucissement *. Porter la serge comme tout le monde, coucher sur la dure comme tout le monde, être assujettie à la règle, comme tout le monde, c'était son bonheur. Elle s'y croyait môme plus obligée que tout le monde. Il est vrai qu'elle ne pouvait s'accoutumer à la chaussure des Carmélites ^ ; ce ne fut pas cependant une raison pour elle de se dispenser du droit commun ;. elle ré- solut la dillicuité en soutirant de sa chaussure tous les jours de sa vie jusqu'cà sa mort ^. Une autre de ses gènes péni- bles et librement acceptées, fut de se condamner à tenir les yeux presque toujours baissés. Comme on savait qu'elle était sujette à de grands maux de tête, et qu'on lui demandait un jour si elle ne trouvait point pénible de baisser toujours les yeux Point du tout, répondit-elle, cela me les repose, je suis si lasse de voir les choses de la terre, que je trouve même du plaisir à ne les pas regarder. Déjà, pour ainsi parler, la légende commençait. Dès 1680, il venait jusqu'au dehors, que sœur Louise de la Miséricorde demandait sans cesse à jeûner au pain et à l'eau, à porter la haire et le cilice, qu'elle réclamait les ceintures et les bracelets de fer. Insa- tiable de pénitences et souvent refusée dans les permissions qu'elle demandait, sœur Louise trouvait à regret qu'on l'é- pargnait trop, ajoutant que Dieu y suppléerait. Toujours animée d'une sainte haine d'elle-même, dit un de ses bio- graphes, on eût dit qu'elle voulait détruire entièrement ce corps de péché, pour le punir d'avoir servi d'instrument à ses passions '». » Peu à peu elle se dégageait tellement des impressions terrestres, que les choses qui nous touchent le l^lusprès, la santé et certains biens, luip devenaient compléte- * Osera-t-ello touclier, ilemandail Hossuet, — Ce serait, d'après M. Arsène Houssaye, le fait que M"» de La Vallière se reprochait et qu'elle voulait expier. — Ce n'est pas de cette façon que Claude Lequeux a raconté cette histoire. 3 Lettre circulaire de la sœur Madeleine. — Via abrégée par l'abbé Le- queux. — Notice, par M. Pierre Clément, de l'Institut. — On découvrit, dit Saint-Simon, qu'elle l'avait la sincère âpreté de sa pénitence de corps jusqu'à s'être entièrement abstenue de boire pendant toute une année, dont elle tomba malade. » * Il faut savoir que les Carmélites font maigre toute l'année. En carême, elles ne mangent ni œufs, ni laitage; rien n'est apprêté au beurre, tout à l'htfile. M" de La Vallière avait donc pour toute boisson un demi-verre d'eau par jour! — Le dîner des Carmélites est à dix heures, c'est en dehors des temps de carême et de jeûne, un plat de poisson et un de légumes. Le souper ou collation, se fait à six heures du soir; il consiste en trois onces de pain, avec pruneaux ou choses analogues. Depuis l'Exaltation de la Sainte Croix jusqu'à Pâques, ce n'est toujours qu'une simple collation. 600 MADAME DE LA VALLIÈRE permission et de son propre mouvement; fai agi sans réflexion, répondit-elle, je nai été occupée que du désir de satisfaire à la justice de Dieu... Quelle que fût la rij^^ueur des hivers, sœur Louise était toujours levée deux heures avant les autres religieuses, c'est-à-dire à trois heures du matin ; elle passait ces deux heures à s'aLsorher dans la prière, et à s'ahreuver de l'humiliation de ses lautes passées * . Était-elle vivante, était-elle morte, cette femme qu'on a cependant appelée une sensitive, une douce violette? Lorsque le marquis de La Vallière, son frèro, vint à décéder, elle sut refouler dans son cœur ce que la nature y souleva; elle se regardait comme mise au Lan de la création, et n'ayant plus le droit de verser, comme tous, de justes pleurs. Bien qu'elle aimât ce frère tendrement, elle se soumit en appre- nant cette triste nouvelle, avec une si parfaite résignation, qu'elle ne donna extérieurement aucune marque de sa dou- leur, quelque vive qu'elle fût dans un cœur si sensible ^, Il y avait peu d'années que la sœur Louise de la Miséricorde était entrée aux Carmélites, quand elle apprit cette perte. Jean François de La Baume Le Blanc, gouverneur et grand sénéchal de la province de Bourhonnais, auquel Anne d'Au- triche avait décerné autrefois un prix, dans le Carrousel de 1664, et que sa sœur aimait beaucoup, était mort le 13 oc- tobre 1676, à peine âgé de trente-cinq ans; et M""" de Sévi- gné nous apprend que sœur Louise de la Miséricorde fit ' Voy. lettre circulaire de la sœur Madeleine du Saint-Esprit. — On se lève à cinq heures aux Carmélites, et on se couche à onze heures. Il y a srpt heures de chœur par jour, c'est-à-dire de prière, y compris les deux heures d'oraison. Le reste du temps, on travaille des mains dans les cellules, et seules; on raccommode le linge, etc., on fabrique des instruments de péni^ tence. 11 y a deux heures de récréation par jour; mais on travaille en se récréant. Voici l'expression de sainte Tiiérose, dans les constitutions Qu'elles aient toutes là leur quenouille ou ouvrage. » On obtient de se coucher plus lard. M""> de La Vallière avait obtenu de la révérende mère Judith de Hellefonds. de se lever tous les jours deux heures avant la communaut'. * Vie abrégée de la duchesse, par Loqueux, p. GS. CHAPITHK HUITIÈME 601 supplier le roi de conserver le gouvernement de son frère dans la famille pour acquitter les dettes; ce que le roi lui accorda en lui mandant que s'il était assez homme de bien pour voir une Carmélite aussi sainte qu'elle, il irait lui dire lui-même la part qu'il prenait à la perte qu'elle avait faite K » La duchesse d'Orléans et les religieuses de la rue Saint- Jacques racontèrent à Marie-Thérèse, quelque chose qu'un biographe appelle plus héroïque^. M'"' de La Vallière, en quit- tant le siècle, avait laissé à la porte du cloître ce qu'elle avait de plus cher au monde, les enfants de ses entrailles, non sans éprouver une de ces peines sans nom, que les mères seules peuvent comprendre, alors qu'elles s'arrachent pour toujours à leurs enfants. Or, M"" la duchesse d'Orléans, venant rendre un jour visite à la Carmélite, avait imaginé, par un bon et louable sentiment, de donner la main au jeune comte de Vermandois, afin qu'il eût le plaisir de voir et d'embrasser sa mère, se persuadant que celle-ci ne ferait pas difficulté de laisser entrer un enfant qui n'avait que sept à huit ans, et que la sensibilité même de la mère la rendrait plus traitable. C'était dans une journée de 1675 ; le cœur de la mère était tout saignant encore des blessures de la sépa- ration. Chose surprenante ! la duchesse eut la force d'ache- ver de broyer elle-même son propre cœur; elle se refusa cette satisfaction si légitime de revoir son enfant; elle se mit hors ou au-dessus de la nature. Ni les vives instances de la duchesse, ni les larmes touchantes de l'enfant ne purent vaincre la fermeté de la religieuse ; elle demeura inflexible. Et Madame ne pouvant rien obtenir, fut si touchée et de la douleur de l'enfant qui fondait en pleurs et de la constance surnaturelle d'une mère si détachée d'elle-même, qu'elle s'attendrit, et ne put retenir ses larmes ^. » Lettre du 16 octobre 1667. - Claude Lequeux, dans la vie abrégée, in-18. ' Vie abrégée de la duchesse, par l'abbé Lequeux, p. 65. 602 MADAME DE LA VALLIÈRE Toutefois, personne n'était aussi capable que la reine, d'apprécier le mobile de M™'' de La Vallière, et de deviner le foyer de force où elle puisait l'énergie de soutenir une conduite qui, au premier abord, paraîtrait antinaturelle. Elle comprenait que sœur Louise de la Miséricorde ne se proposait pas seulementïle montrer son respect pour la clô- ture, et sa fidélité aux rigides règlements des cloîtres que la défaillance et la lâcheté tendaient à affaiblir. Ces généreux sentiments avaient aux yeux de Marie-Thérèse d'Autriche des racines encore plus profondes, parce qu'ils étaient la suite et l'effet du sacrilice plein et entier que sœur Louise avait fait, en quittant le monde, de tout ce qui pouvait l'y attacher le plus légitimement i. » N'avait-elle pas même pris la résolution de se priver pour toujours du plaisir de voir le comte de Vermandois et M"^ de Blois, sa sœ^ur, ce qu'elle aurait exécuté, parait-il, si le roi ne s'était opposé formellement et absolument à ce dessein d'immolation et de sacrifice? Cependant le but de mortification n'était pas le seul que poursuivait dans cette cruelle circonstance le cœur délicat et ferme de cette tendre mère. En se proposant de renoncer pour toujours à revoir ses enfants, de se borner à leur écrire, et à correspondre avec eux, la Carmélite obéissait sans doute à un sentiment élevé des convenances envers les autres reli- gieuses. Elle pensa probablement, que à cause de l'habit qu'elle portait, et au milieu des chastes compagnes qui avaient daigné l'admettre dans leur société, et parmi lesquelles il s'en trouvait de si jeunes, elle ne pourrait, sans blesser la dé- cence, recevoir ses enfants; il lui semblait que c'était don- ner, dans un si saint asile, un spectacle aussi scandaleux que nouveau -. Plus elle désirait revoir des enfants si * Vie abrégée, p. 67. ^ Lorsque M'°de La Vallière, encore ù la cour, à entrer dans un couvent, elle fit avec une dame de ses amies, une visite aux Carmélites, et reçut une espèce de morlilicaliou qui » bien loin de la rebuter ou de la décou- CHAPITRE HUITIEME 603 chers, plus elle se représentait vivement tout le charme d'un moment si doux, moins elle crut qu'il lui fût permis de jouir d'un honheur qui n'était le fruit que de la faiblesse criminelle qu'elle voulait expier i. Mais le roi s'opposa for- mellement à cette résolution ; il fit donner l'ordre positif à M""* de La Vallière de recevoir ses enfants 2 ; il lui demanda, comme une faneur, qu'elle abandonnât ce dessein, en disant que le bonheur de ses enfants, dans ce monde et après sa mort, demandait d'elle de les aider de ses conseils ^. Il eut même le soin d'envoyer lui-même souvent ses enfants à sœur Louise de la Miséricorde. Ces étonnantes merveilles qui ravissaient les esprits reli- gieux du xvn" siècle, confondraient notre génération ac- tuelle, élevée en partie en d'autres idées. On n'en voudrait d'autre preuve que ces réflexions, mesurées d'ailleurs, d'un célèbre critique Toute entière aux douceurs et aux con- solations de la vie cachée. M"'' de La Vallière ne croyait pas trop les acheter par les austérités et les mortifications qu'elle s'imposait avec ardeur et avec une sorte de raffine- ment. Ceux qui ont écrit le récit de sa vie pénitente se sont plu à en citer des exemples singuliers, qui nous toucheraient trop peu * aujourd'hui] mais le principe qui les lui inspi- rager, ne servit qu'à l'affectionner davantage à ces religieuses, et à l'affermir de plus en plus dans son pieux dessein. Après quelques moments d'entre- tien, la dame ayant dit qu'elle avait avec elle M"» la duchesse de La Vallière, ces saintes filles qui n'avaient pas encore connaissance du changement qui s'était opéré dans cette belle âme, mais qui ne pouvaient ignorer la position dans laquelle elle avait été à la cour et dont l'éclat retentissait partout, pri- rent tout d'un coup un air plus froid et plus sérieux. L'humble pénitente n'avait pas manqué de remarquer cette réserve, mais cela lui avait donne' un nouvel attrait pour ce monastère. N'est-ce pas aussi ce qui lui suggérait de ménager la sainte et pieuse sus- ceptibilité de ces vierges consacrées à Dieu ? • M™* de Geniis devina, avec son tact exquis, ce motif de M'"^ de La Vallière. ^ Cette circonstance et celle de la mort du marquis de La Vallière, furent les deux seules fois que M""» de La Vallière entendit parler le roi dans sa retraite. » Crawfurd, Notice sur La Vallière. * Ou n'a pas ici à diECUler dans sa matérialité et dans son économie tout 604 -MADAME DE LA VALLIEHE rait, et le but dont elle s'approchait par ces moyens, sont à jamais dignes de respect dans tous les temps, et de quelque point de vue qu'on les envisage La reine Marie-Thérèse fut emportée en JJB83, par une mort prématurée et inattendue, et, après elle. M"" de la Vallière était destinée à passer encore sur la terre deux fois" l'espace de temps que Tacite appelle un long espace de la vie humaine, quindecim annos, grande mortalis œvi spatium; et ces trente années que M""*^ de La Vallière vécut sur la terre après la mort de Marie-Thérèse, seraient presque inintelligibles, si on oubliait de compter les phases de ce duel féminin, où la demoiselle d'honneur de Henriette d'Angleterre avait jeté le gant en 1662 à Marie-Thérèse d'Autriche. Sans doute, en 1683, après avoir été souvent ' JI. Sainte-Beuve fait justement remarquer que M" de La Vallière ré- pondit avec un tact que l'esprit emprunte au cœur t Je ne suis point aise, je suis contente. •> Content est bien, en effet, le mot chrétien, celui qui ex- prime la tranquillité, la paix, la soumission, une joie sans dissipation, quelque chose de contenu. * Lettre du 29 avril 167G. C08 MADAMK DE LA VALLIKHE meurtrie dans ce combat singulier, la reine de France succombait à une de ces blessures qui sont le résumé ou la condensation de toutes celles qu'on a reçues antérieure- ment. Lorsqu'on n'a aucune solidarité dans une lutte dont l'issue a été désastreuse, on prend vite son parti des coups donnés ou reçus, on oublie vite le comlat et les combat- tants. Il était peut-être permis aux contemporains de M"'' de La Vallière, de ne plus se souvenir, après la mort de la reine, des tortures morales et imméritées qui avaient précédé cette mort. M™" de La Vallière avait des raisons personnelles pour ne pas l'oublier. C'est un instinct universel , aussi bien qu'une donnée de l'idée religieuse que, lorsque nous sommes sortis de l'ordre, de la régie, qui constitue la moralité et le bien vivre, nous ne pouvons y rentrer que par une souffrance consentie, mé- ritoire. Lorsqu'un cœur naturellement droit, lorsqu'une âme délicate est sortie de sa voie, ne serait-ce qu'un jour, on la verra, à ses heures de rentrée en elle-même, se remettre dans le bon chemin pour ne plus le quitter. Elle ne s'épargnera plus, faudrait-il s'exterminer et mourir à la peine; mais elle aura à subir, ce qui ne sera pas le moindre supplice, les conséquences qui naissent d'un faux pas ; il y aura des cir- constances dans lesquelles elle sentira amèrement, qu'en dé- viant elle s'est mise dans le faux. Telles furent les trente années que vécut M"**^ de La Vallière après la mort de Marie- Thérèse d'Autriche. Quand M""* de La Vallière n'était encore qu'à la sixième année de ses austérités et de sa pénitence derrière les grilles du monastère de la rue Saint- Jacques, le roi donnait la main à un mariage qui ne pouvait rester indifférent à la sœur Louise de la Miséricorde. On unissait M"'' de Blois à M. le prince de Conti, et rien de plus naturel que de venir complimenter la mère de la jeune femme, chez les Carmélites ; mais la situation n'en était pas moins fausse et bizarre. On félicitait la sœur Louise de la Miséricorde sur la prospérité de ce qu'elle OIIAPITRE IIUITU'MË 605 expiait dans la pénitence. Que l'on se précipitât au parloir du couvent, que M'"^ de Sévigné écrivit à sa façon spirituelle et originale sur l'invasion de la maison de la retraite et du silence par les personnes de la cour, l'événement le moti- vait. On mariait celle dont, deux ans auparavant, Louis XIV avait fait offrir la main, par forme d'insinuation, au prince d'Orange *, et qui était, par conséquent, la concurrente de l'héritière présomptive du trône d'Angleterre, c'est-à-dire de la princesse Marie, fille du duc d'York, nièce de Charles II, pour laquelle se décida le prince d'Orange. II n'en était pas moins embarrassant pour la sainte Carmélite de recevoir des compliments. N'était-ce pas être ramené à un passé qu'on aurait voulu détruire jusqu'à la dei*nière trace? Quelle difficulté pour accommoder et concilier ce qu'au témoignage de M"" de Sévigné la sœur Louise sut accommoder fort bien, son style et son voile noir, » sa tendresse de mère et celle d'épouse de Jésus-Christ -l La pauvre recluse n'avait entendu que des éloges sur la beauté de sa fille que M""^ de Sévigné ^ et La Fontaine * avaient célébrée, et dont M" de Caylus s'est exprimée plus tard avec enthousiasme ^. Mais ces qualités brillantes et par cela môme dangereuses, ces préliminaires et cette splendide noce qui se préparait à Ver- * Guillaume d'Orange refusa avec une juste fierté cette proposition; il ré- pondit qu'une fille légitime de Louis XIV ne serait pas trop pour lui. Guil- laume se retourna vers une union qui fut fatale aux Bourbons et aux Stuarts. •' Lettre du 29 décembre 1679. 3 On avait été dans le principe ébloui de la beauté de M" de Blois M"' d» Blois est un chef-d'œuvre, écrivait en 1674 M"" de Sévigné; le roi et tout monde en est ravi; c'est un prodige d'agrément et de bonne grâce. » * La Fontaine avait chanté iM" de Blois dans ses vers Conti me parut lors mille fois plus légère Que ne dansent au bois la nymphe et la bergère ; L'herbe l'aurait portée; une leur n'aurait pas Reçu l'empreinte de ses pas. OEuvres diverses leSonge. 5 Cette amie de Monseigneur le dauphin, dit M"» de Caylus, était belle comme M"^ de Fontanges, agréable comme sa mère, avec la taille et l'air du roi son père, et auprès d'elle les plus belles et les mieiLX faites n'étaient pas rogir dées Souvenirs de M""* de Caylus. 39 610 MADAME DE LA VALLIÈRE sailles, pouvaient-ils complètement rassurer la tendre mère qui continuait d'expier dans l'ombre du cloître la naissance de la fiancée? Une naufragée pouvait-elle sourire de bon cœur à l'entreprise des nouveaux passagers qui allaient tenter la mer avec l'ignorance du péril ? D'ailleurs en rece- vant des compliments sur le mariage de sa fille avec un prince de Gonti, elle soutenait un dernier hommage du monde, qui lui était bien plutôt une humiliation. » Il est d'ailleurs impossible d'échapper un jour ou l'autre à des interrogations personnelles de la conscience, sur cer- taines élévations étranges. Être appelée au parloir du cou- vent, par son propre gendre, entendre désigner ce gendre du nom de Louis Armand, prince de'Conti, fils aîné d'Ar- mand de Bourbon, frère du grand Condé, provoquait des demandes d'explication sur une si haute alliance; et ces explications devenaient fort pénibles quand on avait été at- tachée à Blois comme humble fille d'honneur de la du- chesse, épouse de Gaston d'Orléans. Sœur Louise de la Mi- séricorde rencontrait, au désert, des noms illustres ; mais la plupart n'avaient point porté au cloître des illustrations extorquées par des voies irrégulières. La liste des Carmélites de la rue Saint-Jacques offrait, au xvii'' siècle, des noms assez sonores M"" de Fontaines dont le père avait été am- bassadeur en Flandre, cl dont la mère était sœur du chan- celier de Sillery ; la marquise de Bréauté, fille de Nicolas Harlay sieur de Saiicy, ambassadeur, surintendant des finances, colonel des Suisses, et elle-même, un des orne- ments de la cour de Henri IV; M"'" de Lancri, fille d'hon- neur de Marie de Médicis; M"'' de Bellefonds, nièce du ma- réchal de Saint-Géran et sœur de la marquise de Villars ; M"" de Brissac, fille du duc ; M™'' veuve de Bérulle, fille du président Séguier et mère du cardinal de Bérulle ; Marie de Larochefoucauld, sœur du cardinal, veuve du marquis de Chandenier, capitaine des gardes ; M""' de Gontaut-Biron ; M"*^ de CHAPITRE HUITIÈME 611 Bouillon, fille du duc, sœur du cardinal et nièce de Tu- renne; M""^ d'Arpajon, fille du duc de Ce nom; M" d'Uzès; M"" de Bélhune, fille du duc de Gharost et de Marie Fou- quet, fille du surintendant ; Catherine de Bouflcrs ; M""" de Séguier d'Autry, mère du chancelier Séguier; M"" de Brienne; la comtesse de Bury, restée veuve à dix-neuf ans; M""^ d'Épernon, sœur du duc de Caudale et destinée un instant au trône de Pologne; M"'' de Gourgues ; M"z l'Histoire de Bossuet, pac le cardinal de Beausset, livre v; les notes de l'abbé Ledieu. — Le livre de M. Floquet, sur Bossuet précepiewr, page 492 à 513. — Saint-Simon, dans ses Mémoires, d'après le- quel Bossuet porta, dans cette périlleuse occurrence, tous les coup*, agit en pontife des premiers temps, avec une liberté dfgne des premiers siècles et des premiers évêques de l'EgUse -{Mémoires, édition de M, Cheruel, t. XIII, p. 30 — Le nioi de M° de Maintenon, à savoir que Bossuet, dans la négo- ciation de 1673, fut dupe de la cour, .se comprend et n'implique aucunement que Boisuet n'ait pas vaillamment travaillé à séparer Louis XIV de M""» de Montespan . OOO MADAME DE LA VALLIEKE répondit pas, comme succès, aux espérances et aux efforts du prélat. On n'a pas à raconter ici les emportements et les apaisements de M'"'' de Montespan, une première séparation d'avec Louis XIV, oltenue, mais éphémère. Toutefois, la tentative de Bossuet portera plus lard ses fruits. Il avait ra- vivé, dans Louis XIV, les scrupules de la conscience ; il avait bien mérité de la reine, en essayant de briser le joug que portait le monarque. Du reste, un puissant auxiliaire arrivait à Bossuet et à la reine; un autre homme devait en- trer en lice, dans les intérêts de la reine ; un homme qui était la théologie incarnée et qui en avait l'inflexibilité c'est Bourdaloue, qui avait prêché à la cour en 1670, et qui fut redemandé pour le carême des années 1672, 1674, 1675, 1680 et 10S2. Cet homme, dont nulle considération ne fut capable d'allérer la franchise et la .sincérité, ne pouvait s'abstenir de proclamer vers quel abîme il voyait s'en aller le mariage chrétien, avec les exemples partis de Versailles et de Saint-Germain. Une satisfaction éclatante avait été accordée momentané- ment à la morale et à la religion, lorsque M™'' de La Val- lière alla ensevelir dans le cloître ses déceptions et son re- pentir. Toutefois, la position de la reine de France ne s'était pas améliorée, le scandale n'avait pas cessé, il n'y avait qu'un changement de figures; M'"'' de Montespan, sous- traite à l'autorité de son mari par un abus de la puissance souveraine, n'eu régnait pas moins sur le cœur du monar- que, n'en savourait pas moins chaque jour les hommages et l'encens des courtisans. Il est vrai, néanmoins, que des honnues à la vertu rigide commençaient à se fatiguer de cet empire et prenaient en pilié l'abandonnement de la reine; ,des protcslalions sourdes s'élevaient dans le clergé; on parlait de refuser l'absoluliou à l'allière M"'^ de Montes- pan. Enfin, celui qu'on appelait le roi des prédicateurs et le prédicateur des rois, crut devoir prendre la parole, et se joindre à Bossuet, pour ébranler l'ascendanl deM'"=de Mon- CFiAl'ÎTftlî MîUVlKMl^ G21 tespan. Le père Bourdaloue, prêchant le carême à Versailles, en 1G75, ne craignit pas de proclamer, du haut de la chaire, en présence de M'"'' de Montespan et du roi, les lois outra- gées de la morale et de la religion. C'est que l'exemple donné de haut était déplorahle, au point de vue national, et ne tendait à rien moins qu'à la dissolution de la famille. De nos jours, de l'autre côté de l'océan Atlantique, des fa- natiques du mariage ont poussé jusqu'à l'exagération la plus criante l'accomplissement de cette loi naturelle qui appelle et veut l'association légitime de l'homme et de la femme. Il n'est personne qui, parvenu à la complète possession de ses facultés physiques et morales, et prenant sa place dans la société générale, ne sente le hesoin de donner un sens à sa vie, et d'attacher à ses actes un intérêt que la paternité cen- tuple. Quelque chose parle et commande de continuer les traditions de famille que nous a transmises le foyer paternel. Le Mormonisme n'a pas voulu compren- dre qu'il y eût un ordre à ohserver dans la satisfaction de cette aspiration. Mettant le pur sophisme au service de la passion, on l'a entendu exposer, sous prétexte de morale, des raisonnements singulièrement immoraux. Partant de l'idée que le mariage est une chose souverainement mo- rale, les Mormons ont conclu que plus on se mariait, mieux on faisait. Enfin, appliquant à leur idéal de mariage la notion d'intensité et de quantité, ils ont eu l'impudeur de demander pourquoi les seconds et les troisièmes mariages successifs étant autorisés chez les civilisés, il n'était pas aussi légitime de faire simultanément ce qu'on peut faire suc- cessivement, et de contracter plusieurs mariages à la fois *. N'en était-on pas là presque à Versailles? Bourdaloue se crut, en conscience, ohligé- de plaider pour la grande cause du mariage; et une dame célèbre du xvn'' siècle atteste à la postérité les efforts de Bourdaloue dans cette rencontre; c'est ' Lectures de la rue de la Paix, M. Simonin, — cité par M. Évariste Thé- venin. 62-2 MADAME DE LA YALLIÈRE M'"'' de Sévigné, qui était une des ferventes admiratrices de ce solide talent. Son sermon du jour de la Purification , écrivait cette femme célèbre, en 1674, transporta fout le monde ; il était d'une force à faire trembler les courtisans.» Toutesles foisqu'il reparaissait à la chapelle royale, de nou- veaux applaudissements couronnaient de nouveaux succès; mais l'apôtre de la moralité française ne se départissait pas de sa thèse ; il frappait toujours, disait M'"'' de Sévigné, comme un sourd, disant des vérités à brideabattue, par- lant à tort et à travers contre l'adultère Sauve qui peut, il allait toujours son chemin *. » Le remords renaissait à cha- que fois dans la conscience agitée du roi ; comment aurait-il résisté à cette logique formidable de l'orateur? Un jour, le dimanche de la troisième semaine de carême, Bourdaloue exposait devant le monarque, que le péché d'immoralité ou d'impureté est la cause la plus eflicace de la rupture éter- nelle de l'homme avec Dieu ; il établissait cette vérité de fait par les raisons les plus fortes ; parce qu'il n'y a point de faute qui rende l'homme délinquant plus sujet à la rechute; il démontrait ensuite que les manquements contre les mœurs sont de ces actes qui exposent le plus à la tentation du dé- sespoir ; enfin il montrait avec une terrassante raison qu'il n'est point de péché qui lie plus étroitement par la tyrannie de l'habitude et qui enchaîne l'homme sous le joug d'une servitude plus indestructible ^. On travaillait donc ardemment aux alïaires de la reine, tout en travaillant à l'édification morale de la France, et en démêlant, avec Pic de la Mirandole, la part considérable qui, 'dans un certain athéisme, revient aux passions char- nelles; puisque, d'après la remarque de ce savant, que Bourdaloue répétait devant Louis XIV, ce n'est pas tou- jours tout athéisme qui produit l'impudicité; mais c'est l'impudicité qui produit certaines sortes d'athéisme. » On ' Lettres de M™ de Sévigné, du 20 mars 1680. » Sermon pour la troisième scmame de cart^me. CHAPITRE NEUVIEME 623 ne rend pas, en France, assez justice au caractère comme au talent de Bourdaloue * ; el il est équitable de lui payer ici un tribut d'éloge pour la manière chaleureuse dont il plaida, devant Louis XIV, la cause de la reine et des mœurs. Le monarque éprouvait un plaisir spécial à écouter parler Bourdaloue, il voulait l'entendre tous les ans, ou tous les deux ans ; et de son côté, le docte orateur serrait de plus en plus le cercle de son irrésistible argumentation autour du monarque. Tantôt il faisait devant lui, avec une fière indé- pendance, des jeux de mots, pleins de sens ; que, par exem- ple, après des mariages contractés sans attachement, on faisait ailleurs des attachements sans mariage ^. » Tantôt, il abordait brutalement la question du scandale^ et il ne crai- gnait pas de s'écrier devant le roi Si, au préjudice de ces devoirs, le scandale vient de la même source d'où l'édifi- cation et le ]on exemple auraient dû venir; si celui qui dans l'ordre de Dieu a une obligation spéciale d'édifier les autres, est le premier à scandaliser, c'est ce qui met le comble à la malédiction du Fils de Dieu, et c'est alors qu'il faut double- ment s'écrier avec lui Malheur à cet homme ^! » Quelque- fois, Bourdaloue envoyait la vérité à Louis XIV, sous une forme indirecte, mais fort explicite; en semblant s'adresser aux sujets, il atteignait le monarque Il y en a parmi vous, s'écriait-il devant Louis XIV, et Dieu veuille que ce ne soit pas le plus grand nombre, qui se trouvent, an moment où je parle, dans des engagements de péché si étroits, à les en croire, et si forts, qu'ils désespèrent de pouvoir jamais briser leurs liens. Leur demander que pour le salut de leur âme, ils s'éloignent de telle personne, c'est, disent-ils, leur de- mander l'impossible ^; » et là-dessus, l'impitoyable argumen- ' On est surpris, dit justement M. P. Clément de l'Institut, que la vie de Bourdaloue, son caractère, son talent, n'aient pas été l'objet d'une étude dé- veloppée. * Sermon pour le deuxième dimanche après l'Epiphanie. ' Sermon pour le deuxième dimanche de l'Avent. ♦ Sermon pour le premier dimanche de carême, sur les tentations. ii-ii . dk la VALLii-i{i' tat!ur le renverser celte olye'ctioii de l'impossibilité préten- due de la séparation. Lorsque, pour la défeuse de la patrie menacée, il faut prendre les armes et marcher aux fron- tières, point de liaison alors, dit-il, qui retienne, point d'absence qui coule. Or, est-il besoin de dire, que s'il faut suivre ce qu'exige la loi du monde, il convient aussi d'obéir à la loi de Dieu qui commande ? Le plus souveut, Bourdaloue allait droit au but et retournait le fer dans la plaie N'a- vez-vous plus revu cette personne écueil de votre fermeté et de votre constance ? N'avez-vous plus recherché des occasions si dangereuses pour vous? Un autre jour, il s'écriait à brûle-pourpoint Ah ! chrétiens, combien de conversions votre seul exemple ne produirait-il pas? Quel attrait ne serait-ce pas pour certains pécheurs découragés et lombes dans le désespoir, lorsqu'ils se diraient à eux-mêmes Voilà cet homme que nous avoas vu dans les mêmes déhanches que nous, le voilà converti et soumis à Dieu, » — Ce qui sauve les rois, disait-il, dans le môme sermon, c'est la vé- rité; et Votre Majesté la cherche, et elle aime mieux ceux qui la lui font connaître, et elle n'aura que du mépris pour quiconque la lui déguiserait; et bien loin de lui résister, elle se fait gloire d'en être vaincue ^.. > N'est-ce pas à la suite d'une de ces stations de carême que Louis XIV, tourmenté par ses remords, honteux de vivre dans un double adultère, et touché des discours de l'élo- quent et franc religieux, aurait eu de nouvelles velléités de rompre son coupable commerce avec la marquise de Mon- tespan et de l'éloigner du cbâteau? On assure qu'il la fit partir pour Clagny, château dont il lui avait abandonné la jouissance -. On raconte aussi que le père Bourdaloue étant allé, suivant l'usage, prendre congé du roi à la fin du ca- * Sermon sur la persiivérance chrétienne et sur la résurrection de Jésus- Clirist ce dernier prêché au jour de Pâques. — Voir aussi, lettres de M™" de Sévigné, du 25 novembre 1071, 9 mars 1680, 28 mars 1689. " Château qui est compris aujourd'hui dans l'enceinte de la ville de Ver- sailles, non loin de l'avenue de Saint-Cloud. CHAPITRE NEUVIÈME fe28 rême, Louis XIV lui aurait dit Mon père, Vous serez content de moi; j'ai renvoyé M"'" de Montespan à Glagny. » Sire, répondit Bourdaloue, Dieu serait bien plus con- tent, si Glagny était à quarante lieues de Versailles *. » On a dit Nulle part le christianisme n'est plus grand aux yeux de la raison que dans Bourdaloue ^ — Ne pourrait-on pas ajouter que nulle part, Bourdaloue ne s'est montré aussi grand, que lorsqu'il a pris en main la cause de Marie-Thé- rèse d'Autriche, pour lutter contre les influences féminines qui s'agitèrent autour de Louis XIV? S'il est vrai que le mariage met chacun dans son ordre, selon la pensée d'un contemporain et ami de Bourdaloue ^, Bourdaloue disait avec non moins de raison que chacun doit mettre l'ordre dans son mariage, et maintenir une étroite unité entre deux individualités. Gomment le zèle indigné de Bourdaloue et celui de tous les honnêtes gens ne se serait-il pas prononcé *? Que n'ac- cordait-on pas au triomphe insolent de M"""'' de Montespan, sous les yeux de la reine? Revues données en divertissement à la hautaine marquise ^ , promenades en calèche, le roi, ' Mémoires sur M'^^ de Mainienon, par Languet de Gergy. Mémoires, etc., dans la famille d'Aubigne, par M. Lavallée, p. 163. — 11™= de Montespan, pariM. P. Clémt-nt, dans la Revue des questions historiques, livraison d'avril 1868. — J. Labouderie, notice sur Bourdaloue. - Laliarpe. ^ La Bruyère. "* Bourdaloue ne put se taire devant le scandale des promenades royales à Versailles, à Paris, à la tète des armées avec la reine, avec M°"^ de Montespan. Surtout la légitimation éclatante des enfants naturels ne produisait-elle pas des elîets pernicieux, en pervertissant les mœurs? Si Louis XIV crut de bonne foi que l'assimilation de ses enfants" naturels à ses enfants légitimes serait sans inconvénients politiques, l'histoire prouve combien il se trompa. A peine eut-il disparu, que plusieurs coups d'Etat restés célèbres vinrent re- dresser des situations arbitrairement faussées, et non-seulement le parlement mais la nation entière, se prononcèrent pour le régent contre les enfants de M""= de Montespan P. Clément, M"'^ de Montespan, Revue des questions his- toriques, avril 18t8, p. 438. Le duc du Maine, le comte de Vexin et M" de Nantes, furent d'abord légitimés anciennes lois 'françaises, par Isambert et de Crusy, t. XIX, p. 124. — M"' de Blois, de Tours, et le comte de Tou- louse furent légitimés par des lettres-patentes postérieures. 5 La Palatine, Corresp. complèle, p. 249. 40 m MADAME DE LA VALLIEHR M""' do .Moiitespan, Monsieur, etc., dans une voiture, la reine dans une autre voiture avec les princesses * ; ordre donné aux architectes, pendant qu'on habitait le château de Saint-Germain, d'obéir à tous les caprices de M'"^ de Mon- tespan, d'élever comme elle l'entendrait au milieu des jar- dins, des jets d'eau {u'elle put voir des balcDns de sa cham- bre 2; Lien plus, quand Versailles était terminé en 1676, la prééminence accordée à M'"*' de Montespan sur la reine elle-même, pour la distribution des appartements, puisqu'on ailectait vingt pièces au premier étage à M""* de Montespan, tandis que la reine n'avait que onze pièces au deuxième ^; surtout les sommes fabuleuses englouties pour élever les splendeurs de Glagny, palais à l'usage de M"" de Montes- pan ^; toute la cour se tournant vers cette planète ardente, jusqu'à la reine elle-même, allant voir bonté en eflet nul- lement indispensable dans le château de M'"^ de Montespan le jeune comte du Vexin, un peu malade ^ enfin l'objet éternel des conversations, étant de savoir si le roi quitterait délinitivement M"'" de Montespan, ou s'il ne la verrait que chez la reine , telle était la profondeur de l'abîme creusé par la situation. Ne fallait-il pas des accents énergiques et forts pour en retirer ceux qui y étaient descendus ^? Le règne de M'"" de Montespan eut une fin ^; mais, la ' Lettre de M""^ de Scvignô, du 27 juillet 1676. ^ Biblioth. impér. Mss. Mélanges Colbcrt, foL ii'd bis, fol. f2D. ^' V. nn plan du palais, dressé par Le .Nôtre, Bibliollièque iinp., cabinet des estampes. — I'. Cleiri'înt, M'"" de Montespan. p. 463. * La terre et la seigneurie de Clagny, aux portes de Versailles, apparle- naienl précc'deinirKuit à l'hospice des Jneurablei de Paris. envoyait au roi, le 22 ni li 1074, le du palais de Clagny, qui avait été commandé à MansMrt. .M'"'"d Léon Gozltin. 7 L'élévation quasi olïïcielle do la marquise de Maintenon n'eut lieu qu'a- CHAPITRE NEUVIKMK 627 responsabilité de M""^ de La Vallière n'était point dégagée pour cela. Sa poitrine fut bien oppressée en apprenant l'in- tervention de la duchesse de Richelieu *, dame d'honneur de la reine, une de ces aristocratiques rouées, qui, avec ses grands airs et ses détestables perfidies, empêcha peut-être une ère nouvelle de se lever pour la reine Marie-Thérèse. Après qu'un prêtre eut refusé l'aljsolution à M""' de Mon- tespan en 1675, il sembla un moment que la marquise al- lait débarrasser la famille royale de sa scandaleuse présence. Du moins, un rapprochement bien inattendu s'était opéré entre Marie-Thérèse et cette femme, déplorable cause, pour sa souveraine, des plus douloureuses humiliaiions. L'umitié rendue par la reine à M"'*' de Montespan n'indiquait-elle pas une révolution radicale dans les dispositions de cette der- nière ? Ne devait-on pas eu conclure que Louis XIV, débar- rassé d'Athénaïs de Rochechouart, allait rentrer dans une voie meilleure, et se souvenir qu'il y avait à son foyer une femme légitime, des princes légitimes, une reine, fille de Philippe IV, d'Espagne? La correspondance de M""^ de Sé- vigné donne des lumières à cet égard ; elle écrivait à sa fille, le 29 mai 1675 La reine et M""^ de Montespan furent lundi aux Carmélites de la ^ rue du Bouloi plus de deux près la morl de Marie-Thérèse. Mais il paraîlniit que déjà, vers 1678, elle avait supplanté la marquise de Montt-span; toutefois, tant que \écul la rfine, elle ne s'empressa poiiitde paraîlre à la cour. L'amour du roi pour M™^ de Montespan s'usait de jour en jour, ei le comte de Toulouse, qui en fut le der- nier fruit, vint au monde le 6 juin 1678. La marqu se de Montespan, dont les emportements devant le roi, au sujt-t de M" de Fontanges, ne purent Cure tolérés, fut éloignée de la cour vers 1683, bien que le Mercure historique et poUiiqne dise qu'elle ne s'en retira tout à fait qu'en 1691. Il était temps que finît le double adultère dans leq lel elle avait engagé Louis XIV. * Anne Poussart, fille puînée de François Poussari, marquis de Pons, baron du Vigan, et d'Anne de Neubourg, fut mariée d abord à François Alexandre d'Albret, sire de Pons. Elle épousa ensuite Armand-Jfan de Vignerot du Plessis, duc de Richelieu, petit-neveu du cardinal de Richelieu. Elle était sœur de cette belle M"" du Vigan, qui avait été courtisée par le prince de Gondé. C'est le prince de Condé qui poussa le duc de Richelieu à épouser M'"^ de Pons, qui jeune était toute à M'" de Longueville. * C'est là que, douze ans auparavant, la comtesse de Soissons avait eu aussi avec Marie-Thérèse, une conférence, où fut révélée à la reine l'in- trigue commençante de M" de La Vallière. m .VlAbAMK DE LA VALLIËRË heures en conférence; elles en parurent également contentes; elles étaient venues chacune de leur côté, et s'en retournè- rent le soir à leurs châteaux. » Le roi, écrivait-elle le 7 juin suivant, a fait ses dévotions à la Pentecôte en Flan- dre; M""" de Montespan les a faites de son côté. » M"" de Sévigné n'en resta pas là; elle insistait, dans ses lettres du 12 et du 14 juin 1G75, sur l'amitié de M""^ de Montespan et de la reine qui venait d3 se déclarer au grand étonnement de tout le monde, et elle laisse percer quelque déliance, La reine fut voir M"'" de Montespan à Glagny, le jour que je vous avais dit qu'elle l'avait prise en passant; elle monta dans sa chambre où elle fut une demi-heure; elle alla dans celle de M. du qui était un peu malade, et puis amena M"'*^ de Montespan à Trianon... La reine a dîné au- jourd'hui aux Carmélites du Bouloy avec M'"'' de Montespan et W'^ de Fontevrauld vous verrez de quelle manière se tonrnera celte amitié. » Quoi qu'il en soit des soupçons de M""' de Sévigné, il est sûr que ces fréquentes visites que se firent la reine et la marquise, leurs longues promenades, leurs intimes repas, tète à tète,' touchaient au cœur les personnes vertueuses aifectionnées à la famille royale, et qu'avait contristées un scandale public et si ancien déjà*. Les habiles, éwivait de la cour Antoine de Feuuières, les habiles préiendent que la chose la séparation de Louis XIV et de M'" de Montespan est faite sans retour -. Bayle, lui- même, d'ordinaire peu enclin à la ci'édnlité, mais jui se méprenait ici, demanda que, en réjouissance d'un événe- ment si heureux, uni lete allégori]ue fût instituée » iOur célébrer arec soloiuité^ le retour du soleil, éclipsé si long- temps -'. » M'"^ de Sévigné désigne une duchesse, que M'"*^ de Mon- 1 M. Floquet. liossuel, précopieur liu dauphin, p. 504. - Lellre d'Anloino de Fouiiuières, 19 auùl 1075 lellres inédites des Feu- quières, publ. par M. K. Gallois, t. 111, p. 2^4. ' '> Bayle, lellre à Minutoli, i" mai 1075. CHAPITRE NEUVIÈME 629 tespan avait réussi à faire placer auprès de la reine, en qua- lité de dame d'honneur, au commencement de 1672 ; c'était la duchesse de Richelieu. Elle ajoute que cette duchesse témoignait tous les jours sa reconnaissance par les pas qu'elle faisait faire ^. » Le prétendu rapprochement de la reine et de M"^ de Montespan était l'équivoque combinaison de M"" de Richelieu. Quelles conditions furent débattues rue du Bouloi ? Que promit M""^ de Montespan ? Il importe peu de le savoir. Elle promit tout, pour ne rien tenir. Elle trompait. Elle jouait la comédie avec M'"*' de Richelieu, Il s'agissait de ne pas laisser Louis XIV à celle qui ne vivait que pour lui. L'officieuse duchesse de Richelieu, devenue dame d'honneur de la reine en 1672, par la protection de M"" de Montespan, s'était employée, aussitôt que cette dernière eut quitté Ver- sailles, en 1675, à lui ménager un prochain et triomphant retour. C'est à elle surtout, à M"'"' de Richelieu, qu'était dû le rapprochement si subit, si inattendu, et en même temps si trompeur entre la marquise de Montespan et la reine abu- sée. Aussi était-il bientôt venu, de Flandre, à cette conci- liante duchesse, des lettres du roi, si excessivement tendres, qu'elle se trouva plus que payée de tout ce qu'elle avait fait -, » au dire de M°"' de Sévigné. On exploita donc la faiblesse de Louis XIV, toujours subsistante envers M"^*^ de Montespan ; et les promesses faites récemment à la reine, rue du Bouloi, s'en allèrent en fumée. On dira Pourquoi la reine ne se défia-t-elle point de M""" de Montespan? La stratégie du cœur n'aurait-elle pas dû lui révéler le piège que lui tendait la diplomatie féminine, dont M"" de Riche- lieu était l'âme? Hélas! quand on a une nature délicate et droite, on ne soupçonne pas facilement la noirceur dans les autres; et l'on a de la peine à imaginer que la personne qui vous ' Lettre du 3 juillet 1673. . 2 Lettre de .M""= de Sévigné, o juillet 1673. 080 .MADAME DE LA VALLIÈRE parle n'emploie la parole humaine que pour induire traî- treusement en erreur. Et comment ensuite, n'être pas pris au filet, juand AP^" de Montespan avait, dans la duchesse de Richelieu, une comparse qui jouait la comédie de rattache- ment à la reine, et allectait les allures de la fausse bonne femme et de la fausse franchise ? M""-' de Richelieu n'était- elle pas mêlée tous les jours, avec la plus grande notoriété, aux œuvres de religion et de charité, de conversions, d'abju- rations, de démarches, de correspondances, de conférences pour la réunion des réformés i? Il y a des gens qui se font arme de tout, frappent à plusieurs portes à la fois, et cul- tivent plusieurs intérêts simultanés. Il fallait se concilier à jamais la faveur du monarque ; et voilà pourquoi la duchesse n'avait si adroitement ménagé entre Marie-Thérèse et Athé- n'aïs de Rochechouard cet équivoque rapprochement, ces rencontres, ces publiques et précaires démonstrations d'ami- tié et de familiarité, que pour mieux colorer, par l'assenti- ment surpris de la reine abusée, la prochaine rentrée de la marquise dans les résidences royales où elle eût dû ne plus reparaître. Il fallait d'autre part se faire valoir auprès de la reine en la berçant d'espérance; et pour cela, la remuante duchesse de Richelieu s'en allait déclarant en tous lieux que c'en était fait sans retour des anciens désordres ; ju'il ne se passerait plus rien désormais jue d'irréprochable entre Louis XIV et Athénaïs de Rochechouart, le roi à l'avenir ne la devant plus voir qu'en public. Ne serai-je pas /à, s'écriait- elle fièrement. Du reste, la reine, avec la pénétration que donne la droi- ture, avait fini par percer le masque de la duchesse de Riche- lieu, et sut bientôt à juoi s'en tenir. M'"*' de Gréqui devint dame d'honneur de la reine, à la place de M'"'" de Richelieu. La reine ne perdit pas au change; M"^de Créqui étoit la ' OEiivres le Louis XIV, t. V, p. i'J't. — Gazelti^ de France, 3 septembre li7"2. — Menure, gâtant. — Orais. funèbre de la duchesse de Kiolielieu 1684. CHAPITRE NEUVIEME 631 pins aimable et la plus sage femme du monde, sans intrigue ; M""^ de Richelieu avoit Taii' bourgeois et tracassière qui ne savoit pas vivre. Depuis sa mort, la reine s'expliquaut à son sujet, disoit qu'elle n'étoit pas bonne; qu'elle rendoit de mauvais offices à tout le monde i. » Telle était la navrante série des faits, devant lesquels, la reine, seule contre tous, avait dû se résigner à abdiquer sa vie d'épouse et à se consoler du trône au pied de l'autel. Quand on lui venait 'apprendre que le roi était en galanterie avec quelque dame de la cour, dit un historien-poëte, elle répondait d'un air détaché pour cacher les épines de son cœur Cela regarde M" de Montespan 2. » Ne devait-elle pas dire bientôt Gela regarde M"'*' de Maintenon? » Mais le calice n'est pas épuisé; et l'on doit enregistrer d'autres tromperies, pratiquées par d'autres femmes à l'endroit de Marie-Thérèse d'Autriche, et qui s'intercalèrent entre M'^e Je Montespan et M""" de Main-tenon. Il faut citer M^^de Soubise 3 qui voulut aussi se faire servir à manger dans cette grande auberge de la monarchie ; M"" de Soubise, nature peu chevaleresque, et dont il s'en faut que la mémoire soit arrivée honorée et pure à la postérité; son ambition, et les moyens mis en œuvre pour servir cette ambition, inspirèrent aux contemporains peu de sympathie. M'"*' de Soubise osa venir après M'"'' de La Vallière ; M" de Soubise, une de ces dames qui exploitèrent systématiquement les apparences d'une fausse amitié pour la reine, afin de se frayer un chemin au cœur de Louis XIV. On a donné à M'"*' de Soubise, écrivait M"" de Sévigné, les mêmes appoin- tements et les mêmes entrées qu'à la dame d'honneur, sans en avoir le titre ^ cela s'appelle de l'ai'gent. C'est avec les deux ' Mémoin-s de M^^^ de Montpevsler, 4 partie, édit. Michaud, p. 491. ^ Arsène Hou-saye, M" de La Vallièr', p. 269. 3 Anne de Rohnn Chabot, princesse de Soubise, fille aînée d'Henri Chabot, duc de Hohan, pair de France, née en 1618, et mariée en l-63 à François de Kohan, prince de Soubise, seigneur de Fontenay et de Poughes, lieutenant général des arme'es du roi. ' • Ou allait faire des compliments à .M"»* de Koliau sur ce que sa fille avoit 632 MADAMIi DP. LA mille écLis de la dame de la reine, qu'on lui conserve toujours vingt et un mille livres de rente qu'elle aura tous les ans *. Quand on a voulu Taire des compliments à M. de Souhise Hélas ! cela rient par ma femme, je ncn dois point recevoir les compliments. Et M'"*' de Rocheiort Voilà ce que c'est que de s'être bien attachée à la reine. Le monde est toujours bon à sou ordinaire -. » M™" de Soubise pratifuait le rôle d'une hypo- crite détestable auprès de Marie-Thérèse avec une telle téna- cité ^, elle protestait de son dévouement aux intérêts de la reine, avec un ton si pénétré, que celle-ci avait été comme touchée de pouvoir recueillir cette épave de fidélité au milieu de son grand naufrage; ce qui explique ce passage d'un per- sonnage du temps Jevous mandai avant-hier, par un petit guenillon de billet à la suite d'une grosse lettre, que M""^ de Souhise était exilée. Cela devient faux. Il nous paraît qu'elle a parlé *, qu'elle a un peu murmuré de n'avoir pas été dame d'honneur, comme la reine le voulait, peut-être méprisé la pension auprès de cette belle place; et sur cela, la reine lui aurait conseillé de venir passer soiT chagrin à Paris. Elle y est, et même on dit qu'elle a la rougeole. On ne la voit point, mais on est persuadé qu'elle retournera comme si de rien n'était '\ » les entrées et des prérogatives pareilles à celles de la dame d'honneur. » M" de iMontpensier, Mémoires, 'i' pailie, p. 491. 1 Le roi lui accorda en 1679, vinj;t mille livres de pension pour soutenir la dépense qu'elle était obligée de faire a la suite de la reine en qualité de dame du palais. * Lettre de i\l""= de Sévigné à M""" de Grignan, du 23 décembre 1679. ' M"> de Sévigné disait en 1674, le !•' janvier On a fait cinq dames du palais M™" de Soubise, de Chevreuse, la princesse d'Harcourt, M"" d'.Al- bret et M'" de Rochefort. > Lettre de M"* de Sévigné du 29 déc-'uibre 1679. CHAPITRE NEUVIEME 633 Enfin, le drame de trahison envers la reine devait avoir son dénoûment. Les Mémoires de 3i"'^ Mon^/jens'er rapportent que M"'** de SouLise prétendait que le roi lui avait promis la place de dame d'honneur, et qu'elle s'emporta même à ce sujet; ce qui donna de l'humeur au roi malgré son goût secret pour elle *. Dans son dépit, Louis XIV découvrit à la reine, dont M™'' de Soubise avait surpris l'amitié, combien elle en était dupe 2. Cette tracasserie causa son absence, dont la cour alors ne connaissait qu'à demi les causes. Mais la lumière était faite pour Marie-Thérèse, l'outefois, le public voulait approfondir ces demi-obscurités, et l'on peut remarquer que M"'' de Sévigné insistant sur l'affaire de M""** de Soubise, y revient dans une lettre du 3 janvier 1680 M"'" de Soubise est toujours enfermée chez elle, di- sant qu'elle. a la rougeole; on croit que cette maladie durera" quelque temps la rougeole étant le prétexte pour voiler sa disgrâce. Elle a prétendu avoir les entrées de dame d'hon- neur; les Majestés ne l'entendaient pas ainsi. Elle dit que la pension n'était pas une chose qui pût l'apaiser; il faut qu'elle ait dit plusieurs autres choses encore. » Le jour complet se fit, comme le rapporte la duchesse d'Orléans; il s'agissait d'une nouvelle et perfide trahison infligée à Marie-Thérèse M"^ de Soubise, dit la Palatine, était rusée, dissimulée et très-méchante; elle a cruellement trompé la bonne reine ; mais celle-ci l'a payée de retour en mettant au jour toute sa fausseté et en la démasquant pour ainsi dire devant tout le monde. Aussitôt que le roi eut dé- sabusé la reine sur cette femme, son histoire est devenue ' Cela peut-être fit dire "à un pamphlet du temps M" la duchesse de Soubise, dont les yeux vont tous les jours à la petite guerre, n'y réussit pas mieux que la princesse Palatine et M^^ de Soissnns, Olympe Mancini, laquelle avait épousé Eugène-Maurice de Savoie, comte de Soissons. » ^ Un soir, on ne sut ce que le roi était devenu. La reine avait envoyé vaine- ment savoir où il était, enfin on le sut. On dit que le roi, dans un chagrin qu'il avoit eu contre elle M"" de Soubise le dit à la reine » qu'il était chez M™ de Soubise le soir qu'on le cherchait. M"= de Monlpensier, Mémoires, 4° partie, p. 492. 634 MADAME DR LA VALLIÈUIÎ notoire; la reine s'en est divertie en contant son triomphe, comme elle disait à toutes les personnes *. » Mais il fallait Lien qu'à la longue, une bonne âme comme la reine fît taire ses plus légitimes ressentiments. M""-' de Soubise, éci'ivait M""* de Sévigné le 29 mars 1G80, rentrait à la cour au bout de ses trois mois, jour pour jour. Elle venait de la campa- gne; elle a été dans une [arfaite retraite pendant son exil ; elle n'a vécu que du jour Qu'elle est revenue. La reine et tout le monde la reçut fort bien. Le roi lui fit une très- grande révérence ^. » Il faut clore cette siuistre statistique des tristesses infligées à la reine par l'inconstance incurable du royal mari. L'avé- nement de M""*^ de Maintenon viut y mettre un terme, tandis que M"" de Fontanges, fugitif météore, ne fit que se jeter un instant à la traverse. La faveur de M"'"^ de Maintenon augmente tous les jours, disait-on en 1680. Ce sont des conversations infinies avec Sa Majesté, qui donne à M"'^ la dauphine le temps qu'il donnait à M""^ de Montespan ; jugez de reflet que peut faire un tel retranchement ^. Le char gris M'^^ de Fontanges est * Mémoires, sur la cour do Louis XIV, par Eliz. Cliarl., duchesse d'Or- léans, p. 47, in-8, Paris, 18^3. 2 Lettre du 29 mars 1680. — Toutefois, M"-^ de Montpensier attribuait la rentrée en faveur de M'° de Soubise à l'ir fluence d'un personnage modsste, faisant partie des officiers de la maison de la reine, à M"" de Visé, espagnole qu'elle avait mariée à son porte-manteau 636 MADAMK DE LA VALLIKUI' gulier pour une reine de devoir le retour d'une partie de son bonheur conjugal à celle qui avait élevé les enlanls de M'"'' de Montespan i. On s'est trompé en assurant que Ma- rie-Thérèse se faisait illusion, ou qu'elle n'apercevait pas le côté incomplet du nouvel état des choses. La candeur, l'hon- nêteté et la clairvoyance ne sont pas incompatihles. Qu'on n'oublie pas ce mot do la reine Je sais, je vois plus de choses qu'on ne croit, que je n'en dis -. » Ce qui paraît se déduire des probabilités de la situation, c'est qno la reine fit l'application de cette maxime — entre deux maux, il faut choisir le moindre. — 11 est vrai que, tandis que les at- tentions, les égards, les démonstrations publiques étaient désormais pour la reine, l'iniluence i;éelle était pour M"'' de Maintenon. Le moindre mal, en 1G80, 1681, était de régner et de laisser régner à côté de soi M™'' de Maintenon, qui , introduite dans l'intérieur de la royale famille, savait tout ménager et ne faisait point de fracas. Un moderne a dit Que de femmes, à la place de Marie-Thérèse, auraient été jalouses de ce partage, auraient senti amèrement l'infério- ' On Jit des premiers temps de M""' de Maintenon Le roi avait alors pour son épouse des attentions, des égards, des manières tendres aux- quelles elle n'était pas accoutumée, et qui la rendaient plus heureuse qu'elle n'avait jamais été. Elle en fut touchée jusqu'aux larmes, et elle di- sait avec une e>pèce de transport Dieu a suscili M™» de Maintenon pour nie rendre le cœur du roi. Elle lui en témoigna sa reconnaissance, et marqua ouvertement à toute la cour l'estime qu'elle faisait d'elle. » Lettres hislari- ques et édifiantes, t. I, p. 10. — Note tirée des mémoires de M" d'Auinale et des manuscrits de Languet de Gergy. — Lavallée. — Le duc de Noailles, Jlist. de M""> de Maintenon, t. IV, p. 47. J'arrivai à la cour au mois de janvier 1681. dit M""" de Caylus. La reine vivait, et M"" de Maintenon dans une faveur dc'clarée, paraissait aussi bien avec la reine qu'avec le roi. Cette princesse allribuaii à la nouvelle favorite les bons procédés que le roi avait pour elle depuis quelque temps et elle la regardait avec raison sur un pied bien différent des autres. » Souvenirs de M™» de Caylus. 11 est sûr que M""" de Maintenon travailla à convertir Louis XIV à la morale et aux affections de famille. " Sa bonté, dit une feuille du temps, l'empesclioit de. laisser paroistre tout son esprit, et elle ne vouloit pas faire voir qu'elle connoissoit à fonds beaucoup de gens qui en auroient été fâchez. Il est certain quelle n'a jamais cherché à nuire à personne. » Mercure galant, août 1683, p. 71. CHAPlThE NEUVIEME 63? ritô dé celte position * ! » Mais quel document historique autoriserait à affirmer que, dans des circonstances autres, la reine n'aurait pas désiré davantage? Là n'était pas la ques- tion en France, en 1680. Il s'agissait uniquement de re- cueillir d'une situation àjamais bouleversée quelques débris. 11 était impossible que Marie-Thérèse pût recouvrer entière- ment, comme il eût été à désirer, les droits de son cœur d'é- poiise. 11 est des blessures de la vie conjugale qui peuvent s'a- doucir avec le temps, mais que des siècles ne parviendraient jamais à cicatriser complètement. Toute l'exigence, en 1680, était donc simplement que Marie-Thérèse pût continuer passablement sa vie d'épouse. Elle avait, n'en déplaise à ceux qui ne connaissent pas encore cette lemme, fort incom- prise 2, assez d'esprit pour vouloir cela, et elle lobtenait par M™° de Maintenon, qui, tout en lui prenant une part des sentiments de Louis XIV, n'en faisait pas cependant un total monopole, observant assez les proportions, pour que sa vie d'épouse, de mère et de reine fût possible. La mar- quise avait, comme nous l'apprend Saint-Simon, . un air de retenue et de respect, un langage doux, juste, en bons termes ; » c'est tout ce qu'il fallait à la reine, avec les anté- cédents et l'organisation d'un Louis XIV. Un moderne ressuscite des doutes sur les rôles respectifs, doutes qu'on eut au xvii'' siècle, et que nous avons encore aujourd'hui. Après le jubilé, pendant lequel Bossuet avait réussi à obtenir la séparation du roi et de M™^ de Montes- pan, et -lorsque cette tentative eut de nouveau échoué, il est certain que M™'' de Maintenon, désappointée, mais non découragée, ne s'en proposa pas moins de prendre sa re- vanche de cette partie perdue; et il est manifeste, par les lettres de M'"'^ de Maintenon, comme par d'autres docu- • Gustave Héquet, dans Madame de Maintenon, p.' 162. * JN'ous regrctlons de rencontrer MM. de Isoailles, Gustave Héquet, parmi ceux qui ne se rendent pas compte de toute la finesse de cette reine inoffen- sive, qui sentait plus que personne l'étrangeté de sa position. 638 MADAME DE LA VALLIKRE ments, que, dès ce moment, la séparation du roi et de la marquise devint la grande aiï'aire de la veuve Scarron et son désir le plus vif '. Mais ce zèle était-il pur de tout alliage? La veuve Scarron n'avait-elle en vue que les intérêts du ciel, l'honneur du mariage, la dignité de Marie-Thérèse, la gloire de Louis XIV, sans aucun retour sur son intérêt propre? On en a douté, et il csl permis d'en douter encore^. Pouvait-elle ne pas voir que, M'"^ de Montespan écartée, la domination de la reine serait fort bénigne, et que son in- iluence, à elle, M'"*^' de Maintenon, grandirait et resterait sans rivale à la cour ^ ? Toutefois, on aime mieux faire observer ici que, depuis 1G80, deux politiques de femme, ainsi que deux sincérités, avaient été amenées par la force des choses à conclure taci- tement une transaction. Tandis que Marie-Thérèse avait intérêt à ne pas aliéner 1 M"'° le Maintenon écrit à. M""^ de Saint-Goran •• Avec tout son zèle l'évùqne de Condom , il voulait les convertir et il les a raccommodés. C'est une choie inutile, madame, que tous ces projets. 11 n'y a que le Fera de La Chaise qui puisse les faire réussir. Il a déploré vingt fois avec moi les égare- miMits du roi; mais pourquoi ne lui interdit-il pas absolument l'usage des sacrements? il se contente d'une demi-conversion. » -Madame de Malnteintn, par Gustave Héquet, Paris, 1833, p. 138. ' Nous ne saurions aimer les réticences que gardait M°>» de Maintenon, et cet air de protection qu'elle affecta quelquefois. Tandis que d'un côté elle se réjouit des attentions de Ljuis XIV pour la reine, aux pieiies celle-ci n'était pas accoulumée, s'applaudissant que le roi voyait plussouvent Marie-Thérèse, commençait à passer les soirées avec elle et mettait son application à l'amu- ser, on peut remarquer que d'un autre côlé M""" de Maintenon se réservait des correctifs et des restrictions dans ses lettres Si la ruine avait un direc- teur comme l'abbé Gobelin, écrit-elle, il n'y a point de bien qu'on ne dût espérer de la famille royale. » Letire de M'°' de Maintenon, du 2 juin 1682. La nine n'ayant pas ce directeur, on devine la conclusion qu'en tire M'"^ de Maintenon, — donc les choses ne vont qu'à moitié — c'est la faute de la reine — elle marche plutôt en Carmélite qu'en reine... Toutcela ne fai- sait-il pas humblement- enieiidre que si elle. M"" de Maintenon, était k la place de Marie-Thérèse, elle remplirait mieux le rôle de reine? M""" de Main- tenon n'aurait pas dû oublier que, dés les premières anni'es, Marie-Thérèse avait fait spontanément le sncritice de ses dévotions, pour assister au média- tioche du samedi. Ce ne fut qu'à la longue que la reine crut pouvoir se sous- traire aux exigences du mèdianoche, lorsque l'expérience lui prouva que ce sacrifice était parfaitement inutile et ne remédiinit à rien. Voir \ai relation des CanneUles de la rue du Bouloi, aujourd'hui avenue de Saxe. CHAPITRE NEUVll^ME 639 M'"" de Mainteiion qui aidait à fixer et à retenir le roi dans sa voie nouvelle, en ajoutant son charme person- nel aux éléments d'agrément qu'offrait déjà l'ensemble de la famille royale, M"^^ de Maintenon avait intérêt aussi à ce que le roi, en recommençant à aimer la reine, ne portât point les choses à ce degré exigeant et exclusif qui aurait fait éloigner toute femme et tout ami des abords du domicile conjugal. C'était donc la nécessité de la situation qui créait ici une double diplomatie féminine; et chacune de ces deux femmes devait trouver alternativement que l'une était justement dans les conditions qu'il fallait à l'autre. Marie Thérèse, quoique plus jeune que M""' de Maintenon, ne faisait que reprendre un sceptre branlant, toujours' mal assuré et qui n'empêcherait pas l'ex-gouver- nante de faire son chemin; elle ne lui était donc pas un épouvantail. M™" de Maintenon, à son tour, n'alarmait pas la reine, parce qu'elle laissait entrevoir qu'elle se trou- vait fort heureuse, comme sujette, que la reine daignât lui faire l'honneur de lui demander delà seconder. M""^ de Mainteiion, observe un pénétrant critique, se ser- vit de son 'ascendant sur le roi pour le ramener vers la reine. Une femme qui n'aurait eu que de l'habileté et de l'ambi- tion aurait trouvé plus sûr de posséder seule l'esprit et le cœur du roi. M™ de Maintenon n'hésita pas à le partager avec la reine ; elle ne voulait qu'un pouvoir honnête, et c'^st le mérite des pouvoirs honnêtes de pouvoir être parta- gés sans souffrir de diminution. M'"*' de Maintenon sentait que le penchant qui attirait Louis XIV vers elle, étant pur et devant le rester, le roi pouvait, sans danger pour elle, recommencer à aimer la reine. » Voilà jusleraent le pivot du traité politique tacitement conclu entre la reine et M"^ de Maintenon, et qu'un moderne penseur, à la fois sagace et spirituel, a mis en lumière sans le vouloir ^ Tout le pro- ' M. Saint-Marc GirarJin, de l'Académie française, dans le Journal des Débats, octobre 1856. 640. Madame bE la vallièiœ ]lème, entre ces deux lemmes, était que Louis XIV recom- mençât à aimer la reine, assez pour être sincère envers celle-ci, pas trop, afin que ce lut sans danger pour celle-là. Du moment qu'on accorde à M'"'' de Maintenon une grande supériorité de raison, de jugement, du tact, d'autres disent une habileté consommée, elle eut probablement cet éclair tle génie, de vouloir procéder par la concentra- tion, là où ses devancières avaient pratiqué l'isolement et la séparation. Si M"*-' de La Vallière et M'"*' de Montes- pan avaient régné,, n'était-ce pas en établissant une bar- rière entre le roi et la reine? Mais n'était-ce pas, dans le nou- veau système, la suprême habileté de régner en inaugurant la réconciliation, et de consolider sa propre influence par le rapprochement de Louis XIV et de Marie Thérèse"? Que de chances M™ de Maintenon ne se ménageait-elle pas de la sorte, dans la nation et dans l'opinion? C'était beau de le tenter, habile de l'avoir imaginé, politique d'y travailler. Visait-elle, ne visait-elle pas à la souveraineté ? Du moins, ne voyait-elle pas que Louis XIV, lui-même, l'y portait? Mais, au fond, son meilleur triomphe, à ses propres yeux, ne devait-il pas être de se voir porter à la souveraineté d'influence, par la reine elle-même, et de régner avec elle et par elle? Ainsi se firent sans doute les conventions muettes, entre ces deux femmes, dont l'une était M™'-' de Maintenon, et l'autre Marie-Thérèse, ayant acheté par vingt années de douleur, l'expérience du cœur du roi. La situation était délicate pour M""^ de Maintenon, La fierté de la reine se serait refusée, à accepter d'une inférieure, l'aumône d'une amélioration dans sa destinée d'épouse ^. Mais, quoi 1 Un hislorien fait remarquer que Marie-Tliérèse, soit que Louis XIV l'exi- geât, soit qu'elle crût devoir se sacrifier pour lui plaire, se résigna à vivre avec mesdames de La Vallière, de Montespan ; elle poussa la complaisance jusqu'à caresser des enfants qui n'étaient pas les siens; mais elle ne s'a- baissa jamais jusqu'à montrer de la considération pour leurs mères tant que dura leur désordre. La beaumelle, qui n'indique pas ses sources, prétend CHAPITRE NEUVIÈME 641 qu'il en soit, politique de prévision, ou sentiment du devoir, M""^ de Maintenon sut prouver par des actes patents et réitérés, qu'elle était loin de vouloir empiéter sur un ter- rain qui n'était pas le sien. Elle sut le prouver en s'effacant devant la reine, dans la mesure où l'effacement était prati- cable et la plupart des historiens du xviii^ siècle ou hostiles ou sympathiques, mais indépendants, qui ont relaté cet épisode du grand règne, laissent bien entendre que telle fut, en effet, l'attitude de 11'°^ de Maintenon. M""*^ de Maintenon avait un ensemble de facultés, d'ail- leurs nécessaires, pour éclaircir une situation comme celle qu'elle débrouilla. Elle n'avait cessé, depuis qu'elle avait paru à la cour vers 1674, de croître en faveur et en crédit. Celle qui avait su tenir son rôle, si étrange et si difïicile, pendant quatre années, entre le roi et M"'" de Montespan, celle qui était parvenue à prendre une position excellente entre les transports de celle-ci et l'irritation de celui-là, dut suivre les conseils de la plus élémentaire sagesse. Il y avait une reine, dont on devait sauvegarder les droits, lors- qu'on avait une conscience. La première politique n'était- elle pas d'étudier de quoi se plaignait Marie-Thérèse, et de luiôter le sujet de ses légitimes plaintes *. que Marie-Thérèse, ayant à cet égard distingué M"»* de Maintenon, voulut en mourant, lui montrer son estime, en tirant sa iague de son doigt et en la lui donnant. Peut-être avait-elle un secret pressentiment de ce qui devait arriver. 1 M. de Lamartine, ne s'arrêlant qu'aux grandes lignes de cette destinée ex- traordinaire, part de cette belle organisation féminine, pour expliquer com- ment M""» de Maintenon était prédestinée à tout éclipser et à dominer Louis XIV Une femme, dit-il, une femme dont le caractère est resté une énigme, tant il y a d'intérêt visible dans sa vertu et de piété réelle dans son ambition, M™» de Maintenon s'insinuait par les artifices les plus féminins, dans les yeux, dans l'esprit, dans les balsitudes du roi. Cette femme d'esprit portait encore dans son nom de veuve Scarron et d'amie de la courtisane IS'inon, les stigmates de son obscurité et de sa mauvaise fortune récentes. M"^ de Moniespan, sans soupçon de l'arabiiion de cette protégée, mais char- mée de son esprit et touchée de sa misère, l'avait rapprochée d'elle et du roi en lui confiant ses enfants. De confidente, M™' Scarron était devenue rivale. Sa beauté mûre, sa raison calme, ses grâces voilées, ses séductions en appa- rence involontaires, sa piété alfichée, quoique indulgente aux faiblesses de 41 642 MADAME DE LA VALLIKRE A peine l'épisode de M"'" de Fou langes était-il terminé, à peine l'astre sérieux de M""^ de Maintenon se montrait-il à la cour, à peine enfin l'arrière-saison d'un bonheur conjugal un peu tardif commençait-elle à briller pour la reine, que cette épouse, si longtemps abreuvée de chagrins , quittait brusquement la vie au moment où Louis XIV redevenait ce qu'il eùtdû toujours être. Grand sujet d'amères réflexions à la rue Saint-Jacques. Une femme vertueuse, distinguée de naissance, une reine quinevcut que pour le devoir, n'avait traversé la vie que, pour endurer pendant vingt ans, les plus intolérables souffrances qui pussent atteindre un cœur d'épouse 1 Et M™'' de La Vallière était forcée de se souvenir, dans sa solitude du Carmel, que c'était elle qui la première, avait coupablement entamé cette existence, et son maître et de sa protectrice, enfin on ne sait quel caprice des sens qui surprend les hommes dans la satiété de l'amour heureux, et qui leur fait trouver des charmes inattendus dans les découvertes et dans les élonne* ments d'une beauté jusque-là invisible aux autres et à eux-mêmes, tout cela commença à remuer dans le cœur du roi des inclinations vagues pour celte femme si éloignée du trùne. M"'^ de Maintenon lui apparaissait comme un dé- licieux repos du cœur après le tumulte de ses passions passées; sa sévérité même lui plaisait. 11 aimait à être respectueusement réprimandé par elle sur le désordre de son cœur. Elle s'appuyait sur sa piété pour lui conseiller, a l'insu de M"" de Montespan, de rompre à jamais un lien criminel devant Dieu, usé devant les hommes; elle empiétait sur son cœur par sa conscience; retenue à la cour par le soin des enfants du roi, pendant les éloignements forcés de la mère, la gouvernante aval', l'oreille du prince à toute heure; elle connaissait les dégoûts et les amertumes de ce commerce orageux de M™' de Montespan et du roi; elle s'unissait au clergé pour encourager ce prince à se jeter dans la dévotion. La dévotion devait lui livrer un roi sans rivale • Cependant la nature, le temps, la satiété, les orages dans la passion, et, pàr-dessus tout, le travail lent, assidu, souterrain de M""" de Maintenon, épiant à toute heure le co;ur et les retours du roi, faisaient ce que la piété seule n'avait pu faire. M"» de Montespan fut vaincue cb éloignée par celle qui lui devait tout, même l'occasion de la vaincre. EU* f^. l'apparence de n'être remplacée que par Dieu dans l'âme du roi; m. ^ file ne s'y trompait pas; elle était remplacée par la nouvelle favorite. M"" ïe Montespan mourut d'humiliation cl de tristesse. M""-" de Maintenon alluma de plus en plus la passion muette du roi pour elle. En lui opposant une inflexible vertu, elle exalta cette passion jusqu'au délire. La veuve de Scarron devint l'épouse de Louis XI V. L'adresse et la piété la placèrent de leurs mains unies, sur le trône; son esprit supérieur l'y maintint. Lamartine, le Civihsaleiir, 1854, p. 216. CHAPITRE NEUVIÈME 643 Li'isd cette carrière dès son début. Voilà de quel côté surtout se tournèrent les gémissements et les regards attristés de sœur Louise de la Miséricorde. Rien de pins cruel en effet, de plus déconcertant pour la pensée humaine, que certains événements inattendus qui viennent brusquement, donner à des carrières agitées des dénoûments inintelligibles I Tout ne semblait-il pas être rentré dans l'ordre, dans la régularité ; et la famille royale de France ne recommençait- elle pas la vie sur un plan complètement neuf? Marie-Thé- rèse n'était-elle pas récompensée de sa longanimité héroïque, de sa victorieuse patience? Un jour, devant elle, un chant redisait les impertinentes prétentions d'une épouse délais- sée ; M"*' de Montausier semblait demander à la reine, si elle pensait comme l'héroïne de la romance, et Sa Majesté faisait une réponse digne de sa magnanimité; elle ne ferait toujours que la volonté du roi; loin de proclamer l'insurrection" de son cœur d'épouse trahie, elle enchaînerait toujours la passion de son cœur aimant au char de Louis XIV 1. ! Alais en 1C83, ne recueillait-elle pas le bé- néfice de tant de fidélité? L'année 1683 s'était annoncée, pour Marie -Thérèse, comme une année heureuse à tous les points de vue les puissances étrangères continuaient de la complimenter, par leurs ambassadeurs, sur la naissance de son petit-fils, le duc de Bourgogne. Si Louis XIV voyait avec un indicible plaisir la perpétuité de sa famille, si le royaume en conçut aussi de grandes espérances, la reine ne se réjouissait pas moins d'être grand'mère, et de pouvoir reporter sur un jeune en- fant une portion de son aSéction. * ... Gia nna simil canzoïie havea fatio cantare alla regina dalla stessa Montausier, la quale hebbe in riposta ne! far tali proposte, faro quanto vuole l'auUorità del re mio signove e marito, e pronietto d incatenare la passione del mio cuore, a suo voleri. Riposta degna d'una regina di gran bontà. Teatro Gallico, di Gregorio Leti, t. I, p. 5ii3. Amsierdamo, 1691. 644 MADAME DE LA VALLIÈRE Il est dans le domaine de la politique, deux questions distinctes, celle des personnes et celle des principes; il y a les dynasties et il y a les institutions. On conçoit la sépa- ration de ces deux choses, mais il est évident aussi que l'état le plus normal d'un peuple est de s'appuyer à la fois sur l'institution et sur la dynastie. La France à la fin du xvii" siècle se reposait sur l'institution monarchique, et Louis XIV la représentait singulièrement dans l'ahso- lutisme le plus crû. Cette constitution monarchique avait- elle besoin d'être libéralisée? La France voyait-elle la néces- sité d'une réforme politique et administrative? C'étaient de ces problèmes que les esprits n'avaient pas le temps d'exa- miner. On était tout entier aux questions de guerre et de gloire. D'ailleurs, la dynastie française était florissante, et pour le moment, on ne regardait pas plus loin *. On avait mis, sous un tableau représentant la famille royale, les vers suivants Ilic agnosce tuos Ventura in sœcula reges Gallia quondam orbis senliel esse ticos. Traduits ainsi Dans ces jeunes héros dont l'auguste naissance • Promet cent miracles divers » Tu vois tes rois, heureuse France ! rouvant, sans être endommagé, qu'il avait été lu. Sa hauteur est 0,196; et sa largeur, 0,12^. Le titre du livre est L'oflice de la semaine sainte selon le messel et bréviaire romain; avec la concordance du messel et bréviaire de l'aris. De la traduction de M. de Marolles, abbé de Villeloin. Ensemble l'explication CHAPITRE NEUVIÈME 647 elle gémissait avec Jérémie et Isaïe sur les inexprimables douleurs du Sauveur des hommes. Le 18, jour de Pâque*, on la vit communier à la paroisse de Versailles, et l'après- dînée entendre, dans la chapelle du château, le sermon du P. Hubert, de l'Oratoire. Le 2G et le 27 avril, le sieur Heinsius, envoyé extraordinaire des États-Généraux des Pro- vinces-Unies, et le sieur Haxthausen, envoyé du duc de Holstein, étaient reçus en audience par le roi et par la reine. Cependant le printemps reparaissait avec ses merveilles, avec ses parfums et ses fleurs, dont Versailles était embaumé. La reine, qui jouissait du bonheur de la vie de fa- mille, se prêtait aux joies des autres. Elle assistait, le 17 mai, dans le cabinet du roi, à Versailles, aux fiançailles de Don Joseph Rodrigo de Gamara, fiancé à Gonstance- Émilie de Rohan, fille du prince de Soubise. Cependant les plénipotentiaires réunis à Piatisbonne pas- sèrent plus de quatre mois, sans rien avancer; ils travail- laient avec la même lenteur et la même tranquillité que si la France eût été obligée d'attendre leur commodité, et qu'elle n'eût pas fixé un terme, au delà duquel il n'y avait plus d'accommodement à espérer. Toutefois, Louis XIV fit proposer une trêve de trente ans, pendant laquelle on pour- rait à l'amiable terminer les difficultés, ce qui ne fut point des sacrez mystères représentez par les. cérémonies de cet ordre. Par Fr. Daniel de Cicongne, de l'ordre de Saint-François. A Paris, par la compagnie des libraires associez au livre de la semaine sainte. Avec une épître à monseigneur MoIé, garde des sceaux de France. » Le livre renferme quatre gravures en taille douce 1» pour la messe du jour des Rameaux ; 2" pour l'office du soir du Mercredi-Saint; 3° pour l'oflice du soir du jeudi-saint; 4» pour le dimanche de la Résurrection. La couverture, de maroquin ronge, est ornée de fers dorés! Sur les plats; qui sont semés de fleurs de lys alternant avec le ch'ifîre' de la reine', que sur- monte la couronne royale, sont frappées les ariùes de France et d'Autriche. Le chiffre de la reine, composé des lettres M, T, A, se retrouve, avec la cou- ronne, répété six fois sur le dos du livre. La Semaine sainte de Marie-Thérèse d'Autriche a été donnée au musée des souverain^ du Louvfe, en 1861, par M. Révillion. Voyez Notice desantiquités, objets du moyen âge, de la renaissance, etc., composant le musée des souve- rains, par M. Barbet de Jouy, p. 173. 648 MADAME DE LA VALLIÈRE accepté. C'est alors que Marie-Thérèse fut prévenue de s'ap- prêter pour un voyage que la cour de France allait entre- prendre en Bourgogne et en Alsace. Ce voyage était tout politique; mais le bonheur de la reine était d'aller, malgré la fatigue, où allait Louis XIV *. Le roi, la reine, le duc d'Orléans, Madame, partirent de Versailles le 26 mai. On meurt, même quand on est prince ; on allait le voir, dans cette brillante année 1683, si triomphalement paci- fique. Qu'il y a peu de certitude dans les choses humaines, et peu de distance de la joie et des plaisirs au deuil et à la tristesse! A peine Leurs Majestés sont-elles de retour d'un voyage de divertissement, que la reine tombe malade, d'une maladie qui doit la coucher au tombeau, quatre jours après. Se peut-il une plus grande ironie de la fortune? Toutefois, un historien, qui ne manque pas d'observer la cruauté des coïncidences, fait une remarque digne d'attention. Il est ' Louis XIV était d'une exigence terrible pour les voyages, à l'égard des dam?s. Rien n'y faisait, ni les rudes hivers, ni les chemins impraticables, comme le raconte Saint-Simon, qui parle avec sévérité de ces fantaisies royales. On voit par une lettre de Colbert de Saint-Pouangp, agent de Lou- vois, les détails du voyage de février 1678, quand le roi quitta Versailles avec la reine et une partie de la cour, pour se diriger sur la Lorraine, mais au fond en se proposant pour but de la campagne le siège de Courtrai. Les équipages de la cour avaient beaucoup de peine à arriver, les carrosses des dames du palais s'embourbaient à chaque instant. La reine avait, certains jours, dans son carrosse, M^e de Montespan, enceinte de cmq mois, et qui devait suivre bon gré mal gré. A Vilry-le-Français, où l'on était le 18 fé- vrier, les échevins de la ville offrirent au roi quatre bouteilles de vin de Reims, à la reine vingt-six livres de confitures sèches et huit cents poires tapées, etàM"de Montespan une corbeille de poires tapées, ornée d'une guir- lande de rubans. Passrt/!de LouisXIVâ Vitry-le-Fraiçais en 1678,1680-1681, parle docteur Valentin. Vitry, 1867. Cependant, la diversion que Louis XIV avait voulu produire ayant eu son effet, il volait vers la Flandre, et arrivait le 2 mars à Valenciennes. Cette pointe sur la Lorraine avait trompé les alliés et procuré lu prise de Gand. Pendant ce temps, la reine, M"" de Mon- tespan et les dames gagnaient Lille à petites journées. Le premier maîire d'hôtel de la reine, Colbert de Villacerf, écrit de Cambrai à Louvois, sous la date du 10 mars, que la reine a logé ;i rarciievèché avec M'"» de Montespan, et qu'il les a iveillées pour leur annoncer la prise de Gand. Histoire de Louvois, par M. llousset. — 3/"" de Montespan. par M. P. Clément, in-12, p. 98. Les voyages de la cour aux armées étaient loin d'tHre finis; nous retrou- vons la reine, par lescliemins, en 1080, au mois de novembre. Il y avait le CHAPITRE NEUVIEME 649 vrai que tout nuage avait disparu du toit conjugal rede- venu serein, et que Marie-Thérèse semblait pouvoir comptei désormais sur l'afïection de Louis XIV. Il est vrai aussi que, sous le rapport de la santé, la reine était douée d'un excel- lent tempérament; mais, néanmoins, elle sentait elle- même, depuis quelque temps déjà, que cette santé fon- cièrement solide était un peu ébranlée * ; et, si elle suc- combe, la plupart des biographes sont d'accord sur la cause véritable de cette mort précipitée, qu'ils trouvent dans le poids de ses chagrins antérieurs et dans l'effort qu'elle fît, toute sa vie, pour les dissimuler '^, Aujourd'hui elle se j'éjouissait, dans la certitude que le roi, son époux, était complètement à elle. Mais en avait-il été ainsi toujours? roi, Marie-Thérèse, le dauphin, îa dauphine, M""" de Monlespan, les dames de service et l'abbé Fléchier qui a raconté les détails de celte expédition. Partis de Versailles au mois d'août, on y revenait par l'Alsace et la Lorraine, après une excursion sur les frontières de la Hollande. Un jour de novembre, sur la route de Longwy à Longuyon, Louis XIV, qui s'était détourné de la route pour visiter des fortifications, fut égaré par ses guides. La nuit était venue. Percé par la pluie, crotté par un postillon, dit Fléchier, il errait au milieu d'un bois, à quelques lieues de Luxembourg, où les Espagnols avaient une forte garnison. Faudrait-il donc coucher dans la forêt sur un sol dé- trempé? continue un moderne historien. On le craignit un instant. Quel- ques gardes trouvèrent enfin le chemin de son logement, où il arriva à neuf heures du soir. Pour comble de malheur, la reine était restée en route avec les princesses et les dames. Le roi remonta à cheval pour la chercher, et, grâce aux paysans, qui éclairaient les chemins avec de la paille, il la trouva embourbée, à deux lieues de là. Ses oiTiciers eux-mêmes n'avaient pu la suivre. Fléchier racontant le lendemain à M"= Deshoulières cette singulière campagne, ajoutait La reine pleuroit, et pleure encore aujourd'hui. Vous jugez bien qu'on fut mal couché. Les seigneurs et les dames dormirent sur de la paille et M""=de Montespan eut bien de la peine à trouver un méchant matelas pour M" de Nantes qu'elle avait amenée avec elle. » {M"' de Montes- pan, par M. P. Clément, ch. v, p. 100. Vint ensuite ce dernier voyage de 1683. * Gia era qualche tempo che la regina, d'ottima amplessione par altro, si sentiva mal diposta Poiche non haveva mai havuto più giusto sogetto di rallegrarsi che in questa volta, potendo gloriarsi d'havere il rè suo marito in- tieramente a lei, e sicura che non godra aliri abbracciamenli che li suoi; in fatti sua maestà le dava segni di tenero amore. Teatro GalHco di Gregorio Leti, t. H, p. 299. ^ Dreux du Radier, Mémoires historiq. el critiq. des reines et régentes, t. VI, p. 330. 6S0 MADAME DE LA VALLIEUE Si quelque chose devait retentir douloureusement dans le cœur de sœur Louise de la Miséricorde, c'était de découvrir, dans le brusque trépas de Marie-Thérèse d'Autriche, trois ironies dans une seule 1'' moui'ir Jeune ; 2" perdre la vie , quand la monarchie de Louis XH' aUi'iL,4iait à une prospé- rité et à une puissance qu'on n'avait pas vue depuis Charle- magne; 3"^ eniin, se retirer de la royale famille, alors que Louis XIV, longtemps transfuge, y rentrait en mari amendé, convaincu et soumis. Tout, à cette époque, ainsi que l'avoue un historien étranger, favorisait les projets de Louis XIV, et ils étaient gigantesques; ils devaient tenir l'Europe en fermentation constante pendant quarante ans. Le monarque' était en train d'humilter les Provinces-Unies, de s'agrandir vers le Rhin et l'Allemagne, en s'annexant la Belgique, la ' Lorraine et la Franche-Comté. Bien plus, il était évident que le roi d'Espagne, dont Marie-Thérèse était la sœur aînée, mourrait sans postérité. Un jour pouvait venir bien- tôt où la maison de Bourbon aurait à faire valoir des dïoits sur ce vaste empire où le soleil ne se couchait jamais *. Une coalition continentale s'opposerait, sans doute, à l'union de ces deux grandes monarchies sous un même sceptre. Mais la France pouvait, à elle seule, tenir tête à toute coalition continentale, si l'Angleterre ne faisait point pencher la ba- lance. Et, pour le moment, en 1683, Louis XIV n'avait rien à craindre, pour ses projets, de l'Empire germanique, qui luttait alors sur le Danube contre les Turcs. La Hollande ne pouvait se hasarder, sans alliés, à lui résister. Il pou- vait donc, en toute liberté, donner carrière à ce que l'historien anglais appelle son ambition et son insolence. » La puissance de la France, ajoute-t-il, atteignait, à cette époque, le point le plus élevé qu'elle ait jamais atteint avant ou depuis, pendant les dix siècles qui séparent le règne de ' Dans les notes qu'on a trouvées de Louis XIV, il y avait ce putit para- graphe, jelc d'une main négligente partage de l'Espagne. » CHAPITRE NEUVIÈME 631 Charlemagne du règne de Napoléon *. » C'était alors pour- tant que la reine allait se séparer à jamais de son royal et glorieux époux ; et, devant cette effrayante rapidité de vicis- situdes, on ne trouve que ce mot du poëte moderne Que peu de temps suffit pour changer toutes choses! Nature au fcont sprein, comme vous oubliez! Et comme vous brisez dans vos métamorphoses Les Gis mystérieux où nos cœurs sont liés! Quelle heure! quelle interruption brusque des pensées ordinaires! Gomme il fallait, en quelques instants, changer de fond en comble un ordre d'idées suivi depuis vingt- trois ans ! Louis XIV n'avait que quarante-cinq ans; il était dans la plénitude de ses facultés, et son règne brillant tou- jours dans la période ascendante. Voilà où pouvaient être, pour une épouse, les cruels désappointements de la destinée terrestre. On n'était encore qu'à moitié chemin de la course, d'après le terme moyen de la vie humaine. Après vingt ans d'infidélités, le roi se rangeait et revenait aux habitudes normales d'un époux qui place sou bonheur dans la vie privée. Et en de telles conditions , avoir la conscience qu'on est irrémédiablement atteint dans le principe de sa propre vie, sentir que la fièvre dévorante a pris sur vous un définitif empire, avoir la possession de toutes ses facultés perceptives, de l'entendement et de la sensibilité, et s'aper- cevoir qu'on est forcé de quitter la terre, de laisser tout ce qu'on aime, et au moment où ce que l'on aime vous revient après d'affligeants égarements, quelle pensée, quelle acca- blante perspective à l'heure d'une maladie dernière! Mais c'est, paraît-il, ce qui fut épargné à Marie-Thérèse , qui ne comprit, qu'à de rares et courts intervalles, la sépa- ration à laquelle elle touchait. Qui eût dit, c'est un journal de l'époque qui parle, qu'un • Histoire d'Angleterre, par M. Macaulay, traduit de l'anglais, t. j, ch. 2^ p, 228, 302, édition Charpentier. 653 IM-. LA VALLIÈUIÎ voyage qu'aucun accident n'avait troublé dust estre suivy d'un malheur qui coûtera long-temps des pleurs à la France? Leurs Majestez estant arrivées à \'ersailles dans une santé parfaite le mardy 20 du dernier mois, la revue qui ne se sentoit aucune incommodité, y prit le plaisir de la prome- nade dans les jardins, tout le reste de la semaine, et se di- vertit à en voir joiior les eaux. Si cette princesse eût donné, en arrivant, le moindre indice d'une indisposition à préve- nir, ceux que regardaient ces sortes desoins, n'auroient pas manqué à l'obliger de se servir des précautions qu'ils eussent crû nécessaires, mais son visage ne parut jamais meilleur ; son teint estoit frais et vif, et tous ceux qui la voyoient , estoient étonnez de son enbon point ^ » Désolant pour tout le monde 2, cet événement de la mort de la reine réveillait des sentiments particuliers continant à l'âpre remords, dans deux cœurs surpris et consternés, dans le cœur de Louis XIV et dans l'âme repentante de l'illustre carmélite. Il reste à raconter les dernières années de M""^ de La Vallière. Toutefois, après avoir rap- pelé ce qui faisait matière, chez les Carmélites, à d'ardents regrets, à l'égard de la reine, il convient de relever le mé- rite personnel de Marie-Thérèse d'Autriche, mérite assez saillant pour constituer un des éléments de son originalité individuelle dans l'histoire. M™^ de La Vallière venait de conquérir sa propre réhabilitation sociale par le cloître. Ne rendra-t-on pas également justice à l'épouse de Louis XIV"? C'est un accord qui frappe, quand on daigne s'en inquié- ter auprès des contemporaine de Marie-Thérèse, que cette qualification de bonne re'me^ » qui lui était invariablement • Mercure galant, août 1683, p. 16-17. * Michclon île S. Sorlin, prii-ur de Rocliofort, mentionne • les regrets de toute l'Europe à la mort de Marie-TliLTÙse, ces pompes funèbres qu'on voit partout, ce deuil qui s'explique en tant de manières dilL-reutes, la voix de tant de prédicateurs qui parlent sur le même sujet et dans les mêmes senti- ments. » Il déclare que le roi, l'Etat et la religion ont fait une perte irrépa- rable dans cette mort. {Orais. funcb,, p. 6. CHAPITRE NEUVIÈME 633 adressée * ; ce qui signifiait, en considérant la princesse du côté de sa vie conjugale, une femme résignée et douce dans sa tristesse, héroïquement indulgente envers son royal et in- grat mari. Nous faisons de cette femme une personne pétrifiée dans son abandon monotone, une de ces reines gothiques, sculptées sur les monuments de nos anciennes abbayes. » Nous la voyons une mantille noire jetée sur sa tête; elle tient d'une main cette mantille croisée et fermée comme une guimpe au-dessous de son menton, une duègne accompagne ses pas, un page porte devant elle son livre d'église. Laissons ces descriptions fictives. La r-éalité, c'est que Marie-Thérèse fut patiente jusqu'au bout, parce qu'elle avait cette énergie éminente, angélique de l'âme, la bonté. C'est que la patience nous paraît la force morale par excellence; et, si la force physique se manifeste ordinairement par l'impétuosité, la soudaineté des mouve- ments, les manifestations de la force morale ne sont-elles pas dans, cette indulgente souplesse de l'âme, qui plie sans rompre, qui pardonne, oublie et attend? N'y a-t-il point là une imitation du divin, puisque Dieu lui-même, d'après un mot célèbre, n'est pas brutal, et qu'il ne brise pas d'un coup la frêle créature qui peut avoir des torts. Avoir vu ce qu'avait vu Marie-Thérèse, avoir assisté aux honneurs successivement accordés à M"'" de La Vallière et à M'"^ de Montespan, et, cependant, demeurer douce, aimante, attentive à Versailles et au Louvre, savoir toujours aimer son époux, quand la nature égoïste de Louis XIV ne savait plus aimer; garder toujours, quoique avec un cœur brisé, son regard de feu; et, quand cet insolent violateur des droits de l'épouse venait à elle, savoir toujours l'ac- cueillir avec ce sourire qui est la franchise du visage... ' Voyez Bossuet dans l'Oraison funèbre do cette reine, édition Ruzand, in- 12, Paris, 1823, t. X, p. 104 Parlerai-je des bontés do la reine tant de fois éprouvées... » — Flécliier, Orais. funèb., in-4% Paris, 1084, p. 37. — David, le P. Geuillens, dans ses Orais. funèb., etc. 634 MADAME DE LA VALLIÈRE comment l'histoire, eu enregistrant ces faits, peut-elle uc pas prononcer ces noms glorieux qui relèvent et agrau- dissent uu mortel honte, sacrifice, dévouement, patience, héroïsme, énergie surhumaine? Paris éleva, à la porte Saint- Martin et à la porte Saint-Denis, des arcs de triomphe à Louis XIV; la postérité doit tenir compte à la reine de cette faculté morale et vertueuse de la bouté patiente qu'elle eut à un degré-émiuent. Sans doute, après 1670, ellepr?iiait cette teinte plus sombre que les révolutions accomplies ver- sent sur les esprits, comme le temps sur les toiles des maitres. Toutefois, elle demeurait relativement aimante et sereine. Si c'est un signe très-mauvais pour un temps quand les hommes ne sentent plus la beauté de la bont'^' temps odieux, » a-t-cn dit *, ce n'est pas un signe moins pénible que de voir les rapprochements les plus naturels et les plus nécessaires échapper aux yeux distraits des moralistes et des critiques. On a parfaitement dépeint, dans trois poèmes ou dans trois écrits poétiques, les dilîérents types des femmes délaissées, les différentes manières dont une femme peut souffrir l'a- bandon de son époux ^ ; mais la déplorable distraction, c'est qu'on n'a point daigné s'apercevoir comment, au xvii'' siècle, Marie-Thérèse était la haute réalisation d'un de ces types. Virgile nous a montré, dans son Enéide, Didon, qui, à la douleur de son abandonnement, ne sait opposer que son dé- sespoir; elle ne se venge pas, mais elle maudit l'époux qui l'a trahie. Marie-Thérèse sut trouver en son âme assez d'é- nergie pour ne pas maudire; elle connut le supplice d'aimer Louis XIV, et de ne pas trouver au foyer la réciprocité, ce droit sacré et imprescriptible ; elle ne reprocha pas ses mé- • Michelot. * 11 y a trois maniùres de souiïrir l'abandon d'un époux 1» s'en plaindre 2» s'en venger; 3" le supporter avec ferinelé et dignité. M. Saint-Marc Girar- din fait remarquer que la iJidon de Virgile personnifie la première manière, Médi'c dans Euripide et Corneille la deuxième. Knlin Giiselidis, dans les au- teurs du moyen âge et dans un Allemand, M. Munck Bellengliauscn, Pa- lombe, dans Camus, personnifient la troisième. CHAPITRE NEUVIÈME Cjo comptes à son mari; elle resta discrète, quoique offensée ; elle ne troubla pas les détestables plaisirs de son royal époux par l'ostentation de ses souffrances et par d'âpres reproches. Mais l'antiquité, comme les temps modernes, a conçu un autre type de femme délaissée ; celle-ci, furieuse et impla- cable; c'est Médée. Elle est affreuse et sublime dans Euri- pide; on frémit d'horreur en la voyant égorger elle-m,ême ses propres enfants , mais on se dit qu'on est dans la logique de la haine. Médée se venge. Marie-Thérèse ne se vengera pas ; elle n'adoptera pas ces méthodes sommaires du poignard. Elle ne cherche ]3as à désespérer l'infidèle Louis XIV, ainsi que la femme antique rêvait, pour suprême jouissance, de dé- sespérer Jason. Tout au plus, la douce reine de France, outragée dans son amour, répéterait-elle avec Médée Je t'aime encore, Jason, malgré ta lâcheté. Mais Ma- rie-Thérèse ne se plaignit qu'à Dieu; et son crucifix seul pouvait raconter de combien de ruisseaux de larmes elle avait baigné ses pieds sacrés. Il est probable qu'après 1670, on ne lisait plus les ro- mans parus plus de trente ans auparavant, et dont Jean- Pierre Camus, évêque de Belley et voisin de saint François de Sales, était l'auteur *. Mais si Palombe ou la femme ho- norable, eût été en vogue, il eût été impossible aux lecteurs français de ne pas admirer en action, en pratique, en héroïsme vivant, dans la personne de la femme de Louis XIV, ce que l'auteur de Pa/owfte présentait comme un idéaL Palombe n'était que le pendant de la Griselidis du moyen âge ^. Ghaucer , Boccace , Perrault , ont travaillé sur 1 Jean-Pierre Camus, né à Paris, en 1382, eut des appuis à la cour sous Henri IV et Louis XllI; il fut protégé par Hiciielieu. Il devint évêque de Beiley étant fort jeune. 11 écrivit des livres de polémique religieuse et des romans pieux. Il vécut dans une douce intimité de voisinage avec son ami, saint François de Sales. Il mourut à Paris, en 1632, et fut enterré à l'église des Incurables. 2 MM. Saint-Marc Girardin, H. Rigault et Sainte-Beuve, ont vanté cette 6bG MADAME DE LA VALLIÈRE ce thème, devenu la légende populaire du dévouement et de l'abnégation conjugale. Paloniho et Griselidis sont deux femmes créées par l'imagination; délaissées parleurs ma- ris, elles ne se vengent pas comme Médée, elles ne se tuent pas comme Didon ; elles montrent en elles un type nou- veau, celui de la douceur et de la patience conjugale; elles supiortent avec fermeté, avec dignité, ra]andon de leur époux. 11 n'est pas à croire que Marie-Thérèse fût de force à écrire à Louis XIV, les lettres que le romancier chrétien fait écrire par Palombe au comte Fulgent, son mari. Cette bonhomie niaise retomberait trop dans l'invraisemblance qu'on a reprochée à un drame moderne qui embellit le rôle de la femme d'aventure aux dépens de la femme légitime. Palombe ne mande t-elle pas à Fulgent qu'elle va se faire religieuse pour lui laisser la faculté d'aimer celle qui a pris son cœur? Tant s'en faut que je la haïsse comme rivale, qu'au contraire je la chérirais comme aimée de celui que j'aime plus que moi-mémo. » Marie-Thérèse n'aurait jamais écrit d'aussi gauches fadaises pour complaire à M™'" de La Yalliôre ou à M''"* de Montespan. Elle était reine, et ne pou- vait abdiquer sa dignité royale. Nulle nuance ne doit être omise pour apprécier la bonté déployée par Marie- Thérèse dans ses rapports avec Louis XIV. Qu'on se rappelle dans la question du ma- riage et du divorce l'iulloxibilité des catholiques, et sur- tout d'une princesse espagnole, élevée comme la reine. Tout ce qu'on a dit de lamentable sur le malheureux sort des époux antipathiques, rivés l'un à l'autre, pesait ici connue une masse de plomb. Ceux qui, de nos jours, ne production. Camus, dit M. Rigault, met dans la bouclie d'un de ses per- sonnages, tous les arguments des mauvais maris de récole moderne. Qui croi- rait que Camus avait [irtivu la théorie des àmcs di-pareilléos, qui se clurciient dans le monde et qui meurent de langueur tant qu'elles ne te sont pas ren- contrées, si bien que le jour où elles se rencontrent, il n'y a pas de barrière possible entre elles, pas même le sacrement. - CHAPITRE NEUVIÈME GS7 veulent pas entendre parler de divorce , sans toutefois croire aux sacrements, possèdent probablement des moyens pratiques ou diplomatiques pour tourner la difficulté et pour endormir la douleur des deux conjoints qu'on a appelés ces forçats accouplés du bagne de la vie *. » Rien n'allé- geait,, pour Marie-Thérèse, la fatalité du désastre qui en- gloutissait sa vie entière d'épouse. Elle ne voulait point, dans ses scrupules religieux, porter ses espérances vers une séparation de corps ; quant aux expédients des gens immo- raux, jamais sa pensée n'eût pu s'y arrêter un seul instant. Elle n'était pas de ceux qui se fient aux mœurs pour cor- riger les lois, comme on dit; c'est-à-dire, elle ne comptait pas sur l'adultère pour se dérober aux maux de sa situation, ni sur aucun de ces stratagèmes des civilisés, en vertu des- quels on dénoue aisément, devers soi, des liens qui ne gê- nent que les gens qui veulent bien se croire attachés, » Ces conditions rappelées, on aperçoit mieux dans son vé- ritable jour cette victime du mariage royal au xvii^ siècle, cette Griselidis du moyen âge, cette Palombe des temps mo- dernes. Les passions illégales de Louis XIV , loin d'être cachées dans l'ombre, étaient étalées comme une insolence devant la France et devant la reine. Et cependant la reine ne désespéra pas de ce mari ; elle ne s'emporta pas en vio- lents transports ; elle n'opposa à l'indifTérence et aux ou- trages que la patience, la résignation, la dignité, la douceur et l'espérance. Où est donc la force, l'énergie, la grandeur du caractère, si on ne la trouve pas dans l'infatigable pa- tience que Marie-Thérèse montra comme épouse? La cri- tique moderne déclare, par des organes fort accrédités, que Camus, dans quelques parties de son roman, avait de- vancé Corneille, et rassemblé dans Palombe quelques traits M. co regretté el érainent critique, n'en disconvient pas dans son étude liticraire sur Palombe de Camus, CHAPITRE NEUVIÈME 639 voulu peindre l'épouse de Louis XIV Ne point se con- soler, dil-il, et ne point se venger, supporter l'injure et le malheur avec une plainte modeste et soumise, s'humilier sous une main qui reste chère toute injuste qu'elle est, et s'anéantir devant la volonté d'un époux comme devant la volonté de Dieu, quel est ce genre de vertu où se mêlent ensemble l'amour conjugal et l'humilité chrétienne? L'an- tiquité ne semble pas avoir connu ce genre de dévouement, le cœur humain s'est élevé depuis le christianisme. Le cœur de la femme s'est élevé en voyant quel rang lui faisait le mariage chrétien. Cette élévation pouvait ne profiter qu'à l'orgueil ; un sentiment plus chrétien a fait que le cœur, sûr de son droite a été en même temps disposé à l'abdiquer, tempérant ainsi la dignité civile par l'humilité *. » Telle est l'héroïne de la cour de Louis XIV. Marie-Thérèse donnait jusqu'à la dernière tieure des preuves éclatantes de cette bonté. N'était-elle pas généreuse envers Louis XIV jusqu'à lui rendre le bien pour le mal, et souffrit-elle jamais une conversation qui eût porté la plus légère atteinte à la réputation du roi? C'était, dans ces an- nées 1682, 1683, quand l'approche des Turcs créait un grand danger pour l'Allemagne, et que les princes chré- tiens avaient à se prépaunir contre les suites d'une invasion. Un homme grave disait à cette époque Nous avons ap- pris qu'un ambassadeur comprenant bien ce que pouvoii le roy dans une conjoncture si dangereuse, et ce que'pouvoit le reyne auprès du roy, pour lui faire embrasser les intérests de la religion, il avait pris la liberté de luy recommander la cause commune quelques jours avant sa mort. Mais comme les gens de ce caractère ne manquent jamais de prétextes spécieux pour couvrir la faiblesse ou la mauvaise conduite de leurs maîtres, celuy-là s'échappa jusqu'à marquer que la terreur du roy rendoit l'empire trop faible, pour se défendre 1 M. Saint-Marc Girardin, Cours de liUéralure dramatique, 660 MADAME DE LA VALLIÈRE; de l'ennemi; et qu'après tout ce scroit moins les armes du Grand Seigneur que le bruit du nom de Louis le Grand, qui causeroit la désolation de l'Allemagne. Celte princesse en fut tellement indignée, qu'elle neputsouifrirplus longtemps ce discours. Elle ramassa ses forces, et haussa sa voix, que les approches de la mort avoient beaucoup affaiblie, et elle protesta, en luy commandant de se retirer, qu'elle étoit très- sure des sages et des généreuses intentions de Sa Majesté pour la religion ; qu'elle voudroit donner sa vie pour rendre ce témoignage public de la vérité à toute la terre, et que quand elle n'auroit pas l'honneur d'être sa femme, elle ne scauroit endurer qu'on parlât peu avantageusement en sa présence, non-seulement du plus zélé, du plus grand et du plus chrétien roy de l'Europe, mais encore du plus honnête homme du monde *. Nous pensons avoir indiqué ce qui grandit réellement la figure de Marie-Thérèse d'Autriche, comme personnage historique, c'est sa bonté vivifiée, fortifiée par sa foi reli- gieuse ^. Les grandes dames du xvn*^ siècle sont beaucoup vantées. Mais telle, qui est encore très-populaire pour son sémillant esprit, admirait des scélérats ! C'est une femme qui a dit Il faut beaucoup d'esprit pour être parfaitement bon 3. » Que Marie-Thérèse se contente d'un semblable pié- destal. Nul n'avait plus qu'elle la grâce de la bonté, une » Micbelon de Saint-Sorlin, Orais. funéb. pron. ;i Saint-Louis de Roche- fort, 1" septembre 1683, p. ÎM. - On a reproclic au théâtre de Vicier Hugo d'avoir syslémaliquement cher- ché à avilir le type de la reine, ce type intéressant, qui. dans les monarchies, représentait la douceur auprès de hi force et la grâce tempérant la majesté. M. Alfred iNeltemcnt fut un des critiques qui signalèrent avec le plus d'indi- gnation et de v;iiémence, sous Louis-i'hilippe, cette tendance du théâtre de Victor Hugo, visible dans Marie Tudur et Ruy Blas. Vous voyez bien, là- bas, au-dessus de vos tètes, criait Victor Hugo aux jalousies qui fermentaient dans les derniers rangs de la société, vous voyez bien cette femme assise sur la pourpre, qui, le sceptre en main et la couronne en tète, a jusqu'ici obtenu vos hommages, en un mot, la reine. Kh bien, je vais la prendre par la main, et la faire descendre jusqu'à ce qu'elle soit fOus vos pieds. » — Mais Victor Hugo aurait-il jamais osé s'en prendre à Marie-Thérèse d'Autriche? » Mot de M"" Swetchine. CHAPITRE NEUVIÈME 66i indulgence foncière alliée à une tendre compassion. » Son fond de vraie et noljle humanité sanctifiait sa foi, comme sa foi sanctifiait sa bonté et son humanité; puisque tout à la fois, la religion d'un homme prend la forme de son âme, tout autant que cette âme prend la forme de sa religion *. » Aussi, les contemporains qui virent de près et souvent cette charmante et bonne reine, constatèrent le reflet gracieux et touchant de la bonté délicate et intérieure de cette personne sur son visage lui-même Pour la bonté de son cœur, a écrit un homme grave du xvu^ siècle, elle estoit si sensible qu'elle se repandoit sur toute sa personne, mais d'une ma- nière si douce et si engageante, que tous ceux qui avoient l'honneur de l'approcher ne pouvoient en retirer leurs regards ; ce n'estoit pas la beauté extérieure qui faisoit cet attachement, car il n'est pas rare de voir de belles personnes sur le trône; mais c' estoit la bonté de ce riche na- turel qui rejaillissant sur son visage luy acquerroit tous les cœurs ^. » L'histoire ne se rabaisse pas, elle s'honore en rele- vant cette glorieuse qualité de l'épouse de Louis XIV, son exquise bonté sans aucun levain, sans aucune bigoterie. On parle des grands caractères, et des personnes qui ont joué un grand rôle, fait de belles actions dans une monarchie; mais tenons pour certain que, sans la prédominance de la bonté, la société humaine n'offrirait que des caractères fort mélan- gés où l'on trouverait tantôt le pédantisme solennel, l'amour de la pose, tantôt l'affectation de l'austérité, tantôt la du- reté de la supériorité sèche et nullement attendrie. La force n'est pas toujours dans les grands airs. Il est de ferventes fidélités à d' devoirs, qui supposent une -somme d'énergie, une ténacité et une intensité de volonté, dont peu d'âmes, parmi les âmes frivoles ou philosophiques, seraient capables. Oh ! je donnerais volontiers tous les génies de la * M. Ed. Schœrer, réflexions sur M° Swetcliine. * Le P. David, premier déûniteur de la grande province des Cordeliers de France. 661 MADAME DE LA VALLIERK terre entière, s'écrie quelqu'un, pour une bonne âme! Que nous fait l'esprit? C'est la bonté qu'il nous faut M On connaît ce qu'on appelle, au palais de Versailles, la chambre à coucher de la reine qui a vue sur l'Orangerie, sur la pièce d'eau des Suisses, et qu'éclaire le soleil couchant; cet appartement de la reine avait la magnificence convenable à son rang "^. Une balustrade d'argent, sembla]le à celle de la chambre du roi 3, fermait alors l'ab^ôve *. Le plafond, décoré par Gilbert de Sève, représentait le Soleil, accompagné des Heures du jour et éclairant les quatre parties du monde; les quatre voussures, peintes par le môme artiste, avaient pour sujet le festin d'Antoine et de Cléopâtre, — Didon faisant bâtir la ville de Carthage, — Rhodope, reine d'Egypte, élevant une des pyramides, — Nitocris, reine d'Assyrie, fai- sant construire un pont sur l'Euphrate ^. Les angles étaient ornés de bas-reliefs dorés, représentant les armes de France et de Navarre, et l'aigle à deux têtes de la maison d'Au- triche, entourés de figures d'enfants, de lions, de sphinx et de trépieds ^ La chambre de la reine avait vue sur la pièce d'eau des Suisses et le coteau de Satory. C'était sa chambre à coucher ; elle servit, après Marie-Thérèse, à deux autres reines aussi et plus malheureuses qu'elle '. C'est dans cet * Il ne faudrait donc pas reprocher à Marie-Tliérèse sa piété, ses passages fréquents du salon à la chapelle, de la chapelle au salon, ces visites au bon Dieu faites entre les conversations humaines. Ce n'est pas là ce que M. Ed. Schœrer a appelé la discordance de la vie dévole; • c'en est Vîuiité; c'était le foyer conservateur de la boulé dans l'âme de la reine. * Cette pièce porte le numéro 113 dans la iVo^àc de M. Soulié, sur le Musée de Versailles. 3 Voy. Salle de Mercure, n" 109. * Celte balustrade fut fondue dans l'hiver de 1689-90. ' Les peintures, qui n'existent jjIus, sont reproduites en partie dans Versailles immurlalisé, par J. -13. de Monicart, t. H, fig. 1, 2, 3. 8 Ces bas-reliefs, qui remontent à l'époque de Marie-Thérèse, existent en- core. L'aiiile à deux tètes qui s"y lrou\e a fait croire, à ton, que ces trophées avaient été ajoutés lors de • l'in^tallalion de Marie-Antoinette, femme de Louis XVI. ' Marie Leckinska et Marie-Antoinelle. C'est dans celte pièce que iMarie- Antoinette fut réveillée, dans la nuit du 6 octobre 1792, par le peuple insurgé qui accourait de Paris. CHAPITRE xXEUVIEME 663 appartement que Marie-Thérèse s'éteignit vers les trois heures de l'après-midi, le vendredi 30 juillet 1683, à l'âge de quarante-cinq ans. Marie-Thérèse mourut en catholique. A côté des siens, à côté de ceux qui lui étaient les plus chers, on distinguait son directeur spirituel, Bonaventure de Soria *, entre les mains duquel Marie-Thérèse rendit son âme innocente et loyale, éprouvée et pure. Cec homme de Dieu était là présent, attristé et confiant, au moment où la reine passa des réalités éphémères de ce monde au monde qui nous est promis. Le catholique ne veut pas rester isolé dans les grands mo- ments de la vie. Mourir seul, sans aucune assistance mo- rale , sans aucun visage sympathique et compatissant , mourir sans aucune affection à côté de soi, et le sentir, ce doit être triste au delà de toute expression. Ce n'est pas la mort qui est douloureuse, disait autrefois Montaigne, c'est le mou- rir. Mourir, 'qua^nd on pourrait vivre encore, quand on est jeune, quand on voudrait vivre, ce serait affreux, si ce mou- rir ne s'effectuait dans des conditions qui l'adoucissent ; autre- ment, on répéterait le cri de Michel- Ange Celui qui, pour son bonheur aie meilleur sort, est*celui dont la mort suit de près la naissance. » Marie-Thérèse fut accompagnée et sou- tenue de la force religieuse. Son esprit de soumission, cette soumission qui avait été son éducation première, ne l'aban- donna pas dans cette crise suprême. ' Marie-Thérèse eut d'abord pour directeur, en Espagne, le Père Jean de Palme, qui avait été confesseur de sa more, la reine Isabelle de Bourbon. Elle eut ensuite le P. André de Guadaloupe, commissaire général des Indes, homme capable et distingué, qui enseignait à la princesse à vivre au milieu du grand monde, sans j vivre selon l'esprit du monde. Après la mort de Guadaloupe, cette fonction de confesseur était échue au Père Alphonse Vas- quez ou Velasquez, qui accompagna la princesse en France. Mais on rendit bientôt à l'Espagne cet homme d'une haute capacité, que Philippe IV fit élever à l'évêché de Cadix. Marie-Thérèse le remplaça, par un homme connu à la cour de France, aussi bien qu'en Espagne, par Michel de Soria. Celui-ci étant venu à mourir après quatre ans de service, la reine prit, pour le même emploi, un frère du précédent, le Père Bonaventure de Soria, lequel la dirigea jusqu'à sa mort, puisque c'est entre ses mains qu'elle rendit le dernier soupir. 661 MAD\ME DE LA VALLIÈRE Quoi qu'il en soit, Marie-Thérèse mourut, avec ses an- ciennes et bonnes idées espagnoles. Elle avait été initiée autre- fois à cette doctrine à la fois obscure et lumineuse qui, seule, donne un sens et une signification acceptable à la douleur humaine. Elle étaitminéepar la fatigue et par la fièvre, mais elle ne pleura ni ne murmura devant la douleur, malgré son intensité. Un témoin oculaire l'atteste. 11 rappelle que l'hôpital de Saint-Germain en Laye, qu'elle fréquentait sou- vent, lui devint une école. Non-seulement la reine appre- nait dans ce théâtre de la faiblesse si misérable de la nature humaine, le mépris qu'elle faisait de nos prétendus biens, plaisirs ou grandeurs ; elle y apprit aussi la patience pour son propre compte, dans celle qu'elle remarqua en quelques pauvres malades, agités par la violence de leurs maladies ; elle y apprit la constance qu'elle devait avoir, quand il plairait à la Providence de la visiter de la même manière. > Lisons, en effet, le récit du témoin oculaire de l'agonie de Marie-Thérèse H a bien paru, dit-il, que cette divine leçon de l'hôpital etoit vivement imprimée dans son cœur, puisqu'elle l'a si merveilleusement prati- quée dans sa dernière maladie. Quoique sa douleur fust extrêmement aigûe, et qu'elle ne luy donnast aucun repos ni la nuit ni le jour, elle la supportoit avec une patience si admirable, que les médecins qui en connaissoient la vio- lence, en etoient surpris. On ne luy a jamais ouï faire la moindre plainte de son mal, ni témoigner le désir du re- couvrement de sa santé, et de la continuation de sa vie, qu'autant qu'il plairoit a Dieu ^ » Son cœur était tourne vers cet amour divin qui, comme s'exprime le premier des sculpteurs et des peintres, ouvrit ses bras sur la croix pour nous recevoir 2, Enfin, Marie-Thérèse mourut. — Et, quand on porta cette ' Vie abrégée de très-haute princesse Marie- Thérèse, etc., par Bonavcnture de Soria. In-1-2, Paris, 1583. » Sonnets de iMicliel-Ango, qu'il composa dans ses derniers jours. CHAPITRE NEUVIÈME 66S nouvelle rue Saint-Jacques, au grand couvent des Carmé- lites, il y eut là, derrière les grilles, quelqu'un qui gémit profondément, qui pria, qui évoqua cette âme-sœur, qui la suivit avec amour, avec larmes, dans son essor vers le monde meilleur, après l'avoir contristée autrefois par des égarements personnels. Si l'on se borne au côté du deuil ressenti, on ne peut nier que Louis XIV n'ait donné à la mort de Marie-Thérèse des regrets sincères. A cette heure, il reconnaissait en elle un mérite et des vertus qu'il n'avait pas assez appréciés; et il dit, les larmes aux yeux, quand elle expira Voilà le premier chagrin qu'elle m'ait causé * j paroles dont, tour à tour, on a fait à Louis XIV des éloges sans réserve, et des compliments mêlés d'allusions mordantes. La douleur ne fut pas assez profonde, dit l'un 2, pour empêcher le roi d'avoir de l'esprit à une heureoù l'on n'a que du cœur; — Mot un peu froid, ajoute un autre, mais cependant éloge qui avait son prix ^; — Il fut très-touchô, dit un troisième *, en la voyant mourir la reine, mais la vieille Maintenon fît tant par son Labil qu'en quatre joursilfut consolé. — Toutefois, il est con- stant, par les feuilles publiques de l'époque, que Louis XIV éprouva une douleur véritable. A la première atteinte du coup, dit une de ces feuilles, le roi a donné toutes les mar- ques possibles de l'afïlictiôn la plus violente, et rappelant sa ' Maynard avait dit La morie que tu plains fut exempte de blâme ; Et le triste acciiieiit qui termina ses jours Est le seul déplaisir qu'elle ait mis dans ton âme. Mais, selon un historien, Louis XIV parlait du cœur, et le sentiment lui inspirait ce que l'esprit avait dicté à Maynard. " Gustaveilequet, dans le livre Madame de Maintenon. ' Les Annales du monastère de Grenelle. * La duchesse d'Orléans, dite la Palatine. — Faut-il rattacher à ce propos de la duchesse, ce mot de iM"" de Caylus M"» de Maintenon la suivait la dauphine que sa grossesse avait retenue à Versailles et parut aux yeux du roi dans un si grand deuil, avec un air si affligé, que lui, dont la douleur était passée, ne put s'empêcher de lui en faire quelques jlaisanteries . » 666 MADAME DE LA VALLIÈUE raison, sans cesser d'estre toujours également affligé, il a fait paroitre une douleur sage. Il résolut aussitôt de quitter Versailles, et il eu partit a l'heure mesme pour se rendre a Saint-GIoud. Son visage tout couvert do larmes estoit caché d'un mouchoir, et l'état où il estoit no luy laissant pas la force do marcher, ou le soutint jusqu'à son carrosse. Ce monarque, estant arrivé a Saiut-Gloud, ne voulut y voir per- sonne. La perte qu'il venoit de faire l'accabloit si fort, qu'il fut obligé de se mettre au lit... Son excessive douleur, dont il ne put d'abord se rendre le maistre, est une preuve con- vaincante combien il est tendre époux. Qtioy f il n'y a plus de reine en France! s'écria- t-il après la mort de cette prin- cesse. — Quoy! jesuis veuf! je ne le sçaurais croire, et cepen- dant il est vrayque je le suis, et de la princesse du plus grand mérite. Il répéta plusieurs fois ces paroles en les adressant a Monsieur *. » Une gazette de l'époque atteste combien la consternation publique fut spontanée , générale ^ ; elle redit celle de Monsieur, de Madame qui fut violemment touchée, des offi- ciers de l'auguste défunte, des soldats eux-mêmes qui étaient de garde. A Paris, le bruit de cette terrible nouvelle arriva au théâtre de l'Opéra, où l'on était près de commencer Phaéton; on jouait déjà l'ouverture; on ne continua pas; M. de Lulli fit rendre l'argent. A la Comédie, les comédiens avaient déjà commencé, devant un nombreux public, la Toison d'or; .une dame, ayant appris, dans sa loge, le grand mal- heur, poussa un cri affreux; tous les assistants apprirent bientôt la fatale nouvelle ^ ; nue des devises que M. de l'Étang de Reims avait composées à l'occasion de Marie- Thérèse, portait ces mots C'est au milieu des pleurs que » Mercure galant, août 1G83, p. 4?, 43. * On ne s'explique pas l'historien Unizon de la Marlinière qui, plein de sympathie pour la reine, a la Hslraclion d'c'crire qu'elle fut peu rCfirct- tée. • Hisl. de Louis XIV, t. IV, p 260. — Veul-il dire que le roise consola bientôt? D'accord l'égoisme s»j console vite. 3 Mercure galant, p. o7, 58. CHAPITRE NEUVIÈME 667 je quitte la terre ^ » C'est pourquoi un historien du xvui*' siècle a pu dire Tout le royaume regretta cette mort, et se plaignit d'avoir perdu la meilleure reine du monde. Le roi en fut plus affligé que personne ^. » Un his- torien antérieur avait écrit, dans les dernières années du xvii" siècle, sur la mort de Marie-Thérèse C'était une princesse d'une grande vertu ; le roi parut fort touché de cette mort; et tout le monde la regretta ^. » Gregorio Leti écrivait, un peu auparavant, que depuis longtemps la France n'avait pas eu une reine aussi regrettée de toute la nation, pour sa grande piété, son infatigable charité envers les pauvres, pour la force du penchant qui la portait au bien, son affabilité dans l'accueil qu'elle faisait à tout le monde, enfin pour son amour et sa respectueuse dé- férence envers le roi *. •>•> Leti ajoute que Marie-Thérèse ne se laissa aller jamais à manifester, par la colère, la peine que lui faisaient ressentir les scandaleux adultères du roi, son époux; toutes choses qui avaient rendu cette reine, si douce et si clémente, bien chère à la France. L'impression que fit la mort de la reine sur le cœur de la nation, est fort intéressante à constater notre époque démo- cratique verra volontiers les nombreuses racines que cette humble et douce reine avait dans l'afïection des petits ; Ton aime à s'arrêter à la sympathique tristesse des dames de la rue du Bouloi, celles peut-être qui connurent le mieux ce qu'il y eut d'héroïque dans cette femme si simple et si ' La mort de la princesse inspira trois sonnets à M. Ma^rnin, conseiller au Présidial de Màcon, et cimi devises à M. de la Salle de l'Etang, de Reims. — On peut les lire d§ns le Mercure galant, août 1683, p. 157 et 163. De Larrey, Hisl. de Louis XIV, t. V, p. 1-20. ' Le coroie de Bussy-Rabutin, Histoire abrégée de Louis le Grand, p. 260. Paris, 1689. * Da longo tempo non hebbe la Francia Regina più di questa lagrimatn da tutti per la^lla gran piela, per la sua instancabile carita verso li poveri, per la sua grande inclinaiione portata al bene, per la sua buraanita ne! conver- sare con luUi, per il suo amore e per il sue rispetto verso il Rè, senza mai mostrargli minime sdegno d'un suo cosi scandaloso adulterio. Teatro gallico, di Gregorio Leti, t. II, p. 299. 608 MADAME DK LA VALLIÈIŒ ignorée i. Il faut remarquer l'expression des regrets que pro- voqua la mort si imprévue et si rapide de la reine, dans cette humble maison, parce que là, du moins, ce ne furent pas des honneurs purement olliciels qu'on lui rendit, de ces honneurs où manquent, non-seulement celui à qui on les rend, mais même ceux qui les rendent, puisque s'ils sont présents de corps, leur cœur et leur attention sont souvent ailleurs. Aussitôt la triste nouvelle eut été répandue dans Paris, les Carmélites de la rue du Bouloi tirent tendre leur église en velours armorié. Un service solennel fut oflert par monseigneur l'archevêque d'Auxerre. A l'otl'ertoii'e, se présentèrent, un cierge à la main, vingt-quatre pauvres que la maison avait habillés, et l'oraison funèbre de la reine lut prononcée dans la chapelle par l'abbé des AUeurs, aumônier de la dau- phine. L'église resta tendue de noir toute l'année, et chaque jour, à l'issue des vêpres, la cloche renouvelant le souvenir de cette perte irréparable, annonçait les prières publiques qui se faisaient pour cette illustre défunte 2. » On pouvait, à la mort de la reine, rappeler des vers qu'on avait composés sur la cruauté et la jalousie du sort, à l'en- droit de nos bonheurs terrestres. La joie est toujours près des 1 Marie-Thérèse, non contente des bienfaits dont elle avaitcomblé le Carmel, pendant qu'elle vivait, voulut encore y ajouter, après elle, le don de son cœur; et, pour assurer autant que possible l'accomplissement de ce dernier désir, elle avait écrit de sa main en espagnol Quand il plaira à Dieu de me retirer de ce monde, je veux que mon cœur soit apporté ici à raison de la dévotion que je porte à sainte Thérèse. Signé MARIE-THÉRÈSE. Notice sur le monastère de Grenelle, p. LVIII. Les Carmélites ont été frustrées de ce dépôt si cher ;ijeur reconnaissance, puisque le cœur de la reine fut porté au Val-de-Grâce; mais la mémoire de cette reine, dit un moilerne, s'est perpétuée jusiju'a nos jours dans le monas- tère qui lui doit sa fondation, et qu'a relevé M"" de Soyecourt. Ce monastère, transféré, au wW siècle, rue de Grenelle, au xix^, au sortir de la Révolu- tion, rue de Vaugirard, se trouve aujourd'hui avenue de Saxe, près l'École Militaire, à Paris. * Les Carmélites de la rue du Bouloi firent à Marie-Thérèse une longue épitaphe où se trouvaient résumées les illustrations, les vertus et les bienfai- sances de la reine. Voy. le Mi^rcurc çidUint, août 1083, p. 77. CHAPITRE NEUVIEME 669 larmes, et comme un précurseur de la tristesse. Lorsque Marie-Thérèse semblait atteindre au repos , elle arriva au trépas. On avait fait, à l'occasion de la mort d'une de ses filles, la princesse Anne-Elisabeth de France, ou Marie- Anne de France, le distique suivant Pone modum, vates, tôt laudibua. Audiet œlher. Audiit, invidit ; rapta puella fuit. C'est-à-dire Ne célèbre point ses ayeux Ni son destin, ni ses beaux yeux. - Si le ciel entend tes louanges, Tu nous feras un envieux, Qui la voudra parmi ses anges. Mais tu la vantes, il l'entend, Il devient jaloux et la prend. Le sort fut jaloux en 1683, d'un retour de fortune qui semblait raviver les jours de la reine. Un point qui ne laisse aucun doute sur l'opinion qu'on avait de la reine en France , c'est l'élan des regrets, c'est l'unanimité des sympathies douloureuses, qui se traduisit par une étonnante multiplicité de discours, d'oraisons funèbres, de panégyriques prononcés sur tous les points du territoire français. On n'a jamais vu une semblable manifestation aux funérailles d'aucune reine en France *. Nous avons pu re- trouver plus de vingt de ces oraisons funèbres que chacun des orateurs fi t imprimer dans l'année même 1 683, ou l'année suivante 2. — Y avait-il une santé et une vie sur laquelle ' A la mort de Marie Leczinska, les grandes dames de France se parta- gèrent tous les objets venant delà reine, comme de précieuses reliques. Mais il n'y eut rien, en 1768, de comparable avec le deuil de 1683. Pour Marie- Antoinette, on sait que sa dernière lieure fut abreuvée des cruautés détestables, odieuses, d'une multitude" égarée. Que si on remonte par delà Marie-Tberèse d'Autriche, on retrouve Anne d'Autriche, Marie de Médicis, Catherine de Médicis, etc.; leurs funérailles, après leur vie si discutée, ne pouvaient être qu'officielles. On peut trouver d'autres des reines qui furent chrétiennes ; mais elles excédèrent dans un sens ou dans un autre. Quand vit-on une austère chrétienne, comme Marie-Thérèse d'Autriche, ayant en même temps les modestes et délicates élégances de son rang ? * Nous énumérerons ici quelques-unes de ces oraisons funèbres 1. Oraison funèbre de Marie-Thérèse d'Autriche, reyne de France, pronon- cée dans l'église de Tours, le 27 août i6b3, par M. Bouvier de la Mothe, doc- 670 MADAME DE LA VALLIÈRE OU dût raisonnablement l'aire plus de fond , dit une de ces oraisons funèbres? Cependant cette solidité, cette plénitude et celte durée ont été renversées en quatre jours. » Le docteur Bobé, chanoine de Meaux, prêchait devant Rossuet, le 5 oc- tobre 1683. Ce même orateur , toujours en présence de Bossuet, par qui il avait appris des particularités sur la reine, vantait cette prudence judicieuse de Marie-Thérèse, cette souplesse de caractère qui lui enseignait à vivre avec les gens les plus difficiles. Il vante la conduite qu'elle tint à Madrid, pendant qu'elle n'était encore qu'infante, à l'égard de sa belle-mère, alors reine-mère d'Espagne. Qu'il est difficile, dit Bo]->é, à une belle-fîUe qui se voit destinée au trône, de bien vivre , et de bien vivre longtemps avec une belle- mère qui vient dans l'esprit et le dessein de le lui enlever? Cependant il n'est pas imaginable avec quelle intelligence et quelle amitié elles ont vécu ensemble. La reine avait coutume de dire qu'elle n'avait pas de meilleure amie au monde que l'infante; elle la consultait en toutes choses, elles étaient toujours ensemble; combien leur séparation fut leur en ihéologi», conseiller aumônier du roy et curé de l'église de Saint' Saturnin, de la même ville où M'" de La Vallière fui baptisée. — Tours, chez imprimeur-libraire, in-4'' de 2 i pages. 2. Oraison funèbre..., par messire Bossuet, evesque de Meatix, cy- devani précepteur du daupbin, premier aumônier de M"* la daupliine, pro- noncée à Saint-Denis, 1" teplembre 1683. — In-i" de 61 pages; Paris, chez Cramoisy, rue Saint-Jacques. Paris, 1863. 3. Oraison funèbre de..., prononcée dans l'église paroissiale de Saint-Louis, de Rocliefort, le 1" septembre 1683, par le sieur Michelon de S. Sorlin, prieur de Hocliefort. — ln-4° de 37 pages; Paris, chez de Laizé-de-Bresche. 4. Discours janèjyrique à la mort de la reyne M. -T., prononcé par Hieronie Lopes, chanoine théologal ds l'Eglise de Bordeaux, le 2 septembre 1683. — In-4''de26 pages; Bordeaux, 1863. 5. Oraison funèbre prononcée dans l'église métropolitaine de Toulouse, par messire Cosme Roger, évêqiie et seigneur de Lombez. — ln-4» de 27 p. Toulouse, 1683. 6. Oraison funèbre, par le P. David, procureur général de la province de France, Cordeiiers. — ^1-4» de 31 pages; Paris, 1684. 7. Oraison funèbre prononcée ù Langres, par messire Jules de Boliogne, de Sorbonne, abbé de Saint-Clément, de Metz. — 10-40 jg 33 pages; Paris, 1683. 8. Oraison funèbre prononcée dans l'église cathédrale du Puy, par mes* CHAPITRE NEUVIKME 671 tendre et douloureuse, quand l'inlante fut oldigée, pour son mariage, de quitter l'Espagne. » {Oraison funèbre, p. 21. — Un autre ajoute Avec un mérite universellement approuvé, la reyne n'en fit jamais paraître ni plus de vanité, ni plus d'amour-propre; la beauté fut son ornement et ne fut point son, étude; son esprit eut Leaucoup de solidité et point du tout de présomption. » {Oraison funèbre, par M. des Alleurs. L'un fait remarquer la pénétration d'esprit, l'habileté, la sagacité » que Marie-Thérèse montra pendant sa courte régence, et dont furent étonnés ceux qui firent partie du sire Armand de Bcthune, évi'que et seigneur du Puy. — In-i» de 32 pages; auFuy, 1861 9. Oraison funèbre prononcée à Saint-Rocli, par l'aljbé — In-â» de 43 pages. 10. Oraison funèbre prononce'e à Meaux, par M. Bobé, chanoine de cette église. — ln-i° de 31 pages; Paris, 1864. il. Oraison funèbre prononcée à Saint-Eustache, par M. Denise. — In-4" de 33 pages Paris, 1684. 12. Oraison funèbre prononcée en l'église des Fiiles-Xouvelles-Calholiques, par M. Héron, aumônier de la reine. — In-4° de 57 pages; Paris, 1684. 13. Oraison funèbre prononcée au Val-de-Gràce, le 23 novembre 1683, par Flécbier, aumônier de la dauphine. — Paris, 1684. — ln-4 Irrité à juste titre des débauches honteuses qui étaient imputées au comte de Vermandois, Louis XIV refusa, pendant quelque temps, de l'admettre en sa présence. Il était à Versailles, dit M"*^ de Montpensier, sans voir personne, n'allant qu'à l'Aca- démie, et le matin à la messe ; ceux qui avaient été dans ses débauches n'étaient pas agréables au roi. Ce sont de ces choses que l'on ne sait point et que l'on ne voudrait pas savoir. Cela donna beaucoup de chagrin à M"'^ de La Vallière. On le fit prêcher, il fit une confession générale, et on croyait qu'il se fût fait un fort honnête homme 3. » La princesse Palatine, qui aimait beaucoup la duchesse de La Vallière, fut priée sans doute aux Carmélites d'intervenir auprès de Louis XIV; ce qu'elle fit. Le roi pardonna, etcon- sentit à voir le jeune prince ^. Mais sa mère n'était pas au bout de ses peines. Le siège de Courtrai eut lieu peu de temps après, au mois de novembre 1683. Le jeune prince y fit sa première campagne, s'y distingua et y mourut le 18 novembre; c'est Bossuet qui fut chargé de porter cette nouvelle rue Saint-Jacques. Toutefois, il existe des versions différentes sur la manière dont ce malheur fut communiqué Souvenirs, p. 168. * Correspondance complète, t. I, p. 302. 3 Mémoires, t. IV, p. 504. * Correspondance complète la Palatine, t. II, p. 17. 682 MADAME DE LA VALLIERE à la célèbre pénitente. Lequeux le raconte ainsi Quelques années après sa profession , elle perdit son frère qu'elle aimait tendrement. Mais apprenant cette triste nouvelle, elle se soumit aux ordres de Dieu avec une si paisible résigna- tion, qu'elle ne donna même aucune marque de sa douleur. Elle lit dans la suite une autre perte , dont les personnes même les plus assurées de la solidité de sa vertu, craignirent qu'elle ne fût accablée. On lui écrivit, en 1683, que le comte de* Vermandois était malade; mais on lui donnait en même temps l'espérance d'une prompte guérison. Dieu en disposa autrement, et les premières nouvelles qui sui- virent furent celles de sa mort ^ La mère de Bellefonds, su- périeure, qui se demandait avec inquiétude comment elle l'annoncerait à cette tendre mère, la rencontra au moment où elle sortait du chœur, et lui dit d'un air fort triste qu'elle avait des nouvelles, sans rien ajouter. J'entends bien, reprit sur-le-champ la sœur Louise de la Miséricorde. Elle rentra aussitôt dans le chœur ; et après avoir demeuré assez long- temps prosternée devant le Saint-Sacrement, elle reparut avec la même sérénité de visage, que si son cœur n'eût pas été dans l'afiliction. Elle ne parla pas même de ce qu'elle venait d'apprendre, et on ne lui vit pas verser une seule larme. Voilà comment M'^^de La Vallière, d'après un récit, aurait fait accueil à la nouvelle de la mort de son fils, le comte de Vermandois ^. Mais, malgré le stoïcisme chrétien dont ce cœur déchiré de mère aurait donné le spectacle en cette circonstance, où la grâce aurait soulevé la nature, on est bien plus dans la probabilité en s'en rapportant à d'au- tres mémoires, d'après lesquels ce fut Bossuet qui eut la mis- sion d'informer la malheureuse mère. Selon cette narration, ' Il mourut d'une fièvre maligne à Courtrai, le .18 novembre el fut enterré le 2ij du nit^nio mois dans le chœur de l'église catLédrale d'Arras, où son corps avait été transporté. Histoire généalog. de la maison de Franre, par le F. Anselme, t. I. * L'abbé rapporte cc'te vor-'^n. fians son Histoire de il/"" de La Valliéve, p. 08-10. CHAPITKE DIXIÈME 683 les larmes coulèrent, et il y a des larmes et une sensibilité, que la religion approuve, consacre et bénit. Des mémoires * disent qu'une personne amie, touchée de l'eiïort que faisait sœur Louise de la Miséricorde pour con- tenir sa douleur, lui fit comprendre que quelques larmes soulageraient son pauvre cœur, et que Dieu ne les défen- dait pas, pourvu qu'elles fussent sanctifiées par la soumis- sion que nous lui devons et dont rien ne peut nous dispen- ser. C'est alors qu'elle aurait répondu avec courage Il faut tout sacrifier, c'est sur moi seule que je dois pleu- rer, » ou encore qu'elle n'avait pas trop de larmes pour elle^ même, et que c^était sur elle qu'elle devait pleurer 2. » Si c'est Bossuet qui alla porter cette triste nouvelle, sa discrétion épargna effectivement les détails donnés par M'^" de Mont- pensier, et par Bussy-Rabutin ; savoir que le jeune prince était tombé malade d'avoir bu trop d'eau-de-vie 3, » et qu'il avait caché trois jours de fièvre pour assister au siège '^. » D'après M"" de Caylus, sœur Louise, après avoir répandu beaucoup de larmes , aurait dit une parole qui a été recueillie . et répétée par plusieurs écrivains, et dans laquelle , si la pénitente reprend le dessus sur la mère quant au fond, l'expression et la nuance sont tou- tefois beaucoup moins d'une sainte religieuse C'est trop pleurer la mort d'un fils dont je n'ai pas encore assez pleuré la naissance 5; » ou encore Il faut que je pleure la naissance de ce fils encore plus que sa mort ^. » * Lettre circulaire de sœur Madeleine du Saint-Esprit, et l'abbé Lequeulx, Uist. de M^o de La Vallière, p. 70. 2 L'abbé Lequeulx, p. 70. — Lettre circulaire. 3 Mémoires, t. IV, p. 504. ♦.Correspondance, t. V, p. 191. 5 Souvenirs. L'abbé Lequeulx, p. 70. — Pendant tout le temps que Bossuet lui parla, elle ne poussa pas un soupir, elle ne répandit pas une larme, mais elle devint pâle et tremblante. M. Bossuet alarmé, appela du secours, et la supérieure M^'de Bellefonds, qui avait succédé à M" de Jarnae arriva accompagnée de quelques relitiieuses. M"» de La Vallière dit d'une voix faible et presque éteinte Faul'il que déjà je pleure sa mort avant d'avoi iditcé de pleurer sa 68i MADAME DE LA YALLIÈRE Un critique de ce temps repousse raulhenticité de cette réponse de M'"*^ de La Vallière ; il la déclare contraire à toutes les vraisemblances, opposée aux sentiments inhérents au cœur de toute mère. Voltaire a dit, et l'on a souvent ré- pété après lui, qu'elle se serait écriée en apprenant la fu- neste nouvelle Ce n'est pas sa mort que je dois pleurer, mais sa naissance, v Ce mot n'est pas vrai ; il n'est pas d'une mère. Que la pieuse Carmélite ait offert en sacrifice ce nouveau coup qui la frappait, qu'elle l'ait accepté comme une expiation de plus pour ses fautes, on peut l'admettre. Mais que ses pleurs aient seulement coulé parce qu'elle avait mis Vermandois au monde, qu'à l'annonce de la plus poignante des douleurs, elle en ait été assez peu accablée pour pronon- cer une telle parole, c'est ce qu'aucune mère ne croira. Com- bien plus véritable est ce témoignage que lui rend M" de Sévigné, disant qu'elle assaisonnait parfaitement sa ten- dresse maternelle avec celle d'épouse de Jésus-Christ, w — M"^ de La Vallière est tout le jour aux pieds du crucifix, » dit d'elle, le 22 décembre, la présidente d'Osembrai *. Voilà le vrai langage de deux mères, parlant d'une autre mère qui vient de perdre son fils-. Le lecteur adoptera l'une ou l'autre des deux interpréta- tions. Dans le premier cas, M"" de La Vallière se plaçait au- naismnce. Rassemblant toutes ses forces, elle demanda d'aller au chœur; là, se prosternant devant le Saint-Siicreraent, elle adressa à Dieu des prières pour le repos de son âme. Un la reconduisit à sa chambre. M. Bossuet lui paria encore, et chercha à la consoler et à fortifier son esprit. Je suis, disait- elle, la pécheresse qui l'a produit dans ie monde ; c'est moi seule qui devrais souffrir mais sa sœur!... » et, en articulant le nom de sa 011c, elle fondit en larmes. • M""» la présidente d'Osembrai dit dans une lettre à M. de Bussy-Rabutin On vient de perdre M. de Vermandois. Il laisse de lui des regrets infinis... Vous n'aurez pas de peine à croire que le rd a été très-touché de sa mort, M°"= la princesse de Conti, sa sœur, en est inconsolable. ]M°""de La Vallière est tout le jour au pied de son crucifix. On partage cette douleur à l'hôtel de Condé, car le mariage de ce prince avec .Sl" de Bourbon était presque as- suré. » Nolke, par M. Oawfurd, Paris, 1818, p. 39. * M. Marius ïopin, article sur VHoinmc au masque de fer, dans le CorrcS' pondant du 10 avril 180y, p. lo. CIIAPITHE DIXIEME 685 dessus de la iiatare, quoique avec un cœur plein de ten- dresse. Dans le second, si elle était chrétienne, elle n'en était pas moins femme, l'un n'est pas incompatible avec l'autre, la soumission du cœur à Dieu n'empêchant pas nos larmes de couler. Ce qui est admirable, c'est le rude courage de cette femme, pour malmener son corps , elle qui avait été habituée aux molles délices des cours, et à tous ces rafïinements sensuels auxquels il est si facile de s'abandonner dans un monde opulent. Ce qu'on ne remarque pas avec une moindre admiration dans la duchesse de La Vallière, c'est sa soli- dité dans son nouvel état. Nul retour, nul ennui dans sa nouvelle carrière d'austérité ; nul dégoût, nul repentir de son sacrifice volontaire * ; toujours la même aspiration , calme, uniforme, sereine, vers la perfection de la vie chré- tienne. C'était, dit un historien parlant de cette qualité de la conversion et de la retraite de M""^ de La Vallière, l'ad- miration des personnes qui ont eu le bonheur d'être témoins de sa pénitence qualité qui est représentée si naïvement dans les lettres au maréchal de Bellefonds , que de voir la sœur Louise de la Miséricorde entrer et marcher toujours d'un pas égal dans les voies de la justice, sans le moindre regret ou le plus léger retour vers le monde enchanteur qu'elle avait quitté, sans aucun ennui, sans aucun dé- goût de la vie qu'elle avait embrassée , si différente néan- moins de celle où elle avait passé une partie de sa jeu- nesse. Toujours animée, dirigée et soutenue par un amour reconnaissant pour son Dieu qui l'avait tirée du milieu de • La nostalgie de Versailles et de Paris n'alla pas la reprendre au milieu de sa solitude et dans son paisible cloître. Elle ne regretta pas le bruit, la vie hâlive, le tourbillon tievreux, fangeux, ïhumus social nécessaire peut- être aux lloraisons précipitées. » Elle ne regretta pas les exhalaisons mor- bides de ce que Balzac, dans son énergique langage, appelle ce grand chancre fumeux, étalé sur les deux rives de la Seine. » M"'^ de La Vallière ne se rassasia pas des privations, elle ne se dégoûta pas de son obscure, lente et continuelle immolation. 086 MADAME DR LA VALLIÈRE Babylûiie, elle ne l'ut plus occupée qu'à réparer ses infidé- lités , qu'à purifier son esprit et son cœuv de toutes les images qui auraient pu lui rester, qu'à remplir l'horrible vide et la faim cruelle qu'elle avait éprouvés dans la société de l'enfant prodigue ; et à réunir en Dieu toute la puissance et les affections de son âme. On n'aperçut pas en elle ces combats, ces efforts, ces inégalités même, qui sont ordinaires aux personnes qui sortent du grand monde, après avoir été tyrannisées par de violentes passions. » Le même historien ajoute Rien ne troublait ou altérait la paix intérieure dont ellejouissait dans la solitude, où Dieu parla à son cœur. Les plus sensibles événements ne furent pour elle que la matière qui devait nourrir sans cesse le sa- crifice qu'elle avait fait à Dieu sans retour et sans réserve de tout ce qui n'était pas lui ^ » C'est ce qui explique l'attitude de M""*^ de La Vallière, quand on lui annonça les malheurs de famille qu'elle éprouva comme tous les mortels '^. Si Ton veut bien comprendre cette Madeleine du xvii" siè- cle, on doit se rendre compte de sa vie nouvelle. Point de rapports avec la société de son temps, une absolue régularité, un dialogue sans fin entre son âme et Dieu; voilà la sœur Louise de la Miséricorde. Quelque chagrin, quelque peine que nous éprouvions, nous avons une ressource toujours prête qui ne peut nous manquer, parce qu'il nous est permis d'invoquer le nom du Seigneur ; » c'est ce qu'elle écrivit, à la date probablement de 1683, certainement l'une des jour- nées entre Noël et le l""" janvier 1684 ^. On y voit l'allu- sion directe aux pertes de famille qu'elle avait faites person- nellement. En ce qui la regardait elle-même, dans son être propre, les affaires du temps avaient beau l'arracher de la méditation des choses éternelles, rien cependant ne la faisait * Uisl. de M'^' de La Vallière, par Lequeux, p. 94, 9o, 97. * Sa mère, la baronne de Saint-Hemi, mourut ver» lOSλ. 3 V. ses lettres au maréchal de Bellefonds, lettre XLil, CHAPITRE DIXIEME 087 se relâcher de son grand objet aux Carmélites. Pour moi, écrivait-elle le 1 1 juillet 1084, pour moi qui me sens encore toute vivante dans le cercueil de la pénitence, je ne dois plus penser au monde que pour me plaindre amèrement d'y avoir été, et ne songer à la vie que pour déplorer le mauvais usage que j'en ai lait *. » Et que l'on daigne comprendre que cet art délicat de se punir de ses écarts, de se supplicier soi-même , de monter à la réhabilitation par ses pro- pres douleurs, ce n'est pas s'abrutir et s'annuler ; ce n'est pas entrer dans le peuple paisible des êtres qui ne pensent pas ni dans l'assemblée silencieuse des grandes formes ^. » ^pe ^Q L^ Vallière pensait excellemment ; sa vie n'était qu'une contemplation continue , dont l'objet était tour à tour de chanter Dieu, et de regretter les désordres de son passé. Jamais toutefois en ce monde on ne fait complètement ce que l'on veut, et l'on ne peut mener la vie d'une manière absolument conforme à ce que l'on a rêvé. M'"^ dej^a, Val- lière, qui s'était retirée aux Carmélites, et avait placé, entre le monde et elle une barrière éternelle pour rompre absolu- ment avec lui, était sans cesse appelée à intervenir dans quelque affaire qui la forçait- momentanément à re- prendre relation avec les personnes du dehors '. Elle fut I Lettre XLIV au maréchal de Bellefonds. ^ On reconnaît le parler vague de quelques panthéistes de notre temps. ' On a, outre les lettres au maréchal de Bellefonds, que pubha d'abord l'abbé Lequeux, trois lettres de M"'^ de La Vallière, à monseigneur Huet, évèqiie de Soissons, puis d'Avranches, entre liiSo et 1086. 11 s'agit soit d'af- faires concernant des personnes religieuses, soit d'une mistion relative à de saintes reliques Bibl. impér. Mss. suppl. français., n" S273. Correspondance de Huet, t. 1, — cité par M. P. Clément.^ L'original de cette lettre appartient à M. Solar. II y a une lettre de^M""^ de La Vallière à M"» Anne de Choiseul-Praslin, abbesse de Notre-Dame aux Nonnains, de Troyes, écrite en 1688, Voir ['An- nuaire de l'Aube, ll partie, p. 33. La bibliothèque de l'Arsenal possède une lettre de M™" de La Vallière à la marquise d'Uxelles. Voir Alss. belles-lettres; 369, in-i», copie de lettres adressées à la marquise d Uxelles. La bibliothèque du Louvre correspondance de Noailles, lettres autographes 688 MADAMK DE LA VALLIÈRE chargée plusieurs fois d'écrire au ministre Colbert pour des atiaires temporelles relatives au monastère *; c'est lui qu'elle avait dû importuner pour régler des questions d'intérêt, avant son entrée aux Carmélites. On trouve aussi, en 1684, une lettre qu'elle adressait à un avocat de Tours, concer- nant un hôpital fondé dans le duché de Vaujour -, mais on entrevoit, par là même, pour quelle raison la sainte re- cluse consentait à conserver un reste de relations avec le monde. Elle ne trouvait pas sans doute que les inconvé- nients -, dont ses goûts personnels avaient à souffrir, pus- sent être mis en balance avec les avantages qu'elle retirait de ses communications extérieures, pour servir plus effica- cement la cause de Dieu et des pauvres. Les contemporains ne manquèrent pas de porter leurs réflexions sur les consé- quences des visites qu'on faisait à sœur Louise de la Miséri- corde, et un historien voisin de l'époque de l'illustre péni- tente confirme le point de vue émis ici. Il est. vrai que la duchesse de La Vallière était devenue une personne d'un mérite réel, d'une vertu sérieuse, pro- fonde, et que, sans le vouloir, son austère vie avait de l'é- clat, et excitait les personnes les plus distinguées à l'aller de Louio XiV, F. 323. l. Vi, fol. 3i8 a une lettre écrite par M"» de La Val- lière au niarëchal de Noailles, pour le féliciter de la nomination de son frère à l'archevèihé de Paris, en lG9o. Cette lettre a été publiée dans le Bul- leliii de la société de l'Hisluire de France, ;innée 1832, p. 32i. On voit aussi une letire de la niûnie dame à M. d'Apremont bibliothèque de Troyes, une autreàdom iMabillon bibliothèque de M. le comte de l'Es- calopier. — .M. Arsène Huussaye cite une lettre de notre Carmélite à iM"" Bouvin de la Haye, à Orléans la religieuse ne peut se mêler, dit-elle, de ce qu on lui demande. — M. A. Moussaye cite encore une lettre de M°"= de La ValUère à M. de Verneuil, pour recommander Souvant, écrivain du roi, placé déjà par .M. de Seigneulay, et une autre adressée à M. Desmarets,pour des affaires d'intérêt concernant M""" la princesse de Conti. 1 Cette lettre, signée sœur LouiS''. de la Miséricorde, relicieuse carmélite 171- îijne, est dans le Voyage aux cnv irons de /'ac/s, par Delort, t. H, p. 211; elle est citée aussi par Ai F. Clément, de l'Institut. 2 iM""^ de La Valhere avait eu la vigile de la marquise de Sepeville, dame de soixante ans, qui était une Giifaull de Uellelonds; elle en écrit au maré- chal, son parent, le o février 1678, et lui dit, dans sa lettre Les entretiens des hommes sont vains ; la parole du Seigneur est seule digne d'être écou- tée. • Lettre XL au maréchal. CHAPITRE DIXIÈME 689 voir. Il y avait toutefois pour la sainte pénitente, un danger à entendre les applaudissements qu'on donnait à sa nouvelle vie; et l'on se demandait où elle trouverait le secret de tourner la difficulté elle le puisa dans le sein de son hu- milité même. Comme il lui fallait parler d'elle-même, dans les conversations qu'on recherchait avec l'ancienne duchesse devenue carmélite, elle consentait en effet à s'entretenir d'elle-même avec les autres, mais elle ramenait tout entre- tien à relever la magnificence des miséricordes de Dieu à son égard *; » elle se plaisait à dire de quel profond abîme d'abaissement elle avait été retirée ^; elle anéantissait sa propre personnalité qui n'était, disait-elle sans afféterie, que bassesse et indignité, et quand elle avait creusé son néant , elle faisait resplendir la plénitude de la grâce toute-puissante de Dieu qui opérait le bien en elle. Tou- chant artifice de l'humble La Vallière, auquel un histo- rien rend justice, et dont il faut reproduire le témoignage! Toujours anéantie à ses propres yeux, la sœur Louise de la Miséricorde auroit voulu être entièrement morte à la terre, toute cachée en Dieu avec Jésus-Christ, tout à fait ensevelie dans l'oubli et le mépris de toutes les créatures. Aussi le parloir lui devenoit de jour en jour plus insupportable. On ne lui voyoit l'air peiné, que quand il s'agissoit d'y aller; et l'obéissance seule pouvoit l'y déterminer. Cependant elle se faisoit un devoir de ne pas trop s'y refuser ; parce que, comme elle le marque dans une lettre au maréchal, elle se croyait obligée de publier à toute la terre les mhéricordes infi- nies du Seigneur qu elle éprouvait, dit-elle, sensiblement; et quoiqu'elle craignît' aussi de négliger le dedans, en se ré- * Hisl. abrégée de la duchesse, par Lequeux, Liège et Paris, 1767, p. 83. M™" de La Vallière se comparait à Madeleine. A une des visiles de M°"de Monte^pan, comme la gaie et bruyante marquise trouvait la religieuse trop pensive, elle lui demanda ce qui la préoccupait si profondement t Je songeais à Madeleine pécheresse et à Madeleine pénitente. • Quelqu'un ajoute que M"" de Montespan dit à sa sœur Et mui je songerai à la Sama- ritaine quand j'aurai soif. » Elle eut soif un jour, et ne trouva pas, comme Ja Samaritaine, l'eau vive de l'amour divin. 44 ',90 MADAME DE LA VALLIÈRE paiidant si aisément au dehors, ;> ne laisse pas, dit-elle, de m' abandonner au plaisir d'exalter la bonté infinie du souverain maître que je sers. La sœur Louise de La Miséricorde scavoit bien d'ail- leurs se dédommager de ce que son recueillement et sa pé- nitence pouvoient souffrir de ces communications extérieures, par le profit que sa charité pour les pauvres sçavoit en tirer. Comme c'éloit en elle un caractère naturel d'être sensible et compatissante, la pauvreté volontaire qu'elle avoit choisie pour son partage, ue lui avoit pas fait perdre la tendre affec- tion qu'elle avoit pour les misérables et les indigens. Ainsi, le désir de les soulager en la seule manière qu'elle le pou- voit, l'emportoit sans peine sur la répugnance qu'elle avoit a se produire. Elle ne craignoit pas même de se rendre pres- sante et importune à ses amis, pour procurer du secours aux membres souffrans de Jésus-Christ; et s'etant mise parles vœux de religion hors d'état de les servir par ses propres libéralités, elle a quelquefois obtenu des aumônes tres-con- sidérables des princes et princesses, et autres personnes de considération qui venoieut la visiter, et avec qui elle entre- tenoit quelque liaison. Elle étoit encore plus libre avec M"" la princesse de Conti, sa fille ; aussi employoit-elle avec plaisir le crédit qu'elle pouvoit avoir sur son esprit et sur son cœur *, » pour l'engager à concourir à des œuvres ayant pour objet de secourir les misères des autres. Peut être la sainte carmélite, en mêlant sa fille, la prin- cesse de Conti, aux bonnes œuvres, poursuivait-elle à la fois l'intérêt des malheureux en général et l'intérêt de la jeune princesse elle-même; on va dire pourquoi. Le commence- ment du mariage avait semblé promettre des merveilles. Le prince de Conti, et tout le monde, dans sa famille, avait été ravi de cette alliance. M"" de Sévigné y avait applaudi ; ils s'aiment comme dans un roman, écrivait-elle à sa fille, > L'abbé Lequeux, Hist, de la duchesse, p. 85. CHAPITRE DIXIEME 691 et le roi s'est fait un grand jeu de leur inclination. » Du reste, Louis XIV donna à sa fille un million de dot, cent mille livres de pension, quarante mille écus de bijoux. De son côté, M"* de Blois faisait présent à son mari de cent cinquante mille livres, argent comptant, et de soixante- quinze mille livres de pension, outre ses charges *. Et, quand mourut le comte de Vermandois, c'est aussi à la princesse de Gonti que le roi donna le bien du frère. Mais l'attente des débuts avait été bientôt trompée. Qu'il y eût faute des deux côtés, il n'en était pas moins triste pour la mère de voir le bonheur conjugal de sa fille sitôt éclipsé. On a dit le prince de Gonti, malgré son esprit et son ins- truction, fort gauche dans toutes ses actions, et ne plaisant à personne pour vouloir paraître ce qu'il n'était pas ^. Il avait beaucoup d'esprit, suivant M"" de Montpensier, mais un esprit savant, contraint, distrait, qui convenait mieux à la dévotion qu'à la galanterie ^. Quoi qu'il en soit, il pa- raît que, trois mois après son mariage, la jeune princesse était déjà dégoûtée de son mari et inconsolable. Vous avez ouï dire, écrivait Bussy Rabutin le 25 mars 1680, la passion de M"^ de Blois pour M. le prince de Gonti, quand elle l'é- pousa. Gela est, dit-on, fort changé; la petite personne mariée à quinze ans ne le peut plus souffrir *. » Trois ans plus tard, quand le prince de Gonti revint de la campagne contre les Turcs, à laquelle il avait pris une noble part, il en rapporta un peu de prestige ; mais l'inconstante et diffi- cile ^ princesse n'avait pas retrouvé, dit-on, sa première tendresse envers son époux. » Gregorio Leti, Tealro Gallico, t. Il, p. 225. * Souvenirs de M™' de Caylus, p. 124. 3 Mémoires, t. IV-, p. 4d3. •* Correspondance, t. V, p. 94. '" Quand le prince de ConUse battait en Hongrie contre les Turcs, sa jeune épouse lui écrivit des noirceurs contre le roi et contre M'»^ de Maintenon. Ces lettres tombèrent entre les mains de Louis XIV. Qu'on juge de l'éclat que fit celte affaire, et combien le cœur du roi fut profondément blessé. 692 MADAME DE LA VALLIERE M™" de La Vallière, ayant eu le duché de Vaujour in- clus aujourd'hui dans le département d'Indre-et-Loire, et sur la frontière de l'Anjou, désira qu'il se fit du bien dans la contrée ^ et comprit qu'il fallait intéresser sa lille au projet de la fondation d'un hospice à Lublé, localité dépen- dante du duché de Vaujour-La-Vallière. Ne serait-ce pas, en assurant le succès d'une bonne œuvre, calmer le cœur aigri de la jeune princesse, et lui mériter le sourire céleste en considération du bien qu'elle ferait aux malheureux? L'acte d'établissement de cet hôpital qui existe encore 2, porte la date du 6 octobre 1683. L'objet de cette fondation était, suivant l'intention de M"* de La Vallière, 1° de soigner les malades pauvres de sept communes relevant du duché; 2° d'élever les enfants pauvres de ces mêmes sept communes. M'"*' de La Vallière voulut qu'on laissât des fermes, jusqu'à concurrence de 6,000 livres de rente, pour l'entretien de l'hôpital, et dé- cida la famille de Gonti, à faire pour cet effet, des échanges. * La sœur Madeleine, disait, dans sa Lettre circulaire, de M"» de La Vallière, que, • touchée jusqu'au fond du cœur de la misère des pauvres qu'elle ne pouvait plus secourir, elle demandait à Dieu de les secourir par d'autres mains que les siennes, et de leur donner la patience. • » L'hôpital fondé à Lublé par M"» de La Vallière, fut transféré, à la fin du xviii" siècle, hChàteau La Vallière Indre-et-Loire, où il est encore aujour- d'hui. Voici l'acte donné en septembre 1783, pour la translation de l'hôpital, de Lublé à Château La Vallière Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre Notre très- chère et bien-aimée cousine, la duchesse de Chùtillon, nous a fait représenter qu'il existe dans le duché de La Vallière, un hôpital, dont l'établissement est dû il la piété de feue notre très-chère et bien aimée cousine, la duchesse de La Vallière, depuis Carmélite, qui l'avait fondé, pour être flié à Château La Vallière, chef-lieu et centre des paroisses auxquelles il était destiné La paroisse de Lublé étant à l'une des extrémités du duchi-, et les chemins en hiver étant impraticables, les curés des paroisses du duché délibérèrent dès le xvii siècle, en 1692, pour faire transférer l'hôpital à Château La Val- lière » Suivent les dispositions arrêtées par le roi. — Voir le traité et l'acte aux registres de l'hôpital lui-môme, à Château-La- Vallière. Le préfet d'Indre-et-Loire fit réclamer pour le musée de Tours le portrait de M°" de La Vallière, que possédait rhô[ital de Lublé. L'hôpital transféré de- puis le xviii siècle, à Château-la-Valliére, possède 1" un portrait de la jirin- cesse de Conti, qui venait souvent à Vaujour; 2" un petit portrait de M» de La Vallière, en carmélite, qui n'est qu'une médiocre copie . CHAPITRE DIXIÈME 69S S'élevait-il des difficultés d'affaires, surtout avec les compli- cations de l'ancien droit français? On peut le croire d'après la lettre écrite par sœur Louise de La Miséricorde, le 3 avril 1684, à un homme de lois à Tours. Il nous parait, écrit- elle, tant de sagesse et de circonspection dans votre procédé, monsieur, que nous ne doutons pas que, par les soins que nous espérons que vous voudrez bien encore prendre, nous nous verrons enfin en repos par la paix que vous mettrez en un lieu où je me crois obligé de la procurer Quand il faudra quelque ordre de M. le prince de Gonti, on l'aura promptement... rien ne me pouvant donner plus de consO" lation que de voir la paix établie où le désordre règne il y a longtemps. Pour notre hôpital, voyez et entrez en matière et confiance avec les bonnes Sœurs *. Si mon nom peut vous être utile à quelque chose, servez- vous-en avec liberté ; quel- que effacé que je désire qu'il soit du monde, s'il peut faire quelque bien, encore une fois, servez-vous-en; c'est l'in- tention de M. le prince de Gonti... Sœur Louise de la Miséricorde R. Gar^e i^^e 2^ „ Vers 1694, les choses étaient bien modifiées; on a dit que Louis XIV avait bien vite oublié M""* de La Vallière, même du vivant de la reine ^, Mais à cette époque, tout souvenir * D'abord dirigé par des religieuses de Saint-Thomas de Villeneuve maison de Paris l'hôpilal de M™» de La Vallière a été confié aux Sœurs de la Présen- tation maison de Tours, depuis 1802. - Bibl. imp. du Louvre, Lettres autographes de Louis XIV, etc. F. 323; F" 127, R°. — Citée par M. P. Clément, dans Réflexions sur la miséricorde, t. Il, p. 4, 5. Lettres à diverses personnes. ' Le roi n'alla jamais aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. Le roi, dit le duc de Saint-Simon, avait conservé pour M™» de La Vallière une es- time et une considération dont il s'expliquait même rarement et courtement. Elle est morte pour lui du jour de son entiée aux Carmélites. » Mémoires, édit. Delloye, t. XVI, p. 4. Un moderne historien adopte cette opinion de Saint-Simon, et semble croire à l'oubli de Louis XIV • HélasI la sœur Louise de la Miséricorde le savait trop que le roi l'avait oubliée, et sa peine plus amère dut être, au moins pendant les premières années de sa retraite, que le roi jadis tant aime, le père de M" de Elois et du comte de Verman- 694 MADAME DE LA VALU ÈRE du roi était bien mort aussi dans la mémoire de la duchesse. Le temps, après un espace de vingt ans, ellace les sentiments les plus vils, ceux surtout qu'on se figurait éternels sur la terre. Gomment expliijuer physiologiquement et psycho- logiquement la dégénérescence de la mémoire, et la dôiail- lance progressive du sentiment sous l'action du- temps? 11 est inutile de le rechercher ici. Mais il est sûr que, en 1694, le nom de Louis XIV, quand une occasion imprévue le faisait passer devant le souvenir de M°*^ de La Vallière, était un mot vide et creux qui ne soulevait plus rien dans l'âme de la Carmélite. La duchesse de La Vallière se rattachait pourtant encore à Louis XIV par le lien de la prière. Les annales des Car- mélites rapportent que la soeur Louise de la Miséricorde était sans cesse en prière pour les besoins de rÉglise et de l'État *. » Jamais la monarchie de Louis XIV eut-elle plus besoin qu'on priât le ciel, si ce n'est à partir de 1704? dois, n'eut pas une seule fois la bonne pensée de venir la voir. Qui peut dire si ces déceptions intimes, si ces vagues espérances trompées, n'éveillaient pas dans les profondeurs de son âme, des plaintes imérieures dont elle se punis- sait par de nouvelles mactirations ? > M. P. Clément, Notice sur if""' de La Vallière. Le baron Walckenaër est d'une opinion contraire; il pense que M"» de La Vallière occupe plus de place, dans la vie de Louis XIV, par son repentir que par son amour. Cttte belle victime, dit-il, offerte à Dieu en expiation des désorlres de ce roi, fit sur lui une impression profonde, que ni les autres maîtresses, ni les distractions de la guerre ou de li politique ne purent t-ffaier. I a Valhére ne fut jamais plus présente à la pensée de Louis XIV que depuis qu elle eut abandonné sa cour; jamais elle ne lui ap- parut sous des traits plus divins que lorsqu'il se fut interdit sa vue. Il saisis- sait avec joie les occasions de lui coniiimer ses bienfaits dans ses parents, dans ses enfanis. Aux occasions solennelles de mort ou de mariage, il était satisfait d'apprendre que la reine et toute la cour donnaient à La Vallière des témoignages d'intérêt et de vénération. {Cny\\is, Souvenirs, édition Knouard, 1806, in-12, p. 89. — Ibid., colleclion Pelitot, t. LXVI, p. 384. C' son cloître, au pied des autels, que La Vallirre a préparé, à son insu, la chute de Monlespan el le long règne de Alainienon. Si Louis XIV, par sa comluite réservée envers Louise de la Miséricorde, a été taxé d'ingratitude et d'oubli, c'est qne le mouile ne connaît d'autre passion que celle qu'inspirent les enclianteinenls de la voluplé, de l'esprit ou des talents, ot qu'il ignore la force d'un attachement où l'àme et le cœur ont la principale part. Louis XiV y était sensible. . {Mémoires sur jV""» de Sévi- gné, a" partie, p. 110. ' Ce qu'atteste la saur Madeleine, dans la lettre circulaire de 1710. CHAPITRE DIXIÈME 693 L'installafion de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, sur le trône d'Espagne, avait irrité et effrayé les grandes puissan- ces, en altérant effectivement en Occident l'éiuiliire euro- péen ; on ne sortait pas depuis 1701, de ce qn'on appelle la guerre de la succession d'Espagne, que commença l'Autriche, et où entrèrent l'Angleterre et la Hollande. L'année 1709 avait été néfaste par le froid, la famine et les désastres de nos armées. Marlboroug, chef des forces anglaises, et le prince Eugène avaient fait essuyer aux Français des échecs désastreux. Le maréchal de Villars, qui leur fut opposé, ne put sauver ni Tournai, ni Mons en Belgique ; et il avait vainement livré la bataille de Malplaquet, cette bataille si longue, si meurtrière et si funeste. Enfin, au commence- ment de 1710, on ouvrit les fameuses conférences de Ger- truydemberg, près de Breda, dans le Brabant hollandais. Le maréchal d'Uxelles et l'abbé de Polignac sollicitèrent la paix à des conditions fort onéreuses pour Louis XIV, et toutefois avec un ton de dignité peu commune ; mais les opérations militaires continuaient à s'aggraver, et les prétentions des plénipotentiaires ennemis à Ger- truydemberg devenaient de plus en plus exorbitantes. Il n'y avait, ce semble, d'autre remède que celui indiqué par Georges III d'Angleterre, à quelques années de là, au roi de Pologne Stanislas Auguste Je crains que ces mal- heurs ne soient arrivés au point de ne pouvoir être redressés que par le Tout-Puissant, et je ne vois pas d'autre interven- tion qui puisse y remédier *. » Mais les conférences se rom- paient en juillet ; et les alliés ne demandaient-ils pas bientôt audacieusement que Louis XIV combattît lui-même Phi- lippe V et s'engageât à le chasser d'Espagne en deux mois? Françoise-Louise de La Beaume Le Blanc, duchesse de La Vallière, ne devait pas voir de telles extrémités. Elle pria. Malgré les prières individuelles, certains décrets sur les • Leure de Georges III, datée de Saint-James, le 17 novembre i77J. 690 MADAME DE LA VALLIÈRE destinées des empires s'accomplissent. 11 y avait trente-six ans que sœur Louise de la Miséricorde était entrée aux Car- mélites; elle ne vivra plus, an mois de juillet 1710, qui de- vait encore être si triste pour la France. Un écrivain, constatant d'après les monuments du temps, que M"^*"' de La Vallière, de plus en plus désireuse de se faire oublier et d'oublier elle-même tout ce qui ne la ramenait pas cl Tamour divin, s'isola de jour en jour davantage du monde extérieur, et cessa peu à peu d'écrire, remarque en même temps que les lettres qui restent d'elles, vers les derniers temps de sa vie, ne donnent plus aucune idée du charme et de la grâce passionnée qu'elle mettait dans les choses de l'esprit. Ensuite rappelant, ainsi qu'il en fut fait mention par la supérieure des Carmélites en 1710, que la duchesse était sans cesse prosternée au pied des autels où elle priait pour les besoins de l'Église et de l'État^ le même écrivain tire de cette circonstance l'induction que, l'angé- lique créature enveloppait ainsi dans ses oraisons, à son insu peut-être, celui par qui elle avait tant souiïert ^. On n'a aucune raison en effet de contredire cette conjecture. M"'' de La Vallière avait trop de patriotisme pour ne pas prier pour la France, dans un moment où la nation éprouvait des re- vers; elle était assez généreuse, au cas qu'elle eût mêlé le roi à ses prières, pour ne pas se souvenir de l'oubli et des sécheresses dernières de Louis XIY. Son gendre, le prince de Conti, était mort en 1685- par un triste accident; la baronne de Saint-Remi sa mère, n'était plus depuis 1686. Son oncle, évêque démissionnaire de Nantes, mourut à Tulle en 1709. Il ne restait que sa fille-, la princeiise de Conti, qui n'avait pas voulu se remarier, et ' M. P. Ckimonf, i> l'Institut. /?' piirnphnne, 1860, et Notice, dans les lii'flexioiis sur la Miséricorde de Dieu, éiiit. p. ^ Le prince de Conti mourut le 9 novembre iOS", à de la petite vérole qu'il avait ^jagnée en soignant sa femme, et dont celle-ci guérit. ] ne laissa point d'enfunis; il fut transporté et enterré à Valéry, avec les princes de sa raaJSQn. CHAPITRE DIXIEME 697 que, sur la vue seule de son portrait, l'empereur du Maroc avait fait demander en mariage * ; mais nulle consolation ne venait de ce côté, M""^ de Gonti ayant adopté des ha- bitudes étranges 2. Tous les fils étaient rompus par consé- quent ; elle n'aspirait plus qu'à un entier isolement, à une rupture totale avec les personnages de Paris et de la cour, afin de ne s'occuper que de Dieu seul, et de n'être connue que de lui. C'est pourquoi elle demanda à être envoyée dans un des couvents de l'Ordre les plus pauvres et les plus éloi- gnés, où elle put s'enfermer tout à fait dans le tombeau de Jésus-Christ jusqu'à ce qu'il lui plût de l'appeler à la gloire céleste. Mais la communauté dont elle était l'édification, et pour qui sa conduite journalière était une leçon vivante des vertus chrétiennes, ne voulut point consentira l'éloignement d'une personne qui lui était si chère et si utile. Sœur Louise ' La politique avait mis Louis XIV en rapport avec le Maroc. Abdala-Ben- Aïssa, amiral de l'empereur Muley-Ismaëi, vint en France le 11 novembre 1698, portant de riches présents ; il écrivit à Fez toutes les merveilles de Paris et de Versailles. Wuley-lsmaël, frappé par tous les récits d'Abdala- Ben-Aïssa, sur la cour et le pays de France, conçut un dessein plus ambitieux encore que le siège de Ceuta contre les Espagnols avec l'aide des fleurs de lys; il demanda à Louis XIV la main de la princesse de Conti, assurant qu'elle resterait dans sa religion, intrution et manière de vivre ordinaire. Louis XiV répondit sans sourire que le Dieu qu'adorait la princesse de Conti, ne lui per- mettait pas de satisfaire aux désirs de Muley Ismaë! Voir le Maroc et ses ca- ravanes, ou relations de la Franco avec cet empire,, par M. Thomassy, 3 édi- tion, Paris, 1839. Il est bien vrai, dit la Palatine, que sur la vue de son portrait, un prince du Maroc l'avait demandée en mariage. On se figure les éclats de rire, ajoute M. P. Clément, par lesquels cette demande dut être ac- cueillie à Versailles. — Il existe, du reste, plusieurs livres sur cette étrange proposition faite à une fille du roi très-chréiien d'épouser l'empereur du .Maroc 1° Le Triomphe de la déesse Monas, ou histoire du portrait de M'"" la princesse de Conti, Amsterdam, 1698, in-1-2; 2" Relation historique de l'a- mour de l'empereur du Maroc pour jI/"» la princesse de Conti, Cologne, 1700 ou 1707, in-12. Voyez à l'Appendice ^ M"'^ de Conti ne se remaria point, elle voulut rester libre. Le dauphin était constamment chez elle. 11 y avait là une société jeune. Le dauphin y rencontra M"'= Choin, nièce de la comtesse de Bury; cette demoiselle Choin devint une célébrité. La Fontaine était de la société de la princesse de Conti. En 1694, eurent lieu des intrigues. Louis XiV montra à sa fille des lettres de M"" Choin; M. de Clermont, officier des gardes, s'était introduit chez la princesse de Conti, et on était convenu de se jouer de la princesse. Le roi renvoya M" Choin. 608 MADAME DE LA VALLIÉUE le la Miséricorde fut obligée d'offrir à Dieu ce nouveau sa- crifice. Cependant, le monde, pour qui elle était un signe et un prodige dont il n'était pas digne, respecta dans la suite le goût de la sœur Louise de la Miséricorde pour la solitude; on la négligea davantage ; et quelques années avant sa mort, elle fut beaucoup moins visitée i. M"*^ de La Vallière n'avait pas épargné son corps; ce n'é- taient plus les sensualités de Saint-Germain et de Versailles; elle pratiquait des austérités comme celles d'un saint Jé- rôme. Le citoyen de la Rome païenne, Varron, vieillissant entouré de tout ce qu'il aimait, de sa femme Fundania, de ses livres précieux, de ses belles statues, sans oublier cette belle volière qu'il a complaisamment décrite, parlait sans amertume, à quatre-vingts ans, de sa fin prochaine, comme il paraît par le début de son De Re Rusticd L'homme n'est qu'une bulle d'air, dit-il ; encore plus le vieillard ; aussi faut-il que je me presse et que je songe à faire mon paquet sarcinas colligans avant de quitter la vie. » M"" de La Vallière ne se préoccupa pas, en 1710, de garennes, de volières et de viviers. Rien de cet attirail pour satisfaire une sensualité exigeante et fatiguée. Son corps était exténué par des privations et des macérations volontaires ; mais elle ne définissait la vie humaine, ni l'homme une bulle d'air ; n elle aurait dit plutôt avec le poète, que l'homme est un dieu tombé qui se souvient du ciel. Mais à, coup sûr, elle n'avait point, chez les Carmélites, une salle à manger, comme colle du citoyen Varron, située au sein même d'une vo- lière, entre deux rangs de colonnes, où la table et les lits des convives étaient entourés d'une eau courante, en sorte qu'en mangeant les mets les plus délicats, les Horlensius et les Lucullus de l'endroit pouvaient voir à leurs pieds les poissons les plus rares et entendre autour de soi chanter les rossignols. » ' Lettre circul/iire. — Histoire ilc M"' de La Vallière, par Lequeax, p. 87. CHAPITRE DIXIÈME 699 Les forces physiques s'affaiblissaient tout à fait. C'est que sœur Louise s'était rudement châtiée, en sincère pénitente qu'elle était. On peut bien juger qu'une pénitente si sévère pour son cœur, n'était pas plus indulgente pour son corps, celui-ci ne lui paraissant plus propre à aucun usage qu'à être mortifié et crucifié en toute manière. La vie dure des Carmélites, comme il a été dit au chapitre précédent, ne suffisait pas à son zèle pour la pénitence. Sitôt qu'elle avait été reçue professe, elle s'était mise à li- vrer une guerre plus décidée à tous ses sens ; elle demandait sans cesse à jeûner au pain et à l'eau, et à user de toutes les macérations capables de faire souffrir une chair criminelle ^ Elle se levait tous les jours deux heures avant la communauté, dit la prieure des Carmélites, et passait ce temps à prier devant le Saint-Sacrement, sans que les plus rudes hivers lui fissent rien relâcher d'une pratique si pé- nible. Elle endurait le froid, à tel point qu'on la trouvait souvent saisie et évanouie, soit dans l'église, soit dans les greniers où elle étendait le linge. Plus soigneuse de souffrir, que d'autres à éviter tout ennui, et à se procurer toutes sortes de commodités , la sœur Louise de la Miséricorde accueillait, pour ainsi dire , les mala- dies et les douleurs avec un calme, une tranquillité et une satisfaction qui tenaient du prodige 2. Jn grand éré- sipèle qui s'était jeté sur sa jambe l'incommodait beaucoup, sans qu'elle en voulût rien dire ; mais le mal était devenu si considérable qu'on s'en aperçut enfin, et qu'on l'obligea d'aller à l'infirmerie. Elle n'eut pas d'autre réponse aux reproches que la Mère crut devoir lui faire de cette espèce d'excès, sinon celle-ci Je ne savais ce que c'était, je nij avais » Sa délicatesse naturelle, dit le duc de Saint-Simon, avait infiniment soufTerl de la sincère âpreté de sa pénitence de c^rps et d'esprit, et d'un cœur fort sensible, dont elle cachait tout ce qu'elle pouvait. Mais on découvrit qu'elle l'avait portée jusqu à s'être entièrement abstenue de boire pendant toute une année, dont elle tomba malade à la dernière extréaùté. » {Mémoires. ' Histoire de In duchesse de La ValUère, par Lequeux . 700 MADAME DE LA VALLIÈRE pas regardé. Entendons un témoin des dernières années de la duchesse, puisqu'elle vivait avec elle sous le même toit Ma sœur Louise de la Miséricorde, disait en 1710, la mère prieure des Carmélites de la rue Saint- Jacques, ayant épuisé ses forces par ses grandes austérités, était devenue fort in- firme ; un mal de tête habituel, une sciatique douloureuse, un rhumatisme universel, et un grand nombre d'autres maux exercèrent longtemps sa patience; elle n'en laissa voir que ce qu'elle ne put cacher. Jamais aucune plainte ne sor- toit de sa bouche, et quand on l'exhortoit à prendre quelque repos il 7i'y en peut avoir pour moi sur la terre, nous repon- doit-elle. Son désir de posséder Dieu, sa crainte de le per- dre, lui faisoient désirer la mort avec ardeur. Que mon exil est long! disait-elle souvent avec le prophète *. Ses maux, redoublant tous les jours nous firent craindre qu'elle ne fût bientôt exaucée. Nous la suppliâmes avec instance de pren- dre quelque soulagement et de faire quelques remèdes ; elle y consentit, mais elle ne s'en trouva pas mieux. Ses souf- frances augmentèrent toujours, et ses souffrances faisoient sa joie Que celui qui a commencé achève de me réduire en poudre, disait-elle avec Job ^. C'est ici que l'histoire doit faire une halte, afin de laisser la place à la réQexion. Il y avait près de trente ans que M"'^ de La Vallière menait une vie singuliè- rement rude, sans avoir jamais manifesté un regret ou une fatigue de sa pénitence. Avant que M"^ de La Vallière et Marie-Thérèse d'Autriche se rejoignent dans la mort et dans la vie future, il est à propos de mesurer une dernière fois le temps parcouru, de regardera quel moment etàquelsigne se fit le rapprochement de ces deux femmes sur la terre; il est nécessaire surtout d'apprécier le degré de conversion de M"" de La Vallière, et jusqu'à quel point cette conversion était réelle, sérieuse et surnaturelle. C'est que dans les » Psaume GXIX, 5. 2 Job. VI, 9. CHAPITRK DIXIEME 701 grandes métamorphoses historiques , où l'on voit un person- nage changer fondamentalement sa ligne de conduite, on doit tenir compte de ce que l'on appelle les cmises occasion- nelles. Ainsi, dans l'histoire de la conversion de M""^ de La Vallière, on doit faire et l'on a fait, dans les chapitres pré- cédents , la part qu'eut Marie-Thérèse d'Autriche à cette conversion célèbre, part qui fut considérable. Faute de bien analyser le phénomène du repentir chrétien, avec ses élé- ments constituants, avec ses moments chronologiques, avec les circonstances qui y jouent soit le rôle d'agent formateur, soit celui de simple occasion déterminante, on risquerait de qualifier à faux l'évolution de l'ancienne fille d'honneur de Henriette d'Angleterre. On a déjà dit que les cinq années qui s'écoulèrent de 1668 à 1673, furent un temps de transition pour la duchesse; mais il n'y avait pas encore conversion proprement dite. Nous ne voyons apparaître le phénomène du repentir chré- tien qu'après la maladie grave dont les Réflexions font men- tion ; c'est pourquoi on ne doit dater l'ère nouvelle de M"" de La Vallière que de l'année 1673. Mais il faut ana- lyser ce phénomène du repentir chrétien , afin de mieux suivre la marche ascensionnelle de cette femme célèbre, dans le nouveau genre de vie qu'elle adopta. Il y avait 1° dans ce repentir, lavue calme et sentiedeDieu, de sa justice, et par voie de projection ou d'application, il y avait une claire et nette perception de la personne de Marie- Thérèse d'Autriche, en tant qu'offensée; perception qui avait jusque-là manqué de fixité et de lumière. L'amour de Dieu, source de toute justice, amenait nécessairement l'intelligence de l'énorme injustice commise envers la reine malheureuse et outragée. 2° A la suite de cette vue , vint la nécessité profondé- ment sentie de faire cesser cet état de choses et de le réparer autant qu'il dépendait des forces individuelles. M™"* de Sablé, M'"^ de Sévigné, M'"^ de Lafayette, M"^ de Longue- 70-2 MADAME DE LA VALLIÈRE ville , s'étaient rapprochées de Port-Royal , par désir de réforme ou peur de la mort; une illumination soudaine, produisit dans M™'' de La Vallière des besoins solennels qu'elle n'avait pas jusqu'alors éprouvés. Elle avait eu beau gémir de marcher dans des voies maudites, et dévorer sans issue ses angoisses secrètes. Ces phénomènes n'étaient pas le repentir chrétien. La duchesse fuyait le monde, parce qu'elle était possédée du besoin de pleurer ; mais elle n'avait plus de larmes, parce qu'elle n'avait plus d'amour; de même qu'elle n'avait plus d'amour, parce qu'elle n'avait plus de Dieu. Il lui survenait des crises atTreuses, dont le dénoûment se bornait à des agitations fébriles ou à des mé- lancolies immenses et inutiles. Enfin en 1673, avait eu lieu le repentir proprement dit, qui, dans la pensée des chré- tiens, est une œuvre collective de l'être supérieuret de l'être humain, les initiatives mystérieuses étant eu haut, les coopé- rations généreuses, obéissantes, étant dans la créature. On s'explique alors l'état stationnaire de la duchesse pen- dant les trop longues années de 1662 à 1673 ; il n'y avait ni répulsion sincère pour le passé, ni amour surnaturel et nouveau. Ni l'otl'ense envers Dieu n'était sentie, ni l'ou- trage envers la reine n'était apprécié; il fallait une aug- mentation providentielle de lumières et de forces. Enfin, l'heure du réveil sonna. Les souffrances perpétuelles de l'âme, la fierté toujours blessée, le cœur -cent fois brisé, la coupe de l'humiliation qui ne cessait d'être pleine, des nuits qui n'étaient que de longs cauchemars, les promesses de 1662 évanouies en fumée, le mensonge et la moquerie, les sensations déchirantes obligeant de descendre chaque jour dans le gouii're sans fond d'une situation impossible, la nécessité de dévorer les idées les plus accablantes, comme celle de passer pour une vile courtisane , quand au fond elle avait conservé une âme candide , toutes ces conspi- rations de la réalité portèrent atteinte à la santé de M""^ de La Vallière. Une maladie était inévitable ; son corps ne CHAPITRE DIXIÈME 703 pouvait toujours se tordre, sans se briser sous ces affreuses émotions. Elle y succomba. Et quand la maladie, après ses étreintes, après qu'elle l'eut suspendue sur le gouffre béant, la rendit à elle-même, à la libre et calme réflexion, la jeune duchesse éprouva ce qu'elle n'avait jamais senti depuis les orages de 1662, la sensation personnelle et souve- raine de dépendance absolue vis-à-vis de Dieu. Elle se de- manda ce qui la séparait du tribunal de la justice suprême, elle ne vit, entre elle et les jugements divins, qu'une imper- ceptible distance, l'épaisseur d'un cheveu, le mince fil qui s'appelle la santé, la fraîcheur veloutée et passagère des lèvres qui sourient, l'humide éclat des yeux qui réfléchissent le ciel, la vulnérable sérénité de la physionomie que le moindre nuage vient troubler. Sans doute le coup d'en haut, le coup transformateur passa à travers ces sensations. Ce qui était vulgaire, devint et s'appela le repentir. 3° A dater de cette année, il y a rupture dans l'existence de M" de La Vallière ; un abime de distance sépare le pré- sent du passé. Les idées, le langage, les préoccupations, rien ne se ressemble, c'est une vie qui recommence sur des éléments complètement nouveaux ; jusque-là elle n'était qu'une jo/je païenne ^. Prenez M'^'^de La Vallière à partir de ses Réflexions sur la miséricorde de Dieu, précieux manuscrit où elle épanchait son cœur, sans soupçonner qu'elle traçait pour la postérité les mémoires de sa régénération, lisez ces pages, pleines de mélange et de trouble, sous le rapport litté- raire, vous y verrez dans l'ordre des mœurs et des actes, reparaître la chrétienne, celle qui se repent, qui désavoue son passé, qui veut confier à de nouveaux astres la direc- tion de sa vie , et égaler ses réparations à sa splendeur perdue. Que vous rendrai-je, nion Dieu, pour m'avoir rendu la santé et la vie, pour m'avoir retirée des portes de l'enfer, » C'est ainsi qu'Arnaud d'Andilly appelait M"» de Sévigné. 70i MADAME DE LA VALLIÈRE pour avoir conservé mon âme, enliii pour tant de grâces et de miséricordes dont vous avez usé envers votre pauvre ser- vante. » Est-ce trop, mon Dieu, pour reconnaître tant de bien- faits? est-ce trop que de vous les rendre? est-ce trop, pour réparer les scandales d'une vie où je n'ai fait que vous offen- ser que de l'employer tout entière à vous servir et à vous honorer? Est-ce trop pour satisfaire à votre justice et vous faire oublier tant de plaisirs profanes auxquels je me suis abandonnée ? Est-ce trop que de m'en priver?... Que l'image de cette fin dernière, de ce moment affreux où vous jugerez nos justices, et où mon âme toute couverte de crimes et sans contusion, s'est vue toute prête de rece- voir le dernier coup de mort, ne s'ellâce jamais de ma mé- moire, non plus de mon cœur, ces infinies miséricordes qui ont arrêté vos foudres et vos vengeances. » Ces lignes lais- sent assez entrevoir, combien la maladie de M""^ de La Val- lière secoua son âme jusqu'en ses dernières profondeurs. 11 s'agit enfin pour elle de préoccupations spirituelles et reli- gieuses le commencement du deuxième chapitre l'atteste. Ce corps, dont elle sent refleurir, avec la santé, les séduc- tions et les charmes, l'eûraye. M'"'^ de La Vallière se hâte de demander comme préservatif, la santé de l'âme. Rendez-iuoi, ô mon Dieu, la santé de mon âme, et faites que je vous demande, par-dessus toutes choses, cette joie sainte que la vicissitude de tout ce qui passe ici-bas ne saurait ébranler ; je veux dire la joie de me voir délivrée de l'esclavage du péché et de me voir dans l'ordre de votre divine providence et dans le chemin de mon salut » Une lettre de M""' de La Vallière au maréchal de Belle- fonds, la première en date, de celles que nous possédons de cette femme, confirme les dispositions personnelles dont le deuxième chapitre des Réflexions nous donne l'idée ; cette lettre est datée de Tournay, où M""^ de La Vallière avait suivi la reine, pendant le siège de Maèstricht. CHAPITRE DIXIÈME 703 Je veux vous remercier moi-même de votre souvenir, et me réjouir avec vous de l'état tranquille où vous êtes. Vous avez la paix du cœur, et vous eu goûtez les délices sans au- cun obstacle. J'envie fort le même bonheur ; mais je n'y suis pas encore parvenue, et j'ai besoin des conseils de mes amis, pour ne me pas laisser aller souvent à ces troubles que vous connaissez. Cependant, je vous assure que je me souviens fort bien de mes dernières conversations; et j'ai la vanité de vous dire que j'en ai profité, et que je fais, ce me semble, des merveilles. Je voudrais que vous en puissiez juger ; car souvent on se flatte sans s'en apercevoir Ne m'ou- bliez pas, je vous prie, et soyez persuadé qu'on ne peut être plus sincèrement que je le suis, Votre humble servante, La duchesse de La Vallière. » Cette lettre est datée du 9 juin 1673. On y voit que la duchesse est convalescente, elle veut enfin , elle-même^ de sa propre main, écrire et remercier le maréchal, elle est en état détenir la plume. Elle a profité de ses dernières conversations avec lui; elle ambitionne la paix du cœur, la sérénité de l'âme ; elle y tend , elle y aspire. C'est assez dire qu'au dedans d'elle-même, un monde s'est écroulé, un monde ancien ; un monde nouveau est en train d'éclore ; il y a révolution complète dans son être moral. 4° Les transformations dont le repentir chrétien est le point de départ, ne se laissent pas mesurer au compas de l'esprit humain, mystérieuses dans leur marche de lenteur ou de soudaineté, incompréhensibles dans leur combinaison d'éléments naturels et de conséquences surhumaines. C'est ainsi que la conversion de M"'' de La Vallière a besoin de s'éclairer des données fournies par les grands psychologues chrétiens du moyen âge, sur les évolutions de l'âme en général ; et, quelques critiques du xviii et du xix^ siècle, 4o 706 MADAME DE LA VALLIÊRE auraient mieux compris la traiislormation de M™^ de La Vallière, s'ils se fussent inspirés de cette psychologie. Le premier principe que nous croyons reconnaître, et qui appartient à cette psychologie théologique, c'est que l'ordre naturel et purement humain est l'image de l'ordre sur- naturel. Ue même qu'il faut du temps à la guérison des plaies et des blessures du corps, ainsi les blessures de l'âme ne guérissent pas en un jour , il faut du temps pour que l'âme se convertisse pleinement et purement à Dieu. De là des oscillations entre la passion dominante jusque-là et le nouvel amour qu'il faut contracter. Et les psychologues chrétiens ont une philosophie assez motivée pour expliquer ces lenteurs de l'âme qui fait effort pour remonter à la dignité d'autrefois. Si une pécheresse n'avait aucune difficulté à se convertir, si M'^'^ de La Vallière avait su prendre son parti et renoncer en un instant à sa coupable passion pour Louis XIV, si elle eût pu, aussitôt qu'elle l'eût voulu, briser avecson passé, sans ressentir la résistance de ses passions, ily aurait eu pour elle un danger évident, celui d'attribuer uniquement à ses propres forces personnelles l'initiative et l'accomplissement de sa ré- novation. Quand on croit avoir puissance en soi-même, il n'y a aucune raison de confesser les miséricordes de Dieu. Les lenteurs transformatrices s'expliquent aussi par une autre raison si la Providence veut qu'on recouvre, peu à peu, ce que l'on a perdu tout d'un coup, c'est que si l'âme égarée revenait en peu de temps, à sa béatitude primitive, ce lui deviendrait un jeu de se précipiter dans les hasards de la vie et dans le labyrinthe des passions mondaines. Notre nature est telle qu'elle n'a pas soin d'éviter les maux qui se guéris- sent très-facilement ; mais la difficulté des guérisons mora- les fait qu'une fois converti, on conserve avec pluii de soin la santé après l'avoir recouvrée. Deuxième principe loin de s'étonner de retrouver dans la personne convertie le même fond qu'autrefois, on doit se sou- CHAPITRE DIXIÈME 707 venir que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfec- tionne ; ainsi, il devait se rencontrer en M""^ de La Vallière, persistance du même caractère, du même tempérament, des mêmes passions en tant que tendances. Les conversions les plus éclatantes et les plus hautes j cette persis- tance. Saint Paul, après l'accident du chemin de Damas, était resté, comme auparavant , l'homme de l'affirmation, ayant la passion du dogmatisme. Augustin, après le fameux Toile, lege , demeura tendre- et affectueux. François Xaxier, l'universitaire, après l'évangélique Quid prodest t fut ce qu'il avait été, un ambitieux. Seulement les passions de ces hommes avaient changé d'objet des appétits immor- tels avaient été substitués à une faim mortelle €t pro- fane ; ainsi le gentilhomme de Navarre devint l'apôtre des Indes, et l'Alexandre des temps chrétiens. Faute de bien rappeler les principes de la psychologie chrétienne, les moralistes des trois derniers siècles ont mis en suspicion plusieurs conversions de femmes , et en particulier celle de M™'' de La Vallière, si nous en croyons Claude le Queux, c La conversion de cette dame, dit ce biographe, et sa longue pénitence a été une merveille si écla- tante dans tout l'univers, qu'il est juste et nécessaire de n'en pas laisser perdre le souvenir, mais d'en faire revivre le spec- tacle, autant qu'il est possible, aux yeux des chrétiens, sur- tout dans un siècle tel' que celui où nous vivons Nous nous proposons singulièrement ici de peindre ce que la grâce de Dieu a fait en elle pour y retracer son image, que le dé- mon avait si étrangement défigurée. Heureux si cet échantillon des sentiments de notre illustre pénitente peut servir à confondre les téméraires écri- vains, qui, ennemis de Dieu et de la vertu, ont voulu comme travestir un si grand événement, en donnant de fausses couleurs à cette œuvre de la grâce, et iaire passer pour des mouvements tout humains, et même criminels, de dépit et de jalousie, des résolutions si généreuses et si bien soutenues. » 708 MADAME DE LA VALLIÈRE Ceux qui ont professé le scepticisme touchant la conver- sion de M^^de La Vallière, auraient voulu sans doute qu'en foulant aux pieds ce qu'elle avait primitivement aimé, elle abdiquât sa nature et sa sensibilité; ils ont dit qu'elle avait l'air de se convertir, tandis qu'elle ne faisait que se retourner ; et, qu'à la bien suivre, la même nature, aux di- vers âges, et dans les divers emplois, se retrouvait au fond jusque sous le déguisement. Mais d'autres moins négatifs ont fait des restrictions seulement sur les commencements de la conversion de M'^^'de La Vallière ; ces restrictions tiennent aune confusion d'idées, qui, pour être dissipée, exige renonciation d'un principe complémentaire. Troisième principe il importe peu que la Providence, dans la réforme progressive des âmes, se serve d'éléments naturels, et mette à profit des circonstances qui, pour un œil d'homme, n'ont aucune proportion avec la grandeur des ré- sultats ! Le caractère humain des premières origines d'un changement, n'empêche pas que le mystérieux artisan des métamorphoses intellectuelles et morales ne vienne mettre son empreinte au renouvellement individuel. Ces changements arrivent-ils par la voie de la sensibilité, par le libre travail de l'esprit, par une émotion naturelle, par une voie surnaturelle, par la grâce divine ? C'est ce qu'il ne s'agit pas de décider. Mais il est sûr, par le résultat , qu'il y a dans ces bienheureuses transformations un élément divin. Pour s'inscrire en faux, il faudrait savoir quelle puis- sance préside à la vie de l'âme, comment la vérité se révèle à l'homme, qui ne peut la saisir ni la repousser selon sa vo- lonté ; » il faudrait pouvoir dire d'où nous vient, si ce n'est du grand foyer, cette lumière de désillusionnement dont le foyer est hors de nous ; ou bien il faudrait nier cette action du dehors, cette influence d'en haut que l'orgueil ou la légèreté de l'esprit humain essaye vainement de mécon- naître. CHAPITRE DIXIEME 709 Pour M""" de La Vallière, la lecture rapide des quinze premiers chapitres de ses Réflexions ne laisse pas subsister l'ombre d'un doute sur le caractère profond, radical et reli- gieux de sa conversion ; il y a des phases encore sans doute. Elle est cependant arrivée à la réalité de la conversion, mal- gré quelques hésitations de surface. Il y a eu du naturel et de l'humain dans ce drame; mais en allant d'acte en acte, de péripétie en péripétie, la Providence faisait son œuvre, et la pièce nous mène au surnaturel par le naturel. M'"^ de La Vallière dit, dans le i" chapitre des Ré- flexions, que la lumière maintenant éclaire sa raison, et que la grâce pénètre son cœur elle est troublée du souvenir de Vétat pitoyable dont Dieu l'a tirée. Le chapitre n^ rap- pelle la date de ce grand moment où la duchesse enfin a détaché son cœur des idoles et compris sa détestable situation au point de vue de la conscience; elle dit à Dieu Que de- viendront les promesses que je vous ai faites dans \Q,peur et le danger, si votre miséricorde ne les fixe et ne les soutient dans mon âme ; » la maladie a donc décidé sa conversion jusque-là flottante. Au chapitre m^, elle se complaît à re- vendiquer pour elle les noms et les sentiments des humbles femmes de l'Évangile, des pécheresses, de la Cananée, de Madeleine. Une phrase du chapitre iv, coupe court aux prétentions de ceux qui ne voudraient voir dans la conver- sion de M"" de La Vallière que des mouvements humains de dépit et de jalousie ; elle dit à Dieu Faites que jo ne me contente pas d'être dégoûtée de ce monde et de m'en voir éloignée, peut-être plus par un esprit d'orgueil et un effet de ma raison, que par un pur motif de votre grâce. » Assurément la philosophie du xvni siècle avait tort de disputer à la religion ce retour d'une sincérité si parfaite, et nous pensons avec un judicieux criiiijue, qu'il y a ici un malentendu. Que la conversion de M™ de La Vallière n'ait point eu, au point de départ, le mérite de l'initiative spon- tanée ; que le dépit et la jalousie, joints à toutes sortes d'hu- 710 MADAME DE LA VALLIÈRE miliations et de soufîrances, aient été chez elle l'impression dominante pendant longtemps; c'est ce qu'il est impossible de contester, après tout ce qui a été raconté dans cette his- toire ; il suffit de rappeler lescinq ou six années qu'elle passa à la cour, depuis 1668, luttant tristement contre sa rivale triomphante, oubliant ce qu'ellese devait mêmeaux yeux du monde. Mais il n'en est pas moins certain qu'à ces morne' ments purement humains succédèrent des pensées meilleures et les motifs du plus pur christianisme. Ne vit-on pas ensuite M""' de La Vallière prendre une assiette d'âme fixe et invin- cible, une attitude héroïque, d'où elle s'élança pendant de longues années pour exécuter de nouvelles et de méritoires choses? Il faut donc comprendre que les cinq ou six dernières années de la cour furent cette combinaison providentielle d'éléments naturels, dont Dieu s'est servi pour convertir à la fin la duchesse d'une manière sérieuse. Du reste, le duc de Saint-Simon et Voltaire, si portés ù médire en pareil cas, ont parlé l'un et l'autre, dans les meilleurs termes, de la conversion de M"'^ de La Vallière. Le chapitre v*' est curieux. Un mot trahit la duchesse ; on sent qu'elle traverse cette première période des conver- sions lentes et disputées, dans lesquelles on veut se persua- der à soi-même qu'on ne cherche plus que des plaisirs innocents, » où l'on renonce à ce qu'elle appelle la gros- sièreté du péché » pour en garder toutes les délicatesses; » où l'on échange, comme elle dit quelques lignes après, les péchés 4es sens, contre ceux de l'esprit; » où le nom d'a- mitié, » api'ès avoir dissimulé les premiers désirs de l'amour, vient abuser encore ses dernières espérances. M™'^ de La Val- lière prend plaisir à dire ce mot mon amitié, — son ami- tié; » mais elle se trahit tout à coup, en déclarant qu'elle sent revivre sa passion plus fortement que jamais dans ce qu'elle aime plus qu'elle-même. » Il faut se souvenir ici. et avoir présent à l'esprit que le livre de M"'' de La Vallière était écrit, jour par jour, dans l'espace de cettô dernière an- CHAPITRE DIXIÈME 711 née 1673, qu'elle passa à la cour. Sensible, comme elle l'écrit elle-même au maréchal de Bellerouds, aiix ti-aitements différents qu'elle y éprouvait, » elle laisse tomber à son insu sur le papier son impression du moment, et l'on peut suivre de l'œil les successions rapides d'ombre et de soleil qui se font dans son âme. Louis XIV y rayonnait à l'heure où elle écrivait les lignes que nous analysons. Le chapitre vi'^ et le xn*' donnent aussi de la lumière sur l'état d'âme de M""^ de La Vallière. Elle rappelle les humi- liations et les dégoûts que Dieu répand dans toutes ses voies, » elle dit que Dieu lui a fait sentir dans le cœur des dégoûts tout particuliers. » L'objet de ces dégoûts était évidemment Louis XIV, avec la promiscuité de ses attachements et ce fond d'égoïsme qui desséchait promptement ses plus vives affections. Une explication nous est donnée du singulier personnage qu'elle faisait à la cour, et dont on était étonné et affligé. La duchesse d'Orléans achève de dire le mot de l'énigme ; après avoir causé avec M""^ de La Vallière des traitements qu'elle subissait de la part du roi et de M""^ de Montespan, la Palatine dit La pauvre créature s'imaginait qu'elle ne pouvait faire un plus grand sacrifice à Dieu qu'en lui sacri- fiant la cause même de ses torts, et croyait faire d'autant mieux, que la pénitence viendrait de l'endroit où elle avait péché. Aussi restait-elle par pénitence chez la Montespan. » Du reste, dans le chapitre vi, M""*^ de La Vallière conti- nue à s'alarmer de l'état de pénitence douteuse où elle vit, partagée entre le monde et Dieu. Cette alarme même est une preuve qu'un christianisme mou et selon la prudence de la chair ne safifit plus à sa loi, de jour en jour plus ardente; qu'avec la réforme de sa vie extérieure, elle veut convertir en même temps ses inclinations et son cœur. Les autres chapitres renchérissent sur ce même point; on voit, au vii% les scrupules de M"'^ de La Vallière sur ce qu'elle appelle sa fausse conversion. On sent ses terreurs 712 MADAME DE LA VALLIERE augmenter de chapitre eu chapitre, et le désir de frapper un grand coup devenir de plus eu plus ardent. Il faut qa'elle prenne un parti grand, radical. Au chapitre vni% elle craint que son confesseur ne soit de ceux qui ajus- tent l'Évangile à sa mode. Au chapitre x, elle dit que l'amour de Dieu a plus de part que la crainte dans son sacri- fice. Enfin, au chapitre xni, elle pousse son paratum cor meum, mon cœur est prêt. Le 4 novembre et le 21 novembre de cette même année 1673, M™^ de La Vallière écrivit au maréchal de Bellefonds deux lettres où elle annonce, pour la première fois, le dessein d'aller aux Carmélites. Et de la sorte, il est positif qu'il y eut conversion réelle en 1673. C'était pendant l'été et l'au- tomne de cette année que cette femme débattait la question de rupture avec la cour et Louis XIV, et en même temps le moyen d'adopter une vie nouvelle. Mais on doit bien dis- tinguer et bien séparer, pour ne pas les confondre, trois élé- ments dans cette conversion 1° la grâce de Dieu ou la cause surnaturelle qui amène des résultats imprévus, au moyen de mystérieuses initiatives et d'efficacités puissantes dont nous n'avons pas le secret ; 2'^ l'une des causes occasionnelles de la conversion qui fut la reine Marie-Thérèse d'Autriche ; et 3° les incidents préparateurs et déterminants, c'est-à-dire les deux maladies de 1673. Voltaire raconte, avec ses idées profanes, le sacrifice de M"* de La Vallière. Enfin, en 1675, dit-il, La Vallière embrassa la ressource des âmes tendres, auxquelles il faut des sentiments vifs et profonds qui les subjuguent. Elle crut que Dieu seul pouvait succéder dans son cœur à son amant. Sa conversion fut aussi célèbre que sa tendresse. Elle se fit carmélite à Paris et persévéra. Se couvrir d'un cilice, marcher pieds nus, jeûner rigoureusement, chanter la nuit, au cbœur, dans une langue inconnue ; tout cela ne rebuta point la délicatesse d'une femme accou- tumée à tant de gloire, de mollesse et de plaisirs. Elle vécut CHAPITRE DIXIÈME 713 dans ces austérités depuis 1675 jusques en 1710, sous le nom seul de sœur Louise de la Miséricorde. Un roi qui pu- nirait ainsi une femme coupable serait un tyran ; et c'est ainsi que tant de femmes se sont punies d'avoir aimé. Il n'y a presque point d'exemples de politiques qui aient pris ce parti rigoureux. Les crimes d,e la politique sembleraient ce- pendant exiger plus d'expiation que les faiblesses de l'a- mour ; mais ceux qui gouvernent les âmes n'ont guère d'em- pire que sur les faibles. » L'on sent trop percer dans ce langage , la théorie de Voltaire sur la vocation religieuse des femmes. On peut soupçonner qu'il partageait les idées de Saint-Evremond sur cette matière, et un écrivain considérable de notre temps nous semble y avoir incliné un peu en les mitigeant *, ' On veut toujours expliquer les vocations religieuses des femmes par des causes romanesques, et pur des dépits d'un établissement manqué, d'une affection incomprise et d'un sentiment trahi. Des exceptions ne peuvent être une règle générale. M. Cousin parle de cœurs qui, aux premières impres- sions de la passion ou du malheur, coururent ciierclier un asile dans la sainte solitude. 0 {Jeunesse de M Je pense que M. Cousin se trompe plutôt que l'abbé Montis; ces événements inlimes qu'il mentionne apportèrent leur contingent dans l'iti- néraire de celte âme vers le couvent; mais ce n'est pas ce qui, directement et précisément. In dérida ; ce n'est pas ce qui lui fit préférer une couronne d'épines à la couronne de Pologne ; pas plus que l'accident de ce danseur qui fut tué par la foudre, à un bal à Spa, ne décida la marquise de Bréaulé, témoin de cet événement, et veuve à 21 ans, à se faire également carmélite, Il y en a qui, après des fautes, veulent une vie de pénitence et d'expiation. D'autres femmes cherchent une retraite assurée contre les orages de leur propre cœur. Il en est qui détestent le monde, qui ont besoin de fuir une société, si habile à tourmenter les âmes, et où régnent l'intrigue, l'hypocrisie, l'injustice et la bassesse. Ces âmes pures, jeunes et droites. 7i4 MADAME DE LA VALLIERE Saint-Evremond, en ellet, disait que les femmes galantes qui SB donnent à Dieu, lui apportent ordinairement une âme inutile qui cherche de l'occupation; et il aurait vo- lontiers nommé leur dévotion une passion nouvelle, dans la]uelle un cœur teiidre qui croit être repentant, ne tait que changer d'ohjet. Mais Voltaire, comme Saint-Evremond, confondait les éléments humains avec l'action providentielle, sans vouloir reconnaître la trace de l'une au milieu des autres. Il est arrivé à bien des femmes du xvn" sièci-e de commencer leur mouvement de retraite, parce que les tendres besoins de leur cœur n'étaient pas humaine- ment satisfaits, et de le finir parce que des aspirations posi- tives et directes vers Dieu venaient s'emparer de leur âme ont besoin de fuir un milieu où l'on se fait un jeu de les tromper. Pourquoi M. Cousin ne rappelle-t-ii pas ces éléments d'incitation? Toutes enfin, quand elles ont décidément tourné le regard vers le cloître, veulent travailler à une vie de perfection, par un progrès continu, sous le triple vœu de chasteté, de pauvreté et d'obéissance, Dieu les exciiant par sa grâce. Nous nous rappelons un entretien avec la supérieure des Carmélites, qui, je crois, a fourni à M. Cousin les documents sur le couvent de la rue Saint- Jacques. Elle protestait, avec une véhémence pieuse, contre les interprétstions naturalistes données par M. Cousin à des vocations du xvu» siècle. • Vivre 30 ans, 40 ans, d'une manière convenable, selon les règles austères du C^ir- mel, cela est impossible, nous disait-elle, avec une vocation née d'un roman. • Qu'en 1693, on ne fût pas arrivé encore à une appréciation impartiale et calme du changement de M"* de La Vallière, cela se conçoit ju-qu'à un cer- tain point. Ainsi un écrivain racont nt la retraite àe. la duchesse aux e du grand Dieu, D' que jetais du plus grand roi du monde. > V. les Intrigues de la cour de France, t. II, p. 00; Cologne, chez P. Mar- teau, XCV. Ce langage se. tolère en 1093 Mais qu'anjourd'liui, après que les années ont apaisé les passions, M. Cousin laisse dominer sa raison et sim jugement par des passiiins et des préjugés d'un autre âge, c'est ce que l'on comprend plus diâLciiement. CHAPITRE DIXIEME 718 régénérée. Si Voltaire avait eu plus de lyrisme, et un ins- tinct plus vif de certaines beautés de la vie morale, il aurait apprécié d'une manière plus orthodoxe le sentiment qui nous a donné l'admirable sœur Louise de la Miséri- corde, il en aurait fait hommage à la pieuse influence de Marie-Thérèse, Au milieu de nos sociétés si avancées dans la civilisation matérielle, il aurait aimé, ne fût-ce qu'à titre de contre poids, cette carmélite de vingt-neuf ans, autrefois duchesse adulée, devenue une protestation héroïque contre l'absorption de la matière , il aurait béni cette jeune femme courageuse, qui se leva, pendant trente-cinq ans, à trois heures du matin, malgré les rigueurs des hivers, pour prier, et qui ne vécut plus désormais pour son corps ; profession éloquente de spiritualisme et de foi à l'immortalité! Mais une maladie grave, sérieuse, fut l'instrument déter- minant de la conversion, et termina la phase de transition, commencée en 1668. Un historien, assez voisin des événe- ments, nous fait connaître le degré du mal, et les consé- quences rénovatrices que le mal physique eut sur le moral de M""" de la Vallière. Une violente et dangereuse maladie qui la conduisit aux portes de la mort quelque temps avant de s'arracher tout à fait de la cour, dit l'abbé Claude Le- queux , acheva par la grâce de Dieu de l'afTermir dans le dessein qu'il lui avait déjà inspiré de réparer sa vie passée par les travaux d'une sérieuse pénitence, et de faire servir comme d'instrument à la justice tout ce qui en elle avait été employé à l'iniquité. » Jusque-là, les amis de M""^ de La Vallière avaient été, la plupart, les amis des beaux jours du succès, ils étaient de cette société mitoyenne où, en évi- tant toutes les exagérations, on tombe dans la neutralité, n'ayant aucune doctrine religieuse bien arrêtée, mais chez qui le respect des convenances sociales devient une religion. Que pouvaient de tels amis, auprès de la duchesse en proie au mal violent, à la fièvre perfide ? D'ailleurs , toute ami- 7i6 MADAME DE LA VALLIÈRE tié, même la meilleure , est impuissante devant la mala- die fatale, inexorable. On ne combat pas avec les vents de la mer, avec les vagues courroucées, on les subit. La mala- die est un messager irrésistible ; elle représente dans le monde une force qui n'est pas du monde; elle est la déli- vrance du passé ; elle coupe en deux les drames de la vie ; elle est le ministre divin des changements et des métamor- phoses individuelles. L'espérance, la dernière espérance qui a tant de peine à finir, étant morte enfin, dans ce cœur lentement broyé pen- dant tant d'années, la victime abattue sembla n'avoir pas la force de survivre à l'illusion détruite. Ce fut pour elle comme une éclipse de la vie; elle sembla vouloir mourir, comme pour aller poursuivre ailleurs son rêve perdu. Ce corps si tendre, dont parle Bossuet, tléchit et se fana comme une fleur que le suc abandonne, mais un esprit nouveau souffla alors pour ranimer la nature défaillante, et du lit de mort, la pécheresse, comme parle un élégant écri- vain *, se releva marquée au front de ce rayon doux et triste qui se nomme le repentir. Cette âme , long- temps chargée des vapeurs lourdes et desséchantes de la jalousie, se fondit tout à coup eu une douce pluie de lar- mes et de prières. Une fraîcheur vivifiante la pénétra. Ses regards se levèrent doucement vers le ciel, d'où elle sentait la vie lui revenir avec un nouvel amour ; et ses lè- vres en s'ouvrant entonnèrent d'elle-même le cantique de la délivrance et de la reconnaissance Que vous rendrai-je, mon Dieu, pour m'avoir rendu la santé et la vie, pour m'a- voir retiré des portes de l'enfer ? etc. » Cette violente et dangereuse maladie, qui conduisit M""^ de La Vallière aux portes de la mort, et qui détermina sa conversion, jusque-là flottante, est du commencement de 1673. La demi-pénitente, » comme l'appelait le cardinal ' M. Romain-Cornut. CHAPITRE DIXIÈME 717 Le Camus, passa encore une année à la cour, pour divers motifs qui ont été indiqués, et en partie à cause de sa timi- dité naturelle. C'est pendant saconvalescence, et dans le cours decetteannée, qu'elle écrivit ses réflexions sur les effets de sa maladie, réflexions qui nous sont parvenues sous le nom de Réflexions sur la miséricorde de Dieu. Ce livre écrit jour par jour pendant les cinq ou six mois qui suivirent immédia- tement la maladie, fixe d'une manière certaine la date de la conversion de M""* de La Vallière , à l'année 1673; il révèle en même temps qu'avant cette maladie, il n'y avait que de faibles essais de changement, toujours neutralisés par les accès d'une jalousie renaissante. Mais, plus de vingt années étaient passées sur ces com- mencements ; et comment oser, après tout ce qu'on avait vu, élever un doute sur la réalité de la conversion, sur la trans- formation si admirable de cette femme célèbre ? On l'enten- dait elle-même s'écrier, dans une journée de 1677 Je vous avouerai qu'il est des moments où la grâce agit si puissam- ment en moi, que je suis comme transportée hors de moi- même, que je ne me connais plus. Faut-il que mon esprit soit enfermé dans un corps si fragile et si plein d'imperfec- tions ^ ? » Elle disait encore Je renonce à toutes les con- solations du monde, et je ne connais plus dans cette vie d'autre peine que la crainte d'offenser Dieu ^. » Mais elle s'en exprimait plus nettement en 1686 Revenue de mon égarement et plongée dans l'amertume, j'ai élevé mes yeux au ciel, et celui qui a fait le ciel et la terre est venu à mon secours; mais je ne dois que m'en humilier davantage. L'abus que j'ai fait de ses dons ne me permet plus de re- garder la terre que comme l'image de mon tombeau ^. » Aussi , un homme impartial , dans la présente circons- ' Lettre au maréchal de Bellefonds, du 4 mars 1677. * Au même, lettre du 12 février même année. ' Au même, lettre du 6 septembre 1686. — Je l'ai vue dans les dernières années de sa vie et je l'ai entendue, avec un son de voix qui allait jusqu'au cœur, dire des choses admirables de son état. • Paroles de la mère Agnès. 918 MADAME DE VALLIÈRE tance, le duc de Saiiit-Sirnoa, qui se sentait révolté du scandale que le roi avait donné en étalant, jusque sous les yeux de la reine, ses amours doublement adultères, et qui, dans le sentiment de sa pudeur blessée , ne pouvait contenir son indignation devant la déclaration qui assimilait les bâtards au sang royal , même pour la succession éventuelle à la couronne, ce même duc de Saint-Simon change aussi de ton quand il s'agit de la duchesse de La Vallière. 11 n'avait pas été le témoin des singularités re- tentissantes qui avaient marqué les débuts de M"" de La Vallière à Saint-Germain, puisqu'il ne commença à écrire ses' Mémoires qu'en 1694, étant alors à peine âgé de dix-neuf ans; toutefois, il devient respectueux et grave, quand il raconte cf cet adieu si touchant de M"*' La Val- lière à la reine qu'elle avait toujours respectée et ménagée, et ce pardon si humble qu'elle lui demanda prosternée à ses pieds devant toute la cour, en partant pour les Carmélites, la pénitence si soutenue tous les jours de sa vie, fort au- dessus des austérités de sa règle, cette fuite exacte des em- plois de la maison, ce souvenir si continuel de son péché, cet éloignement constant de tout commerce et de se mêler de quoi que ce fût i. » Mais le moment était venu, où M™'^ de La Vallière allait quitter la terre. Ce que fut cette douce et sainte femme, aux derniers jours de sa vie, et dans ses dernières heures, attendrit jusqu'aux larmes, en manifestant dans sa per- sonne, la plus étonnante des nouveautés, et la plus divine énergie dans une enveloppe de chair. La princesse dé Gonti, qui devait naturellement rester sur la terre, après sa mère, était depuis longtemps le seul lien qui gênât les aspirations de M"" de La Vallière vers la vie future. Tant que l'âme est unie au corps, disait-elle, nous tenons toujours par quelque endroit à la terre ; nous * Mémoire». CHAPITRE DIXIÈME 7i9 trouvons qu'il y a des choses qui nous font plus de peine ou plus de plaisir *. » Mourir, n'était qu'une délivrance, et une perspective sincèrement agréable pour celte coura- geuse femme; mais M™^ de Gonti restait sur la terre, il y avait sa vie, hélas ! trop accidentée, et ce qu'on a appelé le cauchemar de l'incertitude. » Aussi la Carmélite remerciait- elle ceux qui pouvaient jeter quelque lumière sur laroute de sa fille, ou s'y intéresser par la sympathie. Je vous remercie, écrivait sœur Louise à son vieil ami, de la manière dont vous tenez toujours pour M'""' la princesse deConti; prions pour elle, et désirons-lui le royaume de Dieu ^. » L'on s'explique très- bien du reste la sollicitude tendre et inquiète de la sœur Louise de la Miséricorde, à l'endroit de la princesse sa fille. Elle n'avait pas été heureuse, dans son mariage avec le prince de Gonti; elle ne l'était pas davantage depuis qu'elle était veuve. M"^ de Caylus dit que, veuve à dix-huit ans, prin- cesse du sang, aussi riche que belle, la princesse de Gonti eut de quoi se consoler; qu'elle avait beaucoup plu à M. le duc, son beau-père, et que, comme il était fort aimable, il est vraisemblable qu'il lui avait plu aussi. Elle aurait pu épouser le fils de Monsieur, qui devint plus tard le régent. Elle répondit à Monsieur qu'elle préférait la liberté à tout. Ce n'était pas , on le voit , pour en faire un excellent usage. Bonne amie pourtant' et généreuse, d'une coquetterie extrême, d'un esprit médiocre c'est toujours M*"*^ de Caylus qui la juge ; elle avait une humeur capable de gûtei les meilleures qualités et rendait la reconnaissance impossible. Aussi, M"^ de La Vallière exhalait-elle les inquiétudes de sa sollicitude maternelle, dans une lettre qui a été conservée, qui est sans doute de 1693' ou de 1694. Elle- écrivait au doc- teur Dodart, probablement son médecin et celui de sa fille J'ai une véritable joie que M'"'^la princesse de Gonti entre > Lettre au maréchal de Beilefonds, du 6 septembre i686. * An même, mêmes mois et année. 720 MADAME DE LA VALLIÈRE dans la vérité sur tout ceci. Plaise à la ]onlé du Tout-Puissant de lui en donner toute l'intelligence ! J'espère beaucoup, par votre attention, pour l'âme aussi bien que pour le corps de cette pauvre femme *. » Un historien moderne reconnaît la légitimité des préoc- cupations de la mère, à cause du bizarre assemblage d'heu- reux dons et de défauts dans la fille. On'comprend, dit-il, les regrets et les souhaits de la sœur Louise de la Miséri- corde. Souhaits inutiles ! Il y a de certaines humeurs que la mort seule est capable de soumettre. La princesse de Conti fut jusqu'à la fin ^ ce que ses contemporains des jeunes années nous l'ont montrée ^. » A part la princesse de Conti, d'ailleurs, la mort qui avait fait de sa famille un vrai désert, multipliait aussi les vides tout près d'elle et autour d'elle. La mère Agnès de Jésus- Marie M"8 Judith de Bellefonds, n'existait plus depuis 1691 ; on avait perdu en elle une âme pleine d'élévation et de modestie. Bossuet n'était pas le dernier à sentir cette perte, comme une de ses lettres, fort touchantes, l'atteste encore; mais qu'élait-ce de la duchesse de La Vallière ? M"*^ Judith de Bellefonds avait joué un si grand rôle dans sa vie ! Tant d'autres religieuses avaient disparu, depuis que M""" de La Vallière s'était enfermée rue Saint-Jacques, telles que la mère Marie-Madeleine" de Jésus M"" Lancry de Bains *, W' de Thon ^ M" de La Yarrie 6, M"^' de Gour- gués \ M"*-' d'Anglure, fille du baron d'Anglure, premier gentilhomme de la chambre du duc de Lorraine *^, M"^ de » L'original de cette lettre apparlieist à la bibliothèque de Troyes. Elle a été publlce dans ['Annuaire de l'Aube pour 1849, 2 partie, p. 34 et suivantes. M. Denis Uodarl, docteur en médecine, conseiller médecin de Louis XIV, était un homme dévoué aux pauvres et plein de zèle pour toutes les œuvres cha- ritables. La lettre citée ci-dessus n'a pas de suscription; mais comme il y en a une autre, à Troyes, de M™ En 1690. — ' En 1677. — En 1679. CHAPiTHE DIXIÈME 721 Chabert *, M"^ de Stainville^, M"" d'Épernon, sœur du duc de Caudale, qui avait préféré la couronne d'épines à celle de Pologne 3, M" de La Thuillerie ^ Al»*^ de La Tour d'Au- vergne de Bouillon ^, M"'' d'Égremont ^, M"^ d'Arpajon 7, M"^ Gharost de Bétliune ^, etc., toutes carmélites, ayant vécu dans le même monastère rue Saint- Jacques. Il arrivait à M™'' de La Vallière ce qui arrive à tous. Quand on a passé l'âge de quarante-cinq ans, on voit chaque jour la vie se dépeupler par la disparition effroyablement rapide des parents , des amis, et de tous ceux qui furent les compagnons de notre existence. Pas une année ne s'écoule sans qu'on apprenne une perte. Bossuet, qui avait contribué à frayer le chemin du Carmel, ainsi que M. Le Camus, s'était éteint aussi en 1704 ; Bourdaloue était mort la même année que Bossuet; Colbert n'était plus depuis longtemps»; Racine ^^^, La Fontaine **, Miguard i^, Benserade i3^ ces chantres immortels des premiers jours, l'avaient précédé ou suivi ; la spirituelle marquise qui avait tour à tour raillé ou célébré M™*^ de La Vallière, M™^ de Sévigné n'était plus de ce monde *^. Avaient également disparu M""= de Mon- tespan *^, Henriette d'Angleterre ^^, Pélisson*', M"^ de Mont- pensier ^^, M""*^ de La Fayette ^^, le comte de Guiche 2", le marquis de Vardes -^, la comtesse de Soissons -^, le duc de Roquelaure -'^, le duc de Saint-Aignan 2'^, ces derniers si mê- lés aux intrigues de la cour à l'aube du règne. Gondé ^^, Tu- renne -'^, Louvois^', et l'ami de la dernière heure, le maréchal de Bellefonds ^^, étaient couchés dans le tombeau. A peine Louis XIV survivait-il comme la grande ombre du xvii siè- cle. Quand le désert s'est établi de la sorte autour de vous, quand il ne subsiste plus aucun témoin de ce que vous Morte en 1695. — » Ea 1695. — ^ En 1701. — * En 1703. — ^ En 1690. — 8 En 1683. — ' En 1693. — En 17U9. » Mort en 1683. — »» En 1699. — » En 1693. — »^ En 1693. — '^ En 1691. — " En 1696. — »^ En 1707. — "• lin 160. — " En 1693. — " En 1693.— »» En 1693. — " Eu 1673. — . ^' En 1688. — " En 1708. — '' En 1683. — ** En 1687. — " tn 1686. — ^ 73i MADAMIÎ M LA S^\LLIl>HE viduels, ne veut pas dire Croisez vos bras ; laissez vos mains pendantes; ne faites rien; donnez lihre carrière à toutes les attaques du dehors, » Nullement. Ce qui est positif, dans la doctrine historique des lois providentielles, c'est que sou- vent ce qui nous semble un mal dans les détails de notre destinée personnelle prend un autre nom dans le plan mystérieux; et, en toute hypothèse, rien n'autorise ici-bas la plus minime des créatures à s'endormir dans l'inertie. Tout être qui a l'honneur d'être admis dans l'enipire des existen- ces, doit réagir selon sa mesure, contre le mal. Dire — à quoi bon lutter contre le mal, s'il doit produire le bien, — serait un blasphème ! Mais irons-nous jusqu'à soutenir que cette succession de tant de femmes intrigantes ou audacieuses que vit naître le règne de Louis XIV, et qui eurent l'inso- lence de porter leur regard sur les marches du trône, avait été suscitée par la volonté expresse de Dieu, pour mûrir et sauver l'âme de Marie-Thérèse d'Autriche ^ ? Non ; l'histo- rien n'a pas à s'engager dans ces problèmes ardus. Une • Nous pensons qu'on s'est mépris sur une phrase de Bossuet, dans l'Orai- son funèbre de Henrielle d' dire parfailement, que tout en poursuivant des plans d'ensemble. Dieu tire, pour les individus, le bien du mai. Mais le prélat soutient-il que, pour enrichir un homme, la Provi- dence doive ruiner toute la masse d'une nation? Nullement. ]Nu! besoin d'en- trer dans les classifications et les comparaisons que la théologie établit pour démontrer jue le bien spirituel, iiiiuiorlel d'une âme libre, vaut plus que l'existence matérielle, incoascicnle et brute d"une inimlagne, d'un globe, d'un univers. Néanmoins, un journal les Debals n'a-t-il pas donné une portée sophistique à un développement purement oratoire de Bossuet dans l'oraison funèbre en question? Citons • JNotre grand Bassuet que M. Thacke- ray eût appelé ce jour-là un Snob, et non sans quelque raison, n'a pas craint de dire que la Révolution d'Angleterre avait été accomplie par la vo- lonté expresse de Dieu pour sauver Tàme de Madame. Henriette d'Angleterre eût en effet été prolestante sans la chute des qui la précipita en même temps dans le catiiolicisme et dans l'exil. Pour la donnera 1 Eglise, dit ^imperturbable et éloquent évoque, il a fallu renverser tout un grand royaume; si les lois de l'htat s'opposent à son salut éternel. Dieu ébranlera tout l'Etat pour l'aiïranchir de ces lois. » Si cette façon de juger les événe- ments humains n'était point sujette à de nombreuses objections et si, de plus, elle n'était pas tout à fait passée de mode, nous serions tenté de nous deman- der si ce n'est point pour convertir M. Esquiros à des idées vraiment libé- rales, pour l'arracher a la superstition révolutionnaire, pour lui inspirer enfin les excellents écrits qu'il nous donne deiiuis une dizaine d'années, que GIIAPITHE DIXIÈME 73u sage philosophie de l'histoire évitera de trancher des questions qui ne nous regardentrpas ; elle n'aura garde de présenter la Providence comme une sorte de bizarre collec- teur de bourreaux. Quelle étrange conclusion, s'il fallait per- suader aux victimes qu'elles ne doivent pas trop regretter leurs supplices, puisque de leur sang a germé leur récom- pense. Et quelle intolérable ironie , si l'on avait demandé à. la reine Marie-Thérèse de remercier M""* de La Val- lière et M""' de Montespan, du mal qu'elles lui faisaient? Toutefois, il existe une doctrine morale, fondée sur les données évangéliques, et qu'il est opportun de présenter aux vaincus de la terre d'exil. Elle ne dit pas laissez-vous tuer, multipliez autour de vous les femmes spirituelles, aimables et légères dans le but et avec l'intention qu'elles portent le trouble dans votre ménage. Elle dit étant donnée la situation qui vous est faite, les trahisons que vous avez à subir, les rudes chemins où vos genoux se traînent, saignants et meurtris, ayez l'énergie et le soin de vous souvenir que, par la croix, on arrive plus heureifsement à l'autre vie. Croyez-vous que celui qui aura été comblé ici-bas de jouissances, et qui, en violant toute barrière, se sera pro- curé les voluptueuses satisfactions, sera aussi assuré devant le souverain rémunérateur des êtres libres, que pourra l'être celui qui aura marché dans les privations et dans les le Ciel a permis la chute du gouvernement parlementaire en France et les événements imprévus qui ont jeté M. Esquiros dans la tortillante épreuve et dans les salutaires méditations d'un long exil. » Evidemment, Bossuet n'entend pas que tout un royaume a été bouleversé pour une seule personne. Mais il constate seulement, après coup, que dans beaucoup d'événements désastreux, dont nous ignorons le dernier mot, telle et leile individualité spéciale ont recueilli en fait tel ou tel profit. Le grand évèque ne va pas plus loin que la constatation d'un fait expérimentai, savoir que certains phénomènes historiiiues, qui semblent tout mal, de- viennent pour beaucoup tout bien. Ce vaillant esprit n'a pas voulu due autre chose, et quand il emploie cette formule pour la donnera l'Eglise Henriette d'Anghterre, il a fallu renverser tout un grand royaume; • il entend simplement que du fait d'une révolution politique, Henriette recueillit pour sa part un bienfait de l'ordre spirituel. Hors de là, le reste n'est que forme oratoire. 736 MADAME DE LA VA LU • RE mécomptes de la vie morale * ? Telle était la doctrine qui brillait aux yeux de la reine de France, et l'éclairait comme une lampe devant ses pas, à travers ses durs sentiers. Ce ne lui fut pas un découragement, mais une consolation. Pour M"''' de La Vallière, on pouvait dire, quand elle eut rendu ledernier soupir, quec'étaitunesainte et une martyre. Sa vie et sa mort ne produisent pas seulement l'émotion poétique qui tient à ses aventures, mais encore une impres- sion d'ordre moral » qui est un très-grand enseignement. Elle prouve qu'après ses fautes, il reste, à l'homme, un des plus nobles ressorts de la vie, le repentir; elle prouve que quiconque continue, après avoir sombré, de croire à la justice et à la miséricorde de Dieu, il peut encore, dans son naufrage, racheter son passé et remonter honnêtement au sommet escarpé de la réhabililatiou. Lorsqu'on a vu M"^^ de La Vallière se punir elle-même pendant trente-cinq ans, pour avoir offensé Marie-Thérèse d'Autriche, on oublie la période de 1661 à 1673 pour ne voir que celle de 1673 à 1710. • La légende de M'"" de La Vallière commença, pour ainsi parler, à se former aussitôt après que cette tombe se fut fer- mée, rue Saint-Jacques. Et lorsque, en 1767, Claude Le- queux, publia ^ pour la première fois, les lettres de M"^ de La Vallière, à Liège et à Paris, cette publication témoigna, par son succès considérable, des sympathies immortelles que cette femme avait fait naître dans la postériié. Anté- rieurement à la circulation des lettres de M""*^ de La Vallière, ' Lorsque révêqiie de Charlres Gadet des Marais écrivait à M"" de Main- tenon • H est vrai que vous éles conduite {uelquefois par un chemin assez rude, et que ni du côlé du monde, ni du côlti de la santé, ni môme du côté de ce que vous entreprenez pour Dieu, vous n'avez pas toute la consolation qu'on imagine, mais c'est un Lonlieur inestimable jue les soient ainsi... » lettre du ^0 mars Itt'Jl, il ne faisait qu'exposer la doctrine re- latée dans cette page. Ijetlres de M"" la duchesse de La Vallière, morte religieuse carmèlile, avec un abrégé de sa vie pénitente; — à Liège et se trouve à Paris, chez Antoine Boudet, MUCCLXVll, vol. in-12, de lUO pages. CHAPITRE DIXIÈME 73? que le public se disputa avec une ardeur digne de remarque, et plus de soixante ans auparavant, on se plaisait à lire les liéfUxions sur la miséricorde de Dieu. On se souvient que M'"" de La Vallière avait écrit ces réflexions à la veille d'en- trer au cloître, et quand elle était encore à la cour. Le xv!!!*^ siècle goûta, comme le nôtre, les sentiments si tou- chants qui répandent sur cet ouvrage un charme si doux. » M™ de La Vallière avait communiqué cet écrit à une amie qui en prit une copie, et qui, lorsque la duchesse fut aux Carmélites, fit imprimer ce précieux manuscrit sans désigner l'auteur. Mais on ne s'y trompa pas en France. Aussitôt après la mort de la duchesse, des éditions des Réflexions parurent sous son nom. Tel était Tambour po- pulaire pour M""^ de La Vallière, que la spéculation le prit, dès le commencement du xvni^ siècle, comme un pavillon qui protégeait la marchandise. On avait publié, même avant l'année 1 705, et pendant que M'^'^de La Vallière vivait encore, trois petits ouvrages de piété, ayant pour litre, le premier Sentiments d'une âme pénitente sur le Miserere, le second Re- tour d'une âme à Dieu, le troisième Réflexions chrétiennes. On ne tarda pas, dans le public français, après la mort de la sainte carmélite, à lui attribuer ces trois petits ou- vrages *. Mais les éditeurs du livre des Réflexions sur la miséricorde de Dieu s'empressèrent de réclamer et de donner avis que c'était M'"'^ Du Noyer qui était l'auteur des Senti- ments d'une âme pénitente, et que M"^ de La Vallière n'avait jamais composé que les Réflexions sur la miséricorde de Dieu 2. L'une des éditions de 1744 et de 1754, où est insç- ' L'édition, que nous possédons Sentiments d'une âme pèniter,h, etc. par M»* D***, Paris, au Palais, en la boutique de Gosselin, MDUCXLVl, porte cette note ajoutée à la main • Ce livre a pour auteur M"" de La Vsi- lière. • * Voir dans Réflexions sur la miséricorde de Dieu, Paris, chez Savoye, libraire, rue Saint- Jacques, 1744, l'avis du libraire à la deuxième page. 47 738 MADAME DE LA VALLIÈRE rée la réclamation, renferme un portrait d'elle en carmélite avec cette inscription S'ennuyant d'tHre la victime Du monde et de la vanité. Cette incomparable beauté Quitta par un effort sullime Tous les biens que la terre estime Pour acquérir l'éternité. D'ailleurs, comment confondre des livres de piété n'ayant rien de caractéristique et de Lien accuté, avec l'ouvrage de M" de La Vallière, qu'on a comparé pour l'onction et la simplicité à ïlmitalion de Jésus-Christ *, où l'on retrouve un précieux document d'histoire intime, écrite à l'heure même de l'émotion ^, » l'histoire d'une âme faible et géné- reuse qui se débat dans les suprêmes angoisses d'une con- version longtemps disputée, et accomplie enfin avec un mé- lancolique mais inébranlable courage ^. Ne peut-on pas même découvrir dans le livre de M"^'' de La Vallière, à tra- vers la transparence des allusions, et sous l'enveloppe des généralités, comme une traînée de feux lumineux qui jet- tent du jour sur le fond du théâtre, à demi éclairé pour le public, où se déroula ce drame douloureux, et sur les per- sonnages qui s'y trouvèrent mêlés, à des litres divers, comme obstacles ou comme secours, amis ou ennemis ^? Le xviii^ siècle ne pouvait se méprendre à ce passage de la cinquième Réflexion Que je ne me flatte pas d'être morte à mes passions, pendant que je les sens plus fortement que jamais dans ce que j'aime x>lns que moi-même, et d'au- tant plus dangereusement, que mon amitié, qui semblait vouloir me les justifier, m'empêche de vous écouter et^ de suivre les saintes inspirations de votre grâce. » Le xvni'' siè- cle se passionna pour cette tendre mémoire, pour cette ten- ' Ce que l'on disait au xviii sii^cle. Voy, M"" de Gonlis, Abrège de la rie pénilente de 3/™= de La Vallière. * M. Homain Cornut, dans Confessions de M^^' de La Vallière. ' Ibid. * Ibid. CHAPITRE DIXIÈME 739 dre nature, et pour son attachement. Combien ne s'atten- drit-on pas alors, sur le sort de cetteinfortunée, lorsqu'on la vit, affranchie d'une passion criminelle, aimer encore plus quelle-même celui qui ïdivait sacrifiée! Vers la fin du xviii Calendrier de l'an 1811, cliez Le Fuel. * Nommons Crawfurd, dans iVo^ices sur M™» de La Vallière, Montespan, etc. Paris, 1818, in-8. — M. Walkenaër, dans ses Mémoires sur M"" de Sévigné, passhn. — M. Pierre élément, de l'insiilut, dans la bi'lle édition qu'il a donnée des Ht^fluxions sur la Miséricorde, avec une notice historique savante, et des notes et appendices fort curieux. Paris, 18G0, 2 vol. in-i2. Techener. — M. Komain-t^ornut, dans son \iv te Confessions de M'^' de La Vallière re- pentante, 1 volume in-12, de 360 pages, Paris, 18jj. chez Didier. — M. Ar- sène lloussaye, dans Ai"» de La Vallière et M"-' de Montespan, un beau vol. in-8, Paris, 1860, chez Henri Pion. —M. Taschereau, directeur de la Biblio- CHAPITRE DIXIÈME 743 losophes *, peintres 2, poëtes 3, critiques *, amateurs s, tous ont porté leur pierre au monument à ériger en l'honneur de M""^ de La Vallière. Et, de nos nouvelles investigations historiques, le type de M""*" de La Vallière a pu se dégager thèque impériale, dans la Revue rétrospective. — M. Gapefigue, dans 3/"» de La Vallière et les favorilei des Lrois âges de Louis XIV, un vol. in-12, Paris, 1859,' chez Amyot. — M. Feuillet deConches^ dans ses Causeries d'un curieux, tome II, in-8, Paris, 1862, chez H. Pion. 1 Notre philosophe historien, M. Cousin, malgré son enthousiasme pour M" de Longueviile, n'a pu méconnaître M"» de La Vallière. Il a été heu- reux pour être admis à voir et à lire la première lettre adressée à M"" de La Vallière par Louis XIV, dont le possesseur ne semble pas se décider encore à donner connaissance au public. Vojez à l'Appendice. * On a cilé dans le cours de cet ouvrage les peintres modernes qui ont re- produit la figure de iM"" de La Vallière, M Horace Vernel, M. Caro, etc. " M. Arsèn.^ Houssaye n'a seulement pas raconté M"»" de La Vallière, il l'a chantée. Nous savons les diverses critiquas adressées à son œuvre, qui manque de gravité dans la manière et dans le ton, ^'ous croyons qu'on l'accuse à tort de n'avoir pas étudié son sujet et de n'avoir pas procédé en historien. Mais il a un peu forcé les couleurs; sa plume abonde de nuances éblouissantes; on aurait voulu, à bon droit, plus d'austérité. M. Adolphe Mony est l'auteur d'une pièce de théâtre en vers, sur sœur Louise de la Miséricorde. On a déjà dit dans le cours du livre les mérites el le talent de cette tentative du jeune auteur. Un critique, plus compétent que nous, M. Louis Reybaud , a déjà reconnu l'art éprouvé et l'inspiration vi- goureuse » que révèle cette élude dramatique, et les belles perspectives qu'elle ouvre devant l'auteur. * M. Damas-Hinard, le savant traducteur des grands dramatistes espagnols, Calderon, Lope de Vega, etc., du Romancero, de don Quichotte, faisait, il y a quelques années, une découverte qu'il annonçait ainsi Parmi les raretés que possède la Bibliothèque du Louvre, il existe un livre qui est, selon nous, le p\\is précieux joyau de son trésor. C'est un petit volume in-18, d'as- sez pauvre apparence, intitulé Réflexions sur la miséricorde de Dieu, par une dame pénitente. — Cinquième édition augmentée, 16S8. Feuilletiz ce petit volume; toutes les marges, sur le côté, en haut, en bas, sont couvertes de corrections tracées à la main, d'une écriture du xvii» siècle, ferme, énergique, rapide. L'auteur de ce livre qui a voulu se cacher sous le voile d'une dame pénitente, c'est M"* de La Vallière; l'auteur des corrections marginales, c'est Bossuet. > M. Damas-Hinard estimait sa découverte grande, à cause des deux noms de Bossuet et de M" de La Vallière. Une discussion s'engagea aussitôt pour décider si les corrections étaient vraiment de Bossuet; on entendit, pour ou contre, Sainte-Beuve, Romain-Cornut, M. de Sacy, Arsène Houssaye, M. Ga- pefigue. Ou a tour à tour affirmé et nié que les corrections fussent vraiment de l'écriture connue de Bossuet. On a aussi prétendu, qu'entre l'expression première et l'expression corrigée, celle de M"» de La Vallière était la plus éloquente. Voyez à V Appendice. 5 Rien de rare comme les autographes de M"»* de La. Vallière. Ceux de Marie-Thérèse d'Autriche le sont autant. On peut voir, par le catalogue 744- MADAME DK LA YALLIÈRE avec plus de netteté, parce que notre époque abonde en chercheurs qui ont la passion de l'exactitude en toutes choses; ce type est resté identique à lui-même, toujours éclatant et pur, toujours digne d'éveiller dans les générations successives l'écho sympathique des âmes sensibles. Mais il est nécessaire, dans le chapitre suivant, qui va clore notre récit historique, de jeter encore un dernier regard sur les deux tombes qui se sont fermées, sur celle de M""^ de La Vallière et sur celle de Marie-Thérèse d'Autriche. 11 reste des préventions à dissiper et des leçons à dégager. des ventes publiques, quel prix on attache en France à la moindre relique de M"» de La Vallière. Le 8 avril 18ii, on vendait loO francs une de ses let- tres autographes, de deux pages in-8 vente du cabinet de M. L..., cata- logue Charon. — Le 8 décembre ISia, on vendait, au prix de 23» francs, une lettre signée Louise de la Miséricorde, à l'évêque d'Avranches même catalogue. — Le 5 février 1844, on donna 300 francs d'une lettre de trois pages in-8, à l'évêque de Soissons même catalogue. D'autres catalogues indiquent des sommes de 78 fr., 196 fr., 132 fr., 162 f r. , pour d'autres let- tres autographes. Voirie livre de M. Arsène Houssaye, page 431. La question de l'aulhenticiié des porlrdits de -M°" de La Vallière est tou- jours sans solution. M. P. Clément donne la liste des gravures et portraits de M"" de La Vallière, indiqués par le père Lelong ; il énumère les portraits gra- vés de la duchesse, qui se trouvent aux estampes de la Bibliothèque impé- riale. M. Sou lié, conservateur du musée de Versailles, n'a pu arriver à une solution de la question. Cependant, nous avons assisté à des ventes publiques de portraits et d'é- maux de la duchesse; la plupart ont été emportés en Angleterre. CHAPITRE ONZIÈME Pourqucfi la célébrité qui suivit 1^ tombe de M°" de La Valli^re, et l'obscu- rité ouest restée Marie-Thérèse. — Difïrrents types de grandeur humaine discutés. — Phénomène historique des personnages oubliés. — Comment Bossuet est cause de l'effacement de Marie-Thérèse, dans la mémoire de la postérité. — M"" de Maintenon, cause plus directe de l'oubli de la reine. — Figure politique de M'" de Maintenon. — Si Marie-Thérèse aurait signé la révocation de Tédit de Niintes. — Opposée par ses instincts au terro- risme exercé sur les consciences. — Mission respective de Marie-Thérèse et de M""" de La Vallière. — Grandeur de leur personnalité réelle. — Un souvenir de M"' de La Vallière, à Glichy-la-Garenne. — Refuge de Sainte- Anne. — Partialité de M. le duc de Noailles, historien, en faveur de M"= de Maintenon au détriment de Marie-Thérèse. — Quelles leçons se déga- gent de la vie et de la mort de M"" de La Vallière et de celle de Marie- Thérèse d'Autriche. On ne doit pas s'éloigner de la tombe de ces deux fem- mes, sans indiquer deux points qui ont une réelle im- portance 1° pourquoi la mort consacra à jamais la. célé- brité de M™^ de la Vallière, tandis que celle de Marie- Thérèse d'Autriche n'a été suivie que d'obscurité et d'ou- bli ; 2" quelle fut la mission respective de ces deux femmes, dont la double existence fut si souvent entremêlée par la force des événements? Quelle est la grandeur réelle de leur personnalité ? enfin quelles leçons se dégagent de leur vie et de leur trépas? C'est surtout du côté de Marie-Thérèse qu'on doit insister, parce que, de ce côté -là principale- ment, doit être renouée la chaîne interrompue des sou- venirs. Du fond du monastère des Carmélites de Saint- Jacques, comme de la chambre à coucher de la reine de France à 746 MADAME DE LA VALLIÈRE Versailles, on peut voir naître, comme on les verra ensuite grossir, dans le cours des âges, deux courants d'opinion, d'où nous verrons éclore, à son lour, celle de la postérité sur ces deux femmes. Examinons le jugement que porte d'elles l'histoire, et demandous-nous s'il y a rien à y ré- viser, si Marie-Thérèse et M°> de La Vallière sont appré- ciées avec justice et selon leur valeur réelle, si chacune est à sa légitime place, et s'il vaut la peine de leur conserver à toutes deux un souvenir impérissable. 11 est inutile de tenter des efforts en faveur de M"^ de La ValUère, puisque depuis sa mort, les générations succes- sives se sont attachées à sa mémoire, et l'ont déclarée inté- ressante. 11 s'en faut qu'on ait traité de la même façon l'épouse de Louis XIV ; et c'est cette anomalie qui demande seule à être expliquée. M"^ de la Vallière a pu être quelquefois mal jugée ; on a pu ne pas faire en elle assez équitablement la part pro- fane et la part chrétienne ; cependant en général on ne s'est pas trompé envers cette intéressante figure historique, et nous lui gardons la mémoire du cœur. L'amour et la pé- nitence de la duchesse de'La Vallière, dit un de nos écrivains actuels ^ tiennent une place considérable parmi les souve- nirs du grand siècle, qui ont tant de vogue de nos jours. Cette belle et touchante figure s'imposait, en quelque sorte malgré elle, à l'attention de ses contemporains. La postérité a encore enchéri sur leurs sympathies, ou plutôt la du- chesse de la Vallière demeure à jamais la contemporaine de tous les cœurs nobles et sensibles. Ses taches même sont celles d'un astre, et l'on pourrait presque dire heureuse la faute atténuée, d'abord par une affection si profonde, si dé- sintéressée, puis expiée, par une si radieuse transformation de l'amour profane en amour divin. t ' Le b;iron Ernouf, réflexions criliques sur le livre de M. P. Clément iUèflexio}is sur la miséricorde. CHAPITRE ONZIÈME 747 Ce souvenir, à la fois austère et gracieux, semble em- prunter un nouveau charme au contraste saisissant qu'il présente avec les mœurs du jour. Les égarements de l'a- mour ont rarement aujourd'hui l'excuse de la sincérité et du désintéressement. La passion germe difficilement, le re- pentir plus difficilement encore dans des cœurs desséchés par le scepticisme religieux et moral. » Pourquoi en a-t-il été autrement pour la reine Marie-Thé- rèse d'Autriche, 'pourquoi la mémoire de la nation a-t-elle subi ici quelques défaillances ? Ce n'est pas la première fois, sans doute, qu'on trouve de ces lacunes dans le tissu de la tradition nationale, et de ces desiderata, dans la mémoire défectueuse des hommes. Si tant de personnages vrai- ment méritants sont, par des circonstances diverses, tombés au rang de personnages oubliés, effacés, inconnus, on doit, dans le cas actuel, signaler un des faibles du monde, qui, la plupart du temps ne se passionne guère pour les vaincus, et garde souvent, des siècles durant, des opinions bizarres, nées du hasard, et continuées par la routine. L'on peut accuser Bossuet d'une part, et M""^ Maintenon de l'autre, d'avoir contribué sans le savoir sans doute, mais comme cause efficace, à la répartition inégale de la célébrité que le temps a soustraite à la tombe de Marie- Thérèse d'Autriche, pour la reporter sur celle de M""^ de La Vallière.. C'est ce qui va être déduit des faits. Tout a quelquefois dépendu de la maladresse ou de la dis- traction des contemporains. On comprend, lorsqu'on a sem- blé dédaigner la société de son temps, que celle société se venge à son tour par le dédain. Que fera-t-elle plus tard, si les contemporains ont adopté la conspiration du silence, s'ils ont eflacé toule trace du héros ou de l'honnête homme, s'ils ont amoindri ou détruit les témoignages de son excel- lence morale? Or, l'histoire peut accuser ici Bossuet d'une complicité, bien indirecte sans doute, même bien incons- ciente. Elle peut reprocher à ce grand homme chargé de 748 DE LA VALLIliHE redire officiellement devant la France attentive les qualités et la vie de la reine, de n'avoir pas assez mis en lumière l'éducation morale et les mérites personnels de Marie-Thé- rèse*. Quand on est un Bossuet, on peut contribuer, parles jugements restrictifs qu'on émet, à la distribution de la re- nommée et à l'opinion que la postérité s'est formée touchant certains personnages du xvii'^ siècle. Il y a lieu de s'étonner qu'on n'ait entrevu, pas plus dans notre époque libérale qu'au temps de la Bruyère et de Féne- Ion, ce que le siècle de Louis XIV, vu du côté de la reine, pouvait offrir de réflexions instructives. Qui n'aime le genre solennel, puisque le solennel tient à la magnificence, et que la magnificence est l'ordinaire expression de la grandeur terrestre? Le solennel est la forme même de la majesté, et le majestueux équivaut au divin pour l'humanité. Cepen- dant nous osons n'aimer que médiocrement le solennel, par la raison qu'il est trop voisin, chez l'homme, de V affectation. Que d'individualités, pompeuses en apparence, sont quel- quefois réellement mesquines, odieuses même ! Quelle épo- que plus solennelle que celle de Louis XIV? mais la cor- ruption n'en occupa moins une place immense dans les mœurs de cette société et de ce règne ; en sorte qu'on eut le spectacle dégoûtant de la solennité dans l'ignominie. Que préférer, de la honte qui cache sa confusion dans les ténè- bres ou de la laideur morale, qui chaussant le cothurne et s'affublant d'un pédantesque manteau, joue à la pompe et à l'austérité ! ' Bossuel fut, au xwi' siècle, le Parinide Marie-Thérèse. Au xviii» siècle, Guiseppe Parini, le poëte d'7/ Giorno, la plus grande renommée de l'Italie autricliienne, s'était illusiré dans une controverse littéraire; il défendit la cause des littératures municipales et de la poésie populaire contre les défen- seurs exclusifs de la langue toscane. On songea à lui, à cause de son talent et de sa renommée, pour faire l'éloge de Marie-Thérèse, impératrice de Hon- grie. Bossuet était aussi grand poète que Parini. On le chargea ofRcieliament de l'éloge de la reine de France, à cause de son talent exceptionnel, et parce qu'il était le roi de l'éloquence française. Bossuet eut un mois pour chercher son projet, le méditer, en établir les assises; il prononça son discours le i" septembre 1683, et la reine était morte le 30 juillet. CHAPITRE ONZIKMR 740 Qu'en observant la vie de la reine Marie-Thérèse, on dise que cette noble descendante des Habsbourg a pris rang dans ce groupe des glorieuses oubliées, dont la trace s'efiace et disparaît à la la longue, nul ne verra la nécessité de contre- dire cette assertion. La femme de Louis XIV produisit une sensation relative comme en produisit six cents ans aupara- vant, Matbilde de Flandre, à une époque de conquête et de barbarie ; mais disparue de la scène, elle n'est pasplusl'objet des entretiens des généralions, que la femme elle-même de Guillaume le Conquérant, couronnée cependant avec tant de pompe, reine d'Angleterre, à Londres en 1068. Ce n'est pas un phénomène rare en histoire, que ce voile d'oubli jeté sur des personnalités méritantes; Marie-Thérèse d'Autriche n'a fait que partager la fortune de mille autres existences éteintes, qui eussent dû occuper une autre place dans la mémoire et dans les traditions du genre humain. Une femme, celle de Guillaume le Conquérant, avait été mêlée aux grands événements du xi siècle, à tous ces grands ftiits qui se nomment l'invasion de l'Angleterre, la réunion de la couronne d'Angleterre à celle de Normandie, la vic- toire de Hastings sur le roi Harold, le couronnement à Lon- dres, la compression et la révolte des Anglo-Saxons, la ré- bellion de son fils Richard, dont la mort dans la Forêt- Noire fut si tragique, les dévastations commises par son mari, depuis Rouen jusqu'à Nantes, pour venger un mot de Philippe P"" roi de France. L'histoire prononce à peine le nom de cette femme du célèbre duc de Normandie, qui disparait effacée sous la grande figure de Guillaume. Pour- quoi les récits de ces vieux temps ne nous ont -ils pas laissé de plus longs détails sur Matbilde de France, si douce et si portée à la clémence, » disent les seuls récits qui parlent d'elle, plus grande que les conquérants par ses vertus et par son beau et noble rôle de femme, tantôt s'interposant entre les colères de son époux et les intérêts de son fils Richard coupable et révolté, tantôt obtenant par 750 MADAME DE LA VALLIÈRE ses prières et par ses larmes un peu d'indulgence pour les malheureux Saxons, adoucissant, si elle ne les désarma point, les terribles vengeances auxquelles Guillaume se porta autant par caractère que par politique ? Le frère puîné de Gharles-Quint, Ferdinand P', est un autre exemple des jeux de la destinée. Ni les contem- porains, ni la postérité n'ont été justes à son égard. Et cependant, à côté du brillant et universel Gharles-Quint, apparaissant de contrée en contrée pour y dérouler par la guerre ou par la diplomatie ses profondes conceptions de domination européenne, quel rôle que celui de ce frère confiné en Allemagne, simple lieutenant, bien qu'il fût souverain et spécialement chargé des besognes ingrates! Et pourtant, il y avait mieux qu'un comparse dans cet élève d'Erasme, lettré, délicat dans ses mœurs, qui se tacha de sang, comme les autres rois de son époque, mais non par plaisir ou indifférence ainsi qu'eux, et seulement quand l'exigeait la raison d'État , admise en ce temps odieux comme une suffisante excuse. L'homme qui, dans des cir- constances pareilles, sut garder sa politique propre; dont l'habileté accrut de la Hongrie, de la Bohême, de l'Empire, ses États héréditaires ; qui osa soutenir à Rome un système de réforme et de conciliation, eût mérité que les historiens attachassent sur l'œuvre de sa vie un regard moins dé- daigneux *. » Sans discuter la grandeur du rôle attribué à Ferdinand P"', par qui se reliait la chaîne dans la succès- . sion des Habsbourgs allemands, on doit remarquer que c'est le rayonnement de Gharles-Quint, qui éteignit dans sa splendeur l'éclat de son frère Ferdinand, de même que ce fut le renom de Louis XIV qui absorba l'obscurité de sa modeste femme. Mais on retrouverait surtout au xv^ siècle, le plus complet exemple de l'ingratitude de l'histoire, dans une femme pleine » H. Rolland, dans son Histoire ah irgèe de l'Autriche. CHAPITRE ONZIÈME 751 de mérites entre toutes, dans la personne de Jeanne de France, femme si supérieure à son sexe, et cependant de- meurée pour ainsi dire inconnue. Un des derniers hiogra- phes de la fille de Louis XI *, s'étonne que cette vie sublime de Jeanne de Valois soit si ignorée dans ses détails les plus intéressants. Il se plaint' que l'histoire et la biographie n'aient connu ni le jour, ni le mois, ni même le lieu de sa naissance; il trouve étrange qu'on ait laissé dans l'oubli une femme qui, sur le trône, fut une expression parfaite de l'épouse chrétienne; il estime enfin, comme un devoir, l'obligation de faire revivre une existence que pas une souil- lure morale, pas un acte en opposition avec les dogmes reli- gieux, pas une goutte de sang versée, n'ont jamais flétrie. C'est ainsi qu'apparaît, dans l'histoire, le phénomène de l'obscurité et de l'oubli imposés à quelques noms , pour lesquels ne s'obtient qu'à la longue une justice tardive. Ce n'est pas toutefois une raison d'absoudre l'aigle de Meaux. Sa robuste main ne sut pas écarter ce qui est l'écueil du souvenir; et Marie-Thérèse a passé comme un météore, en s'éclipsant dans le rayonnement du grand siècle, Bossuet et Fléchier ne pouvaient sans, doute aborder cer- tains côtés de la question. Bossuet ne touche que fort dis- crètement et par allusion indirecte aux chagrins de la reine. Fléchier n'a que cette phrase Ne sondons pas ce qui se passait entre Dieu et elle. Les gémissements de la colombe doivent être laissés à la solitude et au silence à qui elle les a confiés. Il y a des croix dont le sort est de demeurer cachées^. ^ Assurément un grand évêque, à qui son caractère imposait la retenue, ne pouvait se livrer aux philippiques de la dé- mocratie moderne, qui ne -se fait pas faute de représenter la société de Louis XIV, comme une brillante orgie, où la consigne universelle était d'aimer, oi^i on lisait ce mot 1 M. Pierquin de Gembloux. * Oraison funèbre prononcée au Val-de-Grâce, le 24 novembre 1683. Paris, Mabre-Cramoisy, in-^", p. 29. 752 MADAME DF-. LA VALLlKRE d'ordre écrit sur tous les murs de Versailles, sur toutes les portos du palais; où, Tètes, chasses, promenades, bals, galas, feux d'artifices, grands appartements, opéras, comédies, farces , arlequinades, ne faisaient résonner que ce mot — aimez-vous. Toutefois, si l'on ne pouvait exiger du grand orateur des sorties indignes de son caractère, on aurait pu s'attendre à autre chose dans le cercle même de ses convenances. Quand on ouvre le recueil des Oraisons funèbres pronon- cées par Bossuet, sur les personnages de son temps, on y trouve celle de Marie-Thérèse d'Autriche, reine de France et de Navarre, et l'on doit se hâter de reconnaître que, malgré la hauteur qui n'abandonne jamais l'aigle de Meaux, son discours fut relalivement pâle ; il ne tira point de son sujet le parti qu'on aurait voulue Et, en parlant ainsi, il faut prendre garde de dire que Bossuet n'a pas été éloquent ; ce serait méconnaître les touches pleines de finesse qu'avait ce "-rand homme, en dépeignant la délicate conscience de la reine, relativement aux fautes et aux manquements journa- liers ; ce serait ne pas comprendre la grande et originale manière avec laquelle l'orateur dit tour à tour les illustra- tions de la maison d'Autriche et de la maison de France, réunies dans la personne de Marie-Thérèse. Qu'on prenne f^arde aussi , en critiquant Bossuet dans son Oraison funèbre de Marie-Thérèse d'Autriche, d'insinuer qu'il manqua ce jour-là de grandes idées et de profonds aperçus. On se mon- trerait déplorablement étourdi. Le seul exposé de l'inter- vention de la Providence dans les choses humaines, qu'il ne borne pas à des vues générales et confuses , mais dont il retrouve les desseins dans les choses particulières, dans le choix des familles qui forment les nations, dans celui des individus qui jouent un rôle dans les lamilles et dans les nations , ce seul exposé nous montre ici comme partout, ' Le même reproche porte sur Fléchier, qui fit également un éloge funèbre le 24 novembre 1683, avec la JiUrrenoe qu'il n'avait pas le génie de Bossuet. CHAPITRE ONZIÈME Tfjiî dans Bossuet, cette élévation du regard, cett^e haute portée d'esprit qui ne pouvait jamais l'abandonner. On a cependant dit que Bossuet n'eut pas l'occasion devant les restes mortels de Marie - Thérèse d'Autriche d'être éloquent. » Nous citerons les pages d'une commisération un peu dédai- gneuse, émanées, à cet égard, d'un écrivain de ce temps; elles sont assez réfutées, il nous semble, par tous les chapi- tres de la présente histoire qui ont tâché de faire connaître une femme, que l'on s'habitue trop à juger sans l'avoir étu- diée. Il nous est impossible, dit cet écrivain élégant et d'ail- leurs réfléchi, de nous séparer de Marie-Thérèse sans atten- drissement. Pauvre reine inutile, et plus misérable dans son palais qu'une sujette ! Nous l'avons prise sur les bords de la Bidassoa, si gracieuse dans sa timidité, puis si glorieuse de son bonheur I Anne d'Autriche s'empara de l'infante et ne lui laissa même pas les séductions de la jeunesse. Cette fille d'Espagne vieillit et s'aigrit avant l'âge, par la faute d'une tutrice déjà vieille et sombre. Elle n'a pas même , dans ses ennuis, le courage d'une noble résignation. Sa vertu naturelle et sans éclat n'avait point d'action à la cour ; avec de plus grands dehors, une contenance plus ferme, elle eût été contagieuse dans de certaines limites , et les âmes hon- nêtes, éparses çà et là, auraient bientôt formé groupe autour du trône. Quand Marie-Thérèse abandonna la terre, on la vit au ciel ; personne ne pleura *. Son panégyriste sacré, si terrible dans l'oraison funèbre de Madame, n'eut pas même dans celle-ci ï occasion d'être éloquent. La parole tonnante du prédicateur s'apaise et coule doucement, sans aucun de ces sur- sauts qui bouleversent. Ce sont des louanges sereines comme on en adresse aux élus; les textes les plus consolants de l'Ecriture sainte viennent s'enchaîner l'un à l'autre dans ce calme discours Sine macula ante thronuïjx Dei.., Ambu- • M. Babou se trompe ici du tout au tout, — voyez à Y Appendice, la note sur la mort de Marie-Thérèse. 48 784 MADAME DE LA VALLIÈRE labimt mecumin albis... Virgines enim simt... Hi sequuntur Agnum... Elle était de ces âmes blanches, virginales, imma- culées, qui brillent devant le trône de Dieu et suivent l'A- gneau,.» Puis le sublime orateur place ces humbles mots dans la bouche de Marie-Thérèse Neque ambulavi in magnis, non est exaltatum cor meum, neque elati sunt oculi mei. Je n'ai point marché parmi les grands, mon cœur ne s'est point élevé, et mes yeux sont restés baissés. » C'est là justement sa faute ou plutôt son malheur dans le rang suprême où Dieu l'avait mise. On a déploré souvent, avec des éclats de voix pathétiques et toutes les exagérations d'une sensibilité théâtrale, le sort des grandes âmes incomprises, retenues par la fatalité dans des conditions misérables, a quel- que chose de plus triste au monde; c'est la destinée d'un esprit modeste enclavé dans les gênes do la grandeur hu- maine *. Ce n'est pas l'historien de M"" de La Vallière qui repro- chera [à Bossuet de n'avoir pas été éloquent , ou de n'avoir pas eu l'occasion de l'être dans son discours sur Marie- Thérèse. Et ne l'est-on pas déjà, lorsqu'on apporte une âme profondément émue, lorsqu'on parle devant un roi qui perd la meilleure des épouses, devant un fils qui pleure une mère si parfaite? Écoutons Bossuet, le 1" septembre 1683, dans l'église de Saint-Denis, en présence même des restes de la ' M. liippolyte Babon, ilSin' Amoureux de M'^^ de Sévigné, p. 162. — » On voit que M. Babou s'est contenté d'un à-peu-près sur Marie-Thérèse d'Au- triche; ce qui l'a conduit à se faire simplement l'écho de la routine et du préjugé, dans sa manière de juger la reine. Nous savons bien assez que la vie de Marie-Thérèse a été très-effacée; mais l'intérêt historique était de re- chercher la nature de cet effacement, ses causes, ses origines, sa signification. M. Babou, qui nous représente Mario-Thérèse, sous la tutelle absorbante d'Anne d'Autriche, devrait d'abord se mettre d'accord avec un témoin de la cour de Louis XIV, avec M""» de Motteville. Cette dernière, racontant les bruits de son temps à la mort d'Anne d'Autriche, nous apiircnd que, d'après l'opi- nion publique, Marie-Thérèse ne fut pas exces-^ivement désolée de la mort de sa tante. Et la raison qu'on en donne, c'est que la jeune reine était impatiente de saisir une influence que, par égard, elle avait consenti k partager avec sa royale belle-mère. CHAnTlU manière de piHé et d'humilité » très-accentuée, avec les convenances et les pompes oflicielles et ce mélange de la cordiale bonhomie d'une simple femme chrétienne et de la dignité silencieuse d'une reine mé- connue et résignée. CHAPITRE ONZIÈME 7o7 reconnu, est peu commode pour dire la vérité historique et la vérité tout entière. Les historiens seuls peuvent discuter si ce sont seulement les méchantes qualités qui sont péril- leuses, dans ceux que la Providence a placés au rang su- prême, et si les plus nobles vertus développées hors de propos ne jettent pas quelquefois dans des précipices- pro- fonds. Nous ne dirons pas de Marie-Thérèse, comme Cha- teaubriand de Henriette-Marie de France, veuve de l'infor- tuné Charles P"", qu'elle serait morte oubliée si Bossuet ne s'était emparé de ce grand débris de la fortune pour l'illus- trer de tout son génie. Néanmoins si Bossuet avait rendu à chacun ce qui lui revenait, il aurait dû. faire le procès à ces courtisans toujours les mêmes, si peu empressés autour de cette reine, dont ils sentaient les mains vides de toute l'in- fluence que Louis XIV retirait à lui. Un vieux petit livre de politique, imprimé à Cologne en 1665, assure qu'oîi estime peu ceux dont on n'a pas besoin Histoire du Traité des Pyré- nées. Il eût convenu peut-être à la sainte indépendance de la chaire chrétienne, de dire cette vérité à la misérable hu- manité. Le père Bonaventure de Soria, espagnol d'origine, pu- blia en 1683, le lendemain de la mort de la princesse, une notice très-abrégée de sa vie, dans le genre des vies édifiantes qu'on aimait au xvii^ siècle. On en trouve quel- ques exemplaires dans les bibliothèques de Paris ; Madrid en possède aussi, en langue espagnole. Cette incomplète biographie, rédigée à un point de vue exclusif, ne nous fait pas connaître la femme de Louis XIV. Bonaventure de Soria était le dernier des directeurs spirituels de la reine de France et de Navarre. Au lieu de supputer uniquement combien de couvents la très-auguste et très-vertueuse princesse avait fon- dés en France, on aurait aimé que cette nature espagnole fût mieux étudiée et plus approfondie, et que son premier biographe, nourrissant son récit de documents et de faits, nous eût donné une de ces relations animées et vivantes, qui 788 ' MADAME DE LA VALLIÈRE aurait allié cette importante bienveillance et cette douce ironie, qui sont les conditions delà véritable histoire, d'après l'éniinent historien des ducs de Bourgogne. Nous posséde- rions une biographie développée et entière, qui eût fait revivre Marie-Thérèse à nos yeux; nous aurions vu cette reine digne et grande de majesté, sinon de taille, passant à travers la réunion de ce juc l'esprit français eut jamais de plus étincelant, respectée à la cour, saintement résignée au milieu de ses incessantes peines, reconnaissante de l'affection natio- nale qui honora aux heures sérieuses ses mérites et ses ver- tus. Tel n'est pas le programme qu'a suivi Bonaventure de Soria. Ses cinquante pages ne nous donnent qu'une vie de recluse, écrite à la hâte au fond d'une cellule. On necon- naissait pas, de son temps, cet art nouveau de recomposer la vie quotidienne et les sentiments intimes des siècles qui ont disparu, et qui est la psychologie importée dans l'histoire. » Une vie d'Isabelle de Bourbon avait paru en langue espagnole, à Saragosse, en lGi4i. On se serait attendu à y » Vita de Isabel de Borbon, por Michelli ; en Saragoca, 1644, 22 pages. Nous possédons une Vie de Philippe IV, imprimée en espagnol, à Barce- lone. Mais, comme son auteur, Cespedes y Menesses, la publia en 1634, elle est non avenue pour la femme de Louis XIV, qui ne naquit que quatre ans après. Il est curieux de voir combien Henrique Florez, écrivain espagnol du \\m' siècle, est pâle, incolore, stérile de renseignements sérieux dans un flot abondant de détails puérils. Ses Memorias de las Retjnas cntholicas, historia genealugica de la casa real de Castilla, y de Léon, imprimés à Madrid, en 1761, ressemblent singulièrement à de» registres d'hôtel de ville, pour l'inscription des naissances et des décès. Cet auteur consacre plus de quarante grandes pages in-4'', à raconter la vie et les faits de Dona Isahel de Boibon, pri» mera muger del Hey D. Phelipe IV et de Dona Mariana de Auslria, segunda muger del Rey. Il s'étend sur les diverses naissances des princes et princesses que Philippe IV eut de ses deux femmes; il raconte en détail, à chaque bap- tême, la cérémonie qui toujours se hizo solemnissimamente con un acompana- mienlo, galas, y joyas, etc., etc.; il constate avec une ponctualité somptueuse que ia pompa de la corte fue quanta puilo ser. 11 tient note, avec une égale exactitude, de tous les déiès des enfants d'Isabelle de Bourbon, et nous fait assistera une procession peu souriante de convois qui se dirigent aux sépul- tures royales de l'Kscurial. Il ne mantiue jamais à sa formule Trageron su cverpo al Escorial con indecible sentimiento del Rey, etc. Ou se serait attendu. CHAPITRE ONZIÈME 769 rencontrer quelques révélations sur la première enfance de Marie - Thérèse, Son auteur se borne à nous apprendre qu'elle était, avec le prince Balthasar Carlos, son frère, aux côtés de sa mère mourante, et n'ajoute pas d'autres par- ticularités sur la fille d'Isabelle de France Yasi murio Isabel de Borbon, teniendo à su lado dos higos el principe D. Balthasar Carlos y D* MaiiaTeresa, infanta de Espana. » Mais en France, lorsque l'histoire commençait pour le xvn* siècle presque tout entier disparuavec ses acteurs ; quand, au xvni, Saint-Simon et Voltaire, prenant la plume, se mirent à peindre les figures du siècle qui les avaient pré- cédés, une large étude physiologique et historique de Bos- suet sur Marie-Thérèse d'Autriche, n'aurait-elle pas, en pesant dans la balance, fixé les principaux linéaments de cette figure, et appelé l'attention et l'investigation? Sans être un idéal complet, il résulte des faits que Marie-Thérèse est une chaste figure, douce et intrépide aussi, que rehaus- saient aux yeux des peuples la beauté physique et la sainteté de l'âme. Si son esprit, son organisation et son temps l'eus- sent portée aux entreprises héroïques, son cœur l'aurait ra- menée aux douces et tendres préoccupations de son sexe. Tandis qu'en Espagne , Isabelle la Catholique, paraissant sur les remparts de Grenade, pendant les horreurs du siège, avait bravé les périls pour encourager les soldats et les ex- citer à la victoire, Marie-Thérèse adopta en France un rôle aussi intéressant et plus conforme à la nature de la femme. Nous la trouvons dans les hôpitaux, aidant les sœurs de à voir ce bizarre chroniqueur si bien placé aux sources, en profiler lar- gement dans l'intérêt de la biogrHplue de notre princesse. Or, ce n'est ni à l'enfance, ni aux années de jeunesse de Marie-ïhérèse que llenrique Florez songe à nous initier. Voici tout ce qu'il nous apprend Maria Teresa nacida en 20 de setiembre del 1638. Cuyo baulismo fue en el 7 de octubre. Esta Infanta casa en el 1660 con el Rey de Francia Luis XIV. De cuyo tronco salià la flor de Lis, paire de nuestro calhoUco monarca D. Carlos, que Oios guarde. L'est tout ce qu'un moine espagnol de l'ordre de Saint-Augustin a jugé à propos de nous révéler des années premières de l'infante, reine de France. 760 MADAME DE LA VALLIÈRE charité, soignant les malades, souriant aux affligés et aux petits, pleurant avec les mourants. Elle passait quelquefois à cheval ou en carrosse devant le front des troupes. Retirée dans son oratoire, ou bien assistant aux cérémonies saintes, elle fut un type éminent des natures dévouées à leur foi religieuse. Au foyer de la famille, nous devons la proclamer un des rares modèles de l'épouse et de la mère, sachant s'abdiquer, souffrir et se taire, se préservant au milieu des difficultés des cours, de la corruption qu'on y respire , comme de l'entraînement des passions politiques. Enfin, il est impossible de parcourir sans attendrissement le récit de sa vie qu'anima toujours une pensée de patriotisme , de patience et de piété. L'objet de ses plus légitimes amours, de son unique affec- tion, lui fut, hélas! vivement disputé par de redoutables rivales. Une s'était distinguée entre toutes les autres, femme triomphante et douce, celle-là même qui a occupé le pre- mier plan de cette histoire, et qu'on ne peut jdIus séparer de Marie-Thérèse. L'une de ces deux femmes avait com- mencé par l'amour profane et fini par la religion ; l'autre n'eut pas à changer de chemin dans sa vie. Si elle a marché invariablement dans le devoir sans se laisser séduire par les frivolités pompeuses de la plus brillante cour du monde, si la monotonie de l'existence n'a été rompue, dans Marie- Thérèse, par aucun grand contraste , si sa vie commencée sur les marches d'un trône a fini sur un autre trône; elle n'en a pas moins connu, senti, sous le velours et sous l'éclat de la couronne, la loi d'égalité dans la douleur et les iro- nies de la destinée. Par conséquent, si Bossuet avait ainsi pris les choses, il est possible que Saint-Simon et Voltaire nous eussent donné à sa suite un portrait historique de la reine Marie-Thérèse, avec ces analyses pénétrantes dont ils avaient le secret. D'ordinaire, mondains et satiriques, ils se sont exprimés à l'égard de la reine sur le ton d'une véné- ration et d'une sympathie marquée, et on déplore qu'ils CHAPITRE ONZIEME 761 n'aient regardé qu'en passant cette figure historique. Après avoir dit que les historiens se sont fatigués à ne rien dire de cetle princesse, » Voltaire a eu le tort de les imiter; et Marie-Thérèse a eu celui d'être grande et modeste , comme dans les Leaux âges des vieilles républiques, surtout comme dans les siècles héroïques du christianisme. La beauté mo- rale d'une conscience intacte ne sauve pas toujours une mé- moire. Après Bossuet, dont la responsabilité n'était engagée que fort indirectement dans cette question, on doit nommer sur- tout M""^ de Maintenon, qui a pris, elle, une tout autre part dans l'effacement de Marie -Thérèse d'Autriche. Elle eut le tort de succéder à la jeune reine, comme épouse légitime de Louis XIV. M™ de Maintenon se présente dans l'histoire comme une femme politique. Elle avait de hautes facultés» une raison éminente, un caractère très-accentué ; son voisinage a incontestablement nui à la première femme de Louis XIV. Il nous plaît, dans nos temps démocratiques, de voir une simple sujette s'élever au rang suprême par son mérite et son habileté. On peut, en admirant la raison de M" de Maintenon, n'avoir de sympathie ni pour sa nature, ni pour son caractère, ni pour son rôle à la cour, ni pour ses diverses manières d'agir ; il nea est pas moins vrai que son éclat et sa destinée extraordinaire ont fait oublier Marie- Thérèse. Il est un danger qu'on n'a pas su éviter, en cherchant selon quelle mesure il faut apprécier et comparer les supé- riorités historiques. Lorsqu'on est en présence de Marie- Thérèse d'Autriche, on se demande si c'est l'élément de la force qui doit l'emporter dans l'estime publique; ne serait-ce pas plutôt celui de la bonté intime qui devrait déterminer la plus grande popularité ? M""^ de Maintenon ayant brillé à côté de Marie-Thérèse et après elle, on a cherché le secret de l'élévation étonnante de cette femme, et on a voulu expliquer l'ascendant qu'elle prit sur le roi, par des raisons qui font 762 M^DAMK DE LA VALLIÈRE tort à la princesse espagnole. C'est là le danger auquel on n'a pas su échapper. Donner la palme à M™'" de Maintenon, dire que c'est là la vraie reine, c'est sacrer par cela même l'habileté en toute chose, c'est élever au-dessus de tout l'art de se proportionner aux hommes et aux choses, c'est enfin prendre pour idéal ce qui brille", ce qui reluit, ce qui est apprêté, ce qui réussit , c'est adorer le succès, le fait. Si l'on sait au contraire, malgré les apparences, interroger la vie de Marie-Thérèse, se demander pourquoi l'empire ne revient pas à cette femme, et s'il est légitime de dédaigner la valeur et le mérite d'un personnage, par cela seul qu'il ne se jette pas à votre tête, pour mendier les suffrages, c'est faire un grand acte de discernement viril ; c'est écarter la fantasmagorie, et reconnaître que la supériorité, dans nos époques plus éclai- rées, doit revenir non à la force brute, mais à l'élément mo- ral, dans l'humanité. La seconde phase de la vie de Marie-Thérèse d'Autriche mettant en scène M""^ de Maintenon, il était à craindre que dans les jugements qu'on porterait, l'une n'eût à subir, en perte, ce que l'autre gagnerait par cette vieille habitude de l'espèce humaine, de courtiser tout ce qui réussit, tout ce qui a pompe, éclat et vogue. C'est ce qui est arrivé. M""^ de Main- tenon était douée d'une raison judicieuse et d'un charme réel de conversation ; c'en a été assez pour faire croire la plupart des femmes qui entourèrent Louis XIV essentiellement dé- pourvues de ces dons estimables. On fut surpris d'abord de voir M™*' de Maintenon réussir à captiver le monarque, user de son influence dans un but respectable, ramener le prince à ses devoirs envers la reine, faire reporter vers la reine des désirs qui s'étaient éveillés pour elle-même 1, transformer entin le roi, et arriver à lui faire goûter les plaisirs purs de la famille ^. Lorsque ensuite » Mémoire pour sercir à l'kistuire de la société polie en France, p. 4G1, l"\ul., 183;. '- Uidoirc de M"^' de Maintenon, deNoailles, t. II, p. 2i. CHAPITRE ONZIÈME 763 Marie-Thérèse eut disparu, il ne fut pas moins extraordinaire de voir la veuve Scarron devenir l'épouse légitime du roi de France, et, par son influence sur Louis XIV, passer pour être l'âme en quelque sorte du gouvernement pendant trente- deux ans. Il en est résulté qu'à force de s'occuper du récon- ciliateur, on a perdu de vue la personne réconciliée. Un docte historien de notre époque, par un zèle qu'on doit apprécier, et par intérêt pour son héroïne, s'est efforcé de rétablir dans un milieu impartial des faits qu'on n'a peut-être reprochés à Louis XIV que par suite d'un malheu- reux penchant au dénigrement. Le noble duc de Noailles a fait, dans sa belle et grande Histoire de il/'" de Maintenon, une véritable campagne, en faveur du monarque, pour atténuer, s'ils peuvent l'être, ses torts de mari et de législateur. Ce qui est certain, c'est que M. de Noailles est très-convaincu; chose remarquable, dit-il, l'exemple donné par le souve- rain, n'exerçait pas sur la nation l'influence qu'on pourrait croire * » C'est le seul prince, dit Duclos, dont l'exemple n'ait pas fait autorité sur les mœurs publiques ^. » Il était trop grand pour qu'on osât s'autoriser de son exemple 3. » Mais qu'on se mette à la place de M. de Noailles, et qu'on entreprenne ensuite d'écrire l'histoire de cette femme dont la destinée fut si extraordinaire, et qui, de simple su- jette, s'éleva à une position d'où elle gouverna la France pendant presque un demi-siècle. N'aurait-on pas, comme lui, indiqué toutce qui peut, sinon justifier, du moins expli- quer les torts du monarque envers Marie-Thérèse? N'aurait- on pas fait ressortir tout ce qu'il y eut dans le roi de véri- table grandeur? Plus on le montre délicat en matière de sen- timent, sensible à ce qui est généreux, sensé et beau, plus on le présente prompt à se détacher, et en même temps 1 ïïisl. de 3f°> de Mainiejion, t. T, p. 243. * Considérations sur les Mœurs. Nous nous permettrons de contredire no- tre homonyme ; nous pensons que l'exemple de Louis XIV fut très-malsain pour la nation. ' Hisi. de Jf° de Maintenon, loco citalo. 76i . MAOAMt; DE LA YALLIÉKE prompt à céder aux attraits de l'esprit et du cœur, plus, par cela même, on prépare des éléments de glorification pour M™" de Maintenon. Que de qualités, que de vertus, quelle force morale, quelle supériorité de raison, quelle sa- vante conduite ne fallut-il pas à cette femme, pour conquérir l'ascendant qu'elle exerça sur Louis XIV? Tel est le thème qui a effectivement inspiré l'historien d'un sens éminent* » dont le talent et le savoir ont élevé de nos jours à la renommée de M™'' de Maintenon un véritable monument. Il est indubitable que les contemporains de Louis XIV furent en quelque sorte les complices de ses coupables écarts par l'espèce d'approbation qu'ils y don- nèrent. C'est pourquoi l'historien de M""^ de Maintenon met ce point en parfaite lumière ^. On ne peut nier aussi que, par caractère, Marie- Thérèse d'Autriche ne fût timide; mais comment les longues et hautaines infidélités de Louis XIV, et l'habitude qu'il avait prise d'imposer ses volontés et ses caprices, n'auraient-elles pas réagi sur la reine délaissée? Gomment, toujours refoulée au dedans d'elle-même, n'au- rait-elle pas contracté, dans son isolement, une sorte de timidité plus grande envers celui qu'elle n'avait pas la force de haïr, et qui la récompensait si mal de l'aimer? M. le duc de Noailles, ayant à écrire l'histoire de M'"'^ de Maintenon, a laissé certains faits sur le second plan, ne devant éclairer que les faits relatifs à son héroïne. Voilà pourquoi il montre c la reine toujours silencieuse et retirée, nourrissant une tendresse timide pour son époux, occupant d'une manière presque inaperçue le premier trône du monde ^. » Si Louis XIV observe les devoirs de bienséance et d'affection sérieuse, qu'il garda toujours envers la reine *, » marié par la politique à une princesse, dont la beauté était sans char- ' C'est ainsi que M. Cuvillier-Fieury qualifie M. de Noailles, Journal des Débals Ju 20 jitnvit-r 1838. * llist. de Ji'" de Main tenon, 2» édit., t. I, p. 31G, ' Histoire de iV"" de Maintenon, 2" cdilion, t. I, p. 4oo. ♦ Ibid,. p. 316. " CHAritRE ONZIÈMK 763 mes, et dont la bonté faisait le seul mérite ' , » à en croire le noble ]iographe de M™ de Maintenon , la logique de la plaidoirie conduit bientôt l'éminent avocat à insinuer que le cœur de son client qui, de bonne heure, avait cher- ché maître, ne trouva pas auprès de la reine une défense suffisante contre les séductions 2. » Ces prémisses habilement posées, il va de soi que M"'' de Maintenon, sachant, comme plusieurs femmes d'esprit et de beauté de son siècle, donner l'exemple d'une vie dirigée tout entière par la religion, avait, par cela même, à la cour de Louis XIV, son rôle tout fait. Son œuvre à elle fut de tirer le roi du désordre, de le rapprocher de la reine, de faire triompher à la cour la réforme des mœurs ^. » C'est par la dévotion qui domina dans sa vie, et qui en fut le se- cret, qu'il faut expliquer sa conduite, bien plus que par les calculs de l'habileté dont on a voulu faire honneur à son esprit *•. » Ce n'était point assez d'exposer comment et pourquoi M""" de Maintenon persista à garder sa position à la cour, et à y conquérir une place de plus en plus intime dans le cœur du monarque ; il ne suffit pas de montrer dans ses mains le drapeau de la régularité qu'elle prétendit planter sur les scandales de M™" de la Vallière, de Montespan, de Fon- tanges. Les historiens qui écrivaient l'apologie de M™^ de Maintenon, ont été entraînés à accentuer l'effacement de la reine Marie-Thérèse, dans une proportion telle que, par la force des choses, cet effacement devint dans leur récit la preuve d'une sorte d'infériorité. Plus il manquait de dons Ibid,. p. 320. * Ibid. M. de Noailles se plaint p. 321 que les contemporains, accep- tant à la légère certaines imputations, trompent la postérité par leurs inter- prétations téméraires ou par l'ignorance de ce qui se passe réellement dans le secret des affaires. — Mais les auteurs peuvent aussi, sous l'empire d'une préoccupation exclusive et de la meilleure foi du monde, déplacer les lu- mières et les ombres. ' Hist. de M'^' de Mainteimi, t. I, p. 466. * Ibid. p. 467. 766 MADAME DE LA'VALLIÈRE et de ressources à la princesse, comme épouse du plus grand monarque du monde, plus aussi M'"*^ de MainLenon avait sa raison d'être. Or, on n'a pas manqué, et cela sans parti pris, à ce procédé, auquel les souvenirs^ quelquefois confus de M""^ de Gaylus, ont prêté un opportun concours. La reine, il faut le dire c'est M. de Noailles qui parle, quoique bonne et douce, ne possédait rien de ce qui pouvait ramener et attacher Louis XIV*, qui au contraire avait les qualités les plus propres à plaire, sans être capable, dit M"^ de Gaylus, d'aimer beaucoup. Presque toutes les femmes lui avaient plu, hors la sienne, qui souffrait en silence ses nom- breuses amours, recevait de lui des égards et un respect qui l'auraient rendue heureuse, si quelque chose avait pu la con- soler de son indifférence. Sa dévotion étroite et minutieuse contribuait encore à l'éloigner d'elle, car elle ne savait par- tager ni ses habitudes ni ses goûts- ^. C'est dans ces circon- stances que M"'" de Maintenon se trouva heureusement là pour remplir le vide d'un cœur et d'un esprit qui avaient besoin d'être occupés. Faisant même intervenir l'empire de la religion, elle se servit des sentiments qu'elle ins- pirait pour ramener ce monarque dans la voie édifiante du devoir conjugal, et obtenir qu'il reportât vers la reine des soins qui n'étaient dus qu'à elle. C'était sans doute fonder sou crédit sur une base bien solide, mais c'était aussi en faire un noble usage, et le mettre à l'abri de tout reproche 3. » En histoire, on doit se borner à assigner les origines d'un fait d'une manière générale, lorsqu'il serait délicatet impru- dent de vouloir tracer de ces origines une physionomie et * Quel argumcnl! — Dira-t-on que M™" de Montespan Dépossédait rien pour attacher Louis XiV, elle qui l'enchaîna pendant quatorze ans? Le roi se détacha d'elle pourtant. Et pourquoi? parce que le tœur humain est mo- bile, parce que tout a une fin, parce que les sentiments vifs meurent comme toute chose. Donc, que le roi, d'abord attaché à la reine, s'en soit éloigné en- suite, cela ne prouve pas contre la reine ce qu'affirme M. de JNoailies. * Tous les chapitres de la présente histoire font justice de l'assertion de M. de Noailles. J Histoire de M"» de Mainlemn, t. Il, p. 18, 19. CHAPITRE ONZIÈME 767 un tableau détaillé. Pour crayonner la figure de M™^ de Mainteiion, il n'est aucunement besoin d'affirmer _que Marie-Tliérèse mérita pendant vingt ans l'abandon de Louis XIV. Ce serait là une affirmation " énorme, qu'on aurait bien de la peine à appuyer de preuves suffisamment démonstratives. Toute personne qui* lira les historiens du règne de Louis XIV regrettera leurs efforts, d'ailleurs consciencieux, pour amoindrir les torts du monarque, au point de vue de la vie conjugale. Construire un savant étalage d'érudition historique et de jurisprudence pour conclure que Louis XIV ne faisait, dans ses infidélités et dans ses adultères, que suivre les longs précédents de la tradition royale en France*, et qu'en légitimant les enfants naturels, il suivait des coutumes établies avant lui, ce n'est pas autre chose que présenter l'isolement de la reine et son abandon comme une chose toute simple; c'est abonder dans l'absurde tendance qui vou- drait diviniser jusqu'aux plus tristes sottises royales. D'autres sont loin de soutenir les assertions de M. de Noailles, et des historiens qui le suivent Louis, avec moins de penchant aux plaisirs, eût été le plus heureux des époux. Marie-Thérèse * Quand M. de Noailles rappelle, dans son Hhtoire de M'^^ de Maintenon, que l'éclat donné par le roi à des femmes illégitimes et l'éducation royale oc- troyée à des enfants naturels ne datent pas de Louis XIV, il dit vrai. Noi;s pensons que les rois, plus que les autres, ont droit à l'indulgence de l'opinion, à cause des plus grandes séductions qui les entourent, et du pouvoir dont ils jouissent. Que ceux qui s'érigent en censeurs nous donnent la certitude qu'ils n'auraient pas failli là où les autres sont tombés. Toutefois, Louis XIV mit dans les irrégularités de sa vie privée un faste et un laisser-aller qui ressemblent trop à une insolence envers la naliun et envers la reine. On peut regretter que M. de Noailles se soit donné la peine d'entasser dans huit grandes pages t. I, pages 323 à 331 des exemples des licences des rois, des existences princiéres et du rang accordé à leurs enfants naturels, dans les diffé- rents siècles de la monarchie antérieurs à Louis XIV. L'époque de Louis XiV commandait plus de respect envers les mœurs publiques, et nous pensons aveCiM. P. Clément, de I Institut, que toutes choses ne sont pas également tolérables dans tous les temps, et que la morale publique, quelles que fussent encore ses défaillances, s'était épurée au souffle de Descartes et de Pascal, de Bossuet et de Corneille. Il est vrai que M. de Noailles reconnaît que le scandale donné par les rois ne se justifie pas aux yeux de Dieu par l'exem- ple de leur race et par les adulations de leurs peuples. 763 MADAMF, DR l,A VAUJKRR réunissait tout pour fixer son co^ur. Elle ressemblaitbeaucoup à sa tante, mère de Louis XIV. Son teint était d'une blan- cheur remarquable, ses yeux très-beaux ; sa taille, pbis pe- tite que grande, était pleine de grâce. En elle brillait cette fraîcheur, que donne une santé parfaite. Marie-Thérèse sa- vait donner à toutes ses manières un charme* inexprimable. D'une douceur angélique, la bonté était la base de son ca- ractère. Son esprit juste et solide était orné; et la plus aima- ble modestie était la règle de sa conduite. Elle ne se mêla jamais du gouvernement. Ennemie de toute intrigue, servir Dieu, plaire au roi et l'aimer, là se bornaient ses vœux et ses plaisirs. La reine aimait, et si quelquefois elle espérait, quelles peines cuisantes déchiraient son cœur ! l'estime du roi, son amitié, ses égards car il rendait justice à ses ver- tus, était-ce là des liens assez forts pour une compagne qui .le chérissait? Marie-Thérèse dévorant ses larmes dans le si- lence, savait s'interdire une plainte légitime ; jamais le moindre reproche ne vint importuner son ingrat époux ; elle mettait de la discrétion jusque dans sa douleur même. * » En résumé, on ne peut méconnaître que l'éclat jeté par M™^ de Maintenon n'ait contribué à rejeter dans l'ombre Marie-Thérèse d'Autriche. On peut dire sans doute que M"^" de Maintenon eut une influence politique; mais il faut justement se demander si Marie-Thérèse eût, comme M""^ de Maintenon, signé la ré- vocation de ledit de Nantes ; il y a, par conséquent, à signaler, dans l'obscurité dont on a payé Marie-Thérèse, une sorte d'ingratitude nationale. Circonstance remarquable! tous les échos de la renommée ont redit le nom de M""" de Mainte- non, tandis qu'ils se sont tus sur cette reine de France, la seule femme vraiment libérale de cette cour qui, avec les Louvois et les Le Tellier, érigea l'inflexibilité en méthode de gouvernement. ' Histoire classique consc ence. Elle ne définissait rien. Mais l'emploi de la force, de la contrainte, dans le -iomaine de l'âme, l'étonnait, tout Espagnole qu'elle fût. TJO MADAME DE LA VALLTERE les catholiques n'y avaient même pas droit de cité. En Hol- lande, ils réclamaient en vain celui de pratiquer en secret leur religion. La Suède était encore inondée du sang des paysans de la Dalécarlie mis à mort pour la foi par le roi même à qui leur courage avait conquis le trône. Les lois sanglantes d'Elisabeth étaient en vigueur en Angleterre; l'E- cosse'était le foyer des massacres et des égorgements de toutes les sectes rivales qui, sur les ruines des églises, se livraient encore d'horribles combats. L'Irlande, faut-il le rappeler, était courbée sous la législation la plus atroce qui ait jamais été imposée à une race chrétienne *. On pouvait évoquer tout ce que Henri YIII et Elisabeth s'étaient permis envers les catholiques de l'autre côté du dé- troit, tout ce qu'avait fait l'Angleterre protestante et puri- taine, même au temps de Louis XIV ; la déportation prati- quée contre les pauvres catholiques d'Irlande, l'enlèvement, en une seule fois, de mille jeunes filles irlandaises arrachées des bras de leurs mères, en 1G55, pour être conduites à la Jamaïque , où on les vendit comme esclaves ; toutes les me- sures prises pour exterminer le catholicisme et les catholiques, le bannissement des évêques, la suppression progressive des ministres du culte, l'interdiction de toute école catholique, afin de tarir la religion dans sa source , l'exclusion des carrières et des emplois par cela seul qu'on était catholique, la défense d'être propriétaire, la déclaration de la loi disant que les catholiques d'Irlande étaient incapables d'acquérir des propriétés immobilières; et en Angleterre, toutes ces lois * Les histoires de l'Eglise au xvi On lit dans un méuioire du duc de Bourgogne t Nous avons en main les actes auiheniiques des synodes clandestins dans lesquels ils les calvinis- tes arrêtèrent de se mettre sous la protection de Cromwell, dans le temps où l'on pensait le moins à les inquiéter; et les preuves de leurs liaisons crimi- nelles avec le prince d'Orange subsistent également. • Voltaire dit aussi dans son Siècle de Luuis XIV > La politique de Louis persécutait les protest en France parce qu'il croyait devoir les mettre hors d'état de lui nuire. • Chapitre xiv, CHAPITRE ONZIÈMK 773 Enfin, on en conclut que Louis XIV avait bien le droit, au nom du principe de conservation, de réagir contre les me- sures du XVI'' siècle, qui devenaient au xvn'^ une menace et un danger pour la staljilité et l'homogénéité de la France i. De ce côté, Marie-Thérèse approuvait, comme tout le monde, les vues de Louis XIV. Mais il était permis à la reine, qui comprenait ce côté de la question, de prendre un autre point de vue, sans que, pour cela, elle contestât à Louis XIV de marcher, dans ses mesures de répression, d'accord avec l'opinion, sur laquelle agissaient deux motifs principaux l'impression qui restait des événements accomplis sous Louis XIII, et les idées géné- rales du temps qui n'admettait nullement notre tolérance universelle d'aujourd'hui. La princesse se préoccupait sur- tout de la question des voies et moyens; elle envisageait le droit de la conscience individuelle, devançant, pour ainsi dire, son temps. La tendresse lui donnait une grande âme ; elle ne pouvait avoir de l'approbation pour ces oppressions de l'âme et ce terrorisme suspendu sur l'hérésie; » elle n'ad- mettait, comme moyen de conversion, que celui employé par Bossuet pour convertir Turenne, c'est-à-dire l'exposition de la vérité et de la foi, à laquelle on doit joindre la prière. Les compressions, les intimidations administratives , les ruses qui convertissaient par'l'argent et portaient les consciences à se vendre ou à feindre, tout ce qui pouvait, en un mot, être une atteinte à la dignité humaine et à la liberté de la cons- cience, était antipathique à une reine, née cependant dans le pays de l'inquisition. Malgré l'approbation générale, 1 II est déplorable qu'un historien français veuille voir ici des questions d'estomac et de digestion. Pourquoi abaisser l'hisloire et étouffer la vérité? Le roi n'ayant plus d'amusement de femmes, dit iMichelet, devint plus âpre. Il mangea, but beaucoup {Journal des Médecins. Circonstance grave, qui explique en partie sa violence, sa politique à outrance, ses actes provo- quants contre toute l'Europe, sa guerre au Pape, sa guerre aux prolestHuts... Je vois chez ses médecin» que, dans ces deux années, il était devenu encore plus grand mangeur, faisait trois repas de viande par jour et buvait son vin pur. {Hisloire de France au xva» siècle, p. 261-272. 774 MADAME DE LA VALLIÈRE quelque chose l'avertissait qu'on faisait une faute, soit en attentant à la liberté de conscience, soit en posant des pré- cédents qui appelleraient plus tard une réaction aux dépens de l'État et des individus. ^ Est-ce à dire, pour cela, que l'épouse de Louis XIV, res- treinte à ses devoirs d'intérieur, et renfermée dans le cercle étroit de ses dévotions, demeurât insouciante à la propaga- tion de la vérité? La cause de la civilisation ne lui disait-elle rien? N'avait-elle pas le besoin de voir se répandre la lu- mière, s'éteindre les diversités et les divisions, se resserrer les ténèbres et l'erreur? On ne peut en douter, puisque l'es- prit de la religion chrétienne est un esprit de lumière qui pousse à la diffusion de cette lumière elle-même * ; puisque d'ailleurs on n'ignorait ni au Louvre ni à Versailles, que celui qui dit être dans la lumière, et qui hait son frère, demeure jusque-làdansles ténèbres ; mais que celui qui aimesonfrère, demeure dans la lumière -. Un biographe consacre un para- graphe spécial à raconter les marques d'intérêt et de zèle que la reine donna, à diverses époques, à la question des lieux saints, débattue depuis des siècles entre les Grecs et les Latins. Dans ces derniers temps, la France et la Russie veulent tour à tour y faire prévaloir leur influence ; mais au temps de Louis XIV, la question était limitée entre les schismatiques grecs et les religieux de Saint-François em- ployés dans la Palestine an service delà religion. On s'explique les sympathies chaleureuses de Marie-Thé- rèse pour cette question, d'abord à cause de son intérêt in- trinsèque. Que peut-il y avoir de plus cher à un chrétien que les lieux qui furent le théâtre des grandes scènes évan- géliques, et le sépulcre du divin libérateur du genre humain? A moins d'une foi religieuse bien tiède, qui ne voudra garder de toute profanation ces lieux sacrés? En second * • Goram Salvatore nostro Deo, qui onines houiines vult aJ agnitioncin veritalis venire. » 1 Tiiaolli., ii, ;- de Sévigné écrit au comte de Bus-i, le 23 octobre 1683 Vous avez vu sans doute l'édit par lequel le roi révoque celui de Nantes; rien n'est si beau que ce qu'il contient, el jamais aucun roi n'a lait et no fera rien de plus mémorable. » 780 MADAME DE LA VALLIEHE Fontaine!, La Bruyères, contre M"*^ de Scudôri ^, contre Bussy-Rabutin ^. La Providence lui épargna do voir le triomphe définitif de l'opinion qui n'était pas la sienne. Louis XIV, habitué à traiter les grandes mesures du gou- vernement en autocrate, n'aurait pas accordé voix délibéra- tive à la reine sur ce chapitre^. Quoi qu'il en soit, on a essayé de faire comprendre comment M"' de Maintenon contribua à faire oublier Marie-Thérèse, et si cet oubli fut mérité. Après avoir tenté d'expliquer pourquoi la célébrité s'est attachée au nom de M™• {HlUoire de France, t. XIV, p. 34. Nommons cependant les écrivains d'histoire qui, de nos jours, semblent être revenus à des idées plus équitables sur Mario-Thérèse ités à l'infini? •> Le cénie et l'esprit pétillant de M""" de Sévigné, la haute raison de M"" de Maintenon, supportaient à côté d'elles d'autres genres de talent. 782 MADAME HE LA VALLTÈRE de plus aisé, que de déclarer qu'il n'y a point lieu à s'oc- cuper de ]\Iarie-Thércse, par la superbe raison que la nièce d'Anne d'Autriche passa inaperçue, qu'elle ne fit aucune sensation, et qu'elle s'effaça, dans l'éblouissant rayonnement de tant de femmes illustres, de supériorités exceptionnelles qui remplissent le xvii" siècle. Ce qui est certain, c'est que le nom de Marie-Thérèse suscite des questions tout aussi vastes et bien plus délicates que celles de dynastie et de royauté ; des questions d'hu- manité, de philosophie, relatives aux grands principes de la société, de la famille et du mariage. On a pu voir, dans le cours des précédents chapitres, jusqu'à quel point l'une des personnes de son sexe qui fut le plus mêlée à sa vie, M"'^ de LaVallière, reste femme même dans ses fautes, et aussi jusqu'à quel point on doit rendre Marie-Thérèse res- ponsable de sa propre destinée. On demande quel grand acte politique a signé Marie-Thérèse, quelle idée elle a fait triom- pher, quelle constitution, quel mouvement national lui doit le pays \ en un mot, si elle a eu une mission. On lui re- proche de n'avoir pas eu de renommée. Mais sa mission consistait justement à n'en point avoir, à s'absorber dans la modeste et silencieuse dignité de l'épouse, à dévorer sans plainte les mécomptes de la vie privée. On l'a dit avec une justesse souveraine dans une société bien ordonnée, la femme n'est pas destinée à être la souveraine brillante d'un salon, mais la représentation la plus pure de l'idéal moral 1 M. Cousin ne pouvait pas reproclier à Marie-Thérèse de n'avoir pas de grand dessein sur elle-même et sur les outres. Dans un morceau où il est trop sévère pour M""^ do ilaiiilenon, il dit Voltaire va sucréder à Descartes, et Fleuri au cardinal de Richelieu. Voici venir les Parabère et les Pompadour, en attendant les Du Uarry; comme femmes auteurs ou présidentes de cote, ries liuéraires, les du Dtffant, l*s Graffigny, les GeoU'rin, les Duchatelet, c'est-à-dire, si vous exceptez M" Aïssé, et cette pauvre insensée W" Lespi- nasse, pas une femme véritable, un peu de savoir en matliématiques et en physiijue, quelque bel es[>iit, aucun génie, nulle âme, nulle conviction, nul grand dessein ni sur soi-même ni sur les autres telles sont les feiiimes du xviii* siècle, Ce n'est pas moi qui me propose de leur servir d'historien. » CHAPITRE ONZIEME 73 au sein de Ja famille. Aurait-il donc mieux valu, pour la famille royale et pour la France, qu'au lieu de quarante- cinq années d'une vie imperturbablement consacrée au de- voir, Marie-Thérèse eût été un grand éblouissement des yeux, » un long enivrement des cœurs, » une déesse de coquetterie, comme tant d'autres femmes, qui ont ignoré le premier mot du dévouement, beautés qu'on adore, et qui ne sont que les sèches statues de l'égoïsme ? Marie-Thérèse pensa qu'elle n'avait rien de mieux à faire qu'à s'efforcer de rester, parmi les femmes de son temps, comme un type de dévouement conjugal, et à porter haut et droit le drapeau des mœurs et de la chasteté de la fa- mille. Personne ne s'occupait d'elle, dit M. Walkenaër, parlant de Marie-Thérèse, et elle ne cherchait à occuper personnel » Et, sans doute, une société, presque toute adultère, n'avait rien à dire d'une reine, dont la conduite lui était un reproche vivant ; ce n'était pas son rôle de préco- niser celle dont le docte M. Walkenaër a dit également Au milieu de cette cour corrompue, une seule femme était chaste, l'épouse de Louis XIV. » . Pour M™" de La Vallière, ce n'est point un paradoxe, malgré sa jeunesse et sa destinée orageuses , de dire que sa vie fut une amende honorable à tout ce qu'elle avait d'abord outragé. Ses trente-six années de pénitence austère sont, au xvn*^' siècle, la profession la plus éloquente , la plus ex- pressive, du respect que méritent l'inviolabilité de la famille et le mariage. M""" de La Vallière avait, de 1662 jusqu'en 1670, trahi son éducation première; elle était infidèle à ses propres principes, et en opposition avec ses instincts eux- . mêmes; mais elle mit trente-six années à réparer les torts et les erreurs de dix ans ; elle ne se pardonna jamais d'avoir un moment attaqué cet élément de stabihté si nécessaire au progrès social. * Mémoires sur M»' de Sévigné. 784 MADAMT, DE l,.\ Au XVII'' siècle, res]ril des provinces différait encore plus de celui de Paris et de la cour, qu'il u'en diffère aujourd'hui. L'unité centralisatrice , la fréquence des communications entre la circonférence et le centre, n'avaient pas, comme de nos jours, passé le niveau sur les mœurs nationales; les pro- vinces vivaient d'une vie qui leur était propre. Si-M""^ de La Vallière fût née à Paris , si elle eût grandi à la cour, elle aurait vécu dans un certain milieu d'idées et de mœurs libres; mais il en était difï'éremment ; c'était la fille d'un gentilhomme, élevée dans les idées sévères et dans les no- bles scrupules des sociétés provinciales, auprès d'un oncle, l'abbé Gilles de La Vallière, depuis évêque de Nantes. Ar- rivée à Paris, elle succombe aussitôt; la chute fut grande, le scandale complet. Cela explique cette décision et cette té- nacité à se punir soi-même pendant trente-six ans. Ainsi, Marie-Thérèse d'Autriche et M"" de La Vallière ne sont pas, dans ce récit, de poétiques allégories, d'aimables types de voluptés délicates, des rêves capricieux du cœur et de l'esprit. Elles n'ont pas donné à l'historien l'occasicri de raconter des intrigues de cour et des misères de grande dame. S'il faut entrer dans l'histoire les yeux bien ouverts, nous n'admettons pas qu'il faille y porter une indiscrète cu- riosité. Marie-Thérèse et M""" de La Vallière sont une leçon et un exemple pour nos contemporains. Formons une sainte croisade, pour ne pas laisser s'éteindre le foyer domestique, et sachons qu'on ne touche pas impunément à la constitution naturelle et divine de la famille, telle qu'elle a été comprise chez les nations éclairées par l'Evangile, Le mariage, malgré les romans de notre siècle, reste historiquement et théologi- giquement un mystère qui contient une force secrète; » de toutes les manifestations de la justice et du devoir, la plus ancienne, la plus authentique, la plus intime et la plus sainte *, la seule réellement conservatrice des chastes joies * Expression de Prondhon. IIIAPITRE ONZIÈME 78S de riiumaiiité. On est ici du côté de Bossuet , de M. de Bo- nald, de M. de Moiitalembert , comme du côLé de MM. Gui- zot, Gariiot, Proudtion, Jules Simon. Il fallut à la reine, pour remplir sa mission, une énergie d'abnégation dont tout le monde n'est pas capable. Ce ne fut pas un programme vulgaire que la princesse espagnole se proposa, en se résignant à son propre isolement ; il faut reconnaître dans son attitude, une sorte de vertu fière, dont une fine et exacte observation du cœur humain peut seule faire comprendre toute la délicatesse. Le public est souvent injuste à l'égard des mérites et des valeurs réelles des contemporains; il ne connaît que ce qu'il voit. Mais la secrète jouissance des âmes fières, est de dédaigner de compter avec lui, et de se résigner à être méconnues. Marie- Thérèse semble s'être accordé cette fière volupté du dédain. Un bruit parti de Paris, se répandit dans la province; il n'était pas favorable à la jeune reine ; quand on étudie ce bruit dans ses tendances, on en découvre bientôt l'origine. Les flatteurs, les courtisans et les intéressés trouvèrent commode de tromper le sentiment public. Ils mirent en cir- culation, l'opinion que Marie - Thérèse laissait à désirer, pour l'amabilité dans la vie intérieure. Comme il était im- possible de rien articuler contre cette princesse, qui fût pris dans l'ordre des faits et des fautes, on exploitait les imper- fections et les défauts; on alléguait qu'elle ne maniait pas facilement la langue française, et qu'elle n'avait pas l'esprit brillant des Françaises ^ Etait-ce un crime? Etait-ce véri- * On a indiqué dans un autre chapitre quelles étaient les impressions do la classe moyenne des provinces, concernant les événements de la cour, d'a- près les mémoires qu'a laissés un bourgeois de Reims, Oudard Coquault, et dont M. Louis Paris a publié des extraits dans un petit volume intitulé Re- mensiana in-32, Reims, 1840. Oudart Coquault raconte, à la date du mois d'août i6tio, que les personnes qui avoient été exilées delà cour à cause de la dame Valiiére venoient d'y être rappellées pour oter le scandale qui couroit parmi le peuple pour telle chose frivolle. » — Cette dame Vallière, dit-il, est accorte, complaisante, et belle et gaillarde. La' reine est d'un na- turel assez pesant, de peu d'entretien, joint que l'on dit qu'elle ne parle pas 50 786 MADAME DE LA VALLIÈRE taLlement parler à la décliarge de M"'" de La Vallicre et de Louis XIV? Mais là se montrait la fierté de la jeune reine ; elle ne répond pas aux bruits de la rue ; elle ne s'a- baissait pas à redresser des opinions erronées, bien qu'elle ne pût ignorer d'où parlaient ces faussetés, et quel mobile les faisait colporter de la Cour dans les provinces; elle resta l'épouse pure et irréprochable. Il y a, on ne sait quelle mâle jouissance à se taire dans ces circonstances il y a un véritable héroïsme à railler, au dedans de soi-même, un public mal avisé qui vous méconnaît I Avoir dégagé la mission respective de Marie-Thérèse et de M"" de La Vallière, c'est par là même avoir saisi leur grandeur personnelle, intime, et leur grandeur historique. Marie-Thérèse eut-elle, pour resterdans le devoir, à com- battre de grandes et d'énergiques passions? Oui, malgré le calme de la surface, bien plus qu'on ne le croit communé- ment. Si l'histoire ne la jDrésente pas comme une sainte des âges héroïques, il y a déjà de la gloire et une utilité puis- sante, à offrir cette douce femme comme un type de la vie de devoir chez les modernes. En marchant, sous ce soleil qui éclaire nos pas, dans les sentiers épineux de sa car- rière de femme, cette princesse a montré une dignité et une résignation, elle a fait preuve d'un esprit et d'un carac- tère qui n'étaient pas, les faits l'ont montré, au-dessous de sa fortune. Fallait-il souffrir que cette mémoire féminine, cette physionomie d'un attrait particulier d'originalité douce, passât comme une ombre charmante et oubliée *? » L'auteur de cette entreprise historique ne l'a pas pensé. N'a-t-on pas vu, en déroulant l'histoire de Marie-Thérèse, les trésors de candeur, d'amour, de piété, de souffrance, de vertu qu'un cœur de femme contient? Et quelle douce victime des égare- tout a fait bien françois. C'est ce qui donne cause a toutes ces petites jalousies et distractions que le roy prend; mais ce n'est a Aire au peuple a par 1er de leur roy enmal, touchant de telles frivoles. » Hemensiana, p. 289, et M. P. Clé- ment, de l'Institut, dans sa Notice sur M"" de La Vallière, p. LXXX. • Ainsi disait le poêle Ballanche, de xM"" de llécamier. Correspond. CHAPITRE ONZIÈME 787 ments du cœur la postérité ne révère-t-elle pas dans M"" de La Valliôre? On ne sépare pas ces deux femmes, sœurs après avoir été rivales, et dont la seconde expia si chèrement les catastrophes produites par les afï'ections irrégulières aux- quelles on ne met pas un frein. Aussi l'humanité a-t-elle su faire une distinction ; elle n'a pas rangé M'"'' de La Vallière, dans le troupeau vulgaire de ces princesses d'aventure aux- quelles les amours royales firent une couronne équivoque, et qui ont laissé dans la poussière de l'histoire, dans cette poussière pétrie de sang et de larmes, on ne sait quelle odeur musquée de fard vieilli et de poudre d'iris, » C'est pourquoi, dans cette histoire, on a voulu rappeler les titres de ces deux femmes. Nul besoin de les comparer. Le repentir de la femme vaut-il jamais son innocence ? Marie- Thérèse d'Autriche nous touche-t-elle plus ou moins que sœur Louise de la Miséricorde^? Nul besoin de résoudre ici ces questions. Contentons-nous d'être justes envers ces deux femmes, qui toutes deux ont été grandes. Paul d'Ubaye, au xvii siècle, entreprit du vivant même de Marie-Thérèse d'Autriche, une étude dont le vif enthou- siasme garantit la sincérité. Cet auteur analyse, fibre à fibre, son idéal d'héroïne au point de vue des idées fournies par la morale chrétienne. Son exposition de cet idéal, savante d'ail- leurs, est empruntée généralement à saint Augustin et à * Toul'efois, il est facile de pressentir la réponse que donnent les moralis- tes. M. l'abbé Mortier, supérieur d'un établissement d'éducation, à Bavay Nord, possède un magnifique crucifix en ivoire, qui a appartenu, à ce qu'on assure, à M""' de La Vallière, et dont celte origine, autant que sa beauté ar- tistique, augmente l'importance, M. Mortier nous écrivait en i86l • Je suis effectivement le possesseur d'un crucifix en ivoire, dont la tradition attribue la provenance à M"'' de La Vallière. La note qui accompagnait ce chef- d'œuvre, annonçait que c'était un présent fait par Louis XIV à cette femme célèbre. Je tiens ce Christ des héritiers de M. Lenglet, religieux, prieur du monastère de Boiry, près Guise, qui l'emporta à l'époque de la grande révolu- tion, et le légua à sa famille résidant à Englefontaine, près le Quesnoy >'ord. . 11 est formé d'une seule pièce d'ivoire ; il mesure de la tête aux pieds 0» 38 c, et il est attribué au ciseau du célèbre sculpteur du Quesnoy. La CHAPITRE ONZIÈME 789 C'en est donc fait, dit un critique distingué, de ces royautés de bon plaisir. Elles ont eu cependant leur rôle, elles forment à travers l'histoire une sorte de dynastie élégante et frivole de la galanterie. Elles ont bouleversé parfois la politique aussi bien que l'étiquette ; elles ont eu affaire à messieurs du Parle- ment et même aux Jésuites; pour elles on a changé des lois. Elles ont eu de leur vivant leur parti à la cour, leurs amis et leurs ennemis, et après elles, quand ce bruit est déjà loin, elles trouvent encore des historiens, quelquefois des apolo- gistes. Ce qui manque le plus dans ces amours royales si complaisamment exhumées, c'est l'amour même. Tout y est, la vanité, le faste, la passion de tout faire et de tout défaire, le caprice avec ses futiles audaces, l'ardeur da plaisir, la cu- pidité quelquefois et même la rapacité; tout excepté l'amour. Une seule de ces favorites, à l'aube du grand règne, a gardé un reflet de poésie et de vraie grâce, le reflet de la petite violette qui se cache sous l'herbe » selon le mot de M™'' de Sévigné ; c'est M"'^ de La Vallière. Celle-làavait une âme, elle avait la sincérité du cœur et de la passion sans l'orgueil ba- nal du triomphe, sans la joie insultante de la faveur. Elle aima pour lui-même ce roi, ce grand roi qui ne le méritait guère, et, femme heureuse' elle semblait rougir encore d'être maîtresse, d'être mère, d'être duchesse. » Et quand elle perd l'amour du roi, elle ne veut plus rien, elle" quitte ce monde dont elle était l'idole, elle fuit tout, elle se fuit elle-même, dans sa pénitence agitée. Rien de vulgaire ne se mêle à cette vive et franche passion, qui est peut-être l'uni- que poésie de la jeunesse du grand règne et de Louis XIV * . » physionomie est des plus touchantes c'est le Sauveur mourant. L'artiste a montré dans ce travail qu'il savait parfaitement l'analomie, et particulière- ment le jeu des muscles. » Un connaisseur, qui ignorait sa valeur historique, l'a estimé 3,000 francs, pris chez le marchand. » Nous devons à M. Gabarret, président de la Société archéologique de l'ar- rondissement d'Avesnes Nord, de nous avoir mis sur la trace de ce crucifix, en 1860. ' Charles de Mazade, Revue des Deux-Mondes, janvier 1868, à propos du livre de M. Emile Campardon, sur M"" de 790 MADAME DE LA VALLIÈRE Aimer pour aimer, ajoute un des observateurs les plus fins, aimer sans orgueil, sans coquetterie, sans insulte, sans ar- rière-pensée d'ambition, ni d'intérêt, ni de raison étroite, sans ombre de vanité, puis souffrir, se diminuer, sacrifier même de sa dignité tant qu'on espère, se laisser humilier ensuite pour expier; quand l'heure est venue, s'immoler courageusement dans une espérance plus haute, trouver dans la prière et du côté de Dieu des trésors d'énergie, de ten- dresse encore et de renouvellement ; persévérer, mûrir et s'af- fermir à chaque pas, arriver à la plénitude de son esprit par le cœur, telle fat la vie de M™" de La Vallière, dont la dernière partie développa des ressources de vigueuret d'héroïsme chré. tien qu'on n'aurait jamais attendues de sa délicatesse primitive. Elle rappelle comme amante, Héloïse ou encore la Religieuse portugaise, mais avec moins de violence et de flamme ; car celles-ci n'eurent pas seulement le génie de la passion, elles en eurent l'emportement et la fureur; La Vallière n'en a que la tendresse. Ame et beauté toute fine et suave, elle a plus de Bérénice en elle que ces deux-là. Gomme religieuse, comme carmélite, et fille de Sainte-Thérèse, ce n'est point à nous à nous permettre de lui chercher ici des termes de com- paraison. Disons seulement de notre ton le moins profane, que, quand on vient de relire l'admirable chapitre v du livre III de l'Imitation^ où sont exprimés les effets de l'amour divin, qui n'est dans ce chapitre que l'idéal de l'autre amour, M""^ de la Vallière est une de ces figures vivantes qui nous l'expliquent en leur personne et qui nous le commentent le mieux *. » Circonstance remarquable ! Depuis que ces deux âmes se sont rencontrées dans le monde éternel, en 1710, il y a un groupe de personnes sur la terre, qui ne cesse de réunir leurs deux noms dans la même pensée, et de professer un même culte pour ces deux mémoires réunies. La tradition ' Causeries du Lundi, de SaiiUe-Beuve^ l. III, p. 307. CHAPITRE ONZIÈME 791 toujours vivante de M" de La Vallière embaume toujours le pieux séjour des Carmélites de la rue Saint-Jacques et d'Enfer * ; et quant à Marie-Thérèse d'Autriche, elle vit tou- jours présente, toujours vénérée chez les Carmélites de l'ave- nue de Saxe ^. En dehors de ces colonies du cloître, la reine et M"*" de La Vallière ne portèrent nulle part leurs pas, sans que leur souvenir doux et béni n'y ait laissé une inef- façable empreinte ^. Et lorsqu'on décrivait, il y a quelques années, les fêtes d'un mariage célébré à Fontainebleau ^, l'historien de cette résidence princière, théâtre autrefois des premières joies maternelles de Marie-Thérèse, a résumé la tradition de cette cité Le toit du pauvre et l'asile de la souffrance ne furent point oubliés ; et Fontainebleau, dans sa reconnaissance et dans son enthousiasme, crut avoir re- trouvé la charité de Marie-Thérèse, la bonté de Henri IV et l'hospitalité de Louis XIV ^. » Un historien qui revient sur les brillants débuts de la reine Marie-Thérèse, paraît incliner à regarder la princesse, comme responsable elle-même des grands et précoces mé- comptes, qui inaugurèrent sa carrière; il se rejette sur une ' C'est là qu'ont reposé ses cendres. Le couvent actuel des Carmélites n'est qu'une petite partie de l'ancien. Quand on creuse profondément le jar- din actuel des religieuses, on louche aux ossements de l'ancien cimetière du monastère. * Les Carmélites de l'avenue de Saxe sont les gardiennes assidues des pré- cieuses reliques que leur donna la pieuse reine. On voit encore dans la sacristie de leur église, le beau portrait de Marie-Thérèse, dont il a été question dans un chapitre, où elle tient une croix immense dont le pied repose en terre. ' Que si l'on veut étudier aux Carmélites les pieuses années de la du- chesse de La Vallière, il faudra faire un pèlerinage idéal à ce couvent ruiné et rebâti on y trouvera je ne sais quel vivant souvenir de sœur Louise de la Miséricorde. Là, elle priait; ici, elle pleurait; là, fut le réfectoire où elle écoutait les saintes lectures ici fut la cellule où si souvent les épines du cilice l'ont mordue jusqu'au sang; là fut le jardin, où, armée de la bêche, celle qui n'avait appris qu'à soulever l'éventail, remuait la terre laborieuse, non pour creuser sa fosse, mais pour donner aux pauvres le fruit de ses peines. Arsène lioussaje, ili"= de La Vullière, p. 339. * Mariage de la princesse Hélène de Mecklembourg avec le duc d'Or- léans, * Souvenirs historiques, par Vatout, 792 MADAME DE LA VALLIERE prétendue infériorité d'organisation, et revient, pour incrimi- ner Marie-Thérèse, aux journées fleuries des bords de la Bi- dassoa. Quand le roi d'Espagne, dit-il, remonte en bateau avec sa fille, le rivage de la Bidassoa présente un tableau charmant. Les seigneurs français se pressent autour de Sa Majesté Catholique dont le vêtement sévère se trouve en- châssé au milieu d'un cercle Ijrillant de dorures, de rubans, de plumes et de broderies, tandis [ue le riche costume du roi de France rayonne sui' les tristes haljits des seigneurs espagnols qui l'environnent. On se sépare, le bateau part, et Louis, le chapeau à la main, se met à courir sur le rivage, comme un amoureux de seize ans. Tous les courtisans le sui- vent. Le roi d'Espagne feint d'abord de ne pas remarquer cette course romanesque. Il se décide enfin, après réflexion, a se retourner vers la rive. Sa tête, pétrifiée par l'étiquette, paraît à la fenêtre du bateau. Il salue gravement, et rentre dans son immoilité sans plus s'occuper de Louis, qui ac- compagne encore longtemps le bateau. Si j'insiste sur ces détails, ce n'est pas pour étaler une minutieuse érudition, c'est pour mettre en relief la diffé- rence des deux cours et des deux pays. Pour exercer quel- que influence à Versailles, il faut que Marie-Thérèse com- prenne le contraste. Il est si peu de princesses étrangères qui aient su devenir françaises en passant la frontière ! L'in- fante saura-t-elle se dépayser et le voudra-t-elle ? Le sang de sa mère, qui est le sang d'Henri IV, se réveillera-t-il pour colorer d'une vive teinte la blancheur autrichienne de son visage? Tout semble le promettre. Elle aime le luxe de nos courtisans; quand la senora Molina, son assafata, lui de- mande si le roi lui convient, elle répond avec une gracieuse volubiliti' — Y como! que me agrada ! por ciento qu'es muy lindo moco, y que ha hccho una cavalcadamuy brava y muy de gahui ! i — Nous citons les mots espagnols, parce que le charme de la réplijue serait afiaibli par la traduc- tion. A partir de ce moment, son exaltation s'accroît de jour CHAPITRE ONZIÈME 793 en jour; elle publie son bonheur avec une innocence pres- que efTronlée. Elle quitte sans regret son guard-hifnnte, hor- rible machine bonne tout au plus à défigurer sa taille, et la voilà si amincie qu'elle peut faire place au roi sur un pliant, elle qui tenait à peine sous le dais avec sa sœur , en grande toilette espagnole 1 On lui essaye la couronne fermée, sa laide et grosse coiffure empêche qu'on ne puisse l'affermir sur son front. Quand les inonos ne chargeront plus sa tête, comme les cercles aplatis du giiard-infante embarrassaient sa cein- ture, quand on^aura remplacé tous ses vilains rubans et ses maigres dentelles, quand enfin, pour dernière cérémonie, on lui aura passé le corps de jupe des dames françaises, il semble qu'une transformation complète renouvellera les ha- bitudes, la physionomie, la démarche, tout l'air de la prin- cesse. Il lui sera permis d'être aussi jeune que le veut son âge et d'oublier les tyrannies d'une étiquette outrée. La fille compassée de Philippe IV deviendra peut-être une gracieuse reine de France. Ce beau titre l'enorgueillit, elle en estfière; et quoiqu'elle donne, en sortant d'Espagne, une larme au souvenir de son père et de sa patrie, elle aime déjà la France, parce qu'elle adore le roi. » Telle est la brillante aurore que l'historien s'est plu à dépeindre avec ses riches couleurs ; mais il prend un pinceau plus sombrer pour dire le déclin et le couchant de tant d'espérances, et malheureusement, il cède au pré- jugé, dans sa tentative d'explication. Anne d'Autriche, continue-t-il , avait averti sa nièce de l'humeur abso- lue de Louis XIV, elle lui avait prescrit l'obéissance comme un dogme impérieux de la religion conjugale. Aussi, Marie- Thérèse montra-t-elle de bonne heure une sorte de docilité ombrageuse, si cela peut se dire, une de ces soumissions ef- farouchées qui bronchent à chaque pas dans une route apla- nie, seulement par peur de broncher. Elle fut la première et la plus humble sujette de son royal époux, qui la souffrit à ses pieds quand elle n'osa plus se jeter dans ses bras. 794 MADAME DE LA VALLIËRE » Par déférence pour sa tante, la jeune reine abdiqua ses droits à toute influence particulière; elle se mit en tutelle comme un enfant, ne se dirigea plus par ses propres inspira- tions, et fit si Lien, en un mot, qu'au hout d'uncertain temps elle n'était plus une personne. Au lieu d'imposer sa direc- tion à ce qu'on appelait la cabale de la jeunesse, elle fut de la vieille cour, à l'exemple d'Anne d'Autriche. La froideur du roi augmentant de plus en plus, elle s'enferma dans la soli- tude, n'admettant à ses côtés que sa chère assafata , doiïa Molina, son unique confidente *. » L'histoire, vue de près, a montré ue de telles explications, malgré le talent de l'écrivain qui les présente d'une manière spécieuse, ne renferment qu'une phraséologie brillante, sans fondement solide, ou des raisonnements qui reviennent à l'explication suivante Marie-Thérèse perdit l'amour de Louis XIV, parce qu'elle ne sut pas le retenir ; ou bien encore Louis XIV se montra audacieux, parce que Marie- Thérèse ne l'empêcha pas de l'être, » comme s'il eût dé- pendu d'une princesse, douée d'une nature délicate, de vou- loir exiger du roi un amour imposé 1 Ou, comme s'il n'était pas dans le rôle d'une femme qui aime, de se rendre docile à l'époux qu'elle adore. L'enchaînement et la progression des causes réelles qui amenèrent les trahisons de Louis XIV, ont été suffisamment indiqués dans les chapitres consacrés à l'étude approfondie des faits et des caractères. On s'est parfaitement trompé sur le compte de la femme de Louis XIV, et le biographe pense qu'on lui permettra d'ouvrir ici une large parenthèse, pour restituer ce que l'on croit être la vérité. D'abord, à songer à faire de cette reine une perfection, nul n'y pense ; on ne la présentera pas même comme un monstre de perfection, » Nous n'aimons pas d'ailleurs, au xix" siècle, qu'on nous montre en his- toire des mortels dont on n'a que des merveilles à dire. Quel * Ilippolylc JSabou, Les amoureux de j1/""= de Scvignè, p. 148, 149, loi. CHAPITRE ONZIEME 793 est l'homme privilégié qui soit sans défaut I Et quel profit retirerions-nous du récit d'une vie où nous n'aurions rien à imiter, parce que nous pourrions peu y atteindre? Marie- Thérèse eut donc, avec de la grandeur, des défauts, des bizarreries plus ou moins grandes qu'on ne doit pas taire. Ne voit-on pas des hommes, très-distingués par leur grand caractère, très-considérés pour la haute situation qu'ils oc- cupent dans la société , offrir cependant à ceux qui les voient de près, le spectacle des plus étranges platitudes? Les plus incroyables alliages peuvent se rencontrer. Passons donc aux personnages de l'histoire leurs manies, quand ils en ont, et quand elles ne détruisent pas le côté vraiment grand, vraiment respectable et dominant de leur physio- nomie. On n'oubliera pas que Marie-Thérèse faisait à la cour la figure qui convenait à son rang. La cour s'était définitivement installée à Versailles depuis 1682. Marie-Thérèse tenait son cercle dans la salle appelée sa/o» de la reine ^^ où avaient lieu les présentations. Le siège de la reine était placé au fond, sur une estrade couverte d'un dais ^. A ceux qui ont dit que la reine n'aimait pas la pompe du siècle, il faut rappeler selon quelle mesure, et par quel motif elle apportait un tempérament dans la vie officielle et de pure représentation. Un témoin oculaire des plus compé- tents doit être consulté à cet égard, c'est Bossuet. Elle sut pourtant, dit-il, se prêter au monde avec toute la dignité que demandait sa grandeur. Les rois, non plus que le soleil, n'ont pas reçu en vain l'éclat qui les envi- ronne ; il est nécessaire au genre humain, et ils doivent, pour le repos autant que pour la décoration de l'univers, * Numéro 116, d'après la Notice du musée de Versailles, parEud. Soulié. ^ On distingue encore dans la corniche, en face des fenêtres, des pitons dorés qui servaient à soutenir ce dais. — Michel Corneille avait été chargé des peintures de cette salle. Le plafond représente iltrcure répandant son influence sur les arts et les sciences ; ce sont différentes figures de femmef, représentant l'éloquence, la poésie, la géométrie, etc. 736 iMADAME DE LA VALLTEKE soutenir une majesté qui n'est qu'un rayon de celle de Dieu. Il était aisé à la reine de faire sentir une grandeur qui lui était naturelle. Elle était née dans une cour où la majesté se plaît à paraître avec tout son appareil, et d'un père qui sut conserver avec une grâce, comme avec une ja- lousie particulière, ce qu'on appelle en Espagne les cou- tumes dequalitéetles bienséances du palais ; mais elle aimait mieux tempérer la majesté et l'anéantir devant Dieu que de la faire éclater devant les hommes. Ainsi, nous la voyions courir aux autels, pour y goûter avec David un humhle re- pos, et s'enfoncer dans son oratoire, où, malgré le tumulte do la cour, elle trouvait le Carmel d'Élie, le désert de Jean et la montagne si souvent témoin des de Jésus. Bossuet raconte ensuite quelles furent les vertus de la reine dès sa première jeunesse, alors que, dans une cour assez turbulente, elle était la consolation et le seul soutien de la vieillesse infirme du roi son père. Il rappelle tout le cœur, tout le respect, toute la soumission qu'elle ne cessa jamais d'avoir pour Louis XIV ; il la dit Toujours vive pour ce grand prince, toujours jalouse de sa gloire, uniquement atta- chée aux intérêts de son État, infatigable dans les voyages, et heureuse pourvu qu'elle fût en sa compagnie, » Il indi- que ses bontés pour ses domestiques, son amour pour les pauvres, ses visites aux malades des hôpitaux, ses appari- tions auprès des malheureux, son bonheur de se dépouiller un instant d'une majestée empruntée ; puis il s'écrie Que dirai-je davantage? Écoutez tout on un mot fille, femme, mère, maîtresse, reine telle que nos vœux l'auraient pu faire, plus que tout cela, chrétienne , elle accomplit tous ses de- voirs sans présomption , et fut humltle , non-seulement parmi toutes les grandeurs, mais encore parmi toutes les vertus *. ' Elo^e fun. de Marie-Thérèse. CHAPITRE ONZIRME 797 11 est regrettable ciiruu historien de notre époque, histo- rien de mérite et de conscience, ne s'en soit pas tenu à ces grandes lignes de Bossuet, et se soit laissé influencer par une page de M" de Montpensier, qui ne saurait altérer le caractère authentique de dignité et de grandeur qui appar- tient à Marie-Thérèse. Cet historien compatit aux amertumes que la reine eut à dévorer en secret; il reconnaît la pesanteur de la croix qu'eut à porter cette femme si longtemps délais- sée et si mal payée de la perte du cœur de son époux par quelques stériles hommages accordés à son rang ; mais il a l'inopportune distraction de s'inscrire en faux contre le témoi- gnage de Bossuet, attestant la dignité réelle de reine, et le ton majestueux départi à Marie-Thérèse. L'histoire, dit-il, n'a rien à retrancher de ces louanges celles données par Bos- suet , lorsqu'elles se rattachent à la piété de la reine ; c'est une touchante figure que celle de cette noLle fille de la mai- son d'Autriche retirée dans son oratoire et confiant à Dieu ses douleurs ; c'est un rôle sublime que celui qu'elle rem- plit au chevet du pauvre, asssistant de ses royales mains le Fils de Dieu fait homme dans la personne de ces petits qu'il a voulu nous léguer pour être ses images vivantes ; mais, comme reine, comme épouse du glorieux Louis XIV, la douce et résignée Marie-Thérèse n'eut point un caractère et un esprit aussi élevés que sa fortune. Elle manquait de dis- cernement, de tact, et surtout de cette intelligence active qui n'est point un mérite aux yeux de Dieu, mais qui permet de comprendre les événements, les situations et les hommes. Elle aimait à passer sa vie avec ses servantes espagnoles et une négresse naine et hideuse *. Louis XIV dut plus d'une » L'histoire ne dit pas cela. Prenons une date quelconque, l'année 1671, par exemple. Quelqu'un qui voyait de prés la reine, qui vivait à la cour, et ne flottait pas Marie-Thérèse, I\l" de Montpensier, nous apprend que la reine ne manquait aucun cercle, aucun amusement 11 y eut tout l'hiver des Lallets en 1671; je n'en manquai pas un, afin de suivre la reine pour faire mon devoir avec plus d'éclat, parce qu'elle ne m'y avoit pas obligée. Je me mettois à côté de sa chaise avec mes coiffes baissées. » {Mémoires de Jlf" de Montpensier, 4= partie, p. 457, édit. Michaud. 798 MADAME DE LA VALLIÈRE ïoisse sentir mal à l'aise et presque humilié, en voyant as- sise h ses côtés, sur le trône de France, une compagne si peu capable de lui oiïrir un conseil et d'entrer dans ses desseins *. » On ne peut considérer comme des arrêts définitifs, ce juge- ment d'un historien de notre temps, jugement plus que sé- vère et qui ne s'explique que par le manque d'examen de toutes les pièces dn procès. Ceux qui virent et jugèrent Marie-Thérèse, nous paraissent plus compétents pour nous dire si la princesse tenait gon rang 2. Nostre pieuse prin- cesse, dit un personnage du temps, estoit bien convaincue que les souveraines dignitez sont instituées pour estre des occasions de l'aire du bien. Il faudroit establir ce que c'est que d'estre reine, et reine de France, pour justifier tout le mérite de sa modération dans ce haut rang. Cet orgueil qui naist avec les souverains, qui ne se nourrit que d'en- cens et de parfums, qui ne voit qu'un grand jour et de grands objets, qui n'entend que des applaudissements et des hymnes , ne trouva point de place dans son cœur ; cette fierté si naturelle à la maison d'Austriche, soutenue par la gloire qu'y ajouloit l'alliance du plus grand des rois, voulut en vain s'emparer de son âme. Nostre princesse régna toujours sur elle-mesme, ne laissa échapper de sa grandeur au dehors que ce que pouvoit en exiger le titre de souveraine. Elle soutint partout la majesté de son rang. En fit-elle sentir à quelqu'un la fière dignité? Ses sujets l'ont vue dans les pompeux ornemens nécessaires à une reine, encore les a-t-elle négligés pendant l'absunce du roy ; mais Dieu la ' Histoirede Louis XIV, par M. Amédée Gabour. Tours, ISii, in-8, p. 2GG. ' Pourquoi l'historien aujiiel on fait allusion n'a-t-il pas reproché à Marie-Thérèse d'avoir iin{orté un autre usage de la cour d'Espagne? M" de Montpensier nous apprend que la reine avait un fou , nommé Trico- mini. Les princes et les princesses, à la cour de Madrid, avaient avec eux un fou, un bouffon. 11 arrivait à ce Tricomini de dire à Versailles, des vé- rités aussi peu gaies que celle-ci Vous autres, grands seigneurs, vous mourrez tous comme les moindres personnes. • {Mémoires, iW" de Monl- pensier, 4"= partie, p. 467, édit. Micliaud. CHAPITRE ONZIÈME 799 voyoit avec plaisir désavouer dans son cœur tout ce faste et cet appareil indispensablement attaché à la royauté. Elle a occuppé sa cour de plaisirs innocents, pour la distraire des plaisirs dangereux ; souvent dans les lieux saints pour y vivre comme les anges, souvent dans le monde pour ne pas le pri- ver des exemples de sa vertu*. > Un autre personnage du temps, celui-là même qui avait appris, de l'autre côté des Pyrénées, quelle impression unanime d'esprit fin, et de discernement juste » la princesse espagnole avoit laissé dans le monde castillan, celui-là même pour qui ce n'étoit pas un doute que l'éclat d'esprit de Marie-Thérèse luy eût at- tiré de très grands applaudissements, si elle n'eût supprimé elle-même cet éclat, » ce personnage s'est bien nettement exprimé sur le caractère de grandeur et la noblesse du main- tien de l'infante à la cour de France. Selon lui, la marque de l'esprit grand et juste de Marie-Thérèse, c'était de ne pas se laisser surprendre à la fausse lueur des choses, » » d'estimer les choses selon leur prix ; » c'était d'avoir eu assez de prétention, pour juger après son mariage, qu'il n'y » avait que trois objets dignes de faire battre son cœur. Dieu » son époux, et les intérêts du royaume; » c'était enfin de dé- passer, sans s'y arrêter et sans les regarder, tous les amuse- ments, toutes les vanités pompeuses et chimériques qu'on se dispute au sein des cours ^, On pourrait citer d'autres témoi- gnages, on y trouverait toujours cette conclusion unanime, que ce fut le soin de la reine Marie-Thérèse, de réagir contre les sentiments et les airs ailiers qu'inspirent la grandeur et la souveraineté. Là, ou d'autres mettent leur coquetterie et leur vanité à s'élever, la reine mettait, pour ain'si parler, la sienne à s'abaisser au-dessous d'elle même Elle n'a pas regardé sa grandeur pour voir ce qu'elle luy per- * Orais. funèb. prononcée à Saint-Eustache , à Paris, le 23 octobre 1683, par Denise, de la chapelle du roi, p. 23, in-8°, chez Josse. Paris, rue Saint- Jacques, M. 2 Félix Geuiliens, discours prononcé à Toulouse, le i5 septembre 1683, p. 12-13. — Chez Colomiez, imprimeur du roy. 800 MADAME DE I,A VALLIÉRE mettoit de l'aire, disait un habitant de Paris au xvii^ sièck, mais pour connoistre ce que la vertu commandoit d'éviter ; et si elle est sortie quelquefois d'elle mesme pour envisager sa gloire, ce n'a esté que pour remarquer en mesme temps qu'elle l'exposoit à de grands périls *. » On peut proposer des types de grandeur humaine, qui sembleront divers, d'après le point de vue où l'on se place; ils restent au fond, essentiellement les mêmes. Ainsi quand on dit que les vrais grands hommes dans l'histoire sont ceux qui ont eu non-seulement une volonté, mais une grande ouverture d'esprit et d'intelligence, qui ont com- pris leur temps, et les hommes qui le dirigent, et qui de plus ont laissé de leur passage une trace durable^, combat-oa pour cela, la grandeur réelle des individuahtés historiques, demeurées à l'état efl'acé * ? Nullement, si on y regarde avec attention. Deux points sont uniquement à contrôler et à éta- blir. » Discours prononcé à Paris le 7 septembre 1G83, par R. P. David, pro- cureur-général des Gordeliers, p. 11. Paris, chez Couterot, rue Saint-. Jacques. ï M. K. Hiliehrand propose une théorie de la grandeur, judicieuse en par- lie, mais qui n'obtient pas notre complet assentiment. 11 fait une trop grosse part au résultat; il néglige le droit, et dit qu'en histoire les grandes fit'ures sont uniquement celles qui se sont imprimées dans la réalité. i\ous protestons contre cette doctrine, parce qu'il y a des effacements et dos obscurités qui tiennent à la complicité et aux travers de l'absurde huma- nité • 11 faut respecter, dites-vous, il faut admirer les hommes de dévoue- ment et de conviction, de bonne foi, de mœurs pures, les hommes désinté- ressés et courageux; mais ces qualités ne suffisent pas pour leur donner la place qui, dans l'histoire, revient aux grands hommes. • Ne disputons pas sur les mots. Est-on grand, parce qu'on a fait du bruit dans l'histoire? La vraie question n' pas de savoir, non point si on a fait sensation, mais si l'on était vraiment grand? M. llillebraiid voir le chapitre Savonarole, dans ses Éludes italiennes a beau nous dire qu'il n'im- porte pas de savoir si l'action d'un génie a été heureuse ou néfaste, que l'hu- manité n'admire qu'une chose, la force, l'action produite, le succès, nous maintenons que, pour décider si une personne, homme ou femme, a été suférieure ou non, il faut considérer non-seulement la gloire, mais encore sur quel objet portèrent ses efforts, ses services, ses aptitudes, ses talents, toutes les forces de sa personne. ^ Voyez les réflexions déjà faites dans cet ordre d'idées au commence- ment de ce même chapitre. CHAPITRE ONZIÈME 801 Tel personnage était-il réellement une grande et vive nature? s'allirmait-il, dans le sens d'une idée, d'une insti- tution conservatrice? y a-t-il asservi son existence entière? n'a-t-il pas réagi sur ses contemporains, quelque lente et indirecte qne soit la manière dont il a réagi, et toujours d'autant plus lente que l'ordre d'action à exercer est plus délicat, comme par exemple pour redresser les mœurs d'une époque, d'une classe? C'est en plaçant la question dans ces termes, que l'on a cherché ici à réhabiliter une oubliée. Comment ne pas voir que Marie -Thérèse d'Autriche représenta en France la pureté des mœurs conjugales sur le trône et au sein des cours ? Que si l'on demande ce qui resta du passage de Marie- Thérèse, cinquante ans après, alors qu'on vit surgir les mœurs de la Régence, et de la société sous Louis XV, il n'est pas facile en effet de montrer des traces subsistantes de son influence ; mais on comprendra que l'influence de la reine dans cet ordre de choses, pouvait bien amener un moment de ralentissement et de halte, sans pouvoir empê- cher le torrent, un instant contenu, de reprendre sa course impétueuse. Marie-Thérèse ne transforma pas la société si licencieuse de l'époque de Louis XIV; mais il était beau de le tenter pendant vingt-trois ans. Ne craignons pas de citer en son entier un passage des mémoires de M^''^ de Montpensier, qui a tout enregistré dans ses notes, jusqu'aux détails les moins aristocratiques de la vie usuelle. Gomme elle garda toujours rancune à la reine de l'opposition que celle-ci avait faite en 1670, à sou mariage avec le duc de Lauzun, ces rancunes ont sans doute quelque- fois tenu la plume, pendant que la grande Mademoiselle transcrivait ses souvenirs*. Écoutons toutefois les défauts • M"» de Montpensier ne dissimule pas, dans ses Mémoires, la rancune qu'elle gardait à la reine, pour s'être opposée à son mariage avec M . de Lauzun. On lit dans ses Mémoires, à la date de 1670 • J'allai passer la fête de Noël dans des couvents j'allai aux Carmélites de la rue du Bouloy, aux- ol 802 MADAME DE LA VALLIftRE et les petites manies qu'elle signale dans la princesse espa- gnole. Gomme àl'époque du mariage du daupliin , M"'' deMon- tespan montrait la grande quantité de belles pierreries et de bijoux qu'on offrait en présent de noces à ladauphine, M" de Montpensier raconte que M""' de Montespan n'oflritrien à personne, pas même à la reine, qui auroit été fort aise d'en avoir, et qui avoit dit, quand on lui montra le présent Le mien n'étoit pas si beau quoique je fusse plus grande dame ; on ne se soucioit pas tant de moi comme l'on fait d'elle. » La reine avoit toujours dans la tête qu'on la méprisoit, et cela faisoit qu'elle étoitjalousedetoutle monde; et surtout quand on dinoit, elle ne vouloit pas que l'on mangeât ; elle disoit toujours On mangera tout, on ne me laissera rien *. » Le roi s'en moquoit. Au voyage que je fis avec elle, où nous demeurâmes longtemps à Arras, et celui ou l'on fit un long séjour à Tournay, je mangeai souvent chez moi, parce que quand le roi n'y étoit pas, elle ne mangeoit que des mets à l'espagnole, que l'on lui faisoit chez la Molina, une jfemme de chambre qu'elle avoit amenée d'Espagne, qui avoit été a la reine, sa mère, qu'elle aimoit beaucoup, et qui avoit une très grande autorité sur elle. Puisque l'occasion se présente d'en parler, je dirai qu'elle se donnoit de grands airs de gou^- quelles je me plaignis de la manière dont la reine avoit agi dans mon allaire. Elles me parurent beaucoup honteuses, et ne savoient que me ré- pondre, » M" de MontpensiiT ajoute, à la date de 1071 de Maintenon n'y serait pas engagée. 810 MADAME DE LA VALLIÈRE L'habileté de M"*^ de Maintenon a été vantée en cent fa- çons ; la reine que la France perdit en 1G83, n'aurait pas tenu peut-être à ce genre d'éloges. Malheur à ceux qui sont si habiles ! l'habileté est trop voisine du calcul ; et ce qui gâtera toujours dans l'histoire, du inpins à certains yeux, la haute figure de M"*^ de Maintenon, c'est que tout en elle porta trop en apparence, sinon en réalité, ce cachet du cal- cul. ' Peut-il y avoir de la vraie grandeur sans spontanéité? Ponrquoi s'opiiiiàtrer à distinguer les individualités histo- riques, seulement lorsqu'elles ont fait grand bruit? Et pour- quoi tenir si peu compte des êtres rjui ont été foncièrement bons! Oh ! quelte révolution dans l'histoire, si le sceptre re- venait, non à l'habileté, mais à la bonté qui se donne, et se dévoue, et suit modestement sa roule! Libre aux partisans de M"*' de Maintenon, de célébrer cette science patiente qui la conduisit, de sa première situation, d'abord voisine de * l'indigence, jusque sur le premier trône du monde ^. Mais ' La nature de M™* de Maintenon sera toujours très-énigmalique; il faut étudier cette femme célèbre dans ses lettres, parce que là, son personnage se reflète le mieux. Sans la traiter de prude artificieuse et dévote, sans épouser les appréciations violemment injustes de la ducliesse d'Orléans, ni la haine inexplicable de Saint-Simoo, disons qu'on doit admirer en M"" de Maintenon ses qualités éminentes, mais qu'on n'est pas tenu de l'aimer. On a fait re- marquer qu'au temps où elle était gouvernante des enfants de M"" de Mon- tespan, elle ^e plaignait toujours, n'étant jamais contente, croyant jouer en toute chose le rôle de dupe, ne laissant jamais paraître un mouvement de reconnaissance quand on faisait pour elle quelque chose d'obligeant, n'ayant qu'une satisfaction sèche. Elle sut s'arranger de façon qu'on eut chez le roi une grande idée des services qu'elle rendait, et do l'étendue de ses sacrifices. Eh bien, il est permis de ne pas aimer ces natures. Pour nous, elles nous éloignent. Nous ne croyons pas â des calculs hypocrites de M°" de Maintenon; mais n'est-ce pas trop que d'avoir fait naître l'idée que derrière chacune de ses actions il serait possible de trouver un calcul, une diplo- matie? On a reproché aussi à M"' de Maintenon " le soin continuel et l'art mer- veilleux de cultiver à la fois Dieu et le monde; . elle écrivait à son frère, après l'acquisition de la terre de Maintenon, tout en lui recommandant le soin spirituel de son àme et de son salut Adieu, mon cher frère, nous ferons grande chère à Maintenon si Dieu nous conserve. » Toutefois, il ne faudrait pas trop presser ces amalgames, dont le pauvre cœur humain, si contradictoire, offre le continuel spectacle. * IncontcslaLlement, c'est un curieux spectacle historique de voir comment M'"» de Maintenon soutint pendant plus f'e quatre années, devant toute la CHAPITRE ONZIÈME 811 libre aussi, quand on étudie l'humLle reine qui fut à côté de Louis XIV, depuis 16C0 jusqu'en 1683, d'admirer une JDonté qui ne se lassa jamais. Nous Laiserions volontiers les pages des contemporains qui racontent les faits de bonté touchante, intime, qui composent l'existence entière de Marie-Thérèse d'Autriche *, tandis que la savante et per- sévérante habileté de la fondatrice de Saint-Gyr n'a rien qui nous attendrisse; elle ne nous touche que fort mé- diocrement 2. Tous les dithyrambes qu'on a faits à la cour, et à rencontre de la rivalité haineuse et de l'orgueil agressif de M"» de Môntespan, les dernières péripéties de cette partie d'échec, dont l'enjeu était le trône. M™ de Maintenon triompha par son sang-froid habile et patient. Et quel chemin avait-elle parcouru, en reprenant les choses à son enfance? Ses parents tombés dans la gêne, les duretés succédèrent à la douceur. On la confondit avec les domestiques; on la chargea des plus vils détails de la maison • Je commandais dans la basse-cour, a-t-elle dit de- puis, et c'est par là que mon règne a commencé. » • Tous les matins, un loup sur le visage, pour conserver son teint, un chapeau de paille sur la tête, un panier au bras, une gaule à la main, elle allait garder les dindons, avec ordre de ne toucher au panier, où était le déjeuner, qu'après avoir appris cinq quatrains de Pibrac. » La Beaumelie. Il y eut de l'habileté à deve- nir l'épouse légitime du roi de France, et du plus magnifique des souverains. 'On parla beaucoup de lacréation de Saint-Gyr; Marie-Thérèse sourit plus aux gens humbles et modestes, ennemis de ces œuvres à grands fracas, où le créateur se mire lui-même. J'admire plus Marie-Thérèse avec un tablier, servant une cuillerée de soupe à un malade, que M""= de Maintenon, se pro- menant à Saint-Gyr, et faisant redire à toute l'Europe qu'elle fondait un asile pour les jeunes filles nobles. * Nous ne voudrions pas faire cause commune ^vec ceux qui, sous l'empire de préventions d'une origine suspecte, ont voué de l'antipathie à M"» de Main- tenon. Il est certain qu'elle vint dans un moment fort difficile; Louis XIV roulait vivre en famille auprès de la dauphine; le temps de M™^ de Montes- pan, qui avait fatigué le roi par ses hautaines querelles, était fini. Il y avait encore une reine qui n'abdiquait pas ses droits sur le cœur du roi. Que faire? D'ailleurs, M"» de Maintenon inspirait de la confiance au roi, qui se plaisait dans sa société, elle avait des principes religieux et de la conscience; elle voulait s'attacher aussi le cœur des deux princesses la reine et la dau- phine. Par le fait, elle eut une de ces natures souples, adroites, qui arrivent à tout concilier. Il y a des gens qui, sans en avoir la conscience, sont né> ha- biles, de cette habileté qui s'insinue dans tout. On les croirait des Machiavel qui préméditent tout. M"» de Maintenon réussissait, sans intrigue; elle était née pour réussir. On lui avait fait une mission soit son directeur, soit le clergé, celle de pousser le roi à une vie plus morale et plus exemplaire. Il se trouva que tout en remplissant un devoir, elle fit les affaires de sa fortune personnelle. Ajoutons tout ce qui servit M"»* de Maintenon, et qui dispense d'habileté. M"'' de Sévigné rappelle que, par le charme d'une conversation 812 .MADAMK 1K LA VALLliUli louange de M"'° de Maiiitcnon, pâliront, pour beaucoup de lecteurs sensés, à côté du témoignage suivant, rendu à la condescendance sincère et aiïable de Marie-Thérèse, par un contemporain des mieux informés Comme Dieu a imprimé sur le front des personnes souveraines le ca- ractère de sa majesté, les peuples ne peuvent les approcher sans estre étonnez, et à moins qu'ils ne s'abaissent et ne ca- chent cet éclat de grandeur pour se rendre populaires. Ces- toit ce que faisoit admirablement nostre incomparable reyne, elle estoit ingénieuse pour cacher la souveraineté sous les grâces de son visage, et tempérant l'austérité du comman- dement par la douceur de sa parole, elle substituoit à la place de la crainte des sentiments de tendresse et de res- pect... » Le même personnage, interpellant dans une haran- gue publique, non ceux qui ne voyaient Marie-Thérèse que de loin, mais ceux qui la voyaient de près et chaque jour, leur demande ' Vous le savez, pauvres domestiques qui l'avez servy, combien sa domination estoit douce et éloignée de l'arrogance des maîtres? Quel est celuy qu'elle a jamais repris avec aigreur? Que si sa vivacité naturelle la fait quel- quefois échapper, n'estoit-elle pas la première à s'en aperce- voir, et cherchant l'occasion de parler à la personne affligée, sa parole qui estoit un merveilleux baume pour la blessure du cœur, ne guérissoit-elle pas la playe aussi tost qu'elle l'a- spirituelle et sensée, elle fit connaître à Louis XIV ui p^i/s loul nouveau lettres du 9 janvier, 21 juin, 17 juillet 1680. Et M. Saint-Marc Girardin explique d'une manière spirituelle ot fine, comme quoi M">e de Main- tenon devait réussir; les; — la dernière partie, joignant l'église, n'était élevée que d un étage carré. Une aile en retour faisait face sur la rue d'Enfer, à côté de la porte d'entrée ; elle était de même élévation que le grand bâtiment. Il y avait, dans tout cela, grands appartements, parloirs, chapelles, tours, passage de porte cochère voûtée en pierre de taille; puis un pavillon, cour, jardin. 820 Al'PKNDlGE 2o En face du grand corps de bàliincnl, se trouvait la grande cour conventuelle ou claustrale. 30 Le bâlimenl situé entre la grande cour d'entrée ou claustrale el le cloître à gauche, avait le premier et le deuxième étage distri- bués en cellules et en corridors. 40 Le grand bâtiment à la suite avait au rez-de-chaussée le chapitre, le noviciat, et au premier étage, un grand corridor, et sur toute la longueur, de petites cellules. 5" A gauche du bâtiment précédent était un bfitiment en aile donnant sur le jardin et sur le grand mur de clôture vers la rue de Saint-Jacques; — là se trouvaient deux grandes salles d'infirmerie. G" Venait un autre corps de bâtiment joignant le mur de clôture mitoyen; il yavait,au premier étage, infirmerie, et un oratoire àcôté. 70 On avait ensuite un autre édifice entre le cloître et un petit jardin, dit jardin de Saint-Jean, au derrière de l'église ; c'est là qu'était le réfectoire, au-rez-de-chaussée. 11 y avait encore des cel- lules au premier. 80 Une partie de bâtiment entièrement en pierre de taille, ren- fermant la sacristie, — puis au premier étage se déployait le grand chœur des religieuses. 90 Nommons enfin et surtout l'église qui s'étendait en longueur sur le passage de la rue d'Enfer à la rue Saint-Jacques, el dont la porte d'entrée s'offrait en venant par la porte de la rue d'Enfer, tandis que le chevet en était vers la rue Saint-Jacques. Voir .4}t/iî- ves du domaine de l'État, à la préfecture de la Seine, ainsi que le plan de Paris, dit de Turgot. Terminons cette description par l'indication des jardins qui ve- naient après tous les bâtiments conventuels, les cours et basses- cours. Le couvent avait deux grands jardins clos, tant sur la rue d'Enfer, que vers les maisons particulières sur la rue Saint-Jacques, et séparés entre eux par de grands murs de clôture soutenus par des éperons en pierre. Dans la première partie du jardin était un bassin en pierre de taille, formant jet d'eau ; et près le grand mur de clôture vers la rue Saint-Jacques on voyait deux petits oratoires, bâtis en pierre de taille. Signalons aussi, entre le grand bassin et le mur de clôture de la rue Saint-Jaciuos, un édifice servant de cha[elle ou d"oratoirc ; il n'était élevé que d'un étage, et il portait un faux clocher au-des- sus du comble couvert en ardoises; le perron montant audit ora- toire était en pan coupé de chaque côté, composé de six marches de pierre. Quant au jardin, une partie était plantée d'une grande avenue de tilleuls; le reste était en potager, arbres fruitiers, oran- gerie, etc. Enfin la totalité du terrain était dans son pourtour entourée d'un grand mur, et garnie d'éperons et de piliers battants; on en voit une portion considérable depuis qu'on a abattu les maisons Our faire le boulevard de Port-Royal, qui est la rue de la Bourbe élargie. NOTES RELATIVES A MADAME DE LA VALLIÈRE 821 Mais quelles étaient les originos premières de ce couvent? qu'a- vait été cet enclos avant d'être aux Carmélites? Le territoire occupé par les Carmélites formait la principale par- lie de l'emplacement qu'on nomma, dans les premiers siècles, le champ des Sépultiurs, tant on y a trouvé, à diverses époques, un nombre considérable de tombeaux romains et chrétiens. Plusieurs historiens, Corrozet, qui écr'i\ Antiquités de Paris au xvi n'habitait ]as dos chambres ornées avec un luxe royal. N'oublions pas qu'une fois sortie du monde, M"'p de La Vallière ne voulut vivre que d'humilité et de pénitence, et n'avoir d'autre résidence qu'une pauvre cellule nue et délabrée. Un de ses contemporains, Gregorio Leti, qui prit ses renseignementsauprèsdu directeur spirituel de la duchesse, assure que pour rien au monde, une fois vouée à Dieu, elle n'aurait consenti à occuper des apparte- ments princiers. Écoulons-le lui-même dans son Teatro Gallico Enlrala poi nel Monaslero, quivi comincio a vivere con una vita di lanla morlificazione che le monache istesse pigliavano da Ici esempio. Veramente io ho parlalo col suo Padre confessore, che mi disse cose stupende délia vila esomplare di quesla Donna, che vive spogliata del lulto dogni qualunque cura del senza volerc sapere minima cosa di quelle si fà in Parigi, non pensando ad altro che a'digiuni, aile confessioni, aile discipline, agli alli d'humillà, et ad esser sempre la prima al choro, l'ullima a parlire. » Reste l'exlrémilé sud de l'ancien enclos des Carmélites ou la partie comprise entre la brasserie du Luxembourg et le boulevard de Port-Royal, c'est-à-dire entre le no 'i'i et le n" ol de la rue d'Enfer, et qui constituait dans sa totalité le jardin des Carmélites que divisait un mur mitoyen, avec ses diverses dépendances, serres, orangerie, réservoir des eaux d'Arcueil, bassins, etc. Les divers propriétaires de cette portion méridionale de l'ancien couvent sont M. Roussot, M. Jacquin fabrique de dragées par procédé mécani- que, Blii'eSilvain Péant, M""' Renaud, M. Marchandon, M. Michaud, M"!" Marchand, etc. Aucune des habitations qu'on voit aujourd'hui rue d'Enfer, du n" 27 au no 49, n'existait du temps des Carmélites. Ce qui nous intéresse historiquement, dans ce troisième lot, est ce lu'oii aipelle YOraloire de la duchesse de La Vallière, faisant partie de rein]lacemenl que possède M'"o Renaud, emplacement que le iercemenl de la rue Nicole vient de couper en deux. M. Silvain Péant, jardini;r-tleuristc du roi, en était propriétaire au commen- cement de la Restauration ; il jiassa ensuite à M. Trenier, Mdi Re- naud l'a acquis ensuite, et le loue maintenant à M. Trenier fils. Charpentier. Les ilans de Paris de Conibousl de \[\\-?. o[ do Turgot de 1740, NOTES RELATIVES A MADAME DE L\ VALLlfilŒ 8'29 ainsi que les papiers do l'Hôtel de Ville relatifs à la vente des biens nationaux sous la première République , indiquent rexislence de plusieurs oratoires dans l'enclos des Carmélites. Le seul qui subsiste encore est inclus dans la propriété de Mme Renaud, et se trouve habité par M, Trenier. C'est ce débris du xvii° siècle, qui a servi d'aliment à diflférents articles dans les journaux français de 1867 et de 18C9 mai et juin. Voici l'article du Moniteur de 1809 répété, nous dit-on, par YUniou, le Français, le Siècle, le Clocher, la Patrie, le Fiijaro, le Monde, etc. L'Oratoire de ilf'»c la duchesse de La Vallière. Le percement aujourd'hui terminé d'une rue non projetée, et par conséquent non indiquée sur le plan d'ensemble de la ville de Paris, a mis à découvert un monument très-ancien, et le plus inté- ressant par ses souvenirs, qui soit encore debout sur la rive gauche de la Seine. » Cette rue tient au nord à la rue du Val-de-Gràce. Elle aboutit au sud au boulevard de Port-Royal. Sa longueur est de 240 mètres seulement. Elle est établie sur une partie des terrains composant le clos de l'ancien couvent des Carmélites. Ce clos était considérable, il renfermait neuf arpents de terre et s'étendait jusqu'au clos des Chartreux, rue d'Enfer. » Sur le développement de la rue qui vient d'être percée, on remarque, sur le côté gauche et vers le boulevard de Port-Royal, une chapelle parfaitement conservée, dont la couleur noirâtre des pierres de taille qui forment la façade atteste seule l'origine antique. C'est l'oratoire sur les dalles du[uel s'est agenouillée, et a prié Dieu pendant trente-six ans, Louise-Françoise de La Baume Le Blanc de La Vallière, la favorite du roi Louis XIV, » L'édifice a quelques mètres de longueur. Le fronton est orne- menté très-simplement. Au milieu d"un branchage de palme on distingue I H S, et au-dessous M. A. L'oratoire a un dôme à pignon très-élevé et dentelé sur les deux côtés. L'intérieur a été entière- ment transformé et affecté à une habitation bourgeoise. » A l'extrémité de l'intérieur du monument et à la partie gauche de l'endroit où s'élevait l'autel, était placé dans une niche le prie- Dieu de la royale recluse. C'est là que, chaque nuit, couverte d'un cilice, les pieds nus, la maîtresse du grand roi venait chanter et réciter les versets des matines. C'est là que, presque mourante de douleur, un jour la duchesse de La Vallière, prévenue de la visite de Bossuet, reçut le grand orateur chargé de lui annoncer la nou- velle de la mort de son fils, le comte de Vermandois. C'est là enfin que la duchesse de La Vallière vint lire à haute voix devant les religieuses, ses amies les plus intimes, la lettre chrétienne et émi- nemment consolante que lui adressa de Rome, en 1673, l'illustre pape Ganganelli, Clément XIV. » L'oratoire de !a duchesse est en ce moment habité par un négo- 830 API'ENDICE ciant en bois de construclion lui lient à honneur de respecter cette intéressante habitation, laquelle ne disparaîtra que dans quelques années, lorsque le bail de l'enclos seia fini. » Cet enclos, plus large alors i\\i"i\ n'est aujourd'hui, était, sous Louis XVIII, occupé par le célèbre jardinier-ileuriste, Silvain Péant, chargé des parterres des jardins royaux et des résidences royales. De magnifiques plates-bandes de rosiers se faisaient remarquer dans cette enceinte et l'on venait admirer ces arbustes de tous les luartiers de Paris. » La duchesse de Derry, qui aimait beaucoup les fleurs, vint un jour se promener chez Silvain et fut tellement frappée de la magni- îicence de ses produits qu'elle voulut emporter au château un bou- uet sorti de ces plates-bandes. » Pour conserver le souvenir de cette visite, le jardinier de Louis XVIII fit dessiner les roses qui composaient le bouquet de la duchesse de Berry, et, de ces dessins à l'aquarelle, qu'il lit mettre sous verre, il forma l'encadrement d'une glace sans tain existant dans la première pièce de l'oratoire et que l'on voit aujourd'hui dans un état parfait de conservation. » Voir le Moniteur du 25 mai 18G9 et le Clocher du 12 juin même anni^e. Nous ne blâmerons pas l'auteur de cet article intéressant, de participer â la piété populaire envers M'^e Je La Vallière. Tou- tefois on est plus exigeant pour un livre d'histoire que pour un ar- ticle éphémère de journal. Nous dirons, dans un autre paragraphe de cet Appendice, les impossibilités que rencontre la prétendue lettre du pape Ganganelli Clément XIV à Bl'ne de La Vallière, puisque il y a une confusion de dates. Ensuite, quand du seul des oratoires nombreux que renfermaille clos des Carmélites, du seul subsistant de nos jours, on en fait l'oratoire spécial de Mme de La Vallière exclusive- ment aux autres religieuses, M'ii^ d'Épernon et tant d'autres, sur quelles indications positives se fonde-t-on pour affirmer aujourd'hui cette particularité? Passe pour la niche où était placé un prie-Dieu si c'était l'oratoire spécial de M""e de La Vallière, rien ne s'oppose, dès lors, à ce que le prie-Dieu de la royale recluse fût placé là. Au reste, en ce qui concerne la visite de la duchesse de Berry dans l'enclos des Carmélites, et le souvenir qu'en voulut garder le jardinier-fleuriste Silvain, nous n'avons qu'à nous en reposer sur l'auteur de l'article, qui a dû recueillir, à cet égard, les traditions locales. Jusqu'où ne va pas la piété aussi bien que l'imagination popu- laire ? On a prétendu, sans aucune raison, que M""-' de La Vallière avait été ensevelie dans le sol de cette chapelle désormais appelée Oratoire de M'"c de La Vallière, ce que des fouilles réjjétécs n'ont nullement confirmé. Voici ce qu'on lisait, il y a plus de quinze ans, dans un article de journal, signé Albert-Aitbert, par conséquent avant \c- percement de la rue Nicole, et pendant que les rosiers de M. Péant embaumaient encore le faubourg Saint-Jacques L'agonie de M"i'' de La Vallière fut longue et douloureuse, ce corps si charmant NOTES RELATIVES A MADAME DE LA VALLIÈRE 831 st llclrissait et périssait en détail. Elle mourut oubliée de Louis, ou- bliée de ceux qui avaient vu son bonheur ; elle mourut les yeux levés vers le ciel, et la douceur que l'on y voyait peinte remettait en mé- moire les paroles que la pénitente avait dites à Mme de Montespan Non, je ne suis pas aise, mais je suis contente. » Et maintenant elle repose sous une chapelle mortuaire, dernier reste des Carmélites au fond d'un faubourg de Paris ; elle y dort au milieu des roses, comme si le ciel avait béni la tombe de la douce repentie. Paris a respecté le saint enclos, et sur cette terre sacrée il a planté ses fleurs les plus belles et les plus suaves. Des myriades de rosiers entourent la chapelle funèbre, et l'âme de sœur Louise res- pire dans le parfum de toutes ces roses ! » Tout en contestant la sépulture déiinitive, nous ne nous opposons pas au fait de dépôt provisoire rapporté récemment par un autre journal On prétend que le corps de la sœur Louise resta long- temps déposé dans la petite chapelle, que l'ouverture de la rue Nicole vient de dégager et de mettre en lumière. » Mais les poètes eux- mêmes n'onl-ils pas payé leur tribut? On nous assure que 31. Alexan- dre Dumas, qui s'est emparé du nom de M""" de La Vallière, dans son Vicomte de Bragelonne, comme dans son Siècle de Louis XIV, mentionne aussi la chapelle du grand couvent, dont il est ici question, et qu'on voit encore, égarée au milieu de constructions profanes. Une jeune fille, une héroïne de son roman des Mohicans, ayant sa demeure dans le voisinage du Val-de-Grâce, y parle, dit-on, de cette chapelle en y évoquant les souvenirs de M"e de La Vallière. Du reste, le Monde illustré du 10 avril 1869 et la Semaine des Familles du 14 août 1869 ont donné une vue de cette chapelle, longue d'en- viron dix mètres, avec le beau pied de vigne qui marie son feuillage aux sculptures noircies par le temps. Ce qui est sûr, c'est qu'on nomme ermitages, au Carmel, de petits oratoires que sainte Thérèse veut qu'on trouve, comme des stations pieuses, en divers lieux du monastère. L'oratoire qui subsiste encore rue Saint-Jacques peut, à certains égards, s'appeler YOratoire de M'"" de La Vallière, puisque certainement elle allait, comme ses compagîies, y prier. Un de ces oratoires du couvent de la rue Saint- Jacques avait dix tableaux peints sur bois par Ph. Champagne, re- présentant la vie de Jésus, six panneaux et plafond peints par le même. C'était probablement l'oratoire que nous voyons encore, et qui était le plus important, situé, au reste, presque au milieu du grand jardin. Le nombre considérable de pèlerins, que l'article de journal eu question a conduits pendant les mois de mai, juin et juillet, vers cet oratoire, témoigne de nouveau combien tout le monde s'incline de- vant M™" de La Vallière. Pour parler comme un des personnages d'un article de M. A. îSettement, si on est assez mal-appris pour garder son chapeau devant la duchesse, on se courbe devant Louise de la Miséricorde. » 832 AI'I* II DES LKTTIIES DE M'" IpE — COLLECTION EGERTON DC Muséum de loudres. — lettre inédite, conservée a charthes. — nom- breuses DÉMARCHES POUR LA FAIRE CONNAITRE AU PUBLIC. — LETTRE AUTO- GRAPHE ET INÉDITE DE M""» DE LA VALL'ÉRE A MGR HUET, ÉVÈQUE DE SOJSSONS. — LETTRE ALTOGKAPHE ET INÉDITE DE M"'>^ DE MAINTENON. Les lettres semblent encore un prolongement de la personne. Ces lignes tracées sur le papier survivent à l'existence matérielle de l'homme, parce qu'elles ne tombent pas comme lui sous les coups directs de la mort. Telle est la raison de l'importance qu'on attache à retrouver des lettres de personnages que le temps a couchés dans le tombeau. On les voit pour ainsi dire réapparaître et respirer dans leur correspondance avec leur génie, leur âme, leur cœur et leur intelligence. Les lettres ont même cet avantage, de présenter les hommes, en dehors de toute parade, avec leurs vraies pensées, telles qu'elles se répandent, simples et spontanées, dans un entretien confidentiel. De là, l'ardeur à rechercher des lettres et des autogra- phes de M""' de La Vallière, aussitôt après sa mort. Claude Lequeux est le premier qui publia, en 1767, un recueil de lettres d'elle, au nombre de cinquante la première datée de Tournay, le 9 juin 1673; la dernière des Carmélites de la rue Saint-Jacques, du 17 novem- bre 1693. Ces lettres adressées par l'illuslre pénitente au maréchal de Bellefonds eurent une grande vogue, le public les dévora. Ce recueil fit désirer celles qui demeuraient ensevelies » et que Le- queux n'avait pu recouvrer. Les fouilles ont recommencé de plus belle, dans le xixe siècle. On aurait voulu découvrir quelques dé- brisd'épîtres, danslesquelles Mmi'deLa Vallière aurait inscritquelque vivant souvenir deson paradisde Versailles. Aussi quel empressement et quelle foule dans les ventes publiques, où l'on annonçait des au- tographes de la célèbre carmélite! combien qui espéraient retrouver dans la poétique confidence de la duchesse la chanson dts vingt ans, toujours chantante, toujours haïe et toujours douce! » Qui ne pensait mettre la main sur quelque révélation touchant le roi, les enfants de Mm^' de La Vallière, sa rivale, enfin tout ce qui disputait son cœur à Dieu? 11 y eut en 1S27, 181i, 1845, 1817, 18o2, 1855, des ventes publi- ques, où figurèrent des autographes de la duehesse. M. Pierre Clé- ment et M. Arsène Houssaye en ont publié la liste d'après les catalo- gues Sotheby, Charon, Laverdet, Soleinne, M. L...,G..., Tout ce que nous y trouvons de ]lus saillant, c'est ce mot que M"'e de La Vallière écrivait à révèue d'Avranches, Jlgr lluet Je suis sy per- » suadée que le plus grand avantage qui me puisse arriver est d'eslrc ï oubliée. " NUTES UliLATlVES A MADAME DE LA VAELIEIŒ g33 Exislc-t-il de Mme de La Vallière beaucoup d'autres lettres, outre telles qui onlélô publiées jusqu'à ce jour? S'il fallait s"en rapporter aux Mémoires de la baronne d'Oberkirch, la duchesse de La Vallière possédait, en 1782, de nombreuses lettres de la carmélite. Mais plu- sieurs des assertions de Mme d'Oberkirch ont besoin d'être contrô- lées de plus l'opinion personnelle de M. Pierre Clémentde llnsti- tut est, qu'après ce qu'on a publié de cette femme dans ces derniers temps, il doit rester d'elle peu ou point d'autres lettres inédites. Voir 7J/rao/e Monlespau, à l'Appendice, p. 362. Commençons par remarquer qu'on ne retrouve pas de lettres de Mme de La Vallière, Our la période de 1661 à 1G70, c'est-à-dire pour le temps de sa faveur à la cour. Louis XIV a-t-il tout jeté au feu? Tout ce qu'on a découvert et publié est signé Louise de la aéricorde. Nous devons à Claude Lequeux les principales lettres que 3I"'e de La Vallière a écrites quand elle méditait sa retraite, et puis quand elle fut carmélite. Là se trouve un véritable intérêt épislolaire; ià on entend vibrer le cœur de cette personne célèbre. Les lettres que nous avons données de nos jours sont à côté de celles-là bien pâles ou nulles, sous le rapport de l'intérêl. M. Arsène Houssaye a inséré deux lettres inédites dans son livre sur iiy'ie de La Vallière {appendice, p. 410, 411, dont l'une est adres- sée à M. Dodart, l'autre au Père Mabillon. Il a donné un fac-similé de celle à Mabillon. Du moins danscette lettre, M^e de La Vallière jette un coup d'œilsur son passé; elle dit qu'elle marche avec ferveur dans la pénitence qu'elle est obligée de i faire, afin de n'avoir pas à ré- pondre un jour de ses crimes passés... » M. Pierre Clément, si dévoué de cœur et d'intelligence au'pro- grès de la science historique, a reproduit aussi dans son édition des Réflexions sur la miséricorde de Dieu, imprimée en 1860, douze let- tres inédites adressées à diverses personnes, par M"ie de La Vallière, depuis son entrée aux Carmélites. Depuis ce temps, M. P. Clément a eu la bonne fortune de découvrir cinq autres lettres inédites, dont il a enrichi son récent ouvrage sur M'"e de Monlespan, à l'appendice, p. 362 et suivantes. Il y a donc presque à désespérer maintenant de trouver aucune lettre inédite de Mme de La Vallière, après MM. Feuillet de Couches, P. Clément, de l'Institut, Arsène Houssaye. Nos investigations dans le but de découvrir quelques-unes de ces lettres, ont produit moins de résultat que nos recherches sur Marie-Thérèse d'Autriche. Nous nous étions adressé au Britisli Muséum de Londres pour retrouver. dans la collection de lord Egerton la trace d'une lettre de M'^e de La Vallière, sur laquelle M. Paul Lacroix, conservateur à la biblio- thèque de l'Arsenal, nous avait fourni quelques indications. Celle lettre n'a pu être découverte dans la vaste collection britannique. On parlait dans un article de journal d'une lettre adressée à Mws de La Vallière par le pape Clément XIV. S'il y avait une lettre 83i APPE.\'DÎCF> lu pape en 1076, elle ne jjourrait élre que du doux et paciliqur Altieri, qui devint Clément X en i'>70. Nous avons recherché une lettre de Louis XIV, curieuse p;ii su date, c'est-à-dire la première leltre que le roi adressa à MU'' de Vallière. Cette lettre dont il est question dans un des cha- pitres de celte histoire, se trouve aujourd'hui à Chartres en des mains qui, pour le momcnl, se sontrefusées à nous en douuer con- naissance. Voyages, démarches de toute sorte, tous les moyens em- ployés par nous, pour en obtenir communication, ont été sans succès. L'honorable iersonne que nous avions priée de renouveler nos instances, nous écrivait de Chartres, le L'' décembre 1862. — Monsieur l'abbé, » je me suis acquitté avec plaisir de votre commission auprès dr » jL^'c veuve R..., mais j'ai le regret de vous annoncer que cette i> dame est très-décidée à ne donner communication à personne, » mitre qu'à M. de des autographes que lui a laissé son mari. » Elle veut les vendre un jour, et le moment sera venu dès que » M. de en aura fait le dépouillement avec elle. Son intention » est de les offrir diredeiuent à la famille de.... avant de les mettre publiquement en vente. M. Cousin, ami de son mari, a vu cette 1 leltre de Louis XIV et d'autres avec, mais elle ne consentira plu-s » à les faire voir ; en un mot, cette dame ne fera rien que par 1' M. de J'eusse voulu, monsieur l'abbé, vous donner de>; » nouvelles plus heureuses, mais... » Même insuccès pour quatre autres lettres autographes de 'M'no tif La Vallière, dont M. Feuillet de Couches nous avait donné infor- mation. Nous sommes arrivés trop tard, nous nous en consolons, voici pourquoi. La plupart des lettres de M"' de La Vallière, qu'on donne, depuis cellesde Claude Lequeux, sont dépourvues en général de toute valeur littéraire et de tout intérêt historique. Elles n'ont d'autre importance que celle qu'elles tirent du nom et delà main tjui les a tracées. Très-insignifiantes en elles-mêmes, elles n'apprennent absolument rien, ne disent rien au cœur ni à l'esprit, ne font allusion à quoi que ce soit qui puisse intéresser le lecteur. Ensuite pour les quatre lettres en question, hàtons-nous de dire qu'elles ont déjà été publiées par Lequeux. Seulement, comme ce sont les originaux, les autographes eux-mêmes de M"hî de La Vallière, on pourra corriger Lequeux, s'il n'était pas exact. Ce sont les lettres à Bellefonds. Nous avons cru devoir essayer de nouvelles tentatives en ces derniers jours avril 1869 à Chartres, pour la première lettre de Louis XIV à M'ie de La Vallière, elles ont échoué comme par le passé. Si nous sommes bien informé, le propriétaire de cet autographe , simple billet du grand roi , se serait même plaint amèrement de notre insistance il se méfierait de nos intentions et refuserait d'admettre que ce soit un simple motif de A'OTES RELATIVES A MADAME DE LA VALLIÉRE SXi fiuriosilé, qui nous pousse à vouloir en' prendre communication. Voilà jusqu'où a 6l6 notre zèle, pour découvrix quelque chose d'iné- dit de Mme de La Vallière ; il nous a fait encourir un reproche d'in- discrétion, qu'il est toujours désagréable de recevoir. En attendant, nous sommes une des preuves vivantes que M. P. dément s'est trompé sur un des signes du temps, quand il a écrit la remarque suivante, {ui s'adresse, nous le croyons, au billet de Louis XIV, conservé t ' . JÉSUS V MARIA Nous vous » N' allons àv% Monseigneur, avec une extrême confiance » en V"'* bonté, espérant obtenir de v^ une grâce qui n= fera un sensible plaisir, elle est en V*^ pouvoir, c'est pourqu'oy » n^ croyons n'estre pas refusée. M. de la Ghesnaye, mon ancien amy, v' dira, Monseigneur, de quoy il* s'agit; n^ ^ n'antrons pas dans le détail n' mesme, crainte de v' impor- 1 Entre 1683 et lûSQ, puisque Huet fut évéque de Soissons en lt}85 et d'Avranches en 1689. 83G APPENDICE » tuner, vous assurant, Monseigneur, que n^ sommes avec respect v""" très-humble et très-obéissante fille et servante, s"" Louisi Di la miséricorde, R^"^ G*' INDIGNE. Suscription de la lettre Y Monseigneur Monseigneur l'évéque de Soissons. M, Clément, de l'Institut, a dit que l'original de cette lettre se trouvait à la Bibl. imp., Mss. suppl. français, n^ b' Correspon- dance deHuet, t. I. — 11 est positif que nous venons d'en voir l'origi- nal chez M. Gauthier la Chapelle, et que notre vénérable secrétaire de l'Institut historique nous a gracieusement permis d'en prendre copie. Voici maintenant la lettre inédite de Mme deMaintenon, écrite à l'occasion du mariage de Louise Julie d'Hautefort avec Auguste Su- blet, marquis d'Heudicourt ; elle est adressée à la marquise de Sur- ville Anne Louise de Crevant d'Humières, femme de Louis Charles d'Hautefort, marquis de Surville, et mère de Louise Julie. Adresse A madame, madame la marquise de Surville. Le cachet représente un fil à plomb avec celte devise Rectè. , " Ce 4 may 171o. Il m'a esté impossible, Madame, de répondre plustost à la lettredont vous m'avez honorée quelque envie que j'eusse devons marquer ma' joye et ma recognoissancedu bonheur » que vous procurés à M. le marquis d'Heudicourt il ne » pourra jamais. Madame, s'acquitter de tout ce qu'il vous » doit, car certainement vous luy faittes un beau présent et la manière a esté si agréable qu'il sembloit que tout i'advan- tageestoit devoslre costé,j'en ay admiré toutes les circons- tances et je me trouverois embarrassée si j'estois à sa place de tout ce quej'auroisàfaire pourm'acquitter de si grandes » obligations, j'ay toujours regardé comme une des miennes, » Madame, d'être plus que personnes votre très humble et très obéissante servante. » Signé Maintknox. » NOTKS RELATIVES A MADAME DE LA VALLIERE 837 m LE LIVRE DES Ri'flfxions HUT la miséricorde de Dieu, par iw^ de la vallière. l'exemplaire du LOUVRE, CORRIGÉ DE LA MAIN DE COSSUET. — QUATRE FAUES DU GRAND DAUPHIN, AVEC DES CORRECTIONS DE liOSSUET, POSSÉUÉES PAR l'auteur et employées PAR LUI POUR COMPARER ET POUR JUGER DE l'authenticité des de l'exemplaire DU LOUVRE. Les Réflexions sur la miséricorde de Dieu, par une dame péîiitente, parurent en 1680 ; elles onl été attribuées à M^'o de La Vallière. Ces réflexions n'avaient pas été écrites pour être publiées ; elles portaient en tête un avertissement qui expliquait ainsi la publication du livre et l'anonyme gardé par la pénitente Sa modestie et son humilité ne veulent pas qu'on la nomme, et elle n'aurait jamais permis qu'on publiât ces saintes réflexions si elle en avait été avertie et si elles ne lui avaient été enlevées par une dame d'une grande vertu, qui aurait cru commettre une injustice en privant les fidèles d'un ouvrage {ui peut être utile aux pécheurs qui veulent se con- vertir. » L'auteur manifestait ainsi le caractère tout intime de cet écrit, a tracé de sa propre main comme un registre des miséricordes de Dieu, afin que si sa foi venait à chanceler, son espérance à se refroidir et sa charité à s'éteindre, elle put rappeler à son âme par la lecture de ce papier le souvenir et le sentiment des bontés et de la grâce de Dieu. » La bibliothèque du Louvre possède un exemplaire des Réflexions suj' la miséricorde de Dieu, qui est de l'année 1688, cinquième édi- tion, Paris, chez Dezallier; cet exemplaire a l'importante particu- larité de porter de nombreuses corrections marginales ; car voici ce [ue dit de ces corrections manuscrites, une note d'écriture ancienne inscrite sur la garde du volume que possèile le Louvre Cet ex- cellent ouvrage de M^c de La Vallière a été corrigé, comme on le voit de la» main de M. Bossuet ; ces corrections faites avec une sagacité rare, rendent cette édition bien précieuse. » Que penser de l'authenticité des Réflexions et de l'authenticité des corrections de Eossnet ? Le livre des Réflexions sur la miséricorde, vient-il de madame de La ^'allière, et les corrections de Texemplairc du Louvre sont-elles de la main de Dossuet ? En 170D, ce livre en était à-sa huitième édition. Rien ne prouvait au premier abord qu'il fût de Mm" de La Vallière, et quelques cri- tiques prétendirent qu'il pouvait aussi bien être de M"h> de Longue- ville, de M"»p de Montespan ou de quelque autre illustre pénitente. Mais ces doutes ne supportent pas l'examen ; la tradition a toujours attribué ce livre à JI>""îdeLa Vallière. Dès les premières éditions, et du vivant même de M"'»-^ de La Vallière, les journaux de Hollande la 838 iioinmèrent. Le succès extraordinaire que ce livre eut en France, indique que l'opinion n'hésilait pas sur sa provenance. 11 s'en fit à Paris cinq éditions dans l'espace de huit années, et les deux pre- mières dans moins de six mois, coup sur coup. Cette curiosité si empressée du public, tenait au nom de 3Ii"c de La Vallière, cir- culant mystérieusement de bouche en bouche. Plusieurs éditions se succédèrent de 1680 à J710 ; on en retrouve de if93 ; toutes portent le même pseudonyme Par une dame pé- nitenle, » sans un mot de plus. En 1710, sœur Louise de la Miséri- corde meurt, et presque immédiatement après, en 1712, une nou- velle édition jjaraît, enrichie celle fois d'une vie de M"ie de La Vallière, qui divulgue le secret déjà connu, au reste, de la partie informée du public. L'opinion sur le véritable auteur des Reflexiom était donc parfaitement établie du vivant de Mme de La Vallière. 3Ioreri dit dans son Dictionnaire historique 17o9 On lui a tou- jours attribué un petit ouvrage de piété qui a eu grand cours sous le titre de sur la miséricorde de Dieu. » Bayle, l'abbé Lequeux, le P. Lelong, le savant Barbier l'attribuèrent comme Moreri à la célèbre duchesse. M. le baron Ernouf cite dans un sa- vant article le passage suivant des Nouvelles de la république des lettres, de Bayle, sous la rubrique du mois de septembre 1684, deuxième édition d'Amsterdam, passage qui nous donne tout à la fois des détails intéressants sur la vogue que cet opuscule obtint dès le début, et sur plusieurs éditions de Hollande, échappées aux premières recherches de l'éditeur de 1861. Les négociations rolaiives à la délivrance des esclaves eurent moins de succès; elles furent entravées, nous devons l'avouer, par le peu d'empressement que montra Louis XIV à se dessaisir des Maures enrégimentés dans les chiourmes de ses galères. » Dix années plus tard, il la suite de nouvelles hostilitéi où Salé eut beaucoup h souffrir, nouveau traité plus a^antageux encore 0ur la France. » Muley-Ismaël voulut, lui aussi, tirer profit de la paix qui avait été signée; à la veille de commencer contre les Espagnols l'inter- minable siège de Ceuta, il eut l'idée d'intéresser Louis XIV à son entreprise. Donnez-nous, disait-il à M. Pidou de Saint-Olon qui » était venu auprès de lui en mission particulière, donnez-nous des » bombes, des armes et des ingénieurs, pi'ometlcz-nous de tenir une >' armée de mer dans le détroit, pondant que nous assiégerons la " place par terre; cela accordé de votre part, tout vous sera ac- » cordé de la nôtre. » » Les réponses évasives de M. de Saint-Olon jetèrent quelque sur- prise et quelque amertume dans le crur de son farouche interlocu- teur. » Cependant Muley-Ismaël ne songea pas à se venger, il s'em- pressa même d'envoyer à Louis XIV cette fameuse ambassade du Maroc qui amusa, sur les derniers jours du dix-septième siècle, une société déjà lasse de son antiiue simplicité, et avide de nou- veautés. » Abdalla-Ben-Aïssa, amiral de Muley-Ismaël, arriva en France le 11 novembre l!''.>8, ]ortanl avec lui de riches présents trois peaux de lion dune grandeur extraordinaire, six douzaines de peaux de maroquin, les étoffes les plus précieuses; semant ses dis- cours de mots h>urcux, de saillies aimables, de galanteries orien- tales. » A Brest, quelques dames lui ayant demandé pourquoi ses co- religionnaires prenaient jjlusieurs femmes, il répondit que c'était > afin qu'ils pussent trouver en plusieurs ce qu'on rencontre asscm- i blé abondamment en France dans chacune en jarticulier. » n A Uennes, l'intendant général de la province l'ayant prié de lui accorder quelque part en son amitié, il répliqua que ceux qui » avaient celle du roi, comme lui, devaient plutôt lui offrir leur pro- » t'^ction que lui faire une demande de si peu d'importance, » » A Paris, il ne se sentit pas assez d'admiration pour tout ce qu'il voyait; et un jour, penché sur l'un des balcons du vieux Louvre, il NOTES RELATIVES A MADAME DE LA VALLIÈRE 859 s'écria, en regardant la Seine qui coulait au-dessous Quand ces » ondes seraient de l'encre, elles ne suffiraient pas à décrire tant de » merveilles qui ne iailent que de la grandeur et de la magnificence y de Sa Majesté. » » A Versailles, devant l'un des ,jns d'eau les plus élevés, il dit Il suit la renommée de son mailre, il voudrait aller jusqu'aux » cieux. s » Abdalla ne se montra pas seulement un hôte plein de grâce cl d'esprit, digne héritier des Maures de l'Alhambra et de Grenade, il laissa le souvenir d'une âme généreuse et fidèle. » Étant à Amboise, il se fit conduire dans la plaine de Saint- Martin-le-Beau, oii quelques archéologues placent le champ de ba- taille de Charles Martel et des Sarrasins; et là, on le vit se pros- terner avec toute sa suite, réciter les prières les plus ferventes, et recueillir un peu de la terre sainte, de la terre qu'il appelait le pavé des martyrs. ï Durant son séjour à Paris, l'ambassadeur barbare sollicita l'hon- neur d'cêtc présenté à Jacques II, dont il avait été le prisonnier à Londres, et qui lui avait rendu la liberté sans rançon ; il se jeta à ses genoux en pleurant, et le monarque découronné pleura à son tour en recevant ces effusions d'une reconnaissance qui lui arrivait après tant de trahisons. » Muley-Ismaël, frappé par tous les récits d'Abdalla-Ben-Aïssa sur la cour et le pays de France, conçut un dessein plus ambitieux encore que le siège de Ceuta avec l'aide des fleurs de lys, il demanda à Louis XIV la main de la princesse de Conti, assurant qu'elle reste- rait dans su i-eli'jion, intention et manière de vivre ordinaire. » Louis XIV répondit sans sourire, que le Dieu qu'adorait la prin- cesse de Conti ne lui permettait pas de saiisfaire aux désirs de Muley-Ismaël. » Marie-Anne de Bourbon, légitimée de France, fille de M""" de La Vallière, était, on l'a dit dans le cours de cette histoire, célèbre par sa beauté ainsi que par la vivacité et la délicatesse de son esprit. Muley-Ismaël, étant devenu amoureux d'elle sur son portrait, donna lieu à ces vers de Rousseau Votre beauté, grande princesse, Porte les traits dont elle blesse Jusques aux plus sauvages lieux. L'Afrique avec vous capitule. Et les conquêtes de vos yeux Vont plus loin que celles d'Hercule. Ce même portrait, ajoute-t-on, trouvé dans les Indes au bras d'un armateur français pardon Joseph Valeïo Castillan, fils de don Alphonse, mort vice-roi de Lima, lui inspira une passion vio- lente qui divertit longtemps la cour et Paris. Voir la Déesse Monas, on l'Histoire du jortrait de la princesse de Conti, petit volume im- primé en 1698. 860 API'KNDICK C'est le lieu de reproduire ici trois lettres inédites que M. le comte Maxence de Damas d'Hautefort a eu l'obligeance de nous communiquer et dont il a l'original. Elles sont de François-Louis de l>ourhon, prince de Conti. Armand de Bourbon, auteur de la branche des princes de Conti, marié à Louise-Marie Martinozzi, nièce du cardinal Mazarin, avait eu plusieurs fils; l'ainé Louis-Armand, né en 1601, qui fil sa pre- mière campagne en ljS3, avait épousé M'i" de lîlois, fille de M™» de LaVallière, il mourut on IfiH.". Son frère, François-Louis, prit, à la mort de l'aîné, le litre de prince de Conti. Nous donnons de ce dernier trois lettres. La pre- mière est à la marquise de Surville, à l'occasion de la mort de son père, le maréchal d'Humières. La seconde, à la marquise de Sur- ville, est écrite à l'occasion de la blessure que reçut le marquis de Surville. La troisième est écrite pour la même raison à Gilles, comte d'Hautefort. PREMIERE LETTRE. Adresse A madame madame la marquise de Surville, à Paris. Le cachet séparé en deux est aux armes de Bourbon de Condé. Au camp de Courtray, ce 8 septembre. » Je prends, Madame, une véritable part à la perte que vous » venés de l'aire de M. votre père et à la douleur que vous en » avés, je vous en supplie den estre persuadée et que je suis » votre très-humble et très-obéissant serviteur. » Signé François Louis de Bourbon. » DEUXIÈME LETTRE SANS ADRESSE. Vous scavés. Madame, combien je m'intéresse à ce qui » vous regarde. Je ne doute point que M. de Surville ainsi » que vous ne soyés persuadés de ma véritable douleur; je » vous prie que cette lettre soit pour luy comme pour vous de ne point vous donner la pe^iie de me l'aires response et » destres persuadée que Ion ne peut vous honorer plus véri- » tablementqueje fais. » Signe François Louis de Bourbon. » TROISIÈME lettre SANS ADRESSE. Vous m'avez fait grand plaisir, Monsieur, de me mander NOTES RELATIVES A MADAME DE LA VALLIÈRE 861 » des nouvelles -de M. de Surville, je vous prie de me faire » scavoir en quel estât vous lq,vés trouvé, de luy faire Lien des » compliments de ma part et a AP^^de Surville aussi et destre » bien persuadée de l'estime et de l'amitié quej'ay pour » vous. » Signé François Louis de Bourbon.» A Meudon, ce 11^ novembre. On a vu que la duchesse de La Vallièrc avait un frère, Jean P^ran- çois de La Baume le Blanc, qui fut gouverneur et grand sénéchal de la province de Bourhonnais, capitaine commandant les chevau- légers de M. le Dauphin , maréchal des camps et armées du roi. Il commanda des troupes en Hollande en 1665 et 1666, en Berri, dans le Nivernais et le Bourbonnais en 1674 et 1675. C'est de ce côté que se continue la descendance. Ce marquis de La Valliôre avait épousé Gabrielle Glé de La Cotardaye, qui fut dame du palais de la reine Mario-Thérèse. Ce frère de la carmélite, qui mourut en 1696, eut de son mariage 1° Charles-François, 2° Maximilien Henri, 3'^ Maric-Louise-Gabricllc , 4° Marie-Yolande. Charles-François de La Baume le Blanc, marquis, puis duc, fut lieutenant général en 1709. 11 avait épousé, en 1698, Marie-Thérèse de Noailles, fille du maréchal de Noailles, et dame du palais de la dauphine. C'est ce cousin germain que Mi'c de Blois, fille légitimée, princesse de Conti, restée sans enfants, fit son héritier. Elle lui laissa les terres de Vaujours, tous les biens de la duché-pairie, à l'occasion de son mariage en 1698. Le roi Louis XV érigea de nou- veau le duché en faveur de Charles-François, par lettres patentes e février 1723. Quelques généalogistes mentionnent, parmi les neveux de la car- inélite, Maxi^nilien-Henri de La Baume, chevalier de La Vallière; il n'y a rien à en dire, sinon qu'il fut sous-lieutenant des gendarmes bourguignons. On cite aussi une nièce, Marie Yolande, qui fut ma- riée en 1697, au marquis du Brosset qui mourut en 1723.^^110 épousa en secondes noces, en 1726, Jean-Louis de Pontdevez, comte de Tournon, lieutenant des galères du roi. 11 n'est rien dit de sa pos- térité. On a un peu plus parlé de l'autre fille du frère de M"^e de La Val- lière, c'est-à-dire de ^.o.anros de La Baume de La Vallière, que la princesse de Conti, légitimée de France, et sa cousine, avait fait son héritier. Charles-François avait épousé Marie-Thérèse de Noailles, tille et sœur de deux maréchaux de ce nom. Celte duchesse de La Vallière, née en ICSi, mourut dans sa centième année, en l784. Le père de M. le duc d'Uzcs actuel ancien député se rappelait l'a- voir vue. De ce mariage vinrent deux cnïanis Lcuis-C tsar, duc de Vanjours, et Louis-François. Ce dernier mourut sans alliance, âgé seulement de vingt et un ans, colonel du régiment du Vivarais. Louis-César de La Baume le Blanc, né en 1701, mort en 1782. second et dernier duc de La Vallière, s'appela d'abord le duc de Vaujours. 11 fut gouverneur du Bourbonnais, brigadier d'infanterie, grand fauconnier de France et chevalier des ordres. Ce noble duc de La Vallière, Louis César, est surtout connu dans les lettres comme le bibliophile le plus distingué de l'Europe. Sa bibliothèque, qui était une des plus irécieuses qu'un particulier eût réunie, et surtout la science, le goût, l'intelligence qui présidèrent à cette magnifique collection, lui donnèrent une grande célébrité. Son nom vil toujours en un profond respect dans la mémoire des biblio- philes. Le catalogue de la bibliothèque La Vallière, fut rédigé par MM. de Bure et Van Praet; la première partie fut vendue 464, G77 livres 6 sols; la seconde partie, qu'acheta M. le marquis de Paulmy, forme, dit on, le fonds principal de la bibliothèque de l'Arsenal le comte d'Artois, bibliophile distingué dès sa jeunesse, acquit ce fonds avant la révo- lution. Ce duc de La Vallière avait épousé, en 1732, Anne-Julic-Françoise de Crus-sol, une des plus belles et des plus élégantes personnes de son temps, née en 1713 de Jean-Charles Crussol, duc d'Uzès, et de Anne-Marguerite de Bouillon. Elle tint un salon célèbre, dont parle dans ses mémoires la baronne d'Oberkirch, et où passèrent tous les souverains de l'Europe. Elle y reçut, non-seulement ce que les lettres et les arts avaient de plus distingué, mais aussi l'empereur Joseph II, les rois Gustave III, Christian VU, le grand-duc, plus tard Paul I^'' de Russie, le prince de dalles, Georges IV. Quelques lettres de cette duchesse de La Vallière, que possède M. le duc d'Uzès, nous repor- tent avec une entière exactitude à cette brillante époque de l'hôtel de La Vallière, et font foi de ce règne de l'élégance et de la gran- deur. La beauté de la duchesse de La Vallière survécut à l'âge ; NOTES UELATlVtS A MADAME DE LA VALLIÈRE 863 M'"' d'IIoudclot fit pour un de ses portraits un quatrain qui est resté célèbre La nature [jruiien^e et sage Força le temps à respecter Les clianni's de ce beau visage Qu'elle n'aurdil pu répéter. Cette duchesse de La Vallicre, née, comme on a dit, en 1713, veuve du bibliophile depuis 1782, vécut jusqu'en 1796, et ne laissa' qu'une tille unique, en qui s'éteignit le nom de La Vallière. Cette lille unique, Adrienne-Emilie-Félicité de La Baume le Blanc, née en 1740, épousa en 17oG Louis Gaucher, duc de Chalillon. Celui-ci, né en 17;]7, mourut fort jeune, en 1762, de la petite vérole qu'il avait gagnée en soignant les soldais de son régiment. Il n'eut que deux tilles; la seconde, mariée au duc de La Trémoïlle, ne laissa pas d'eiiiants; l'aînée avait épousé son cousin, issu de germains, le duc de Crussol, plus lard duc d'Uzès. Amable-Emilie de Chalillon, duchesse d'Uzès, est morte en 1840. Deux de ses enfants laissèrent une postérité. L'aîné, Emmanuel, qui avait épousé MH'^ de Mortemart, mourut du vivant de son père, veuf et duc de Crussol en 1837 c'était le père de M. le duc d'Uzès actuel, que nous avons l'honneur de connaître, et qui est resté seul, du côté de ses ascendants, depuis la mort de sa sœur la duchesse de Tourzel. La dernière survivante des enfants du duc d'Uzès et de M"" de Chalillon fut la marquise de Bougé, morte octogénaire en 1866, laissant une nombreuse lignée. C'est à sa succession, non encore partagée, qu'appartiennent la terre de Reugny el le petit château de La Vallière, dont il a été question dans les premiers chapitres de cet ouvrage. Nous avons dit que ce modeste château, qui date du xvr siècle, est en partie debout, et qu'il offre quelques jolis échan- tillons de l'archi lecture de la Renaissance. On désigne encore ce petit château du nom de Pelil-La-Vallière. Les parents de M. le duc d'Uzès vendirent après la première révolution, par nécessité, ce qui était resté des vastes domaines de la duché-pairie, duché de Vaujours. Ajoutons que Marie-Thérèse de NoaiUes, duchesse de La Vallière, — Anne-Julie-Françoise de Crussol, duchesse de La Vallière, — Adrienne E. -F. de La Vallière, duchesse de Chalillon,— Louise de Chalillon, duchesse de la Trémoïlle, — et Amable Emilie de Cha- lillon, duchesse d'Uzès, sont enterrées dans la chapelle du château de Wideville , commune de Crépières, aux environs de Paris, non loin de Saint-Germain. Cette propriété ne provient pas des successions de La Vallière, elle était personnelle à Anne-Julie-Fran- çoise de Crussol qui y lit établir sa sépulture ; elle se trouve aujour- d'hui dans la succession de son arrière-pelile-iille, la marquise de Rougé. 864 AI^PENDICE Un moderne historien parle de VHôtel dit de Châlillon, rue du Bac, habité autrefois par M™' de La Vallière » Saint Vincent de Paul, par l'abbiî Maynard, t. 4, p. 296 un édifice disparaît moins facile- ment que des liasses de papier. On lit dans les Mémoires de la baronne d Ohericirch, qui visita la duchesse de Crussol La Valliôre, vers 1782, que cette dernière possédait de nombreuses lettres de sœur Louise de la Miséricorde. Que sont devenues toutes ces lettres? » s'écr'ait devant nous, en 1868, l'un descendants de la duchesse, M. le duc d'Uzès actuel. — Hélas ! il se lève des ouragans qui emportent les frêles feuilles que la main de riiommc avait chargées de notes et de souvenirs ! Il ne nous appartient pas de dire ici comment les nobles et che- valeresques façons des La Vallière d'autrefois revivent dans M. le duc d'Uzès d'aujourd'hui; nous ne pouvons raconter les services qu'il a rendus au pays, soit à l'armée, soit à la chambre des députés. Je me tairai aussi sur son fils qui continue de servir la France suivant les nobles traditions paternelios. Il est de ces mérites qu'il serait presque indiscret d'étaler plein de gratitude pour l'hos- pitalité qui nous fut si cordialement offerte au château de Bonelle, nous craindrions qu'une appréciation dictée par un mouvement de simple juslice ne parût émaner de la reconnaissance, et qu'on ne prît un acte de jugement pour un acte de sentiment. Je ne terminerai pas celte note, sans y ajouter ici un mot sur la Guirlande de Julie, parce qu'on a paru ignorer plus d'une fois ce qu'était devenu ce célèbre manuscrit, intéressant la famille des La Vallière-d'Uzès, cet album d'autographes, cette galanterie raffinée » de M. de Montausier pour Julie d'Angennes, comme l'appelle M. Feuil- let de Couches. On n'a pas oublié que cinq ans avant son mariage, vers 1642, le duc de Montausier avait fait exécuter pour Julie Lucine d'Angennes de Rambouillet un ouvrage demeuré célèbre sous ce nom de hdrlnnde de Julif. C'étaient deux cahiers de vélin , absolu- ment pareils, dont chaque feuille contenait une lleur peinte en mi- niature par Robert, et accompagnée d'un madrigal ; les vers avaient été composés par les meilleurs poêles, et copiés par le calligraphe Jarry. Dix-neuf poètes prêtèrent leurs voix à vingt-neuf fleurs; Mon- tausier avait donné l'exemple, et Corneille lui-même s'était chargé du lys, de l'hyacinthe et de la grenade. Ainsi, quelque temps avant, M'" des Losges avail eu son album où tous les beaux esprits de l'époque, tous les pousseurs de beaux sentiments , comme dit Feuillet de Conrhes, avaient tenu à s'inscrire en prose et en vers. Ce précieux manuscrit de la Guirlande, après avoir été, dit-on, entre les mains de l'abbé de Rolhelin et de M. Rose, fut acheté par le duc de La Vallière, ]elil-ncveu de la carmélite et arrière-grand- père du duc d'l>/.cs de nos jours. Mais la vente de la bibliothè[ue du duc de La Vallière, en 1785 , a jelé de l'obscurité sur le sort du manuscrit. Un petit volume in-24 imprimé en 1818 et publié par la maison NOTES HELATIVES A MADAME DE LA VALLIEHE 803 Didot, intitulé simplement la Guirlande de Julie, reproduit la notice bien connue de Gaignières sur ce célèbre ouvrage. On y ajoute qu'il a été acheté à la vente du duc de La Vnllière par un libraire de Londres, nommé Peyne, et qu'il est resté en Angleterre. Cette asser- tion est complètement inexacte. Il semble, d'après cet opuscule, que La Guirlande a passé en pays étranger et qu'on ne sait aujourd'hui ce qu'elle est devenue. Mieux encore, la forme même du manuscrit parait être ignorée ; car dans la notice des Didot, si l'on a donné exactement le texte qui d'ailleurs a été plusieurs fois publié, la gra- vure des fleurs est toute différente de l'original. Ces erreurs répétées et propagées appellent un mot de rectification sur La Guirlande. Non, dirons-nousavec M. le duc d'Uzès, la. Guirlande de Julie, l'ori- ginal offert par le duc de Montausieren 1640 ou 1642 à Julie-Lucine d'Angennes, n'a pas été vendu à un libraire anglais et n'a pas quitté la France. A la vente des livres du duc de La Vallière en 1783, le manuscrit de Jarry a été racheté par la duchesse, sa veuve, qui a survécu quinze ans à son mari. En publiant le catalogue de la magnifique bibliothèque La Val- lière, Debure avait dit dans sa préface qu'on n'avait rien voulu » supprimer du cabinet de M. le duc de La Vallière destiné à ren- » fermer les livres les plus précieux. » • Ce que Debure avait soin d'énoncer se pratique encore aujour- d'hui aux ventesdescoUectionscélèbres, afin de nepas décourager les principaux amateurs. La Guirlande, comme tant d'autres œuvres précieuses dont quelques-unes ont également été conservées par la succession, dut subir le feu des enchères et ce fut au prix énorme alors de 14,510 francs que le manuscrit fut adjugé à la veuve du duc. M"" de La Vallière avait d'ailleurs un intérêt particulier à cou- server ce beau livre. La fille unique de Montausier et de Julie avait épousé le duc d'Uzès. La duchesse de La Vallière, Anne-Julie de Crussol-d'Uzès , se trouvait être l'arrière-petile-fille delà duchesse de Montausier dont le nom et le souvenir se trouvaient si intimement liés kLa Guirla7ide. On dit encore dans la notice de 1818 à propos du manuscrit Nous ignorons entre les mains de qui il est passé. » Cette igno- rance surprend de la part d'un éditeur qui se nomme Didot ! La Guir- lande de Julie naxa'il jamais quitté la France, ni, depuis plus d'un siècle, les mains de la famille naturellement appelée à la posséder. Après la vente du duc de La Vallière, nous avons vu qu'elle était restéeaux mains de laveuve. Elle passa ensuite à la duchesse de Cha- tillon, fille unique du duc et de la duchesse de La Vallière ; la duchesse d'Uzès à son tour la tint de sa mère ; et c'est là que se trouvait ce beau manuscrit, quand Didot publiait sa note de 1818. Aujourd'hui on suivrait mieux la trace d'une curiosité bibliographique aussi célèbre. La Guirlande de Julie appartient maintenant à M. le duc d'Uzès ; nous tenons cette gracieuse communication de celui-là même qui possède ce précieux manuscrit. NOTES RELATIVES A LA REINE MARIE-THERESE D'AUTRICHE VI LES CARMÉLITES DE l'aVENUE DE SAXE , A PARIS. — LEUR FONDATION RUE DU BOULOI. — MARIE-THÉUÈSE d'AUTKICHE , LEUR FONDATRICE. — HISTOIRE DE CES — LEUR TRANSLATION RUE DE GRENELLE AU FAUBOURG SAINT-GERMAIN EN 1689. — SUPPRESSION EN 1792. — RIXONSTITUTION RUE DE VAUGIRARD , MAISON DES CARMES, EN 1798. — TRANSLATION, AVENUE DE SAXE, EN 1854. — M"" DE SOYECOURT. — OBJETS d'aRT. — SAINTES RELI- QUES. — TABLEAUX DE LE SUEUR. LE BRUN, MIGNARD. — PORTRAITS. — MADAME LOUISE DE FRANCE. Il nous est iniiOssiblc do ne pas signaler dans tous ses dévelop- pements une des fondations de Î\larie-Tliérèse d'Autriche, qui lui fut particulièrement chère. Nous rangerons ce que nous avons à faire connaître du monastère de la rue de Grenelle, précédemment rue du Bouloi, sous deux titres l'histoire de ce pieux établissement et son personnel. Le désir de donner au public des documents la plupart inédits, surtout le liesoin de signaler une maison respectable, qui a parfai- tement conservé l'esprit de sa fondatrice, tout cela nous fait un de- voir d'insérer ici les recherches minutieuses que nous avons faites relativement au monastère des Carmélites de la rue de Grenelle, transporté aujourd'hui avenue de Saxe. On n'a pas à s'expliquer ici sur les autres couvents du même ordre, qui, tous, sont restés dignes de sainte Thérèse. En ce qui concerne le monastère de la rue de Grenelle, il y a cette remarque à faire que, depuis la fondation en lG6't jusqu'à nos jours, les carmélites qui en ont fait partie ainsi que l'ensemble du couvent, n'ont cessé de mettre en pratique cette piété cachée, cette modestie, cette simplicité qui furent si chères à la pieuse reine Marie-Thérèse d'Autriche. Il y a plus d'éclat ailleurs; mais, rue de Greneilo, on n'est jamais sorti d'une certaine pauvreté relative. Toute l'attitude historique du couvent a été, pendant deux siècles, humble, modeste, solidement évangélique. xNOTES RELATIVES A MABIE-THEHESE bAUTUlCHE 807 Un mot donc sur l'histoire et sur les choses. Nous nous occupe- rons des personnes dans le paragraphe qui suivra. Les monastères de femmes ne peuvent guère avoir d'histoire. Étrangères au monde, leur profession est justement de se mêler peu aux affaires de leur temps. Par conséquent leurs annales se rédui- sent, à l'égard des séculiers du moins, à fort peu de chose. La créa- tion du monastère, son agrandissement territorial, les vicissitudes temporelles s"il en a éprouvé, voilà le cadre de cette histoire. Le couvent a-t-il prospéré sous le rapport spirituel? Les âmes qui s'y sont renfermées, de siècle en siècle, y ont-elles, tout en participant à notre humanité, travaillé efficacement à se perfectionner? Voilà les seules jucstions qu'on peut poser à l'occasion de la maison des Carmélites, dont la reine Marie-Thérèse fut la fondatrice. La maison de la rue du Bouloi acquit dès le principe une grande réputation de sainteté. Aussi fut-elle bientôt peuplée. Nous ne répéterons pas ici les détails déjà donnés au chapitre VI sur la fondation du couvent et sur les fréquentes visites de la reine Marie-Thérèse. Mais disons aussitôt qu'il y a pour tous en ce monde à compter avec la question des ressources matérielles dans leur pro- portion avec les besoins de l'établissement. On a déjà vu au chapitre VI toutes les libéralités de la reine Marie- Thérèse envers le couvent de la rue du Bouloi, libéralités tant d'ordre temporel que d'ordre spirituel, les reliques qu'elle s'em- pressa d'offrir à ses chères filles, la sainte Face miraculeuse qu'elle tenait de la reine d'Espagne, sa mère; le Crucifix miraculeux, rap- porté de Besançon par Louis XIV. — Nous avons reproduit les dif- férentes lettres ou décrets de fondation du monastère délivrés par Louis XIV. Il faut reprendre le cours des choses et le fil de l'his- toire à la mort de la reine Marie-Thérèse. Nos documents sont empruntés des manuscrits du Garmel de l'avenue de Saxe, dans lesquels les saintes religieuses nous ont permis, avec une rare complaisance, de puiser abondamment. Nous avons joint à ces documents leur propre tradition dont nous nous sommes inspiré, et ce qu'elles ont inséré elles-mêmes, soit dans une notice, publiée à Paris en 18oi, et rédigée par la sœur Saint- Jérôme du couvent des Oiseaux, soit dans une histoire du monas- tère, parue à Troyes en 1866, imprimée chez Bertrand-Hu. Les Carmélites de la rue du Bouloi, qui n'étaient pas riches, per- dirent immensément à la mort de Marie-Thérèse. Dès l'année I680, la maréchale de Navaillcs leur vint en aide ainsi que M>»e Charlotte de Roquelaure, duchesse de Foix. La duchesse de Noailles, mère de l'archevêque de Paris, obtint d'avoir un appartement dans leur couvent, où elle mourut, en 1697. Le moment était venu de passer par les épreuves de la misère. Les dames dePolignac, de Cossé-Brissac, la princesse de Carignan, la duchesse du Lude, le duc de La Feuillade, M"e d'Espagny, le Régent, Madame Louise-Adélaïde d'Orléans, abbesse de Ghelles, la 6tW APPEN'DICK marquise de l*ompadour, tille du maréchal do Navailles, la riche I\liiio d'Esmadrvds, la marquise de Trainel, la comtesse de Brassac, la marquise de Sourcillon, la duchesse de Croy d'Havre, ainsi que la maréchale de Navailles, la duchesse de Noaillos, la duchesse de Foix et W'nc de Mainlenon, s'intéressèrent d'une manière spéciale au monastère pendant ses premières cent années. Cela n'empêcha pas les Carmélites d'en venir à l'extrémité, à deux doigts de la ruine de leur maison, dans un moment fort critique. Rue du Bouloi, on manquait d'air, inconvénient grave pour une communauté cloîtrée, et il n'y avait pas moyen d'y remédier, puis- qu'on était entouré de maisons séculières. De plus, on y était plus que jamais molesté par les vues étrangères, comme disait alors l'abhé Chanul, les maisons voisines plongeant chez les Carmélites. On acheta un terrain et des maisons qui se trouvaient rue de Gre- nelle, dans la censive de la manse abbatiale de l'abbaye de Sainl- Germain-des-Prés, à l'endroit qu'occupe aujourd'hui l'église Sainte- Clolilde, oij se trouvaient de spacieux jardins; et Ton s'y installa en 1089. Les religieuses étaient alors au nombre de trente-cinq. Les corps des religieuses cl bienfaitrices décédées à la rue du Bouloi furent rapportés à neuf heures du soir dans le nouveau monastère avec les cérémonies accoutumées pour pareils transports, au grand B déplaisir des voisins que l'on quiltoit, » disent les chroniques du Carmel ces bourgeois étant persuadés que c'étoit pour eux une » source de bénédictions, se plaignoient en disant On nous enlève » nos saintes. » La vente de la maison de la rue du Bouloi devait suffire, on l'espérait, pour couvrir les frais de l'acquisition nou- velle. Ici commencèrent les tribulations. La vente de l'immeuble de la rue du Bouloi n'eut pas lieu tout de stiite. La guerre ayant éclaté, les personnes qui s'étaient offertes pour cette acquisition, retirèrent leur parole et fermèrent leur bourse. Cependant, il fallait continuer les travaux commencés à la rue du Bouloi pour pouvoir tirer secours des loyers. De là la néces- sité d'emprunter, et les dettes s'accumulant sur les dettes. Les em- barras augmentèrent. Les maisons de la rue du Bouloi qui com- mençaient à peine à être de quelque ressource, furent taxées à 41,000 livres d'amortissement, qu'il fallut payer sans retard. Non- seulement l'argent man[uait, mais la situation présente du monas- tère mettait les religieuses dans l'impossibilité de trouver à emprunter. M. de Pontchartrain, secrétaire d'Etal, ordonna en conséquence que les susdites maisons fussent vendues. Toutefois, on échappa à celle menace de ruine. Le marquis d'Argenson, lieutenant général de police, s'était rendu au Carmel pour signifier cpt arrêt. Cet homme si dur rencontra une femme de tête; il de- manda au parloir la Prieure. C'était Ml'" de Canapvillc. Son sang- froid, sa présence d'esprit surent mettre le marquis d'Argenson dans ses intérêts. On put faire intervenir M'iic de Maintenon et l'af- faire s'arrangea pour le moment l'arrêt de vente fut suspendu. xNOTES RELATIVES A MAHIE-THERESE D'AUTRICHE 869 On ne doit pas oublier que celle maison de la rue du Bouloi avait, en se formant, contracté 91,000 livres de dettes avec le couvent de la rue de Saint-Jacques, ci que d'autre part l'accommodement avait manqué pour les maisons de la rue du Bouloi, puiscju'on n'avait abouti qu'à de nouvelles charges, qu'il avait fallu y faire, concur- remment avec les travaux de la rue de Grenelle, dos r^'parations qui les rendissent habitables. La mère Cécile s'adressa au roi, et oblmt de Louis XIV, que les biens du couvent fussent remis entre les mains d'un notaire habile et désintéressé, qui en fit une réparti- tion équitable entre les mains des créanciers. La communauté se contenta, pour sa subsistance, de quelques pensions viagères faites par les familles des religieuses et du travail actif qu'elle s'imposa. Leurs livres de comptes font foi, qu'il y eut telle année, où une communauté de trente-cinq personnes dut four- nir à son entretien avec 5,000 francs pour toute l'année. Les Carmé- lites s'occupèrent à faire des fleurs artificielles qu'on vendit. Les fleurs des Carmélites firent fureur, dit-on. Il est vrai que ces bonnes religieuses s'étaient vues obligées de vendre tout ce qu'Anne d'Autriche et Marie-Thérèse leur avaient donné de plus riche. La Providence vint en aide à leur foi et à leur patience dans la pau- vreté. Louis XIV, stimulé par Mgr l'archevêque de Paris et par M'ûe le Maintenon qui lui rappellèrent les intentions et les vœux de Marie-Thérèse, ordonna que la somme de 6,000 francs fût délivrée chaque année pour la subsistance du couvent de la rue de Grenelle 1696. Ajoutons que, en faveur des demoiselles Rosalie de Baudart, Pulchérie de Velleine et Mélanie de Lastic qui avaient été élevées à la maison royale de Saint-Cyr, et qui se firent carmélites toutes trois, le roi donna plus de 17,000 francs qui furent employés à achever de payer les amortissements de la maison de la rue du Bouloi. Plus tard, M. de Saint-Martin, gouverneur de l'hôtel des Invalides, leur fit par testament une donation, de sorte qu'elles eurent en quelques années 7,oOO fr. de rente. Sorti de ces épreuves, le monas- tère de la rue de Grenelle fournit paisiblement sa carrière durant le w'Ui" siècle, avec une réputation méritée de régularité et de sainteté. Il était tellement en renom à cet égard, que M"ie Louise de France, la fille de Marie Leczinska, fuyant le monde et la cour, résolut de se fixer dans celte maison de la rue de Grenelle. Toutefois, quand elle se fit carmélite, bien qu'elle eût choisi la rue de Grenelle, cette prin- cesse entra aux Carmélites du couvent de Saint-Denis on verra dans le paragraphe suivant, pourquoi ; le désir d'éviter les visites que le séjour de la capitale lui aurait attirées, comptera parmi les raisons de ce choix. Quand on compulse les manuscrits des Carmélites de la rue de Grenelle, on s'aperçoit que pendant le cours du xviiie siècle, aussi bien qu'au xviie, de grands noms, des personnes appartenant à de grandes familles, vinrent prendre place au monastère. La société 870 APPENDICE française présenta, sous la récjence, sous Louis XV et Louis XVI, le triste spectacle de la démoralisation des hautes classes; et cepen- dant, c'était ordinairement dans les rangs de la noblesse que se produisaient les vocations de carmélites; le couvent de la rue de Grenelle on fut la preuve pendant tout le xviue siècle. Au xviie siècle, on y avait vu entrer des Polignac, des Cossé-Brissac, des descendants des rois d'Aragon, des Saint-Gclais, des Levis, etc. Au xviiis siècle, des membres des familles de Grammont, de Croy d'Havre, deRossetde Fleury, etc., briguèrent l'honneur d'y prendre le voile, et d'y passer leurs jours, préférant une vie d'immolation aux prétendus avan- tages que leur naissance leur promettait dans le monde. IS'est-ce pas là que porta ses regards et ses premiers vœux de carmélite, cette dernière et admirable fille de Marie Leczinska, M^i'f Louise de France, à laquelle le pape Ganganelli, Clément XIV, adressa une lettre si touchante ? Pierre Leroux, le philosophe du socialisme sen- timental, dit quelque part, au sujet des ressources infinies que l'idée religieuse procure à l'âme humaine Mettez sainte Thérèse où vous voudrez, sur les rochers, dans les déserts, et rien qu'avec ses cinq sous. Cinq sous etThérèse^ ce n'est rien; mais cinq sols, Thérèse, et l'amour de Dieu, c'est tout. Avec ces trois choses, Thérèse ne sera jamais pauvre ; elle sera plus que contente; elle sera heureuse. » C'est ce que comprirent beaucoup de grandes dames du xyiii" siècle. Un point doit être signalé ; c'est que ce couvent de la rue de Gre- nelle produisit ou révéla des femmes remarquables. M'i'- de Reu- ville, la mère Françoise de Jésus, montra, pendant le xviie siècle, à la tête des Carmélites, de hautes capacités administratives. Il y a cela de particulier dans celte femme, qu'aux aptitudes gouverne- mentales que tout le monde n'a pas, elle joignait un tact exquis, et cette force d'àme qui rend l'homme intrépide et calme au milieu des événements qui déconcertent lesnaturespusillanimes et les personnes de peu de foi. MUe de Piemenecour est une autre figure intéres- sante du xvii*" siècle. Ces deux femmes, placées dans Te monde, y auraient fait une exceptionnelle et légitime sensation. Le xviiip siècle ne laissa pas s'affaiblir le saint héritage de ces femmes illustres. M'i" de Canapvillc, la mère Cécile, restée dans le siècle, aurait eu l'étoffe d'un homme politique, d'un homme d'État. M"e de La Fèrc du Bouchaud serait arrivée à un rôle saillant, si elle eût été placée dans le courant des influences de cour. Mais pourquoi conjecturer ce que la mûre Pélayie c'était son nom de religion serait devenue dans le siècle? Le cloître lui a trouvé un piédestal, même avec son habit de bure et elle y a fait une belle figure. C'était une ferme intelligence, et un robuste juge- ment. Dans un autre milieu, elle eût été femme h sonder les ques- lions économiques et financières. Mais chacun en ce monde doit rester dans sa sphère et développer ses facultés, en les appliquant ux objets pie semble indiiiuer la divine Providence. Tl nous reste NOTES RELATIVES A MARIE-THERESE D'AUTRICHE 871 des lettres de la mère Pélagie, écrites à de simples religieuses, reléguées, comme elle s'exprimait, au fond de leur désert. » Qui- conque lira attentivement ces lettres, y verra bientôt, à travers ses conseils donnés avec la droiture d'une sainte, la sûreté et la puissance du coup d'œil dont se montra douée cette carmélite, et la bienveillance affectueuse d'une mère parlant à ses filles. M. Guizot et d'autres nous vantent les livres de pédagogie, les systèmes d'éducation mis en avant par des personnages célèbres, tels que Rabelais, Montaigne, Schwartz, Fénelon, M'"e de Saussure, Jean-Jacques Rousseau, Mmn de Staël, etc. La mère Pélagie, dé- passant les théories, pratiquait la haute direction des esprits et des âmes, avec un rare talent et avec une sagacité spécialement bénie de Dieu. Du reste, l'élévation et la force de cette intelligence dis- tinguée, la fermeté de sa haute raison, sa puissance d'affirmation se peignaient sur ses lèvres et dans son regard ; témoin le portrait que ies Carmélites possèdent d'elle. M'ifi de Croy d'Havre, Mme la comtesse de Rupelmonde née de Grammont, M"e de Rosset de Fleury, par la seule démarche qui mit en contraste l'éclat de leur naissance et l'obscurité de la vie qu'elles embrassèrent, firent preuve de la grandeur de leur carac- tère, de leur force philosophique en même temps que surnaturelle, et des énergies incroyables que leur nature tenait en réserve. Les Carmélites de la rue de Grenelle, que nous verrons mêlées plus tard à laRévolution française, nousétonnerontpar leur courage. Enfin Mlle de Soyecourt, qui viendra rattacher le xixe siècle au xviiie, personnifiera éminemment la spontanéité du génie français, qu'une aimable gaieté n'abandonne pas au milieu des adversités et des aventures. Et ne faudra-t-il pas grouper autour des noms qui viennent d'être prononcés, cette phalange d'humbles carmélites, qui d'époque en époque peuplèrent le monastère de Grenelle? Que d'âmes qui n'auraient peut-être été que vulgaires dans le monde, et qui devin- rent, rue de Grenelle, des âmes transformées et choisies, qui surent assez s'élever au-dessus d'elles-mêmes, pour goûter le bon- heur si peu compris de mener une vie d'immolation! ïl fallut le rnilieii du couvent de la rue de Grenelle pour porter des esprits, médiocresensoi,sur des objets entièrement nouveaux. La seule mé- ditation du crucifix leur faisait découvrir des horizons et des idées qu'elles auraient ignorés sans lui. Point de métaphysique abstraite ni de théologie subtile, rue de Grenelle. Loin d'y perdre son temps dans un emploi oisif de la pensée, les facultés pensantes et les facul- tés pratiques s'y portaient vers des vues et des vertus liées à la vie réelle de chaque jour. Les solennités du centième anniversaire ou du premier centenaire de l'érection du monastère de la rue de Grenelle, qui durèrent trois jours, les 22,23 et 24 août 1764, furent un véritable événement. Les carmélites y mirent tout leur zèle pour remercier Dieu do 87i> AFl'ENDlCt leur vocation; ci elles en ont conservé \le souvenir par un récit où l'on retrouve cette simplicité éloquente, qui leur appartient excellemment. La marquise de Lusignan, fille de la comtesse de La Rivière, fit présent alors, au monasiôrc, de rubis et de topazes pour orner un reliquaire renfermant des reliques de sainte Madeleine de Pazzy. Le maître-autel fut orné de douze châsses de reliques; les mères de la rue Saint-Jacques en avaient prêté. Son Excellence le nonce apos- tolique, Mgr Pamphile Colonna, oflicia, M. l'abbé Bonnet pro- nonça le sermon, et fit l'éloge de la pieuse reine fondatrice, Marie- Thérèse. Il paraît que le concours du peuple fut tel, le dernier jour de la solennité, que, la petite église ne pouvant le contenir, la grande cour d'entrée et la rue même se trouvèrent remplies de personnes qui attendaient que les premières fussent sorties, afin de pouvoir satis- faire leur dévotion. On fit du reste veiller, la nuit, dans l'église de la rue de Grenelle, pour la sûreté des saintes reliques; le comte de La Serre, gouverneur des Invalides, s'était chargé du soin de fournir à celle garde. L'âme de ces fêles, comme de toutes les fêles chez les Carmélites, fut toujours la prière, mais celte grande prière des saints qui exige un certain tempérament de foi, cette prière affectueuse et contem- plative, élan du cœur autant que de l'inlelligence, essor complet de tout l'homme montant par les degrés du cœur aux saints taber- nacles, cl plongeant de là le regard sur les hauteurs qu'habite le Dieu caché, prière qui, par toutes choses et par une seule voie, s'en va droit à un seul but et avec toutes les puissances de l'àme. " On pouvait appliquer aux Carmélites de la rue de Grenelle, ce qui se lit dans un manuscrit, fait à l'occasion du centenaire de l'érec- tion de ce monastère, en 176i Livrons-nous aux doux transports d'une sainte joie, les murs mêmes de cet édifice nous l'inspirent, s'écriait l'orateur sacré. N'est-ce pas ici que l'on voit depuis un siècle ce que nous voyons encore aujourd'hui la plus haute no- blesse s'ensevelir dans la nuit de la plus profonde humilité, la plus vive ferveur se captiver sous le joug de la plus prompte obéissance, et l'amour, le saint amour qui fait le caractère propre de Thérèse et de sa réforme, donner le goût le ]lus délicieux à toutes les pratiques de la inorlilication la jilus austère?... i Mais que nous dit d'un autre côté celle solennité '?... Où sont à présent lous ceux qui contribuèrent à ce saint établissement et celles qui le commencèrent le siècle dernier? Il nous reste la bonne odeur de leurs vertus, rien davantage. La même ferveur subsiste encore uii- jourd'liui dans celte cncehitc sucrée, le incmc esprit y rèijne .. » Chro- niques manuscrites du Carmel de la rue de Grenelle, t. I't, p. 289. Toutefois n'omettons pas de signaler un détail rétrospectif qui se rallacho à l'éjioque du règne de Louis XIV. Au moment d'un jubile. NOTES RELATIVES A MARIE-THÉRESE D'AUTRICHE 873 la petite église des Carmélites avait été désignée pour l'une des stations, et comme il fallait trois autels, on transporta le crucifix miraculeux dont le roi avait gratifié cette maison à l'entrée d'un ca- veau, où fut dressé un autel plus dévot que magnifique Louis XIV, » venant faire ses stations, parut touché et charmé de revoir cet » objet si digne d'être vénéré; ses prières achevées, il fit a nos » mères, disent les chroniques du Carmel, l'honneur de monter à » la grille du chœur; la communauté s'élant approchée, le roi de- » manda celles des religieuses qui avaient été élevées à Sainl-Cyr. ï Sa Majesté leur donna mille marques de sa bonté royale, et leur » fit une exhortation sur la perfection de l'état qu'elles avaient em- X brassé. » C'étaient les mœurs du temps ; les rois, encore regardés comme les pasteurs des peuples, devaient à tous des conseils ; cela sem- blait aussi naturel que convenable. Les princes étant venus aussi à leur tour, le duc de Berri s'appro- chant dit aux religieuses — Mesdames, quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu de vous, j'espère que vous me dominerez part à vos prières et à vos bonnes œuvres. L'une des bienfaitrices de l'ordre, M^ie la mar- quise de Pompadour, répondit au nom de toute la communauté, qui se trouvait, selon les usages, obligée de garder le silence. Les Carmélites avaient, à deux pas, un voisinage célèbre, Yhâtelde Brienne, situé sur la rue Saint-Dominique, en face de l'hôtel de Bro- glie, aujourd'hui d'Haussonville. Cet hôtel de Brienne est aujour- d'hui l'hôtel du ministre de la guerre. Là devait mourir, en 1794, Loménie de Brienne, le ministre de Louis XVI. Mais là aussi, vers la fin du siècle dernier, tandisque M'^e* de Croy d'Havre, Danican d'An- nebault, de Grammont, Camille de Soyecourt,etc., devisaient de spi- ritualité et de mysticisme, un groupe d'hommes se réunissait pour •former un cénacle littéraire et philosophique. On y voyait un grand nombre de célébrités de l'époque, parmi lesquelles on distinguait Marmontel, Chamfort, La Harpe, Buffon, de Malesherbes, Condor- cet, Turgot, Suard, Helyétius, David et Piccini ; tous hommes nou- veaux et d'initiative intellectuelle, précurseurs, à des titres divers, et avec des nuances de responsabilité fort inégales, des changements profonds, radicaux qui allaient modifier l'aspect de toute la société française. Mais on était déjà bien loin des temps paisibles du début ; et bien- tôt l'on fut jeté dans la tempête de 1793.... Dès 1789, quand il fut question de supprimer les vœux et de faire évacuer les monastères, les Carmélites de la rue de Grenelle protestèrent, avec toutes les Carmélites de France, auprès de l'As- semblée nationale » Non, disaient-elles, dans les conclusions de cette adresse, vous ne nous arracherez pas de force à ces retraites; vous les rouvrirez et à la piété qui y apporte une vocation éprouvée et à l'infortune à qui elles offrent un asile décent.... Souffririez-vous qu'une maison, où, en refusant toute distinction, la tante auguste s 4 IPPENTdCE d'un monarque ciUjyen vient de passer les plus heureuses années de sa vie, éprouvai ic malheur d'une destruction?... » Ceue adresse était si^ée par so?ut S^aihaiie àf Jèsun, prieure, eu i/Sd, des Carméliies de îa rue de Grenelie, ainsi que par les prieu- res de la rue Saint-Jacques, de Saini-I»enis-en-France, et de la rue- Chapon. ViuT-eni les^c-aïasirophes de 179^, la dispersion, les " 179éL IPif de >oyeconri, carmélite depuis i7SS, fnî susc! restaurer après la tempête, pour rallier et irrouper après ... _ _..._... les déhris de l'ancien Carmei de ia rue de Grenelie. Die fit revivrt n. règle de sainte Thérèse dans la maison des Carmes de la rue Aanfi- rard, que les Carmélites occupèrent depuis 4T9S jusqu'en Js4S. Or. demeura dans une autre maison de la rue T£.ngirarà depuis iS4^> jusqu'en lS5i. époque oii l£ ^ille expropria le terrain du monas- tère ; le monastère de la rue Grenelie ses transporté avenue de 5Naie, depuis 1S54. Avant de quiaer la période ancienne de ITHstoire des Cannéiiie? de l'aveane de Saxe, et d "aborder leur histoire au m^' s^èc^e. tîou? ùe\ ons faire remarquer quelques usages qui leur son . - n'est touchant, comme d'ouvrir k livre et reg. des pu-ofossiûvs. gui a fairout en Tesplise et eofweni à^ Garmèht^ de la rue àa. Bouioy dite de saitae Thèrèsf rojfoit Àegjtti* le 14* jour dn présent mois de mm lôôS; - nuscrit in-folio, où tSO pa^es seulement ont été jusqa'icj cmpiL yrrs et sont couvertes d'écritures et de si^aîures qui se sont suc^^éàt depuis 16ÔO jusqu'à nos jours. On y voit la ferme signature oe l'iUusire mère Françoise de la Cros^, femme de tête et de ciEur qui assista, de iÔô4 à ITdâ, aux débuts si difBeîles de cette sainte mai- son, et à l'antre extrémité de la liste, la signature de la mère Marie liahelk' de la JÇ"ajCir>ifcf , sàgnant, en qualité de prieure. l'acie de profession d'une carHiéiiie nouvelle en l'année 1S6S. Autre parôcuiarité^ non moins touchante, de ces JamiPes créées par ia religiOB. on & teuu cote, au fur ei à mesure, de toutes '^ gai quittaient ce monde, ht mï-me renferme les a. décès de chaque Carmélite. Partou aiîietirs, quand la mor; . - vient, elle efface jusqu'au nom de ceux qui ne sont plus. Le monas- tère de ia rue de Grenelle a perjtéîué le nom de la moindre ne ses pieuses haiàiattes. 5ou5 ne pouvons passer sous silence tine coutume qui i^^tarbent aux monastères ; ce sont les lettres écrites à la mort d'une religieuse. les circulaires que les mères prieures adressent à c^tte occasior à toutes les maisons de l'ordre Fépandues dans le monde eiiier. Eiie bftbii&nte de ia rue du Bouloi, ptiis de ia rue ^ venait-elle d'achever sa vie humble et pénitente; pneure en informait toutes les maisons du Carmei, et aotna.; ur exposé .sommaire de la vit- de la personne décédée- Le recneii de r-^ cir,-iinurfn- coDstitui" zn' lniéraiur\o .Jésus\>Pie de ' royou Croi dUavré. 870 AIM'ENDICI' 8 novembre 1737. — La mère Marie-Charlolte-Émilic de Jésus. ' 8 novembre 1764. — La mère Pauline-Joséphine de Jésus. " juin 17G9. — La mère Sophie de la Croix. M"e Douex de Ville- mort — il y avait deux sœurs, carmélites, de ce nom. 12 juin 177". — La mère Eiisabcth-Marie-Eustoquie de Jtsus. Miii' de Corstel, nièce. l2 juillet 1781. — La mère Marie-Louise du Saint-Sacrement. M"i' de Saint-Privé de Richcbourg. 10 juillet 1787. — La mère Nathalie de Jésus. M"e Danicant d'.Vn- nebault. 1798. — La mère Camille-Thérèse de Tenfaut Jésus. Miie de Soyecourt. 1812. — La mère Madeleine-Geneviève Thaïs. La mère Camille-Thérèse de l'enfant Jésus reçoit du nonce du pape les pouvoirs de prieure perpétuelle. "26 mai 1849. — La mère Marie-Éléonore M'Il- '*'. 29 mai 18o2. — Même prieure réélue. 15 décembre 18od. — La mère Marie St-Jean M" "*, 8 décembre 1858. — La mère Marie-Sophie de Saint-Élie. M"" "*. 8 décembre 1861 — La même réélue. 15 décembre 1864. — La mère Marie-Isabelle de la Nativité Mlle -.. 6 novembre 1867. — La même réélue. On ne peut trop admirer ce qu'il y a d'onction et de charme pieux dans les circulaires, rédigées par ces pieuses femmes et adressées à toutes les maisons de l'Ordre à la mort d'une religieuse. Elles retracent la vie de la défunte, les origines et les phases de sa vocation, la lutte du cœur entre Dieu et le monde, la résistance des parents, les déchirements occasionnés par le sacrifice des relations ordinaires. Les mères prieures, dans ces circulaires, louchent déli- catement les vertus de la défunte; on cite quelquefois des lambeaux de lettres. Quelques incidents rendent parfois ces bulletins très-al- tachants. L'une a rompu avec un brillant avenir mondain qui l'at- tendait. Ses deux frères, haut placés dans l'armée, se précipitent au parloir pour ramener leur sœur. Point du tout. Mi'e de Canapville fait une telle impression sur ses deux frères, qu'au parloir même ils jettent leur épée de côté, et tous deux quittent le monde et embras- sent la carrière ecclésiastique. D'autres n'obtiennent, que de guerre lasse, d'aller prendre le saint habit rue de Grenelle. Ces biographies, qui roulent toutes sur la sainteté, loin d'être monotones, ont cha- cune un parfum différent qui embaume. On y dit là, sans effort, des choses sullimes. Ainsi, plusieurs sœurs demandant de 'ses nouvelles à Mi' Pulchérie de Veilleine, carmélite de la rue de Grenelle, celle- ci leur répond Je m'en vais u h tout est. " Nous parlons d'égalité aujourd'hui. .\h! on la pratiquait dans ces saintes républiques des monastères, on mettait autant de soin à raconter la vie d'une humble carmélite de naissance obscure, qu'à dire celle de la corn- NdTKS HELATJVES A MARIIÎ-THÉRfSR D'AUTHIGHK 8/7 tesse de Rupelmonde ou de la duchesse de Croy d'Havre ! A travers ces circulaires des révérendes mères, il règne, avec un ton de simplicité exquise, un accent spécial tout surnaturel. Là, nulle em- phase ! mais quelle force intime pour parler avec calme des chosesles plus étonnantes ! Nous avons remarqué trois circulaires rédigées par la mère Nathalie de Jésus, prieure de la rue de Grenelle, dans les an- nées qui amenèrent et consommèrent la Révolution française ; l'une de ces circulaires est de l'année 1790, l'autre de 1791, la troisième de 1792. M"e d'Annebault ne laisse guère soupçonner, dans ces trois circulaires, l'anxiété et les angoisses qui dévoraient, en ces années, toutes les âmes, dans l'attente des plus sinistres événements. Elle raconte, d'une manière sommaire et édifiante, la vie des trois car- mélites que le couvent venait de perdre, sans que les agitations du dehors troublent en rien la sérénité de cette âme et de cette plume. A peine, dit-elle, en voyant des carmélites enlevées par des morts promptes Peut-être la tendresse du divin époux veut-il les sous- » traire à de plus grands fléaux que ceux que nous avons déjà essuyés. y> Circulaire de 1790. Quelle belle série que ces circulaires, à commencer par celles de la mère Françoise de la C»oix, fondatrice de la maison M'ie de Reu- ville, le lendemain de I6G4, jusqu'à notre siècle, jusqu'aux cir- culaires de la mère Camille de Jésus M"e de Soyecourtj, et celles des prieures qui lui ont succédé! ONous pouvons maintenant reprendre les choses au moment de la grande Révolution française. Le 19 septembre 1792, deux employés du gouvernement ayant fait enfoncer les portes du monastère, il fallut quitter ce saint asile, ouvert depuis le 12 janvier 1634. Les religieuses, au nombre de trente-une, sortirent donc. Elles se divisèrent en six bandes, à la tête de chacune desquelles était une présidente; elles allèrent habi- ter, en divers quartiers de la capitale, des logements que la mère Nathalie de Jésus dans le monde M" Danicant d'Annebault, élue prieure depuis 1787, avait eu la précaution de faire préparer. Plu- sieurs de ces carmélites moururent dès la première année de leur sortie du cloître, dans toute la ferveur de leur profession. Après cinq ans de persécutions et d'angoisses, 3Iiie de Soyecourl, autorisée par un bref de Pie VU à recueillir les grands biens de l'héritage paternel, acheta l'ancien couvent des Carmes, où un marchand de vin s'était établi pendant la Révolution. Elle rétablit les Carmélites. Plusieurs de celles qui avaient été rue de Grenelle vinrent la rejoindre, entre autres la prieure, sœur Nathalie de Jésus, la sœur Philippine, la mère Sophie de saint Jean-Raptiste Marie de Kouhla, la mère Thaïs, la sœur Rosalie, morte en 1819. Ainsi s'est renouée la chaîne des temps. Les Carmélites de la mai- son royale de la rue de Grenelle avaient été, plusieurs du moins, emprisonnées; mais elles observèrent, autant qu'elles le purent, leur règle dans les cachots. Celles à qui on permit de quitter la 878 Al^l'JvNDICE France, allèrent en Flandre, pour y cherchLT le bonlieur de suivre leurs observances. Cependant, dès le consulat et le commencement du premier Empire, les Carmélites qui avaient quitté la rue de Grenelle pour se réfugier au Carniel de Flardre, lurent les pre- mières à se réunir, à Paris, à la prieure la mère Nathalie de Jésus et à M"" de Soyecourt, malgré que tout danger n'eût pas cessé. La révérende mère Camille de Soyecourt eut à subir, en 1811, l'empri- sonnement et l'exil, sans doute parce qu'on lui reprochait son atta- chement aux cardinaux, d'autres disent à la personne des Bourbons. Depuis la reconstitution du monasl-ère, les Carmélites ont sauvé quelques épaves de leur établissement de la rue de Grenelle. Nous dirons plus bas qu'elles sont en possession du célèbre et miracu- leux crucitix, pris en Franche-Comté, ainsi que de quelques autres objets. Mais il est nécessaire d'insister sur quelques détails relatifs à l'époque de la Révolution. Les religieuses de la rue de Grenelle prouvèrent, pendant la Terreur, combien la tradition de sainte Thérèse et la mémoire de la reine Marie-Thérèse d'Autriche ont contribué à donner, à un cœur de simple Carmélite, cette grandeur d'âme qui fait les héros. Sept Carmélites du monastère de la rue de Grenelle furent incar- cérées à la prison établie, rue de la Bourbe ancienne maison de Port- Royal, qu'on appela prison de Port-Libre. Leur attitude devant les juges révolutionnaires, leur interrogatoire, leurs belles et grandes réponses, honorent le christianisme et la nature humaine. Qu'est-ce donc qui rendait si tières et si courageuses, ces humbles et timides filles du Carmel ? Demandez-le à elles-mêmes. Elles le durent à la grâce de Dieu. La conscience était tout pour elles, c'était plus que la vie, plus que les affections et les biens. On avait vu, vingt ans auparavant, les grands exemples donnés en temps calme par madame Louise de France, princesse élevée dans toutes les élégances de Versailles, et qui sut renoncer aux gran- deurs de la terre, pour mener dans le désert une vie humble et mortifiée. Ce renoncement surnaturel aux choses humaines brillait, vingt ans après, d'une manière éminente, en quelques religieuses gémissantes de se voir exilées du cloître de la rue de Grenelle. On lit dans le journal de la Prison de Port-Libre Port-Royal publié dans la collection des Mémoires sur les Prison-, à la date du 16 pluviôse an 11 On est venu interroger huit religieuses qui sont au secret. On a voulu leur faire prêter le serment de la liberté et de l'égalité , elles ont refusé en disant qu'elles ne vivaient pas sous le règne de la liberté, puisqu'elles étaient prisonnières; quant à l'éga- lité, elles ne voyaient pas que ce fût plus son règne, puisque celui qui les interpellait mettait tant de hauteur et d'arrogance dans ses interrogations. On les a menacées du tribunal révolutionnaire; elles ont répondu qu'elles iraient avec plaisir. Mais renoncez-yous à MOTES HKLATIVKS A MAlilK -THKi;f^sr' iJAUTHlCHt 879 votre pension? leur a-t-on dit. — Non, jarce qu'elle représente les biens qu'on nous a pris. — Mais la loi défend de payer ceux ou celles qui refusent de lui obéir, et comment vivrez-vous? — La Providence aura soin de nous. — Mais la Providence ne vous donne pas de pain. — Nous ne demandons rien à personne. — Comme la Répu_ blique ne souffre pas d'ennemis dans son sein, on vous déporterai Oii allez-vous aller? — En France, qui est notre patrie. » Ces religieuses étaient sept du moins des Carmélites de la rue de Grenelle ; elles se nommaient Angélique-Françoise Vitasse, Vic- toire Grevel, figée de quarante-six ans, Jeànne-Louise-Colin de la Biochaye, âgée de quarante-un ans, Anne Donon, âgée de quarante- deux ans, Adélaïde-Marie Foubert, âgée de quarante-cinq ans, Marie-Élisabeth-Ëléonore de Carvoisin, âgée de soixante-deux ans, Marie-Louise-Philippine de Lesnier, âgée de trente-six ans. L'autre religieuse qui était visitandine, âgée de cinquante-huit ans, se nom- mait Thérèse-Julienne-Hélène Chenet. Antoine-Marie Maire, juge au tribunal révolutionnaire, interrogea les Carmélites. Les deux points de interrogatoire portaient sur un écrit trouvé chez la sœur Victoire Crevel, et sur le serment ci- vique, qu'on prétendait obtenir des Carmélites. On aspirait surtout à découvrir des prêtres, on tournait et retournait les questions, pas- sant des caresses à la menace, demandant aux religieuses préve- nues si elles avaient fait des vœux contraires à la loi. L'interroga- toire était captieux. Qu'on se représente de timides femmes devant un juge qui interroge avec l'appareil de l'intimidation, et qui est exercé dans l'arl des questions embarrassantes. Raymond Josse était le commis-gretîier auprès du juge A. -M. Maire. Les réponses des Carmélites ont été consignées, dans tous leurs détails, non-seulement par un témoin oculaire, mais par une des religieuses prisonnière elle-même, par la sœur Angélique-Françoise Vitasse. Elle écrivit, à une personne dont on n'a pas su retrouver le nom, une intéressante relation de leur détention dans la prison de Port-Libre. M. Emile Campardon l'a reproduite dans son histoire du Tribunal Révolutionnaire de Paris . Ne pouvant donner en son entier cette longue relation, nous en extrairons la substance. Interrogatoire de sœur Angélique-Françoise Vitasse. Je suis juge au tribunal révolutionnaire. Il faut que vous sa- chiez que le tribunal est établi pour juger et condamner à mort tous ceux qui seront contraires à la République.... — C'est bon. — Avez-vous fait le serment? — Non. — Pourquoi? — Parce qu'il est contraire à ma conscience et à mes vœux. — Est-il venu des prêtres à la rue Cassette? — Quelquefois. — Dites-moi leur demeure ? — Je ne la sais pas. — Leur nom? — Je ne vous le dirai pas. —Pourquoi? — Parce que je ne veux pas le 880 AFPRNDIGi; dire — Jt" ne puis iiu' résoiuiic à écrire vos réponses; cela nie fait trop de peine, car je vois que vous en serez la victime, et vous irez à la guillotine. — Tant mieux, j'en irai plus tôt au ciel...,. » Voir la Relation par la sœur Vilasse elle-même. Interroj/ntoire de la sanir Victoire Crevel. Ta conscience te dit donc que tu es plus hante que moi ? — Non, dans ce moment je vous regarde comme au dessus de moi, puisque vous êtes juge, et que sous ce titre, vous avez droit de m'interroger, et que je dois vous répondre. — Tu crois donc que devant Dieu il y a des hommes plus grands que d'autres? — Non, je sais que nous sommes tous égaux devant Dieu et devant la loi, mais je ne veux pas faire le serment, parce que la loi de Dieu me défend de jurer en vain. — Ce n'est pas en vain puisque c'est pour sauver ta vie. — J'aime mieux mourir. — Eh bien, l'on se défera de toi, et de cent mille comme toi Vous ire?, au tribunal révolu- tionnaire, et vous verrez tout ce qu'il vous arrivera. — Tout ce qu'il plaira à Dieu » Interrogatoire de la sœur Louise-Thérèse, l/ilf Jeanne-Louise-Coliîi de la Biochaye. Persistes-tu dans l'approbation que tu as donnée à cet écrit intitulé Avis aux Religieuses? — Oui. — Tu renonces donc à ta pension? — En tant qu'il faudrait faire le serment pour l'avoir. — Tu ne veux donc pas être égale à un ouvrier, à un artisan? sais-tu bien qu'il y aurait un orgueil affreux à le préférer à moi? — Ce n'est pas l'égalité dont vous parlez que je refuse de maintenir ; en me faisant religieuse, je l'ai reconnue, embrassée, pratiquée. — Tu veux donc une République sans soutiens et sans lois?— Je pour- rais vivre tranquille sous le gouvernement et les lois de Constanti- nople, sans jurer de maintenir l'Alcoran. — De quoi vivras-tu? tu deviens à charge à la nation. — Je puis travailler et me rendre utile; en tous cas, si ma pauvreté me rend à charge, à qui s'en prendre? la maison dont j'étais membre navail-elle pas du bien ? la nation ne m'a-t-elle pas pris une dot qui aurait pu me faire vivre? — Tu aurais mieux fait de mettre ta dot dans le commerce; mais enfin, qui te nourrira? — La Providence. — Mais si la Providence ne t'envoie rien à manger? — Si la volonté de Dieu était que je mourusse de faim, je me soumettrais comme à toute autre chose.... — Qu'est-ce que le Pape?.... — Je défère aux sentencesdu Pape, j'en fais la règle de ma conduite en ce qui regarde la religion — Quel fanatisme! que faire d'un être comme toi? la République ne peut te garder dans son sein. 11 faudra t'en vomir ; il faut te mettre dans une barque et te faire couler à fond. Tu ne dis rien ? où veux-tu aller?... . NOTES RELATIVES A MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 884 hiterrogatoire de sa;ur Roaalle Fouler t. Vous ne voulez donc pas faire le serment de la liberté? — Non, — Pourquoi ? — Parce qu'il est contraire à ma conscience et à mes vœux. — Qui vous a dit cela ? — Dieu et ma conscience. — Mais qui vous nourrira, et où voulez-vous aller? —J'irai oîi il plaira à Dieu de me mettre. — Vous alliez à confesse, quel était votre confes- seur? — Dieu sait ce qu'il est devenu. — Est-il un tel? — Non. » Interrogatoire de M^^*"' Marie-Élisabeth-Éléonore de Carvoisin. La sœur Joséphine de Carvoisin, âgée alors de soixante-deux ans, était très-sourde. Les juges criaient très-fort en l'interrogeant ; et plus ils criaient et moins elle voulait les entendre, en sorte qu'après leur avoir montré son horreur pour le serment, son désir d'aller en Flandre, ils lui demandèrent si elle n'allait pas à confesse; elle leur répondit qu'elle disait tous les jours son Confiteor; cl cela finit très- promptement. Interrogatoire de Marie-Philippine de Lesnier. ' Pourquoi ne voulez-vous pas faire le serment?, — Parce que je le crois contraire à ma conscience et à mes vœux. — N'avez-vous pas fait vœu dans les mains de quelque prêtre de ne point faire le serment? — Non jamais. — Est-il venu des prêtres à la rue Cassette ? — Je n'y étais pas; il n'y avait qu'un mois que je demeurais rue Neuve-Sainte-Geneviève. — Tu es bien malheureuse d'y avoir passé ce temps, il te coûtera cher Mon enfant, faites vos réflexions, il est encore temps, faites le serment. — Si je le pouvais, je le ferais; mais je ne le puis pas et ne le ferai pas. » Interrogatoire d'Anne Donon [sœur Chrétienne. Elle fut aussi très-ferme pour refuser le serment; tout ce que l'au- teur de la Relation a pu savoir de son interrogatoire, c'est que le juge lui dit qu'elle était une menteuse, parce qu'elle n'avait voulu rien avouer. Et comme elle se défendait avec force, les juges lui dirent qu'elle était la plus méchante. La sœur Victoire Crevel fut interrogée une deuxième fois; et on laissa les Carmélites un instant en repos; les juges, en descendant au greffe, ne purent s'empêcher de dire qu'ils avaient été étonnés de la constance des prévenues. Ce n'était jusque-là que des interrogatoires préliminaires et pré- paratoires. Huit jours après, les Carmélites furent conduites à la Conciergerie avec assez de brutalité, et le dimanche, 9 février, elles parurent devant le tribunal pour être jugées définitivement. L'accusateur pu- S6 882 APPENDICK blic lut les cliefs d'accubalioii , qui étaient tels, qu'elles eussent dVi aller à la guillotine, car on les accusait faussement. On interrogea la première MH" de La Biochaye. Le président lui demanda si elle voulait faire le serment ; J'aime tendrement ma patrie, je suis meilleure patriote que personne, mais je suis chré- lienue, catholique et religieuse. — Si tu veux faire le serment, nous t'écouterons, dit le président, mais si tu veux prêcher, tu n'as qu'à te taire. » Toutes les fois que M"'^ de La Biochaye voulut parler ou simple- ment nier des faussetés, on la fit toujours taire. On ne lui laissa pas dire ses moyens de défense qui étaient, dit-on, excellents. Le président demanda ensuite à la sœur Anne Donon sœur Chrétienne, si elle voulait faire le serment, — Non. » — Le prési- dent voulut ensuite persuadera la sœur Anne Donon qu'elle avait avoué dans son interrogatoire que la sœur Victoire Crcvel était pr... Llle s'en défendit beaucoup ; mais, comme il voulait toujours sou- tenir qu'elle l'avait dit, elle lui répondit avec beaucoup de vivacité i Non, mon père, je ne l'ai pas dit » Ce mot fit rire tous les assis- tants, le président lui-même fut obligé de perdre sa gravité. La sœur Victoire Crevel fut beaucoup interrogée sur Tauteur de l'écrit Avis aux religieuses; et, ses réponses étant négatives, on lui disait qu'il n'éiait pas possible de croire qu'une religieuse eût la discrétion de ne pas demander le nom d'une personne dont on lui apportait un écrit. La sœur Victoire avait la voix très-faible. On avait l'air de lui en vouloir beaucoup. Elle semblait pouvoir s'at- tendre, ainsi que M"^ de La Biocliayc, u être envoyée à la guil- lotine. On fit très-peu de questions à la sœur Rosalie M"' Adélaïde-Marie Foubert. Ils lui demandèrent si elle voulait faire le serment. Sur son refus, ils passèrent à la sanir Joséphine M"' de Carvoisin, et ne lui en demandèrent pas davantage; ils avaient l'air de se dépê- cher, comme si on les attendait, dit la Relation. Us passèrent à la sœur Philippine M"'^ de Lesnier. Le président lui dit a Quel est votre confesseur? — U y a plusieurs mois qu'il est parti. — Quoi! point de confesseur? — Quand on n'en a point, on s'en passe. — Qui vous a suggéré de ne point faire le serment? — Dieu et ma conscience. — Sont-ce vos compagnes? — U n'y avait qu'un mois que j'étais avec ces citoyennes, et j'étais parfaitement décidée à ne pas faire le serment avant de me réunir à elles. — Vou- lez-vous donc être rebelle à la loi? — Je serai toujours soumise à la loi dans tout ce qui ne sera que civil, mais — Celle-ci est théologienne, passons à une autre. » Voyant que M""-' Chenet était sourde, les juges dirent à la sœur Philippine Demandez à celle qui vous suit, si elle veut faire le serment. — Le président demande, dit la sœ^ur Philippine, si voulez faire le serment, madame Chenet? — Je ne l'ai jamais fait, >t e ne le ferai jamais, » NOTES RELATIVES A MARIE- IHÉHÉSh; D'AUTRICHE 883 Le président passa ensuite à la soeur Angélique-Françoise Vitasse iNe voulez-vous donc pas regarder tous les hommes comme vos frères? — Oui. — Vous parlez plus raison que les autres ; pourquoi ne voulez-vous donc pas faire le serment? — La liberté, telle que vous la définissez, anéantit tout engagement indissoluble ; j'ai fait des vœux qui m'engagent jusqu'à la mort; je ne puis pas faire le serment qui les anéantit — Qui vous empêche de pratiquer vos vœux? Ne voulez-vous pas être soumise à la loi? — J'aime tous les hommes comme mes frères, je veux le bien de tous, je serai soumise à la République dans tout ce qui ne sera pas contraire à ma con- science et à mes vœux; mais pour des serments, je n'en ferai pas. » Après tous ces semblants d'instruction et d'interrogatoires vint le tour du défenseur, qui se tourna lui-même contre les Carmélites. Il n'y avait pas, disait-il, de lois assez rigoureuses pour elles, il de- manda même la permission de faire aux Carmélites un sermon ré- publicain, dans lequel il mit en effet une violence extrême. Bientôt tout le monde s'en mêla successivement le défenseur, les gendarmes, le président, les juges ne cessèrent de conseiller aux religieuses de faire le serment, de renoncer à un entêtement qui leur serait funeste. De tous côtés on leur criait Faites le serment, jamais au tribunal on n'a laissé les grâces aux mains des accusés, et vous voyez que les juges veulent bien faire cela pour vous ; faites le serment et l'on vous enverra chez vous; vous serez comblées d'hon- neurs et vous recevrez vos pensions. » Les Carmélites ne se laissèrent pas fléchir par ces témoignages d'intérêt. Reconduites, peu de temps après, dans la salle du tribunal, l'ac- cusateur public les qualifia de vierges folles et lut leur jugement. Il commença par dire qu'il n'y avait pas de mort assez cruelle pour des fanatiques telles que ces huit religieuses ; que cependant comme il était prouvé qu'elles étaient fort retirées et tranquilles, elles n'auraient subi que la peine portée par la loi, qui était d'être enfermées comme suspectes, mais que n'ayant pas voulu dire la de- meure et les noms des prêtres réfractaires qui venaient chez elles, c'était comme si elles les eussent cachés ou recelés chez elles; que la loi punissait de la déportation tous les prêtres réfractaires et ceux qui les avaient cachés, et qu'ainsi elles méritaient la même peine; qu'elles étaient condamnées à la déportation selon les ter- mes prescrits par la loi; que tous leurs biens, si elles en avaient, seraient confisqués au profit de la République avec les exceptions portées par la loi. Ce jugement étant prononcé, deux ou trois voix crièrent faible- ment-. Vive la Républiquel Depuis le vendredi 7 février jusqu'au mardi soir 11 février, les Carmélites avaient été mises à la paille, deux par deux, dans de grandes chambres qui ressemblaient à des caves par leur humidité S8i APPENDICE cl leur noirceur. Lo mardi soir, on vint les chercher pour les con- duire à la Salpêtriôre, oîi, ce qui leur fit un peu de peine, fut le très-prochain voisinage des filles publiques. Là, s'arrête le Récit de la détention dans la prison de Port-Libre et du jugement de huit religieuses écrit par l'une d'entre elles, sœur Angélique-Françoise Vitasse. Voir Archives de l'Empire, carton W 175 — et le Tribunal révolutionnaire de Paris par M. Emile Campar- don, T. 1er, p. 460, aux Pièces justificatives. Le lecteur n'aura jas manqué de remarquer l'intrépidité, la fer- meté et la délicate discrétion de ces humbles filles du Carmel que les accusateurs et les juges traitèrent de fanatiques. Mais les hom- mes des tribunaux et des massacres révolutionnaires ne donnèrent- ils pas, de leur côté, le repoussant spectacle d'un fanatisme, autrement intolérant et agressif? Les Carmélites disaient qu'elles ne vivaient point sous le règne de la liberté puisqu'elles étaient prisonnières, ni sous celui de l'égalité, puisque celui qui les inter- rogeait avait un air si arrogant dans ses interpellations. Il nous semble qu'un tel langage était le langage de la raison et non celui du fanatisme. Un écrivain de 1828 était mal informé lorsque, en parlant des Carmélites de la prison de Porl-Libre, il dit dans son Histoire impartiale des Révolutions de France, t. X, p. 2;0, Paris, in-12, 1828, u {u'elles furent par la suite guillotinées. j> ^'on, on les condamna à la déportation ; et, par suite des événements subséquents, cette sen- tence ne fut pas exécutée. Au rétablissement des choses, plusieurs de ces Carmélites se réunirent à Mme de Soyecourt. Nous voici arrivés à la période moderne de l'histoire des Car- mélites de l'avenue de Saxe, mais nous devons respecter l'hu- milité des saintes filles qui ont été se réfugier au monastère de Vaugirard, depuis le commencement de ce siècle jusqu'à ce jour; nous ne détruirons pas le pieux incognito qui leur est si cher. Leurs noms pourront paraître plus tard sans inconvénient sur une liste livrée au public, lorsque le temps, ce ministre de Dieu, aura mois- sonné deux ou trois générations d'entre elles, moissons et gerbes mûries pour le ciel. Leur histoire, au xix> contribuèrent à sa vocation. Tout parut la disposer ù la vocation sainte qu'elle remplit si dignement une éducation chré- tienne qu'elle reçut dans une communauté de Paris où elle passa l'âge le plus tendre de sa vie; l'exemple et les prières d'une tante, qui, après avoir été l'admiration de la cour par sa sagesse, s'était ren- fermée dans le monastère de la rue Saint-Jacques, pour ne vivre qu'à Dieu seul, et qui lui promit en mourant quelle la demanderait à Dieu ; la mort d'un père qui avait sur elle d'autres vues et qui fut cruellement assassiné dans ses terres... » Elle était trop jeune, pour avoir eatendu de la bouche même de sa tante, la carmélite, l'histoire de son âme. On sait que celle-là, Mlle Marthe du Vigean, personne aussi charmante que modeste, avait été l'idole du vainqueur de Rocroy, et que sa destinée tou- chante avait été intimement liée à celle de M'ie de Bourbon et de M'»de Longueville. Ce n'est que plus tard, et par des confidences intermédiaires, quelle fut initiée à la vie de sa tante, de cette noble et belle personne, qui avait aimé, et avait dû résister à son cœur, et qui, sans avoir failli, trompée dans ses affections, avait voulu finir sa vie comme la sœur Louise de la Miséricorde. » Qui pourra dire l'immense variété des voies par lesquelles la Pro- vidence peut parvenir aux âmes ?La tante élait arrivée au cloître, en 1G49, après un détour fait dans la vie du monde, et en conservant son cœur digne et pur; toutefois, elle avait inspiré une passion, elle avait senti battre pour elle le cœur d'un héros, le cœur de l'ardent et impétueux duc d'Enghien qui ne pouvait la quitter sans verser des larmes et sans s'évanouir. La nièce arrivait aussi à s'enfermer rue de Grenelle, en 1672, moins la station passagère faite dans les plages scabreuses de la vie mondaine. Il est des natures de femme, dont la vocation religieuse est une sorte d'à priori, et se produit, par anticipation, avant d'avoir goûté la vie mondaine. Ces êtres privilégiés sont dans la logique de l'absolu. L'amour s est imprimé de bonne heure dans leur âme. Mais, tandis que celles-là retournent de la créature au Créateur, celles-ci vont, dès le. début, et comme d'un bond, au Créateur, sans s'adresser à la créature qu'elles dépassent; et, une fois à cette hauteur, elles ne sont plus d'avis d'en redescendre. N'est-ce pas ainsi queprocédaM'ie du Vigean, reçue pro- fesse, rue de Grenelle, en 1672? Les du Vigean étaient une très-ancienne maison du Poitou. Les deux tantes de notre carmélite, Anne du Vigean et Marthe du Vigean, avaient eu de la célébrité sous Louis XllI, et sous la régence d'Anne d'Autriche; l'éloge des deux sœurs était dans toutes les poésies 8P0 APPENDICE galantes de cette époque, on les vantait à l'égal de Mi'e de Boute- ville et de Mi'i' de Bourbon. Voiture les avait mises dans une Revue des beautés de la cour de Chantilly. L'aînée, Anne du Vigean, mariée, en 1644, à M. de Pons, veuve en 1048, était parvenue à se taire épou- ser par le jeune duc de Richelieu. Elle avait été nommée dame d'honneur de la jeune reine Marie-Thérèse, à la place de Mn'c de Montansier , lorsque celle-ci devint gouvernante ; plus tard , elle passa en la même qualité auprès de la dauphine. Chose mystérieuse ! Étrange loi des réactions! C'est quelquefois l'éclat et le succès, dont on est environné, qui produit le précoce désenchantement, et fait aspirer vers les réalités solides et immor- telles. D'autres fois, on ne se pardonne pas à soi-même, de n'avoir plus son père sur la terre, et l'on veut de suite aller vivre dans les désertes vallées, là où les sentiers sont plus sûrs. Le père de M" du Vigean avait suivi la carrière militaire, il s'y était distingué, et il était maréchal de bataille .à Lens. Condé avait été aussi utile au frère que M'"e de Longucville à la sœur; mais, au lieu de sui- vre le parti des princes, il paraît être resté fidèle au roi et à Mazarin. Le P. Anselme dit qu'il mourut le 28 mars 16G3, et Lenet ajoute qu'il périt assassiné ; il fut assassiné dans son pays, allant dans son car- rosse visiter quelqu'un de ses amis. » C'est tout ce qu'on sait de la mort prématurée de son père. Pour- quoi cet assassinat? Une autre douleur atteignit M"'" du Vigean. Sa mère, devenue veuve, se remaria; mais comment se conduisit-elle? Lenet raconte, dans ses Mémoires première partie, une histoire étrange de la mère de MUo du Vigean, devenue veuve. Elle se rema- ria, lamêmeannéc, le 11 octobre 1603, à Charles-Achille Mouchet de Battefort, comte de lAubespin, gentilhomme de la Franche-Comté. A peine les mariés étaient-ils arrivés en Bourgogne pour visiter leurs terres, que la comtesse de l'Aubespin pressa son mari de retourner à Paris, ce qui eut lieu au mois de mars 1664. M"""^ de Richelieu et du Vigean se seraient adressées à Lenet, pour obtenir d'étouffer une affaire, qui aurait porté le trouble et la honte sous le toit conjugal du comte de l'Aubespin. L'ambassadeur d'Espagne, le marquis de las Fucntès , la reine Anne d'Autriche, la duchesse de Monlausier, le roi lui-même, furent mis au courant de cette affaire. Il y allait du déshonneur des fa- milles du Vigean et de Richelieu. Après avoir discuté différents moyens pour éloigner momentanément le mari, on s'arrêta à pédient, que favorisa le concours du roi, et qui était d'envoyer quel- que temps le mari, comte de l'Aubespin, prisonnier à la Bastille, sous un prétexte imaginé pour la circonstance. Lorsqu'à la faveur de l'absence du mari, on eut la solution de la dilliculté, et que M. de l'Aubespin fut mis dans l'impossibilité de constater la faute dont son épouse s'était rendue coupable, on ouvrit les portes de la Bastille, et on allégua au mari, rendu à la NOTES RELATIVES A MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE 891 liberté, qu'il avait été victime d'un quiproquo, et qu'on l'avait con- fondu avec un comte de Laubespine, gentilhomme limousin, qui avait battu des oflliciers des [gabelles du roi. Marthe du Vigean avait-elle eu bruit de ces tristesses sur le compte de sa mère ? Nous terminerons cet aperçu historique en nous bornant à suivre les dernières vicissitudes de la propriété des établissements qu'ont occupés successivement les saintes religieuses, fondées par Marie- Thérèse d'Autriche. Le Couvent de la rue du Bouloi occupait l'emplacement où sont aujourd'hui les maisons no 17, 19, et 21 surtout. Cette grande mai- son, no 21, appartenant aujourd'hui, si nous ne nous trompons, à l'administration du chemin de fer du Nord, se reliait au n» 17. On y remarque une grande porte d'entrée, au haut de laquelle un ancien concierge nous disait, il y a une dizaine d'années, qu'il avait vu, dans les derniers temps, un signe indiquant une maison religieuse. Certaines fouilles, faites dans le sol, avaient amené la découverte de plusieurs ossements humains, provenant sans doute du cimetière des premières carmélites. Toutefois, observons que, dans le court intervalle de 1660 à 1689, il ne s'y était pas fait de nombreuses inhumations.. Qu'était-ce que l'hôtel considérable, voisin des Carmélites, qu'elles ne purent songer à acquérir, disent les chroniques, à cause de la cherté relative du terrain ? Le couvent était entouré de maisons séculières. Un assez vaste hôtel, qui se trouvait proche, aurait mis au large, mais le terrain de ce quartier était hors de prix. i> Quoi qu'il en soit, divers bureaux de voilures, jpour les environs de Paris, ainsi qu'un des bureaux du chemin de fer du Nord, ont suc- cédé à l'ancien emplacement des Carmélites. Les entreprises d"expé- dilif transport et de rapide locomotion sont installées, à l'endroit même oîi, au xviie siècle, une colonie d'humbles femmes deman- daient et trouvaient ce repos et cette immobilité corporelle, qui permettent et facilitent la locomotion pieuse des âmes, dans leur essor vers Dieu. 11 n'est resté, dans cette rue du Bouloi, que le vague souvenir de l'existence d'un ancien couvent. Les Carmélites ne sont plus en possession de la maison de la rue du Bouloi depuis 180 ans. Nous avons dit par quelles circonstances elles furent amenées, à l'époque de la Fronde, à acquérir ce terrain et comment la proximité du Louvre y avait conduit la reine Marie- Thérèse. La rue était une rue fort étroite désignée en 1359 sous le nom de rue aux Bouliers, dite la cour Basile. [Y. Bues de Paris, par MM. F. et L. Lazare. On avait raison de quitter une maison resser- rée, où l'on étouffait, pour aller respirer plus librement dans le quartier de Grenelle, aéré et vaste, éloigné des habitations de la capitale, et tirant son nom de Grenelle d'une fjarenne que possédait antérieurement l'abbaye Sainte-Geneviève, et qui était située près de l'emplacement sur lequel on construisit l'École militaire, c'est- 8!l-2 AI>PEA'D1CE à-dire dans le quartier de lavenue de Saxe, où sont maintenant les Carmélites de la rue de Grenelle. A part les souvenirs qui s'attachent aux lieux, théâtre de la vie de ceux qui nous sont chers, les Carmélites n'avaient plus, à la fin du xviiip siècle, autant de raisons de regretter l'habitation de la rue de Grenelle, qu'elles en auraient eu au xviic siècle, parce que la physionomie du quartier avait considérablement changé. Un des dignitaires de l'h^lglise de Paris écrivait, au mois de septembre 1689 Nous avons vu et visité exactement la maison de la rue de Grenelle, la chapelle, les cloîtres, dortoirs, ollices, parloirs, et autres lieux, même les jardins, tant pour le dedans que pour le dehors de la maison, et l'avons trouvé en suffisant état d'y loger les re- ligieuses et les mettre en clôture, les parloirs bien grillés, les portes fermant bien à clos, les jardins entourés de bonnes murailles, les cloîtres, les dortoirs, les réfectoire, cuisine, lieux réguliers bien disposés; et comme nous avons trouvé que la grande chajjelle ou l'église pour le dehors n'était pas encore achevée, jusqu'à ce qu'elle le soit, nous en avons trouvé une petite bien ornée et propre. > 11 y avait plus que ces avantages, dans les premiers temps que les Carmé- lites furent rue de Grenelle; la positmi eUe-7nèine du lieu était pré- cieuse. La maison de la rue de Grenelle était, loinde toute autre habi- tation ; les constructions, qui l'ont environnée, ne s'étaient élevées que depuis, au grand regret des Carmélites. On n'y entendait, pour ainsi dire, que les ramages des oiseaux. La vue s'y étendait sur ta Seine, sur les campagnes environnantes et sur celte hauteur de Montmartre oîi l'Ordre avait en quelque sorte pris naissance dans ce royaume. Un grand jardin, planté d'arbres fruitiers, offrait aux saintes habitantes de ce lieu assez d'espace pour jouir du grand air et pour se faire quelque illusion sur l'isolement de ce nouveau dé- sert. » {Chroniques du Carmel. Quand on consulte, en effet, le plan de Paris de 1632, par Goni- boust, on voit quelle physionomie encore rustique présentait le faubourg Sainl-iermain, ressemblant à ces villages composés de quelques rues dont les maisons sont séparées les unes des autres par des vignes, des prés et des jardins. En sortant de la porte de Nesles quartier actuel de l'Institut , on entrait là déjà à la cam- pagne. La rue Saint- Dominique, qui n'était pas bâtie, s'ajjpelait chemin aux vaches. Les rues du Bacq, de l'Université, de Verneuil, de Bourbon, n'existaient point encore du temps du grand Corneille, comme on le voit d'après une de ses comédies [le Menteur, scène v. Môme au premier tiers du xvui siècle, les Carmélites n'avaient entre elles et la Seine que peu de maisons, l'hôtel d'Agenois et l'hôtel de Conti. Les rues Saint-Dominique et de l'Université n'étaient pas complètement bâties. La irairie, au bord de la rivière, appelée le grand pré aux Clercs, où une grande partie de l'armée de Henri IV était campée en lo89, quand il assiégeait Paris, n'avait pas disparu en totalité. Voyez Essais historiques sur Pans, par de Saintfoix, NOTES RKLATIVKS A MAKIE-THÉRÈSR D'AUTRICHE 89j Paris, 17G3, tome I, pago 61. Des chantiers de bois ilotté étaient marqués par le plan de Goinboust pour l'endroit où Ton a élevé le quai d'Orsay; et la rive de la Seine, où l'on a construit le palais du Conseil d'État et la Cour dos comptes, était et s'appelait la Grenouillère L'église du monastère de la rue de Grenelle, qui n'avait rien d'ar- cbitectural, était petite et modeste. Le Plan de Parix de Timjot, do 1740, qui donne le détail et la physionomie du quartier et du cou- vent, en des proportions assez grandes, n'indique rien au dehors ui révèle une chapelle. Et cependant, une belle église, c'étaitTobjel capital que la reine Marie-Thérèse se proposait d'accorder aux Carmélites de sa fondation. Elle avait même fait un vœu formol d'élever cette église, après que son fils le dauphin eut échappé à une grande maladie. Elle avait déposé entre les mains des reli- gieuses, rue du Bouloi, l'acte de ce vœu écrit en espagnol. La mort prématurée de la reine empêcha ce vœu d'avoir son exécution et, rue de Grenelle, on ne sortit guère de la modestie de la rue du Bouloi. On voyait, dans l'église de la rue de Grenelle au-dessus du maître-autel, un grand tableau de Mignard représentant une Extase de sainte Thérèse. Les Carmélites l'ont encore, avenue de Saxe, dans leur chapelle. On y voyait également un tableau de Lebrun, c'était Jésus-Christ ressuscité. Les religieuses ont pu le retrouver après les dispersions de 1793; elles Font acquis à la condition d'acheter ce qui leur avait été enlevé. Quand mourut M™e Charlotte de Roquelaure, duchesse de Foix on 1710, au couvent de la rue de Grenelle où elle avait suivi les Carmélites, on plaça son cœur à côté de la grande grille du chœur, avec les vers suivants, faits par l'abbé Tiberge. Durant sa vie, elle aima ce saint lieu; A la mort, elle crut que son cœur devant Dieu Y trouverait dans le silence Le repos que produit une humble pénitence; Mais il est juste encore qu'elle y trouve à jamais, Pour son amitié tendre et pour tous ses bienfaits, Une vive reconnnissatice. Qu'est devenue cette partie de la dépouille mortelle de la du- chesse de Foix, et la place où étaient inscrits ces vers ? Une loi du 13 mai 1825 ordonna la vente des terrains qui prove- naient du couvent des religieuses carmélites, et de celui des reli- gieusesde Bellechasse. La vente fut effectuée les 3,4 et 9 juin 1828, et l'on put procédera la formation de rues et places nouvelles, par les percements projetés. Les rues actuelles, désignées Martignac, Cham- jjagny. Las Gazes, Casimir -Pcrrier ainsi que l'église Sainte-Clotilde, sont sur le terrain qu'occupèrent les Carmélites jusqu'en 1792. Les religieuses de Bellechasse, Ordre de religieuses chânoinesses du Saint-Sépulcre, avaient acheté, depuis 1635, le clos de Bellechasse ; 894 APPENDICE elles élaioiil voisines desCarniolilcs, ainsi que les religieuses béné- dictines le Nolre-Uame de Pentémont. L'enclos des Carmélites, dont la communauté fut supprimée en 1792, devint propriété nationale. Les bâtiments et terrains furent alïectés au service du ministère de la guerre. On y établit la garde des consuls, puis un dépôt de fourrages. Vis-à-vis les Carmélites et sur la rue Saint-Dominique-Saint-Ger- main se trouvaient les bâtiments de l'ancien couvent des filles de Saint-Joscpb ou de la Providence ainsi que l'hôtel de Brienne ; ils furent, comme l'enclos des Carmélites, convertis en propriété na- tionale, et affectés aussi, dès le commencement de ce siècle, aux bureaux du ministère de la guerre. Lucien Bonaparte avait acquis VHôtel de Brienne, où. il forma une magnifique collection de ta- bleaux; il céda ensuite cet hôtel à M'i'e Lœtilia, sa mère, en 1804. Cette propriété est devenue, de nos jours, l'hôtel du ministre de la guerre. L'enclos des Carmélites occupait-il tout l'espace compris entre la rue de Grenelle et la rue Saint-Dominique ? ou bien n'allait-il que jusque vers la hauteur de la rue actuelle de Las Cases? — 11 n'y a pas dans les documents assez de clarté pour trancher la question. Voici d'abord ce qu'on lit dans les manusciits des Carmélites. i L'année 1720, la construction d'une nouvelle rue, de la rue de Bourgogne, ayant nécessité un prodigieux exhaussement de terrain, le mur de clôture du couvent se trouva n'avoir en dehors que la hauteur d'un mur d'appui; de plus, la ville exigea que la commu- nauté élevât à ses frais un bâtiment pour former le coin de la rue Saint-Dominique et de la rue de Bourgogne. C'est au sujet de cette nouvelle dépense que Madame engagea le Régent, son fils, à faire délivrer aux Carmélites, par ses ordres, 37,000 francs, avec un arrêt d'amortissement pour toutes les maisons qu'elles auraient pu bâtir à l'avenir sur la rue de Bourgogne, et exemption des gens de guerre et de toutes charges de ville. » En eifel, dès 1707, un arrêt du con- seil, relatif aux améliorations à exécuter dans le faubourg Saint- Germain, ordonnait la création de la rue, qui serait nommée rue de Bourgoijne, partant de la rue de Varennes, et se terminant au nou- veau quai d'Orsay, et devant avoir pour point de vue le nouveau cours près la porte Saint-llonoré. Et cependant, d'autre part, un passage du Dictionnaire des rufs et des moniiinents de Paris, par des hommes compétents sur le chapi- tre de l'édilité parisienne, MM. Lazare, ne semblerait pas admet- tre que l'enclos du Carmel de la rue de Grenelle s'étendit jusqu'à la rue Saint-Dominique. Comment résoudre la contradiction ? A consulter le plan de Turgol, de 1740, le principal corps de bâti- ment des Carmélites était sur la rue de Grenelle, formant trois façades et trois ailes, une aile sur la rue, une aile parallèle sur les jardins, une autre aile, reliant les deux premières. Venaient, après le bâtiment, les jardins s'étendant dans la direction de la rue Saint- NOTES RELATIVES A MAHIE-THEHESE D'AUTRICHE 893 Dominique. Au côt6 Est du bâtiment principal, se développait égale- ment sur la rue de Grenelle un corps de logis plus petit, n'ayant qu'un premier étage. Là se trouvait probablement l'église ou la chapelle. Ce petit bâtiment avait une cour, qui, était sans doute le cimetière ; une porte grillée empêchait de passer dans les jardins. La porte d'entrée du couvent se voyait, d'après le plan de Turgot, à l'endroit de la rue de Grenelle qui est aujourd'hui l'entrée de la rue Martignac. Cette porte d'entrée était flanquée, à droite et à gauche, de deux corps de logis, n'ayant qu'un étage. Mais le plan de Paris de Turgot ne résout pas la question des limites du couvent. On voit, dans ce plan, qu'un hôtel, désigné Hôtel de Brogtie, qui est aujourd'hui l'Hôtel du comte d'IIaussonvi'llc, formait déjà le coin de la rue Saint-Dominique là même où le côté méridional se rencontre avec la rue de Bourgogne. Comment donc les religieuses furent-elles obligées par la ville à rehausser leur mur au coin de la rue Saint-Dominique et de la rue de Bourgogne ? j — Le jardin des Carmélites est, dans ce même plan, partagé par un mur, qui semble se trouver sur la ligne de la rue actuelle de Las Cases. Ce mur était-il la limite réelle ? Ce mur se retrouve, dans le plan de Paris, donné en 172o, par les bénédictins Félibien et Lobineau, dans leur Histoire de Paris, in- folio, t. 1er. La limite des Carmélites est nettement accusée, au Sud, par la rue de Grenelle, à l'Ouest par la rue de Bourgogne, à l'Est par l'hôtel de Villars et par les religieuses de Bellechasse. La difficulté n'est que pour la limite du côté du Nord. Allait-on jusqu'à la rue Saint-Domi- nique ? ou bien s'arrêtait-on à 60 ou 100 mètres avant cette rue au mur qui partageait les jardins ? 11 y a soixante-dix-huit ans que les religieuses fondées par la reine Marie-Thérèse ne possèdent plus l'établissement de la rue de Grenelle, passé en plusieurs mains, telles que M. d'Haussonville coin de la rue Saint-Dominique, M. le prince de Ligne coin de la rue de Bourgogne et de Grenelle, M. Moulin de la Tour, M. dEstour- mel, M. de Belissens, etc., côté gauche de la rue Casimir-Périer. Elles ont pu s'établir sur les terrains, d'abord déserts, qui s'éten- daient entre l'École militaire et le faubourg Saint-Germain. Un homme de bien, l'honorable M. Riant, l'un des notaires les plus estimés de la capitale, doué d'une fortune considérable, membre du conseil municipal de la Seine, l'âme et l'instigateur d'un grand nombre d'œuvres utiles à la religion et à la patrie, M. Riant, di- sons-nous, vint en aide aux Carmélites pour les négociations préa- lables relatives à l'acquisition d'un terrain avenue de Saxe ! Nommons aussi l'honorable et brave général de Bourgon, qui s'employa pour hâter une solution difficile à obtenir, c'est-à-dire le remboursement immédiat, par la ville de Paris, des 400,000 francs offerts aux Carmélites, pour l'établissement de la rue de Vaugirard qu'elles avaient cédé. Cette somme leur était indispensable pour 896 APPKNDICE subvf'iiiraux trais de la nouvelle construction. M. do Hourgoii, beau- père d'une des religieuses, ayant vivement pressé M. le préfet de l;i vSeine, obtint que la somme fût versée sans retard. Du reste, si l'on a quitté la maison des Carmes, on sest, en quelque sorte, rapproché du local de l'ancien monastère de la rue de Grenelle. L'emplacement actuel des Carmélites, qui se glorifient toujours de leur fondation parla reine Marie-Thérèse, se trouve presque au centre du carré que forment quatre avenues, les deux avenues parallèles de Lowcndall et de Bre'euil, les deux autres avenues parallèles de Saxe et de Suft'ren. L'ancien monastère de la rue de Grenelle se trouve ainsi reconstitué dans un quartier, méritant éminemment le nom de Grenelle ; on y est, comme à l'entrée de la plaine de Gre- nelle et de la commune de Grenelle, au centre d'un cercle d'établis- sements militaires, religieux et industriels. Au sens de ceux qui ont le sentiment de certaines convenances et de certaines harmonies, il était convenable qu'une prière quelconque, à plus forte raison celle des Carmélites, montait vers le ciel, du centre de cet endroit même, entre l'Ecole militaire, le puits de Grenelle, Thospice Necker et l'Hôtel des Invalides. Les âmes doivent faire contrepoids aux corps, les labeurs de l'esprit aux agitations de la matière. Le temps doit se mêler à l'éternité, et il était bon que des groupes solitaires, recueillis et silencieux, tissent équilibre aux foules immenses, tu- multueuses et bruyantes. Qu'est-il resté de la rue de Grenelle aux mains des Carmélites de l'Avenue de Saxe? — Rien ou presque rien! Elles n'ont pas même un plan des bâtiments, une vue ancienne du monastère, de l'église cl des jardins. Placées dans cette médiocrité qui épargne les ennuis de l'indio-enceetlesdangersdelarichesse, nosCarmélites nepossédaient o-uère'd'objets d'art, rue de Grenelle. Aucune princesse deCondé, au- cune duchesse de Longueville, aucune demoiselle d'Épernon, n'y avait apporté des richesses exceptionnelles, comme à la rue Sainl-Jacques. Ce quisubsisted'avantl789,cesontque!ques tableaux, les portraits de quelques prieures, une toile de Lebrun, une de Le Sueur, une autre de Mic-'nard, un autre tableau qui représente l'ensemble delacommu- nauté de la rue de Grenelle, au temps de la comtesse de Rupelmonde. Enfin et surtout on a conservé les précieuses reliques, les précieux objets que le couvent tenait de la munificence de Louis XIV et de la piété de la reine. Nous allons faire l'énumération des choses anciennes qu'on pos- sède, à l'avenue de Saxe. Commençons par les tableaux • do Une nativilé, de Le Sueur; â'i L'Enfant Jésus sur les junoux de la Sninte Vierge, de Mignard ; ;{f» Sninte Thérèse, de Mignard, qui se voyait au maître-autel de la rue de Grenelle, et qui se trouve aujourd'hui dans une chapelle latérale de l'avenue de Saxe ; 40 Jésus ressuscité, montrant la cicatrice de son cœur percé, de Lebrun. Racheté par M""' de Soyecourl ; - NOTES RELATIVES A MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 897 ?0 Une Vue des religieuses composant la comviunauté de la rue de Grenelle, vers l'année 17oi2. Ce tableau ayant 2 mètres de largeur, et 1 mètre 73 de hauteur, est dû à un peintre de talent, à une femme, à une carmélite elle-même, qui peignit sur place les portraits des habitantes du couvent. Ce tableau représente l'émission des vœux de la sœur Thaïs de la Miséricorde, née de G ranimant, puis comtesse de liupelmonde, cl qui fit sa prolession religieuse en 1752, entre les mains de la révérende mère Pauline-Joséphine de Jésus M»"! de Croï d Havre, devant la communauté réunie en chapitre, comme il est d'usage. Le point qui domine dans cette peinture, c'est que Mme de Rupelmonde paraissait attacher une importance extrême à témoigner sa gratitude pour la grâce qui lui était faite d'être reçue et de compter parmi les humbles filles du Carmel. Une pieuse pensée a représenté, au-dessus des reli- gieuses, qui sont au nombre de trente, le glorieux saint Joseph, protecteur de l'ordre du Carmel, bénissant avec une tendre et pater- nelle aft'ection la nouvelle professe et toutes ses mères et sœurs, dont les physionomies expriment une sainte joie, un affectueux attendrissement, et une admiration, mélange d'étonnement et de re- connaissance, pour les miséricordes de Dieu sur la sœur Thaïs. Il est possible que la critique d'art trouvât à reprendre, dans une peinture qui n'a pas la prétention d'être un chef-d'œuvre, quelques détails de conception et d'exécution. Mais, en tout état de cause, il y a un souffle du bienheureux Jean de Fiesole dans cette loile, on y sent cette manière que donne, seul, le sentiment religieux, le sens de la foi, le don d'une piété vive. Ne recherchons pas si le ta- bleau de l'avenue de Saxe a été exécuté par une main sûre d'elle- même, avec toutes les adresses du métier, si les mouvements en sont expressifs et variés, si les groupes s'agencent bien, si la physionomie des attitudes, gestes et démarches, seconde celle des visages et com- plète l'expression morale que le peintre a dû se proposer d'atteindre. Le tableau de l'avenue de Saxe est tout à la lois un groupe et un paysage, une juxtaposition de trente portraits, et le vœu d'un cœur qui s'épenche en actions de grâces et qui veut perpétuer sur une toile la reconnaissance qui déborde de tout son être. Le tableau est placé dans la salle de communauté à gauche en entrant. La scène est représentée à ciel découvert ; on aperçoit quelques arbres et, du côté gauche du tableau, dans le fond, comme l'église du monastère. La sœur Thaïs, à genoux, les mains jointes et assez profondément inclinée , paraît abîmée dans le recueillement et la reconnaissance ; l'attitude des autres religieuses est variée, comme l'expression de leur visage. Saint Joseph est comme assis dans le ciel, bénissant de sa main droite ; sa gauche tient le lis. Sa pose exprime très-bien son action. Il paraît vouloir couvrir la com- munauté entière de sa protection et de son amour. Il est certain que le costume de la Carmélite ne vise pas à l'élé- gance ; sainte Thérèse n'a pas établi sa réforme pour susciter, parmi 898 APPENDICE SCS saintes lillcs , dos Cliristophe Colomb pour la découverte do modes nouvelles, de toilettes inconnues et d'éblouissantes parures. Par conséquent, l'artiste de la rue de Grenelle n'avait pas précisé- ment, dans son tableau, à faire des tours de force pour bien obser- ver lanatomic et la perspective, pour nous montrer s'il excellait dans les moindres détails des étoffes, de l'arcbitecture, des paysages. L'important, le vif intérêt historique de ce tableau consiste dans les trente religieuses qui composaient la communauté en 1752, et que l'on voit figurer dans cette toile. 0" Comme objets précieux dautrcfois, les Carmélites possèdent en- core la sainte Face, donnée par la reine Marie-Thérèse, tableau de trente centimètres de hauteur etvingt de largeur. Au point de vue de l'art, cette sainte Face rend bien la douleur du regard du divin crucifié. Le sang coule sous sa couronne d'épines. Le haut du nez porte la trace de qua re coups de couteau, donnés, dit-on, par les Maures. Un autre coup de couteau a labouré le front et l'œil gauche. La reine Marie-Thérèse avait donné à ces dames avant de mourir celte marque de son attachement, en leur léguant cette sainte Face miraculeuse qu'elle avait apportée d'Espagne. La pieuse princesse avait enrichi le tableau d'un cadre en or garni de diamants. Les deux commissaires qui se présentèrent rue de Grenelle, le 14 septembre 1792, commencèrent par dépouiller cette sainte image de ses orne- ments, et la remirent ensuite à la mère Nalhalir, prieure, qui la fit encadrer simplement, après en avoir fait constater l'authenticité par M. de Floirac, avant qu'il émigràt. 7° Le Crucifix miraculeux rapporté de Besançon par Louis XIV, et donné aux Carmélites de la rue du Bouloi, subsiste aussi ave- nue de Saxe. Le bois en est vieux et usé ; ce crucifix, largo de douze centimètres, avait été construit par quelque ermite de la Franche- Comté, il a une longueur de cent cinquante centimètres environ. 11 est en grande vénération dans l'église de nos Carmélites. On se souvient que ce bois symbolique était resté intact, au milieu des ravages de la flamme, qui dévorait tout autour de lui. 8" On a converti en ornement, pour la célébration de la sainte Messe, la brillante robe que la comtesse de Rupelmonde portait lors de la cérémonie île la prise d'habit; cotte robe rappelle ces riches et anciennes étoffes de nos vieux fauteuils Louis XV. 90 On conserve avec un soin non moins pieux un ornement complet, que la reine Marie-Thérèse donna rue du Bouloi, pour la célébration du divin Sacrifice. Cet ornement en drap d'or, servant depuis deux cents ans, est encore un beau reste de la munificence de la reine. La croix qui s'y encadre est un travail en couleur, pro- duisant le menu; effet que nos tapisseries. 10" Mentionnons aussi un précieux reliquaire avec dos reliques de la vraie croix, que la reine Marie-Thérèse donna à ses chères Carmélites; ce reliquaire, en forme de croix, mesure soixante centi- mètres de hauteur; il est en métal doré, et Irès-orné; il porte les NOTES RELATlVIiS A AlAHlK-THtUKSE D'AUTRICHE. 899 armes de la reine Marie-Thérèse. Mais les diamants dont il était en- richi, ont disparu pendant la lîévolution. Heureusement, les mor- ceaux de la vraie croix sont restés. llo Enfin, l'avenue de Saxe possède quelques portraits, qu'elle a sauvés de la dispersion D'abord, le portrait de la reine Marie-Thérèse d'Autriche, que nous avons essayé d'étudier dans les jjremiers chapitres de cet ou- vrage, peinture dans laquelle l'artiste a eu le loisir d'étaler un riche coloris avec des tons purs et pleins, de nuancer les plis d'un manteau royal semé de fleurs de lis d'or, de suivre capricieusement les enfoncements d'une longue robe traînante, et de faire miroiter sur les blonds cheveux de la princesse un magnifique diadème fleu- ronné et éblouissant. Ensuite le portrait de Mgr Hachette des Portes, évêque de Glan- dèves, supérieur des Carmélites. Le portrait de M. l'abbé de Floirac, vicaire général de Paris, à la fin du siècle dernier. Le portrait de M'''»- de Croy d'Havre. Celui de M'np la comtesse de Rupelmonde, née de Grammont. Celui de la mère Pélagie madame de La Fère du Bouchant. Celui de M'i'^ Eusloquie de Borstel, et celui de sa tante. Le portrait de Madame Louise de France. Celui de M^^e de Soyecourt la mère Camille. Enfin un buste, en cire, de Madame Louise dOiFrancc. Ici s'achèvent nos recherches historiques concernant le monas- tère de Grenelle, fondé par la reine Marie-Thérèse d'Autriche, et transféré avenue de Saxe. Nul doute que toujours cette pieuse colo- nie n'attire, dans ses rangs, les jeunes femmes, qui ont le désir d'al- ler travailler dans la solitude au salut de leur âme. Là, on entend plus facilement la voix de Dieu, on s'y forme aux vertus de Jésus- Christ, on y conquiert pied à pied les diamants de la future cou- ronne du ciel. Là aussi, dans ce pieux et silencieux asile de l'a- venue de Saxe, avec les imperfections attachée^ à toutes choses ici-bas, et certaines épreuves inévitables, on g^te, relativement, un repos et une tranquillité d'âme qu'on ne saurait rencontrer ailleurs. En ce qui concerne la vie temporelle et les moyens de subsistance, les Carmélites continueront, avec leurs modestes ressources, à compter sur la Providence. Bien des pages de leur histoire contribuent à consolider leur confiance. Que de fois, n'ayant pas le strict néces- cessi^ire, n'ayant pas même de quoi donner à manger à la commu- nauté, quelques moments avant l'heure du repas , n'ont-elles pas vu arriver subitement des secours mystérieux, qui les mettaient à même d'échapper à la faim et de faire honneur à des affaires pres- santes ! Nous ne rappellerons que le trait suivant, qui est des der- nières années du xviie siècle Cependant, tous ces secours ne suf- » fisant pas pour les dépenses que l'on était obligé de faire, la mère 'JOO APPENDICE ' Thérèse M^'' de Kemenecour, alors dépositaire, se trouva, à la tin » d'une semaine, avec une seule et unique pistole, pour payer les » ouvriers et nourrir la communauté. Dans cette circonstance, il » vint au tour une femme dont la pauvreté était connue et si ex- y Irême, qu'elle lui avait fait prendre l'horrible résolution d'aban- » donner au crime ses trois lilles d'une rare beauté, afin d'avoir, » par ce moyen détestable, de quoi les nourrir. Notre sainte reli- » gieuse, connaissant cet affreux dessein, fut pénétrée de douleur, » et courut demander la permission à notre révérende mère » prieure de donner la pistole en question à cette misérable pour » l'engager à prendre patience, et empêcher un si grand mal, ajou- » tant qu'elle prêtait cette somme à Notre-Scigneur. La divine » bonté la lui rendit avec usure et sans retard. Centécus se trouvè- » rentdans le tour le jour suivant qui était celui où il fallait payer » les ouvriers, sans qu'on pût savoir comment ils y avaient été X mis. Longtemps après, on découvrit qu'une religieuse de Saint- » Thomas, que nous ne connaissions pas, avait découvert la néces- » site où nous nous trouvions, et obtenu cette bonne œuvre de M"'f la » chancelière Séguiej'. » Quant à nous, nous souhaitons vivement et pour l'intérêt général du bien , et pour la dévotion que nous professons envers Marie- Thérèse d'Autriche, nous souhaitons que cette sainte maison de l'avenue de Saxe prospère de plus en plus, et que Dieu continue de la bénir. S'il y a aujourd'hui le libre positivisme des athées, lais- sons aux Carmélites leur positivisme spirilualiste, avec le droit de chercher le bonheur et la liberté, là où elles sont convaincues qu'ils se trouvent. Nous proclamons l'émancipation des esprits et le droit aux jouissances du corps et de la matière; laissons aux Carmélites l'émancipation de l'âme, et le droit d'assurer, comme elles l'entendent, les intérêts et les devoirs spirituels, laissons-les poursuivre [les choses qui ne passent pas. Disons maintenant un mot des personnes qui ont vécu dans cette maison au xvu'' et au xviiii' siècles. VII LISTK INÉDITE DE TOUTES LES RELIGIEUSES CARMÉLITES QUI ONT VÉCU DEPUIS LE MILIEU DU XVII" SliOCLE JUSQU'AU MX, DANS LE MONASTÈRE FONDÉ PAR MAhlE-THLllÈSE d'aUTUICHE, RUE DU HOULOI, ET TRANSFÉRÉ AVENUE DE SAXE. — MANUSCRITS DU CAnMEL, COMPLÉTÉS PAR QUELi^lUES RECHERCHES GÉNÉALO- GIQUES ET BIOGRAPHIQUES. 1. — 1G35. — Année delà réception aux Carmélites. D"*^ Rover , veuve de M. Chantemesle , sœur Elisabeth de Sainte-Croix. Veuve à 22 ans, elle reprit un ancien projet d'être carmélite. NOTES RELATIVES A MARIE-TIIËRÈSE D'AfTRIGHE. 901 et entra, à l'âge de 30 ans , en 1635 , au couvent de la rue Saint-Jacques. Lorsqu'on 1664, on érigea en monastère la mai- son de la rue du Bouloi, sœur Elisabeth y fut placée par les supé- rieures. Elle s y absorba dans des vertus obscures et sublimes. Ayant de grands biens, élevée délicatement, elle sut vivre, rue du Bouloi, dans les austérités les plus grandes. Décédée à 73 ans , rue du Bouloi, en 1670. 2. — 1645. — D"" Morice, s"" Louise de la Mère-Dieu. Femme de chambre de Marie de Médicis, elle renonça aux espé- rances que lui pouvait assurer la faveur royale, et entra, en 1645, à l'âge de 34 ans, an couvent de la rue Saint-Jacques. Son bonheur fut de vivre en anachorète, de bêcher la terre en toute sai- son, ne s'étant rendue au parloir que deux ou trois fois dans vingt années, de marcher absolument nu-pieds en véritable carmélite- déchaussée. Elle demanda et obtint de rester ensuite conventuelle à la nouvelle fondation de la rue du Bouloi.'et vécut jusqu'à 73 ans. Morte en 1684. 3. — 1649. — ^ D"'' Le Seigneur de Reuville, révérende mère Françoise de la Croix. Originaire de Rouen, elle était fille de messire Le Seigneur, cheva- lier seigneur de Reuville, président des trésoriers de France, de la généralité de Rouen, et de Mme Cécile de Colmoulins. Toute jeune, elle aimait déjà le monde, et était touchée de ses amusements. Néan- moins, il y avait dans sa conscience une rectitude infinie; et lagrâce divine lui réservait une destinée exceptionnelle. Malgré un certain goût pour les vains amusements, elle s'était acquis l'estime du monde, à cause de sa solidité de conduite. Un petit recueil assure que les mères les plus vertueuses sachant leurs filles en la com- pagnie où Mi'e de Reuville se trouvait, disaient ordinairement qu'elles étaient sûres que tout y serait dans l'ordre. » Il y avait dans toute sa personne quelque chose qui sortait des conditions ordinaires. Le duc de Longueville l'avait remarquée, pendant qu'il était gouver- neur de Normandie. Organisation supérieure faite pour de gran- des choses, esprit élevé, jugement pénétrant et juste , fort agréable de sa personne, on devinait que la Providence avait des desseins sur elle. Elle rompit elle-même un mariage avantageux, qui pouvait flatter son ambition, fit, à quelque temps de là, une dangereuse maladie, et resta indécise sur sa véritable voie. Enfin, en 1649, après la mort de son père, elle vint à Paris, et entra, à 23 ans, au couvent de la rue Saint-Jacques, oii elle reçut l'habile et sainte direction de la marquise de Bréauté. Envoyée sous-prieure, rue du Bouloi, et sachant l'espagnol, Marie- Thérèse d'Autriche l'eut bientôt distinguée, et la demanda, en 1665, comme prieure et fondatrice. Elle fut presque constamment à la. 902 APPENDICE lêtc de la maison, pendant près de 40 ans, et, au moment des crises les plus difficiles. Sa foi et sa confiance ne faillirent pas un seul instant ; elle imprima cette aspiration vers les vertus de sainte Thdrèse, qui ne s'est démentie, ni rue de Grenelle, ni Avenue de Saxe. Quand elle décéda, en 1702, rue de Grenelle, elle était âgée de 7G ans, et en avait passé '4 au Carmel. Lon avait pu admirer en elle ces qualités indispensables à un chef, à un supérieur, cette sage prudence, cclW, largeur de cœur, et cette charité infatigable dont doivent être doués tous ceux qui ont l'iionneur de se trouver à la lête d'un groupe de leurs semblables, et que la mère Françoise de Reuville possédait dans une large mesure. Mil'' de Reuville, à sa dernière maladie, conserva sa connaissance et ses facultés jusqu'à la fin ; elle suivit avec beaucoup d'application les prières dos agonisants, qu'elle demanda. Elle mourut, le malin, à huit heures. Malgré son grand âge et ses longues et extrêmes souffrances, dit la circulaire de 1702, elle est devenue si belle après sa mort, que nous ne nous lassions point de la regarder. Les per- sonnes de dehors qui l'ont vue exposée, ne pouvoient croire qu'elle eût plus de quarante ans, et se sont empressées pour avoir des fleurs qui avoient esté sur son corps, la regardant comme une sainte. • La grandeur et la simplicité de sa dévotion avaient tellement frappé les anciennes carmélites, que la tradition s'en est conservée dans les manuscrits. 4. — 1651. — D"'-' Toinexoii de Hemeuecoar, révérende mère Thérèse de Jésus, Antoinette de Tomexon était fille de messire Charles de Tomexon, chevalier et seigneur de Remenecour, premier gentilhomme de la chambre de Son Altesse Mgr le duc de Lorraine, et de madame .Judith de Mouron. Nous la voyons iille d'honneur de S. A. R. madame Marguerite de Lorraine, duchesse d'Orléans , lorsqu'elle prit le parti de quitter le monde et d'entrer au grand couvent de la rue Saint- Jacques. Il est dans la destinée des grandes âmes de rencontrer de forts obstacles sur leur chemin. Ils ne manquèrent ioint à MH^' de Remenecour. On sait peu de particularités des premières années de sa vie. Née, croyons-nous, en Lorraine, venue au monde complète- ment aveugle, les yeux dans leplusdéplorable état, elle retrouva plus tard la vision presque par miracle; et sa vue, tant au physique, que sous le rapport intellectuel, devint des plus perçantes. Lorsqu'elle se sentit appelée, à l'âge de 23 ans, à la vocation de carmélite, elle rencontra d'abord la forte opposition de son illustre famille, ainsi que celle de Monsieur, frère du roi Gaston, duc d'Orléans. Elle en triompha cependant. Remarquons que W^^ de Remenecour avait une vivacité d'esprit, et les agréments naturels qui expliquent qu'on l'ait aimée et recherchée dans le monde. Une fois enrôlée sous la bannière de Marie-Thérèse, elle porta, dans sa nouvelle cxistenoo, NOTES RELATIVES A MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE. 903 toute son ardeur, toutes les qualités de son esprit, de son cœur et de sa foi. M"c deRemenccour était, ainsi que la mère Françoise de Reu- villc, une nature organisatrice. Étant toute jeune, elle avait su trouver dans le génie de sa charité le moyen de faire élever huit ou dix petites orphelines, auxquelles elle procura dans la suite des éta- blissements considérables. Le père Eudes voulant faire construire une chapelle, et se trouvant sans ressources, reçut d'une grande princesse, à la recommandation de Mi'e de Remenecour,la somme de 12,000 livres. Elle procura aussi des secours considérables aux Mis- sions étrangères. Femme d'une haute intelligence, elle ne put cacher longtemps ses capacités et ses vertus. D'abord sous-prieure à Blois , elle fut rappelée au gj-and couvent. Et lorsque Marie-Thérèse créa le monas- tère de la rue du Bouloi, la reine comprit bien, avec son discerne- ment ordinaire, de quelle ressource serait la mère Thérèse de Jésus. Miii' de Remenecour et MUe de Reuville furent les deux co- lonnes de l'établissement nouveau. Miif de Remenecour exerçait un grand ascendant par ses riches facultés intellectuelles et par sa conversation à la fois solide et bril- lante. Nous avons dit, dans un chapitre, le mot de M. Cousin à son égard, après avoir lu d'elle des lettres fort agréables. On raconte qu'elle parlait de la religion d'une manière si digne, si forte et si pénétrante, que deux des plus grands génies du xviic siècle furent touchés par ses discours; ils confessèrent lui devoir leur retour à la religion catholique. Une fibre vibrait puissamment et toujours dans cette âme d'élite, c'était la compassion pour les malheureux. Elle fit, pendant la cons- truction des bàtimentsdu monastère, habiller plusieurs pauvres ou- vriers. En même temps, elle était profondément vertueuse et sin- cère. Ayant renoncé au monde, elle crut devoir s'imposer de n'aller au parloir, lorsqu'on l'y demandait, qu'armée d'une cein- ture de fer. Elle expiait une visite par une mortification volontaire et spontanée. On peut dire qu'elle se distingua par la grandeur de son caractère, elle pardonnait à ses ennemis avec magnanimité d'âme et d'une manière héroïque, car la bienveillance dont le roi et d'autres personnes de la cour l'avaient entourée, lui en avait suscité passagèrement. Elle mourut rue du Bouloi, le 19 juin 1685, âgée de 60 ans, après en avoir passé 34 en religion. 5, — 165i. — D"e Jessé, s^ Marie de Saint-Benoît. Cette carmélite n'ambitionnait qu'austérités, emploi aux ouvrages les plus laborieux et les plus pénibles de la maison. Elle obtint permission, pendant 14 ans, de ne se point déshabiller. En Avent et en Carême, elle ne couchait que sur des planches. 3Iorte rue du Bouloi, en 1670, âgée de 31 ans seulement. 904 Al^l'KNDlGE G. — 1665. — La inaivjuise de Boury. s'' Claude de Saint-Michel. Cette pieuse veuve eut l'énergie, à 49 ans, d'embrasser la vie pé- nible des Carmélites. Anne d'Autriche fut très-loucliée de la céré- monie de la vêture. M""' de Boury, ayant été obligée d'attendre huit années entières que les aifaires de ses entants fussent réglées, ne put' faire profession qu'au lit de la mort. Aussi son petit-fils lui disant un jour avec l'ingénuité de l'enfance Maman, pourquoi donc avez-vous toujours le voile blanc? la vénérable novice répondit en souriant Mon filx, ^'est que votre papa ne veut pas m'en donner tin noir. Il semblait que Mi'" de Boury, qui n'avait pas consacré spécialement à Dieu les helles années de sa jeunesse, voulût rega- gner par sa ferveur le temps donné au monde. Son esprit do pé- nitence ne cédait en rien à sa charité. Les jours consacrés à la les- sive, ceux où il s'agissait de faire quelque ouvrage fatigant et péni- ble, comme de porter le bois, elle ne manquait pas d'ajouter de nouvelles rigueurs à ces exercices déjà assez rudes pour une per- sonne de- son âge et de son rang; elle avait soin alors de se revêtir d'un ciliée, de bracelets et d'une ceinture de fer. Elle ]orta un an entier ce dernier instrument de pénitence, qui entra si avant dans sa chair, qu'il fallut une espèce de miracle pour l'en arracher. Morte en 1673, âgée de 57 ans. 7. — 1665; 1667. — D"'' de Flavigny d'Aniansart. s" Marie-Thérèse de Jésus, et sa sœur, Gabrielle d'Aruan.'^art, s'' Gabrielle de Sainte-Thérèse. Elles étaient de la Picardie. La terre de Renansartou d'Arnansart. seigneurie et vicomte en Picardie, était entrée depuis le xvf siècle, dans la maison de Flavigny, première noblesse du Cambrésis. Ces deux Carmélites étaient filles de messire César François de Flavigny, chevalier, seigneur de Ribauville, vicomte de Renansart ou d'Ar- nansart et do Surfontaine, et de M"'!" Suzanne de Vielchastel, dont le père était premier capitaine lieutenant des mousquetaires, lieute- nant général des armées du roi et gouverneur de Barrois. Le comte d'Arnansart, leur père, étant venu à Paris, rendit visite, rue du Bouloi, à Ml''' de Remenecour, sa parente. La mère Thérèse de Jésus eut on ne sait quelle inspiration de dire au comte, qui avait plusieurs lillcs, et qui allait établir l'aînée Monsieur, donnez- nous les deux plus àijèes. Dieu les veut Carmélites. Les deux demoiselles d'Arnansart eurent connaissance de cette parole. Et, tandis que leur frère, Anne-Claude de Flavigny, épousait Marie-Anne laFitte, fille de la Fitte, lieutenant général des armées du roi, et gouverneur de Guise, pour elles, à demi engagées dans le monde, mais travaillées par la grâce, elles surent renoncer à tout, et entrèrent, toutes deux, à doux ansde distance IGO-J et 1067, rue du Bouloi, aux Carmélites, nfi elles furent, jusqu'à la tin de leur vie, de saintes religieuses. Sœur NOTES RELATIVES A iMAHlE-THÉRÈSE DAUTRICHE. OOo Marie Thérèse mourut, on 1722, âgée de 77 ans, après 08 ans passés auCarmel. SœurGabriellcde Sainte-Thérèse mourut, en 1727, âgée de 80 ans. Elles étaient nées au château dArnansart, en Picardie. Elles souscrivirent sur les registres la formule de profession consacrée Je, sœur...., fais ma profession et promets chasteté, pauvreté et obéissance à Dieu , et à notre révérend Père supérieur, selon la réforme de... .- 8, — 1G66. — D"'' d'Ardenne, s*" Marie-Louise-Élisabeth le Jésus. Elle fit sa profession à dix-neuf ans; elle était née à Barcelone, et y demeurait. Devenue fille d'honneur de la reine Marie-Thérèse, elle se sentit attirée au cloître. Elle était fille de très-haut et puissant seigneur don Joseph d'Ardenne et d'Arnius, seigneur et comte d'ille, lieutenant général des armées du roi, et de très-haute et très- puissante dame dona Louisa-Élisabeth d'Aragon. Cette descendante des rois d'Aragon, que les reines honoraient de leur amitié, et à qui les alliances les plus illustres étaient offertes, aima mieux pren- dre le voile rue du Bouloi. n'étant plus propre à former des âmes religieuses à toute la per- " fection de leur état dont elle était un si parfait modèle, ses pa- » rôles n'étaient pas moins eflicaces que ses exemples; s'exprimant » d'une manière solide el élevée, avec force et onction, n'employant » la supériorité de son esprit que pour la gloire de celui qui lui avait » donné de si grands talents, elle s'efforçait d'ailleurs d'en cacher » l'éclat, el ne cherchait qu'à s'anéantir, fuyant tout ce qui la pou- D vait faire connaître et distinguer. Sa profonde humilité lui a fait » demander et obtenir de n'être jamais à la tête de la communauté > comme prieure, charge dont son mérite la rendait digne, et où » nous l'aurions sûrement élevée, malgré ses précautions pour l'évi- » 1er, si Dieu n'eût exaucé sa prière, en faisant obstacle à nos » désirs par l'extrême faiblesse de sa vue. » Décédée, à 84 ans, en 1733. 23. — 1G72. — D"'' de Fors du Vigean, révérende mère Marthe de Jésus. Les du Vigean étaient, on l'a déjà vu, une très-ancienne maison du Poitou. 31. Cousin nous a dispensé, par ses recherches sur celle famille, d'en faire nous-même. 11 s'est occupé de la tante qui vécut aux Carmélites de la rue d'Enfer, et qui avait pour' sœur, Anne du Vigean, duchesse de Richelieu. 11 s'agit ici de la nièce et de la filleule de celle-là, d'une autre sœur Marthe du Vigean, née en 16oo, qui entra aux Carmélites de la rue du Bouloi, dès l'âge de 17 ans, avant qu'elle cherchât à se faire applaudir sur ce théâtre du monde où elle aurait pu voir briller tant de personnes qui n'avaient ni sa naissance, ni son esprit, ni sa figure. » Le poète Voiture aurait pu dire de la nièce ce qu'il dit de la tante Vigean est un soleil naissant, [Jn bouton s'épanouissant. II s'épanouit au Carmel, malgré les sollicitations de sa famille i\m voulait lapousserà la cour du grand Roi. La distinction de son esprit et de son cœur parurent excellemment, quand elle eut la charge de prieure. Une jeune et grande princesse l'honora de ses fréquen- tes visites. Nous croyons avoir dit ailleurs que la reine d'Espagne, Madame, belle-sœur du roi, elle régent, avaient pour celte digne mère une estime et une confiance inexprimables. Elle mourut en à 75 ans. Sa mémoire est demeurée chère au Carmel, qu'elle édifia pendant près de 60 ans par ses vertus, les honneurs et les distinc- tions ne l'ayant élevée jamais. 24. — 1673. — D"*^ Pezé, s' Isabelle du Saint-Sacre- ment. Celle sainte fille, d'une naissance obscure, trouva, dans sa posi- tion de femme de chambre de M'ik" de Cossé - Brissac, l'occasion 911 AiMM concert avec une autre jeune novice, sa compagne, pour s'entre- » tenir dans l'humililé, elles s'entrenommaient les habUanles de » desaom les carreaux, voulant se rappeler par ce petit mot de » guerre qu'elles devaient se mettre non^seulement aux pieds de » tout le monde, mais au-dessous. Ces deux ferventes novices se i congratulaient de toutes les petites peines et humiliations qui ; leur arrivaient, les regardant comme autant de bonnes fortunes » pour le ciel. » Décédée à 52 ans par suite d'une infirmité prise dans l'hiver de 1709, en 1714. \'i. — 179. — D"" -0611111, s'' Marie de la Croix. Née à Engiens, en Normandie. De condition obscure. Ame géné- icuse qui s'occupait sans cesse des besoins de l'Église et de l'État. Vécut presqu'un siècle. Décédée, à 89 ans, en 1714. ;^.-. — ircS;\ — D"»^ Talion, s*" Marie-Claude de Saiiit- Bouaveiiture. Fille de Jean Talion, capitaine ordinaire des chariots du roi, cl rKlicnneUe Legncdois. Née à Paris. Décédéc à 66 ans, en 1724. 'j. — ICiS;'. — D"'' da BouclieL, b'' Marie-Louise des Auges. Son père était messire Jean du Bouchet, conseiller du roi, doyen des chevaliers de l'ordre militaire de Saint-Michel et premier gen- darme de France. Née à Paris. Morte, à 48 ans, en 1709. ;]7. — 1hS"2. — D"*^ de Cornouailies , s' Marie-Anue du Saint-Sacrerueut. Née à Paris. Pierre de Cornouailies, son père, était payeur"des rentes. Décédée, à 70 ans, en 17;J5. ;8. — 1683. — l"" Godard, s' Chrisliue de Saiule- Tliérèse. Originaire de la Picardie. 76 ans. Décédée en 1730. NOTES RELATIVES A MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE 913 39. — 1683. — D" Moyreau, s^ Gertrude de laPassion. De Paris. 44 ans. Décédée en 1703. 40. — 1683. — D" De Levis, la Révérende mère Marie- Elisabeth de Jésus. Marie-Élisabetli de Levy ou Levis, religieuse à 24 ans, était iille de très-haut et très-puissant seigneur messire Roger de Levy, marquis de Pouligny, comte de Cliarlus et de Saigne, lieutenant général du roi en la province du Bourbonnais, et de dame Louise de Beauxon- cles. Elle était née au château de Pouligny, en Berry. La famille de Levis est illustre et ancienne; les seigneurs de Levis étaient en grande considération dans le xie et le xiie siècle leur famille s'est divisée en plusieurs branches, qui onteu toutes de grandes alliances, les Levis-Mirepoix, les Levis-Ventadour, les Levis-Châteaumorand, les Levis-Charlus-Poligny. Marie-Elisabeth de Levis descendait de cette dernière branche, elle était née en 1638. Moreri a-t-il brouillé les dates et les noms? Ce généalogiste cite Roger de Lecis, marié en 1642 avec Jeanne de Mont-Jouvant? Était- ce le père de la carmélite? Aurait-il épousé en secondes noces celle qui, d'après les chroniques et les actes du Carmel de la rue de Gre- nelle, fut la mère de la carmélite, c'est-à-dire Louise de Beauxon- cles? Y aurait-il quelque erreur dans les dates, puisque M"e Elisa- beth de Levis ne naquit qu'en 1658, tandis que, d'après Moreri, Roger de Levis était déjà marié en 1642 ? La Mère Marie-Elisabeth, disent les manuscrits, âgée seulement de 32 ans, s'attirait un respect unanime, une confiance absolue. Son air de sainteté et de bonté, la gravité de son port et de ses manières, la faisaient également aimer et admirer. On ne pouvait la regarder sans voir Dieu présent en elle, qui dirigeait toutes ses ac- tions. Sage, prudente, vigilante, s'oubliant elte-même pour mieux penser aux besoins des autres charitable, compatissante, toujours attentive à tout ce qui pouvait nous faire plaisir, nous trouvions en elle un cœur de mère, un esprit droit, éclairé, doux et ferme tout ensemble; elle faisait aimer le joug du Seigneur, portait à la régula- rité, dont elle était un exemple accompli. » Décédée à 57 ans, en 1715. 41. — 1686. — D" Faverolles,s'- Emmanuel de Saint- Jean de la Croix. Son père, Laurent Faverolles, auditeur des comptes, demeurait sur le quartier Saint-Eustache. Carmélite à 24 ans. Décédée à 40 ans, en 1702. 42. — 1687. — D" Ollivier, s"- Geneviève Thérèse de la Résurrection. Née à Paris sur le quartier Saint-Germain-l'Auxerrois, elle fut un S8 914 APPENDICE exemple des vocations inattendue?. Elle semblait ieu taile pour la vie religieuse. Grand amour de la liberté, idole d'une famille dont il semblait impossible de la séparer, enfin éloignement naturel, très- prononcé, pour le cloître. Pourtant elle se fit carmélite, et fut une sainte. Décédée à 45 ans, en 17U0. 43. _ 1089. — D"*' dette, s"" Claude de la Passion. Née à Villejuif, entrée rue du Bouloi, à 2o ans. Décédée à 63 ans, en 1723. 44. _ 1689. — D'io Larché, s'' Thérèse de l'Assomp- tion. îSée à Pontoise. Entrée à 21 ans. Décédée à 65 ans, en 1727. 45. — 1690. — D^'^Lescureur, s' Marguerite-Thérèse de Saint-Gaëtan. Son père, Gabriel Lescureur, était architecte du roi. ISée en 1657 à Paris, carmélite à 32 ans. Décédée rue de Grenelle à 60 ans, en 1717. 4G. — 1691. — D" Meaugeays, s"" Virginie de Sainte- Thérèse. Son père Etienne Maugeays, originaire de la Provence, était con- seiller et secrétaire du roi. Carmélite à 30 ans. Décédée à 78 ans, en 1734. 47. — 1691. — D" Le Brest, s'' Marie-Élisabeth de Saint-Charles. Fille d'un bourgeois de Paris. Décédée à 81 ans, en 1753. Avait été 62 ans carmélite. 48. — 1691. — D" Hideux, s'' Marie-Augustine de Jésus. Son père était avocat au Parlement. 3Iorte à 60 ans, en 1736. 49. — 169-2. — D"" de La Fère du Bouchant, la Révé- rende mère l*élagie de Sainte-Thérèse. Fille de messire Chaude de la Fère, seigneur un Bouchaut, et de dame Marie de Simonoi, famille du Poitou. Élevée dans la maison royale de Saini-Cyr, elle suivit bientôt la vocation religieuse, et en- tra rue de Grenelle. Ses grands talents la firent bientôt choisir pour les plus hautes charges. M'io de la Fère fut une grande àme ; elle eut des lumières exceptionnelles et des vertus éminentes. Elle vécut jusqu'à 89 ans, dont 60 passés au Carmcl. Jai vu son portrait, avenue de Saxe. On la peignit, quand elle était dans un âge très-avancé, NOTES RELATIVES A iMAHIE-TIIERÉSE D'AUTRICHE 915 au moins à 80 ans. On admire, dans ce visage, cette fraîcheur de teint que la vie du cloître prolonge et maintient. La Mère Pélagie, octogé- naire, y est plus fraîche et plus rose, qu'on ne l'est quelquefois au- jourd'hui à vingt ans. La limpidité de son intelligence se reflète jusque dans l'assurance tranquille de son regard, et dans un certain mouvement des lèvres, qui semble le signe de l'aftirmalion paisible. Ses lettres de spiritualité, écrites à ses bien-aimées filles et sœurs, sont remarquables. Elle fut comblée, disent les chroniques, de grâces très-particulières, qui, sans se traduire par des extases ou autres ravissements extérieurs, étaient marquées néanmoins du sceau de l'Esprit-Saint. » Décédée à 89 ans, en 1757. 50. — 1696. — D"Gonhaut, s^ Marguerite du Saint- Esprit. Parente, nièce probablement des deux autres carmélites, du même nom, reçues en 1671. Décédée à 71 ans, en 1736. 51. — 1697. — D»" De Baudart , s' Elisabeth-Rosalie de Sainte-Thérèse. Originaire de la Normandie, mais née à Paris. Son père Jean- Baptiste de Baudart, écuyer, seigneur de Montfleuri, la fit élever à Saint-Cyr. Elle entra aux Carmélites à 21 ans. Douée de vrais ta- lents, elle sut se tenir complètement cachée. De continuelles maladies l'éprouvèrent; elle vécut cependant 48 ans, rue de Grenelle. Décé- dée à 69 ans, en 1744. 52. — 1697. — D^'^Du Pont de Veilleine, s'' Pulchérie de Jésus. Fille de mcssire Giles-François du Pont de Veilleine, chevalier, seigneur de la Mothe, et de dame Marguerite Archambault de Mar- mogne. Nous avons dit ailleurs qu'elle avait été élevée à Saint-Cyr, et que Mme de Maintenon l'aimait spécialement. Entre les vertus » qu'elle a pratiquées parmi nous, lisons-nous dans une petite note » ajoutée à sa circulaire, sa douceur inaltérable avait quelque chose » de frappant, et elle l'a conservée jusque dans les infirmités de son » grand âge. Personne n'était plus reconnaissante des services qu'on » lui rendait » Née au château de la Mothe, diocèse d'Orléans, en 1675. Décédée à 81 ans, en 1756. 53. — 1697. — D" La Boucherie de Lastie, s'' Marie Mélanie de la Miséricorde. Fille de Jean-Baptiste de la Boucherie de Lastie, chevalier et sei- gneur de laNoiie, et de dame Madeleine Mongeville de Ncyret. Néu au château de Peschcsulcn Anjou, elle entra aux Carmélites laméme année que Mlle* de Baudart et de Veilleine, après avoir été élevée, comme elles, à Saint-Cyr. Décédée à 74 ans, en 1746. 916 APPENDICE 54. _ 1697. — D"» Le Jeune, s'' Marie-Élisabeth de l'Incarnation. Née e d'Esmadys. Modèle des Carmélites pen- dant 39 ans. Décédée à 62 ans, en 1763. 75. — 1728. — W Maillard, s^ Félicité de Sainte- Thérèse„ Originaire de la Champagne. Née à Versailles. Fille d'un architecte du roi. Décédée à 73 ans, en 1776. 7G. — 1728. — D'-i^ Valon de Boisroger, s'' Anastasie de Sain te- Anne. Fille d'un bourgeois de Paris famille venue de Chartres. Décédée à 65 ans, en 1771. 77. — 1729. — D""^ Thibault, s'^ Julienne de la Provi- dence. De Chartres. Décédée à 7o ans, en 1784. 78. _ 1730. — D" Troufflau, s'' Marie-Jeanne de la Résurrection. Fille d'un laboureur du pays de Chartres. Décédée à 62 ans, en 1769. 79. — 1731. — W^ De Gua, s' Marguerite-Pélagie de Jésus. Fille de messire Jean de Gua, seigneur de la baronnie de Malves Carcassoune. Décédée à 56 ans, en 1763. !»20 APPENDICE 80. — 1732. — D"" Boiirbonne, s' Marie-Louise de Saint- Augustin. Fille d'un officier du roi. Née à Paris. Décédée à 61 ans, en i776. 81.— 1733. — D'i*' De Léère , s-" Thérèse-Clémence Eulalie de la Croix. Originaire de Chaumont. Son père était seigneur de Marnay, lieu- tenant de Sa Majesté, commandant au gouvernement de Phalsbourg et Sarrcbourg. Décédée on 1781. 82. — 1734. — D"j les lonlaut-Biion. Nous avons raconté comment elle se décida à se faire carmélite et à quel âge. Elle prit l'habit en 1751. L'évcque de Chartres fit la cérémonie, la reine Marie Leczinska lui mit elle-même le voile blanc. Quand sœur Thaïs de la Miséricorde signa soit l'acte de vêture, soit l'acte de profession dans les registres du couvent, elle mit sa signature que nous avons lue, avec une décision et une solidité remarquables. On possède, avenue de Saxe, plusieurs lettres de la reine de France à la sœur Thaïs. Nous ne sommes dans ce monde que pour l'autre, » lui écrit un jour la reine. On a aussi un portrait de M"" de RupelmondiP devenue sœur Thaïs, portrait de 58 centimètres de hau- teur et de 48 centimètres de largeur. Sa figure porte l'empreinte de cette vie visitée par les malheurs terrestres et transfigurée par la reli- gion. Le regard exprime le contentement d'une âme résignée qui reprend des forces en Dieu. L'œil gauche se ferme un peu, et semble indiquerun être fatigué de ce monde. Le front est haut; maisl'ensem- ble de la figure est petit. Encadré comme il est sous le voile noir et dans sa guimpe blanche, le visage de Mme de Rupelmonde rappelle un personnage de notre temps qui a brillé chez les Dominicains. Lorsque M"e de Grammont mourut en 1784, quoique ce fût l'heure du grand silence au couvent, on ne put s'empêcher de crier Ma sœur Thaïs est morte! ah! quel malheur! » De tous côtés, dans Paris, on vint demander quelque chose qui eût appartenu à la sainte carmélite. 105. — 1752. — D". — D" Caaavas, s"' Pauline-Thaïs de Saint- Louis. Née d'une famille piémontaise en 17io. Fille de Gabriel Canavas, de la musique de la reine, et de Henriette Bertolio. Décédée près l'abbaye Saint-Germain, en 1808. 112. — 17Gi. — D"*' Chauvelin, s"" Louise-HenrielLe de la Croix. Née à Paris en 1746, fille de Jacques-Bernard Chauvelin, con- seiller d'Etat, intondant des finances, et de dame Marie Oursin. Mgr Christophe de lU'aumonl, archevêque de Paris, présida à la prise d'habit. 113. — 17G7. — M""' lie Boauiré, D'"' Marie- François- Bertault de Chantrêne. Fille de M. Claude Bertault de Chantrêne, écuyer, conseiller du roi, trésorier de France, et de dame Pcirine Salmon, née en 1730. Elle fut mariée à Nicolas-François Roses de Beaupré, conseiller du roi, lieutenant parliculior au bailliage cl siège piésidial de Senlis. Devenue veuve, elle entra aux Carmélites, àlàge de 3i ans, en 1707. Le duc de Croï d'IIavré, cl le curé de Saint-André-des-Arcs signèrent comme témoins à la prise d'habit. La veuve de Beaupré sortit ensuite du couvent, pour raison de santé, probablement. NOTES RELATIVES A MARIE-TIIERÈSE D'AUTRICHE 9-27 111. _ 1769. — D"-^ des Landes \le Lancelot, s'' Marie- Emmanuel. Née à Paris. Fille de messire Guillaume-Bernard des Landes de Lancelot, écuyer, ancien avocat au Parlement et conseil du roi, et de dame Marie Vata. Décédée à 76 ans, en 1812. 115. _ 17G9. — D"" Godefroy, s'' Marie de l'Annon- cialion. Fille d'un officier de la garde de la ville de Paris. Décédée à Sainle-Périnne de Chaillot, à 73 ans, en J814. 11 G. — 1769. — D'Je de Rosset de Fleuri, s"" Marie- Joseph. Parente du ministre d'Étal, de l'archevêque de Tours, abbé de Royaumont, et de l'évêque de Chartres. très-haute et très-puissante demoiselle Marie-Victoire de Rosset de Fleuri, était fille de très-haut et très puissant seigneur Mgr An- dré Hercule de Rosset, duc de Fleuri, pair de France, premier gen- tilhomme de la chambre du roi, chevalier de ses ordres, lieutenant général dès armées de sa majesté, gouverneur et lieutenant général de la Lorraine et du Barrois, gouverneur particulier des ville et ci- tadelle de Nancy, et de très-liaute et très-puissante dame madame Anne-Madeleine-Françoise de Monceaux d'Auxy, duchesse de Fleuri, dame du palais de la feue reine. Née à Paris en 1743, M"e de Rosset de Fleuri fut reçue carmélite en 1769. La cérémonie de la prise dhabil fut faite par Mgr Pierre Augustin Bernardin de Rosset de Fleuri, évêque de Chartres, et pre- mier aumônier de feue la reine; et, en 1770, le voile noir lui fut donné par Mgr Henri Marie de Rosset de Ceilhes de Fleuri, arche- vêque de Tours. Décédée à l'âge de o7 ans, à Paris, rue Mézières, en 1803. 117. — 1770. — D'i^^Crevel, s' Marie- Victoire. Fille d'un bourgeois de Paris. Son père, Jean Crevel. ;Sa mère, Marie-Anne de La Maitairie. La cérémonie de sa vèture fut faite par messire Jean-Joseph de Tersac, vicaire de Sainl-Sulpice. Conduite au tribunal révolutionnaire, pendant la république, elle refusa le serment et passa quinze mois en prison. Nous avons rapporté son interrogatoire dans le précédent paragraphe. Décédée en Flandre, aux Carmélites de Termondc, à 79 ans, en 1827. 118. — 1770. — Madame Louise de France, s'' Thérèse de Saint- Augustin. Née en 1737, Madame Louise de France était la dernière des filles de_, Louis XV et de Marie Leczinska. La reine sa mère venait 928 AFPKNDICE de mourir, quand cette princesse entra aux Carmélites. Naturelle- ment, elle avait dû surmonter bien des obstacles et bien examiner sa vocation avant de consommer son sacrifice ; elle l'accomplit à l'âge de 33 ans. Sa vie est une grande et sainte vie. M. de Quincorot, ancien présfdent à la cour royale de Paris, pos- sède l'ordre donné par le roi à la sollicitation de la princesse sa iille, ordre que M. d'Haranguier de Quincerot, son père, écuyer de Madame Louise, avait reçu d'elle à son entrée au Carmel, et qui est religieusement conservé dans cette respectable famille on a pu en avoir copie cet ordre était ainsi formulé I' Les dames qui suivront ma fille Louise, lors de son déjiart pour » le couvent, oîi elle désire se retirer avec mon agrément et per- > mission, lui obéiront ainsi que l'officier de mes gardes, et les » gardes du corps 9t écuyers, sur tout ce qu'elle leur comman- » dera, comme si c'était moi-même qui le leur disais. A Versailles, » ce 6 avril 1770. » Signé Lons. » Entrée rue de Grenelle avec la reine sa mère, pour la profession de la comtesse de Rupelmonde, elle contractait dès ce moment pour ce couvent une affection qui ne devait pas mourir. Désireuse de connaître ce qui constitue la vie d'une carmélite, elle se fit donner par les mères de la rue de Grenelle un exemplaire des saintes constitutions du Carmel ; elle le serra sous clef, dans une cassette d'argent en forme de reliquaire, sur laquelle on li.'^ait Reliques de sainte Thérèse. Ce petit livre lui était plus cher que tous les trésors du monde; elle ne l'ouvrait que lorsqu'elle était seule dans son ap- partement. Le monde a admiré ce qui advint, l'Europe entière s'émut de la détermination de la princesse. Clément XIV la félicita dans une lettre dont on a publié récemment une traduction française et dont l'accent était autrement pénétré et touchant dans l'original italien. Les princes étrangers de passage à Paris s'empressaient d'aller visi- ter la princesse carmélite. Ils demandaient à voir sa chambre, dans laquelle il n'y avait, comme dans les autres, que sa chaise de paille et le /'aH/eut/ i roi, fauteuil qui n'était dans sa cellule que lorsqu'on avait annoncé la visite du roi. Gustave III, roi de Suède, et Henry, frère du roi de Prusse, Frédéric II, firent ce pèlerinage et s'en revinrent émerveillés. L'archiduchesse d'Autriche, 3Iarie-Antoinette, appelée à devenir l'épouse de Louis XVI, quittant Compiègne pour venir à Versailles, ne manqua point, l'année même de son ma- riage, en 1770, d'aller saluer et embrasser la nouvelle carmélite. Ce qui est beau, c'est que Madame Louise fut, toute sa vie, exacte au moindre de ses devoirs et humble entre les humbles. On peut dire qu'elle a appartenu à deux maisons à la fois, aux Carmélites de la rue de Grenelle et à celles de Saint-Denis, à la mai- son de la rue de Grenelle, qui fut la cause occasionnelle de sa dé- termination de quitter la cour, à la maison de Saint-Denis, où NOTES RELATIVES A MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE 929 s'écoulèrent les dix-sept dernières années de sa vie, si saintement belles, maison qu'elle embauma de ses vertus. Nous avons raconté, dans le paragraphe précédent, que dans la crainte de mourir dans les chaînes qui la retenaient à la cour, la princesse avait fait un testament, dans lequel elle suppliait le roi d'ordonner qu'elle serait enterrée au couvent des Carmélites de la rue de Grenelle. C'est dans ses conversations, rue de Grenelle, qu'elle disait à une prieure i J'ai comparé l'état de princesse à létat de carmélite, et toujours j'ai prononcé que celui de carmélite valait mieux. » C'était le temps des tristes exemples que donna la cour. La princesse se flattait peut-être de la conversion de Louis XV Moi carmélite, et le roi tout à Dieu, quel bonheur! » s'écriait-elle, rue de Grenelle. Libre de choisir, pour sa retraite, telle maison de Carmélites qui lui plairait le plus, il paraissait naturel, dit son premier historien, ;\ qui les mères communiquèrent leurs documents, qu'elle donnât la préférence à celle de la rue de Grenelle de Paris. On sait que Madame Louise n'alla pas, rue de Grenelle, parce qu'elle y connaissait plusieurs religieuses, parce que cette maison étant dans la capitale, pouvait lui attirer des visites préjudiciables à l'esprit de retraite, surtout parce que, comme on tirait le canon toutes les fois que le roi entrait dans Paris, cette bruyante annonce deviendrait, pour elle et pour sa communauté, un sujet de distraction à chaque visite que lui ferait le monarque. Les religieuses de l'avenue de Saxe ont un- portrait de Madame Louise de France, de 70 centimètres de hauteur et de SO centimètres de lar- geur, portrait que M^edeSoyecourt tenait de l'un de ses oncles, 31. de Bérenger. Cette belle âme se reflète dans ce portrait ; les yeux sont un peu creusés par la solitude et par la rude pénitence, que faisait cette princesse. Son nez est très-accusé dans le sens du type bourbonien. Le mouvement des lèvres révèle une bienveillance infinie. Madame Louise de France paraît encore jeune dans cette pein- ture. On sait qu'elle ne se prêtait pas beaucoup à laisser prendre son portrait, et un écrivain du xviiie siècle rapporte que les religieuses profitèrent d'une visite faite par Louis XV au monastère, pour obtenir, par le père , le consentement de sa fille à se laisser dessiner. Les Carmélites de l'avenue de Saxe possèdent également un buste en cire. C'est là surtout que la princesse, qui est plus âgée, rappelle singulièrement, par sa physionomie, le type de figure de Louis XVI et de Louis XVIII. Somme toute, la vue de ces portraits fait beau- coup penser. On songe aux idées qui traversèrent cette tête de prin- cesse, et la conduisirent au sacrifice si beau des grandeurs terrestres. On ne peut oublier davantage cet oracle des livres divins, d'après lequel le don d'une hilarité charmante est presque toujours dé- parti à ceux qui se consacrent à Dieu, dans la totalité d'un sacrifice sincère. 930 APPENDICE Nous avons vu d'elle, à la maison des Carmélites de Saint-Denis, deux autres portraits non moins intéressants. Dans l'un, la princesse est 1res- jeune. Elle a, dans le second, environ 30 ans. Dans le portrait qui la représente jeune, les yeux sont moins creusés et le nez moins saillant que dans le de l'avenue de Saxe. Elle est prise des trois quarts, presque de face. Ses yeux, ses sourcils noirs et abon- dants, l'expression de son visage rappellent étonnamment Louis XV t mais la lille possède, dans cette peinture, cette auréole et cette splendeur calme que donne une sainteté réelle, et à laquelle le roi son père n'osait prétendre. Cette figure est toute jeune; mais on y sent cette maturité céleste que donnent de grands sacrilices accom- plis. Son expression de bonté infinie révèle à merveille celle qui se préoccupa constamment des pauvres du dehors, et fit recueillir en France les religieuses expulsées des Pays-Bas autrichiens, sous le règne de l'empereur Joseph II. Avec l'expression de la bonté, on trouve, dans le portrait de Saint-Denis, l'expression d'une grande fermeté, digne de cette fille d'un puissant roi, qui sut préférer au faste du trône l'obscurité d'un monastère, dans ce siècle où les ordres religieux n'étaient en butte qu'au mépris public. Elle mourut le i23 décembre 1787, à l'âge de oO ans. M. de Sancy fit à cette princesse l'épilaphe suivante Du sommet des grandeurs au sommet du Carmel, Et des marches du trône aux marches de l'autel, Louise avait franclii cet immense intervalle. Préférant le calice à la pompe royale. Mais Dieu la fait monter, en ce jour glorieux. Des ténèbres du cloître à la splendeur des cieux. Le monastère de la rue de Grenelle, qui regardait Madame Louise de France comme un membre de la communauté, fit prononcer, dans l'église de la rue de Grenelle, l'oraisou funèbre de la princesse, par M. François, prêtre de la mission. Il parut une Histoire de la vie édifiante de la princesse, Paris , 1788. L'abbé Proyart a publié aussi la Vie de Madame Louise, Bruxelles, 1793, in-12. Lyon, 1818, 2 vol. in-12, édition augmentée d'anecdotes, lettres, etc. Le Journal historique et littéraire 1er novembre 1788, p. 332, et 15 mai 1789 mentionne l'éloge funèbre de la princesse, par l'abbé Amalric, aux Carmélites de Saint-Denis, et par labbé du Serre- Figon, à Pontoise. Ces notices sur la princesse sont très-imparfaites. Une autre vie d'elle a paru en 1807, 2 volumes in-12, elle est plus complète; on s'y est servi d'un mémoire qu'avait rédigé une carmélite, contem- poraine de Madame Louise de France, nommée Sophie de Beaujeu, sœur Louise-Marie. Quant à ses restes mortels, un journal de l'ex- traction des tombeaux de Saint-Denis, en 1793, dit que le vendredi, 25 octobre 1793, les ouvriers, avec le commissaire aux plombs, furent NOTES UELATIVES A MARIE-THÉRESE D'AUTRICHE 931 aux Carmélites enlever le cercueil de plomb de Madame Louise de France, huitième et dernière fille de Louis XV, morte carmélite en 1787; qu'ils apportèrent ce cercueil dans le cimetière des Valois; que ce corps lut tiré du cercueil et jeté dans la fosse commune à gauche; que ce corps était tout entier, maison pleine putréfaction ; que néanmoins les habits de carmélite étaient assez bien conservés. {Funérailles des liais et des Reines, par de Roquefort, p. 404, Paris, 1824. 119. _ 1772. — D"e Laiiglois, s' Catherine de la Ré- surrection. Née à Sens. Décédée à 75 ans, en 1817. 120. — 1772. — D"^^ Petit, s'' Rose de Jésus. Originaire de Reims. Morte sur le quartier Saiut-Jacques-du-haut- pas, à 86 ans, en 1837. 121. — 1773. — 11'^ Foubert, s^ Marie-Rosalie du Saint- Sacrement. Son père était chirurgien du roi. Nous avons donné son interro- gatoire au tribunal révolutionnaire. Décédée à 79 ans, en 1819. 122. — 1773. — D"'' Houle, sœur Marie-Claudine-Cécile de la Providence. Originaire de Màcon. Décédée dans une pension, faubourg Saint- Marceau, à 76 ans, en 1822. 123. — 1775. — D" Mignot, révérende mère Marie-Thé- rèse de la Croix. Originaire de la Normandie. Décédée à 72 ans, en 1823. 124. — 1775. — D"* Stewart, s^' Marie-Charlotte des Anges. D'une famille anglaise distinguée. Reçue rue de Grenelle. Décédée à 79 ans, aux Carmélites d'Angleterre, à Lanhorn Saint-Columb, en 1832. 125. — 1775. — D"'' Bailletet, s'' Marie-Anne de Saint- Barthélemi. Fille d'un laboureur. Originaire de Langres. Décédée à 7G ans, en 1831. 126. — 1777. — D" Spfculum Theologiaim, Thercsiœ christianissimœ Galliarum re- Pompeo Abbate, 1681. ln-12. Porté sur le catalogue de la bibliothèque de Sainte-Geneviève. Nous n'avons trouvé ni à l'arsenal, ni à la bibliot. impériale, ni à Sainte-Geneviève, ce livre qui était sans doute une règle, un résumé théologique à l'usage de la reine. 12'^ Les nombreux articles de la Gazette de France, dans les an- nées 1660 et suivantes jusqu'en 1683 inclusivement. — Ceux du Mercure Galant. 13° Les Mémoires de M'"e de Motteville, de Mi'fi de Montpensier, de M'ne de Lafayette,du duc de Saint-Simon. —Le Journal d'Olivier d'Ormesson, — les Lettres de Mme de Sévigné. 14" LHÉROÏNE chrétienne ou la princesse achevée sous LE TRÈS-AU- GCSTE NOM DE MARIE-THÉRÈSE d'aDTRICHE, REINE DE FRANCE ET DE NA- VARRE, — divisée en deux parties, qui contiennent toutes les perfeclîbns du christianisme, avec des applications à la fin de chaque discours, où Sa A^Iajeslé paraît la preuve vivante de chaque proposition de ce livre parle R. P. Paul d'Ubaye, religieux Minime. Lyon, chez Jacques Guerrier. ln-4. — La bibliothèque Impériale en possède un exemplaire vraiment princier ; belle édition, reliure en maroquin rouge, doré sur tranche avec fleurs, papillons, oiseaux. Cet exem- plaire devait appartenir à quelque personnage de la cour. 150 Abrégé de la vie de très-auguste et très- ver timise princesse Marie-Thérèse d'Autriche, reine de France et de Navarre, par le R. P. Bonaventure deSoria, son confesseur, in-18 de 108 pages. Paris, chezLambert-Roulland, libraire ordinaire de lareyne. — Traduit en espagnol, in-12. Madrid 1684 et 1689. — On lit pa- raître aussi, en 1683, le portrait de la reine Ritrato de Maria-The- resia d'Austriu, in-4, 1683. 16" Les nombreuses Oraisons funèbres prononcées aux funérailles de la reine Marie-Thérèse d'Autriche. On en a indiqué, au cha- pitre vu, une vingtaine. Les principales sont celles de Bossuet, Flé- chier, l'abbé des Alleurs, l'abbé de La Chambre, etc. Paris, etc., 1683 et 1684. On en trouve des collections plus ou moins complètes à la bibliothèque de l'Arsenal, et à la biblioth. Imp. 17° Memorias de las reynaf cathoUcas, historia genealorfira de la casa iNOTES RELATIVES A MARIE-THÉRESE D'AUTRICHE 943 real de Castilla Y de Léon, etc., por el P. Mro. F. llenrique Florez, dcl ordcn de — En Madrid. Por Antonio Marin. Ano de - 2 tomes in-4. Voir au tome II, p. 920 à 933, D. Isa- bel de Dorbon, prima muger dcl rey D. Phelipe IV. 180 Mémoires historiques, critiques, et anecdotes des Reines et Ré- gentes de France, par Dreux du Radier. In-12. Amsterdam, chez Michel Rey, édition de t. VI, p. 303 à 33i. 19o La correspondance de la mère du Régent, désignée dans l'histoire du nom de Princesse Palatine. Traduction française de quelques-unes de ses lettres allemandes. Paris, 1788, chez 3Iaradan, libraire. — Edition très-mutilée. — La vie et le caractère d'Élisabeih- Charlotte, duchesse d'Orléans, 1 vol. in-8, publié en 1820, à Leipsick, par Schûtz. — Mémoires sur la cour de Louis XIV et de la régence, extraits de la correspondance allemande de la- mère du régent. Paris, 1823, in-8, Ponthieu, libraire. — Correspondance complète de la princesse Palatine, publiée par M. G. Brunet. Paris, 1854. — Fran- zÔsische Gesc/iichte vornehmlich im sèchzehnten und siebzehnten Jah- rhundert, \on Léopold Ranke. Stuttgard, 1861» Les lettres inédites de la Palatine, que M. Ranke a données dans le tome cinquième de cette histoire de France au xvi et xviie siècle, ont été traduites en français par A. A. Rolland, et imprimées par Firmin-Didot. 20-J Vies des justes dans les plus hauts rangs de la société, par l'abbé Carron, in-12. Paris, 1827, t. 1er, p. 334 à 371. Ce qui frappe dans cette notice, c'est un beau passage de Massillon, que l'auteur appli- que à Marie-Thérèse, et qui peint en eftet trait pour trait les œuvres de la reine. 2I0 Histoire classique des reines de France, par Alvarés Levi. Paris 1838, petit in-18, p. 249 à 2o4. 22o Bistoria delai-epublica Mejicana,por don Lucas Alaman. — En Mejico, 1849. Imurentade Lara, calle de la Palma. Voir le tome III. 23" Vie de iW^e de Soyecourt carmélite, et notice sur le monastère dit de Grenelle, fondation royale de Marie-Thérèse 1664, par une re- ligieuse du couvent des Oiseaux, rue de Sèvres. Paris, chez Pous- sielgue-Rusand, 1851. — In-12. Voir l'introduction , p. XIII à LXXXVI. 240 Mémoires touchant la vie et les écrits de Jlfme de Sévigné, par le baron Walckcnaer. Paris^ 1856, édition in-12, 5 volumes; chez F'ir- min-Didot. • 25" La sœur Marie d'Agréda et Philippe IV, roi d'Espagne, corres- pondance inédite traduite de l'espagnol, d'après un manuscrit de la bi- bliothèque Impériale, avec une introduction et des développements histo- riques^ par A. Germond de Lavigne. Paris, 1855. In-12, chez Vaton, libraire. 26» Les Reines de France nées Espagnoles, par A. Noèl, officier de rUniversité. In-8. Parts, 1858, chez F. Didot. 270 Louis XIV et la Révocation de l'édit de Nantes, par Michelel. Paris, 1860, Chamerot, libr., in-8. 944 APPENDICE 28o Histoire de France d'après les documents originaux sous la di- rection do MM. Henri Bordier cl Edouard Cliarlon, 2 volumes grand in-8. Paris, I808-I8GO. 290 Les Amoureux de M"»' de Sévigné, les Femmes vertueuses du grand siècle, par M. Hinpolvle Babou. ln-8. Paris, 1862, p. 145 \ 164. 300 Histoire du Monastère des religieuses Carmélites de l'Avenue de Saxe, à Paris. 1 Volume iu-4", de o24 iages. — Troyes, 1866, impri- merie de Bertrand-Hu. tV. GOUT DC JEU qu'on A REPROCHÉ A MARIE-THÉRÈSE COMME UNE PASSION. — M. LITTRÉ. — SES RÉFLEXIONS SÉVÈRES A l'ÉGARD DE LA REINE, PANS LK Journal des Savants. — observations présentées a m. littré par l'auteur. On a incriminé un point du caractère de Marie-Thérèse , son amour pour le jeu. Il est certain que s'il faut de la mesure quelque part, c'est dans le goût du jeu; il est peu séant de voir sur le trône une joueuse passionnée. Marie-Thérèse en était-elle à ce point? N'est-ce pas un scandale de voir une souveraine engloutir dans le jeu des sommes folles, représentant les fatigues et les pri- vations d'un peuple qui s'épuisait à doter ses princes? Ce qui est sûr, c'est que sous Louis XIV le jeu devint une fièvre à la cour ; on perdait des sommes énormes. Le Journal de Danjeau fait voir quelle place les jeux tenaient dans les amusements du roi et de la cour. Les pertes de 100,000 écus au jeu étaient communes pour M""" de Montespan. On a pu lire les lamentations de M""' de Sévigné à propos de sa fille et de son gendre qui se laissaient entraîner à ce coupe-gorge de Versailles, à ce chien de hoca, » jeu importé d'Italie par Ma/.arin. M. Littré a repris de nos jours, dans le Journal des Savants, les légitimes doléances de M""' de Sévigné, et a concentré ses réflexions sur Marie-Thérèse d'Autriche a les simjj^es libéralités de nos rois, a-t-il dit, et à plus forte raison leurs prodigalités étaient fort oné- reuses au peuple, surtout à. une époque où les taxes, épargnant le clergé et la noblesse, retombaient de tout leur poids sur le popu- laire. El n'était-ce pas de folles, de cruelles prodigalités que ce jeu effréné qui se jouait dans les appartements de Louis XIV ? Voilà, dit M°" de Sévigné, où l'on' voit perdre ou gagner tous les jours deux ou trois mille louis. T, IV, p. 525. La reine n'y était pas la moins ardente. La reine, dit encore M"" de Sévigné, perdit la messe l'autre jour et 20,000 écus avant midi. Le roi lui dit Ma- dame, supputons un pou combien c'est par an... et M. de Montau- sier lui dit le lendemain Eh bien, madame, perdrez-vous encore xNOTES RELATIVES A MARIE-THËRÈSE D'AUTRICHE a4o aujourd'hui la messe pour l'hoca ? Elle se mit eu colère. " T. IV, p. 247. Supputons en effet, ou plutôt, Colberl supputa pour elle. Cet économe ministre, effrayé des sommes qui s'en allaient par là, crut qu'on trichait les deux reines; car Anne d'Autriche n'était pas moins joueuse que sa bclle-fille. 11 en parla au roi avec quelque soupçon. Le tricheur, s'il y en avait un, devait être le marquis de Danjeau, qui faisait la partie des reines, les divertissait, et, comme dilFontenelle, regagnait leur perte. Le roi trouva'moyen d'être un jour témoin de ce jeu, et placé derrière le marquis sans en être aperçu, il se convainquit par lui-même de son exacte fidélité, et il fallut le laisser gagner tant qu'il voudrait au reste, son talent au jeu et son succès avaient fixé l'attention de M""' de Sévigné ï Je voyais jouer Danjeau, et j'admirais combien nous sommes sots au- près de lui. Il ne songe qu'à son affaire et gagne où les autres per- dent; il ne néglige rien, il profite de tout, il n'est point distrait ; en un mot sa bonne cond-uile défie la fortune; aussi les deux cent mille francs en dix jours, les cent mille écus en un mois, tout cela se met sur le livre de la recette. » T. IV, p. 544. Devant un tel étal de choses, il est nécessaire de faire l'examen de conscience de la reine, et l'on est tenté de voir dans ses habitudes de jeu un manquement choquant à cet idéal de modération et de sagesse auquel elle avait dévoué sa vie. Tant il est vrai que les meil- leurs d'entre nous ont leurs taches et que nul n'est parfait en ce monde. On ne peut qu'applaudir aux sentiments de l'écrivain dis- tingué qui a franchement infligé un blâme sévère à Marie-Thérèse. Ce blâme serait complètement mérité, si l'écrivain, en se plaçant au point de vue démocratique, prouvait que les choses se passèrent suivant toutes les circonstances alléguées; et nous pensons juste- ment que le milieu, où vécut la princesse, est une raison d'atténuer le blâme encouru. Voici le reproche avec les antécédents et conséquents dont il est entouré. On le formule au sujet des deux discours que prononcèrent Fléchier et l'évêque de Meaux en l'honneur de la reine. Il ne faut se fier qu'a demi aux oraisons funèbres. Fléchier, après avoir loué la charité de la reine, s'écrie a Admirez, femmes riches, et tremblez , dit le prophète, vous qui, par des dépenses folles et excessives , con- traignez vos maris à chercher dans l'oppression des pauvres de quoi fournir à votre vanité et à votre luxe. » Mais avec un jeu qui engloutissait des sommes énormes, la reine n'était-elle pas une de ces femmes riches dont les maris oppriment les pauvres ? et s'était- elle jamais demandé d'où venaient ces 20,000 écus qu'elle perdait si facilement en une matinée? La France souffrit cruellement des lon- gues prodigalités du grand roi ; et M°"= de Sévigné, sans y prendre garde, cite elle-même des faits navrants de détresse et de déses- poir que présentait par suite des impôts la gent taillable à merci Un pauvre passementier, dans le faubourg Saint-Marceau, était taxé à dix écus pour un impôt sur les maîtrises. Il ne les avait pas, 60 un APPENDICE on le presse et represse il demande du temps, on lui refuse ; on prend son pauvre lit et sa pauvre écuelle. Quand il se vit dans cet état, la rage s'empara de son cœur ; il coupa la gorge à trois enfants qui étaient dans sa chambre ; sa femme sauva le quatrième et s'en- fuit. Le pauvre homme est au Châtelet, il sera pendu dans un jour ou deux. Il dit que tout son déplaisir c'est de n'avoir pas tué sa femme et l'enfant qu'elle a sauvé; songez que cela est vrai comme si vous l'aviez vu, et, que depuis le siège de Jérusalem, il ne s'est point vu une telle fureur. » T. III, p. 534. I De telles situations font saigner le cœur, et ce qui est triste à penser, c'est que de telles énormités, de tels excès de zèle, dus uni- quement à la brutalité de quelques fonctionnaires subalternes, plus royalistes que le roi, n'arrivent que rarement à la connaissance des souverains. Du moins, dans les âges précédents, il était plus pos- sible de se faire illusion, parce qu'on ne remontait pas assez, eu ce qui regardait l'administration du royaume, à la liaison des causes et des effets. » Si d'ordinaire les hommes n'ont que trop de penchant à amnistier la grandeur et le succès, sachons cependant, en histoire, n'incliner que vers la justice et suivons jusqu'au bout l'accusation portée contre Marie-Thérèse, à raison de sa manie du jeu et de ses grosses pertes d'argent. Il s'agit d'un passage de Bossuet, alors qu'il van- tait Icxquise beauté et pureté d'âme de la reine de France. Quoi que puisse dire à l'cncontre une rigoureuse histoire , poursuit M. Littré, dans les admirables morceaux qui sont sortis de la main de Bossuet, louer provisoirement ce qu'il loue est le plus expé- dient pour ne pas troubler le charme. Mais cette louange môme est relative comme le type moral auquel elle s'adresse. On va le voir. Dans son oraison de Marie-Thérèse, Bossuet s'écrie Que je hais ta vaine science et ta mauvaise subtilité, âme téméraire, qui prononces si hardiment ce péché que je commets sans crainte est véniel ! l'âme vraiment pure n'est pas si savante. La reine sait en général qu'il y a des péchés véniels car la foi l'enseigne ; mais la foi ne lui enseigne pas que les siens le soient. Deux choses vous vont faire voir l'émi- nent degré de sa vertu. Nous le savons, chrétiens, et nous ne don- nons pas de fausses louanges devant ces autels. Elle a dit souvent dans cette bienheureuse simplicité qui lui était commune avec tous les saints, qu'elle ne comprenait pas comment on pouvait commettre volontairement un seul péché, tout petit qu'il fût. Elle ne disait donc pas il est véniel ; elle disait il est péché ; et son cœur inno- cent se soulevait. Mais comme il échapje toujours quelque jiéché à la fragilité humaine, elle ne disait pas il est léger ; encore une fois, il est péché, disait-elle. Alors, pénétrée des siens, s'il arrivait quel- que malheur à sa personne, à sa famille, à l'État, elle s'en accusait seule. Certes il est impossible de retracer en touches plus pures la délicatesse d'une conscience catholique ; et, je la respecte, pourvu que je la mette en ce temps, en ce lieu, en ce rang. Autrement il NOTES RELATIVES A MARIE-TIIERÈSE D'AUTRICFIE 947 me souvicnJrail que cette même reine n'a jamais porté au compte de ses péchés véniels ou autres le jeu terrible oii elle prodiLÇuait des sommes énormes arrachées aux pauvres gens. Sans doute elle dut, suivant le beau langage de Bossuet, se prêter au monde avec toute la dignité que demandait sa grandeur. Les rois, non plus que le soleil, n'ont pas reçu en vain l'éclat qui les environne; il est néces- saire au genre humain et ils doivent pour le repos autant que pour la décoration de l'univers soutenir une majesté qui n'est qu'un rayon de celle de Dieu. » Mais dans un gouvernement où le trésor de l'État était confondu avec celui du monarque, les prodigalités royales coûtaient cher à ceux qui les payaient. Combien de larmes, de souffrances, de détresses, de dénûments, de maladies, de morts, étaient représentés par ces milliers de louis dont Mme de Sévigné nous dépeint le va-et-vient sur' les tables! la reine n'y a jamais pensé, ni Bossuet non plus; que dans cette dévorante splen- deur de la royauté, ils n'y pouvaient penser ni l'un ni l'autre. Mais aujourd'hui que la solidarité entre le prince et les citoyens, entre les riches et les travailleurs, est sentie et fait partie de l'équité sociale, la conscience moderne, peut-être plus facile pour les pé- chés véniels et plus indifférente aux observances, murmurerait contre cette insouciance à consumer, en de futiles amusements, la substance populaire. C'est ainsi que change le type moral et que la louange change avec lui. » Voilà le réquisitoire de M. Littré dans le Journal des Savants décembre 1867. On ne peut que s'associer à toute généreuse protestation contre les prodigalités du règne de Louis XIV, à Tendroit des finances pu- bliques, et l'historien ne peut comprendre qu'une reine, sincè- rement pieuse, et vraiment préoccupée des souffrances des classes gênées ou indigentes, ait pu, en sûreté de conscience, s'adonner au jeu dans les proportions que M"' de Sévigné raconte. Y a-t-il eu, de la part delà spiriluellej correspondante, une exagération produite par la vue des extravagances réelles de la cour à cette époque en semblable matière? On l'ignore. Ce n'est certes pas par les Franciscains, ses éducateurs, que la reine aurait appris à faire bon marché du sang, des fatigues et de l'argent du peuple. Il nous paraît si grave de supposer que ni la reine, ni Bossuet, ne pensèrent jamais à ce qu'un jeu excessif offrait d'irrégulier de la part d'une reine vénérée pour son amour du devoir; cela est telle- ment contre les probabilités, qu'il est peut-être plus rationnel de dire que M"" de Sévigné a signalé un fait isolé et transitoire de grosses pertes au jeu, plutôt qu'une habitude prononcée et persistante pendant des années entières. Comment concilier ces goûts delà prin- cesse espagnole, avec les leçons qu'elle reçut de ses initiateurs, les Jean de Palme, André de Guadaloupe? Les Franciscains chargés par Philippe IV de la direction intellectuelle et morale de la jeune in- fante, lui tirent-ils une philosophie de l'histoire et un cours de politique sur les causes de la décadence de l'Espagne, de la misère V>48 AHPENUICK jui dévora la Péninsule à la suite des désastres qu'entraîna la guerre conimoncée'en 1621 ? Ce qui est sur, c'est que André de Guada- loupe, qui connaissait le siècle, avait bien inculqué à l'infante que ceux qui appartiennent à des familles régnantes, doivent, comme les plus obscurs citoyens, placer Dieu au bout et à la fin de tout, et faire rayonner sa pensée dominatrice et régulatrice dans le monde intime de la vie privée. Les Franciscains devaient aller plus loin ils rappelèrent que le devoir est plus impérieux à mesure u'on est plus liaut placé. C'est l'idée souveraine que Marie-Thérèse apporta dans sa vie; elle savait qu'une princesse est tenue plus strictement que les autres à tout ce qui est juste, honnête et noble. Kt d'ailleurs, la jeune reine n'avait-elle pas à se rappeler que les Franciscains, ses maîtres, avaient été dans le moyen âge les instigateurs des progrès populaires et des libertés publiques, les pro- moteurs les plus ardents de la fraternité chrétienne ? N'avait- oUe pas été élevée dans cette idée élémentaire, qu'il y a profanation, lorsqu'on ne ménage pas la partie de la nation qui travaille, féconde la terre, fournit les bras à l'agriculture, à l'industrie? Voyez le livre italien Cristoforo Colombo edil P. Giovanni Ferez di Marchent, ossia la cooperatione deW ordine Franrescano netla scopevta d' America. L'auteur, le P. d'Osimo rappelle que partout, au moyen âge, les Franciscains imposaient un frein salutaire à la férocité des tyrans du peuple. Voir aussi la Vie de saint François d'Assise par F. Morin. On serait complètement dérouté, s'il fallait se représenter comme joueuse, une femme que les contemporains sont unanimes à donner comme un modèle de vertu et comme l'incarnation de Tespril de cha- rité H de piété. Un écrivain du xvir siècle n'hésite pas à faire l'appli- lion à Marie-Thérèse d'Autriche, du mot de saint Grégoire de Nysse, à propos d'une grande princesse des temps anciens, savoir qu'elle fut l'exemple de la pudeur et de la modestie, l'image de la douceur et de l'humilité, le modèle de l'amour conjugal, le trésor des pau- vres, la gloire des autels, la splendeur et l'ornement de l'Empire. » S. Grégoire de Nysse, orat. fanèbr. de Flacilla. — Oraison funèbre de Marie-Thérèse, par M. de ***, page 22. Paris, Dezallicr, rue Saint- Jacques, MDCLXXXUl. Le même écrivain, émerveillé de la tenue de la jeune reine, dans les rues de Paris, quand elle suivait à pied une irocession, ne peut s'empêcher d'admirer cet air modeste, grave et humble, digne d'une grande reine; » il lui applique cette exclamation du livre des Cantiques c. 7. v. 1 Uue tes démarches sont belles, ù tille, éjjouse de roi, quam pulchri sunt gressus tui, lilia principis. » Ibidem, p. 18. Il ne s'agit pas de discuter l'état comparé de la conscience mo- derne et d'une conscience d'autrefois ; mais nous voyons une femme, noble nature, distinguée et indulgente, absorbée dans ses devoirs d'épouse, éprise dos joies du foyer, si bien douée physiquement qu'elle pouvaitcommamler le promptallachcment, si pure, ttsi digne, NOTES RELATIVES A MARIE-THlîRKSE D'AUTRICHE 943 qu'il ne pouvait se lever autour d'elle que le respect, obscure et glorieuse femme dont le regard, comme le charbon du prophète, purifiait autour d'elle les cœurs elles lèvres, et dont la médisance n'osa jamais s'approcher, » qui eut une de ces piétés profondes, éclairées, sincères, se préoccupant de la justice exacte et clair- voyante de Dieu, à qui rien ne peut échapper, » oraison fu7ièbre de Marie-Thérèse, par M. Bauyn, docteur de Sorbonne, pages 35, 36, Paris, 1863, dont la conscience enfin fut formée par ces Francis- cains dont le primitif esprit fut éminement démocratique ,et libéral. Comment, dans une semblablesituation, se représenter une reine, recherchant l'ivresse oisive, fébrile et inquiète du jeu, deve- nant une joueuse de profession, se livrant à cette passion ter- rible qui abrutit l'esprit, foulant aux pieds les épargnes du labeur populaire, et cela, sans qu'il lui vînt jamais à la pensée d'examiner si ces pratiques offensaient en rien sa conscience? Sans doute , bien des obscurcissements sont possibles ; il y a des consciences singulièrement enténébrées; mais les principes, les antécédents, la piété si connue de Marie-Thérèse, ses lumières et sa délicatesse d'âme, jettent de l'obscurité dans la question de fait. La reine mérite peut-être un blâme; il est difficile de dire jusqu'à quel degr6. Ouvrons ici une par
au theatre femme de menage courtement vêtue